Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/III/II

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Alexandre CADOT (3p. 2-6).

II

Le lendemain matin, je me rendis chez Jouveau vers les onze heures : mon cousin se levait. Pendant qu’il s’habillait, plusieurs solliciteurs ou amis lui firent passer leurs noms, et il ordonna qu’on les introduisit à tour de rôle : ne voulant pas le déranger, je m’en fus attendre l’heure du déjeuner dans les bureaux.

En entrant dans les bureaux du secrétariat, je trouvai l’expéditionnaire en chef de fort mauvaise humeur et se dépitant devant une feuille de papier couverte d’hiéroglyphes qu’il ne pouvait parvenir à déchiffrer.

— Le citoyen Curtius est certes un grand esprit, dit-il en m’apercevant ; pour être un homme complet, il ne lui manque que quelques leçons d’écriture. Que le diable m’emporte si je sais comment mettre au net ce brouillon.

— Si vous voulez que je vous le dicte, car je suis habitué à l’écriture de mon cousin, vous n’avez qu’à parler, lui dis-je.

— Ah ! citoyen, vraiment vous me rendriez un grand service.

Je pris la feuille des mains de l’expéditionnaire et m’assis près de lui. Cette pièce, que je gardai après que le commis l’eut transcrite, était un tableau d’épuration des autorités constituées. Elle portait pour entête : « Titres et bases pour servir à l’épuration des fonctionnaires, etc., » et était divisée en sept colonnes. La première colonne contenait les noms propres, la deuxième les prénoms, la troisième l’âge, la quatrième le domicile, la cinquième la profession, la sixième les fonctions actuelles, et enfin la septième, qui était la plus large et la plus curieuse, était consacrée aux observations.

Je prends au hasard, comme échantillon des mœurs de notre époque, le premier nom venu qui me tombe sous les yeux.

Gracchus (Seigle-Arrosoir), 32 ans, de Muratheu Laroche, fardeur de cornes, président du tribunal du district, a été condamné aux galères comme faux saunier par les ci-devants de la ferme générale ; outre cette honorable flétrissure, il a pour lui de s’être prononcé depuis le 30 juillet, où il porta sur une pique la tête et le cœur du marquis de Chanteraine. Il dispose de la volonté et des bras de tous les sans-culottes de son faubourg.

Bon Montagnard. Accusé, néanmoins, d’avoir jadis été le valet de chambre et, plus tard, l’agent du ci-devant commandant du roi dans cette ville. Les preuves de cette trahison ont été administrées par un fédéraliste, par conséquent elles doivent être considérées comme nulles.

Accusé aussi d’avoir volé un d’argenterie chez un émigré. Toutefois, comme les enfants de cet émigré représentent la partie plaignante, on peut hardiment considérer cette dénonciation comme une infâme calomnie.

Suivant les on-dit, mauvais fils, mauvais mari, mauvais père : tout le monde reconnaît qu’il est bon citoyen. — A fait plusieurs strophes en l’honneur du représentant N***. — Adressé une hymne à Marat. — Maintenu.

Cette courte biographie de l’honorable citoyen Gracchus (Seigle-Arrosoir), maintenu dans ses fonctions de président du tribunal du district, était suivie et précédée de cinquante autres non moins curieuses et accidentées ; on eût dit une longue liste de signalements de galériens évadés.

J’achevais à peine de dicter cette monstrueuse administrative à l’expéditionnaire, lorsque mon cousin Jouveau entra dans le bureau dont il referma sur lui la porte avec violence.

— Qu’as-tu donc, Curtius, lui demandai-je, tu parais tout en colère ?

— C’est que je le suis, parbleu ! me répondit-il. Croirais-tu que je ne puis plus faire un pas sans être arrêté par des solliciteurs de toute sorte ! Citoyen, ma pauvre femme innocente languit dans les cachots ! et ainsi de suite ! On dirait une de ces troupes tenaces et irritantes de mendiants qui suivent en croassant les diligences, lorsqu’un accident de terrain les force d’aller au pas ! Sacrebleu, ça ne peut pas durer longtemps encore comme ça ! J’ai les nerfs dans un état d’irritation extrême. Il faudra, pour couper court à cette persécution insoutenable, que je fasse incarcérer une dizaine de solliciteurs ! c’est le seul moyen d’avoir la paix.

Jouveau, après avoir prononcé ces paroles, prit la feuille d’épuration que j’achevais de dicter à l’expéditionnaire, la parcourut du regard, et se tournant vers moi :

— Veux-tu m’accompagner chez N***, me dit-il, à qui j’ai besoin de parler ? Je te ferai à peine attendre cinq minutes, et nous irons déjeuner ensuite.

— Volontiers, lui répondis-je, car moi aussi j’ai besoin voir une longue et sérieuse conversation avec toi. Allons…

Jouveau venait d’entrer dans le cabinet de son représentant, et j’étais resté dans l’antichambre, lorsque je vis apparaître une femme voilée, qu’à sa taille et à sa démarche je jugeai devoir être de la première jeunesse. L’inconnue semblait fort émue ; elle se réfugia dans l’embrasure d’une fenêtre comme pour fuir la présence des autres solliciteurs.

Il y avait dans le maintien de cette jeune femme une telle pudeur, que je me sentis pris d’un vif intérêt pour elle ; certain — sa présence dans l’antichambre de N*** me l’apprend assez — qu’elle était sous le coup d’un malheur, je me promis, si l’occasion s’en présentait, de mettre tout en œuvre pour lui être utile.

Je cherchais, mû par cette pensée, un moyen qui me permît de lier conversation avec elle, lorsqu’à mon grand étonnement, la jeune femme ayant jeté les yeux de mon côté, je la vis tressaillir à ma vue, hésiter un moment, puis bientôt s’avancer vivement vers moi :

— Vous ne me reconnaissez plus, sans doute, citoyen ? me demanda-t-elle en relevant le voile épais qui cachait ses traits, et en me montrant le plus gracieux et le plus joli visage qu’il soit possible d’imaginer.

— Ma foi, mademoiselle, lui répondis-je avec une émotion bien naturelle à mon âge, je vous avouerai en toute loyauté que je crois que vous êtes dupe en ce moment d’une fausse ressemblance, car jamais, avant ce jour, je n’ai eu le plaisir et l’honneur de vous voir.

— Je vous demande bien pardon, citoyen, je ne me trompe pas. Vous vous vous êtes présenté à moi dans un moment de ma vie trop solennel pour que votre image ne se soit pas et à tout jamais profondément gravée dans ma mémoire ! de suis la fille aînée de l’infortuné passementier Lemite, et vous, citoyen, vous êtes le seul homme qui, après l’arrestation de notre pauvre père, nous ait fait entendre, à ma sœur et à moi, des paroles d’espérance et de consolation. Dans notre rencontre fortuite de ce matin, je vois le doigt de la Providence !…

À ces paroles prononcées avec une douceur extrême, je me sentis rougir et je gardai, pendant quelques secondes, un silence pénible ; car, je l’avoue à ma honte, j’avais complétement oublié et l’arrestation du passementier et ma promesse de m’occuper de son élargissement.

— Croyez, mademoiselle, dis-je enfin, que j’emploierai le peu de crédit que je puis avoir pour travailler au salut de votre père, seulement je crains que ce crédit ne soit bien inférieur à mon zèle et à ma bonne volonté.

— Cependant, citoyen, votre présence, ici, prouve que vous connaissez quelqu’un attaché à la personne du représentant N*** ou à celle de son secrétaire Curtius. À moins, toutefois, que comme moi, vous ne soyez un solliciteur.

— Non, mademoiselle, grâce à Dieu, je ne suis pas un solliciteur ; j’attends Curtius.

— Vous connaissez le citoyen Curtius ? me demanda la jeune fille avec anxiété.

— Oui, mademoiselle, beaucoup même ; il est mon ancien camarade de collége, et nous nous traitons de cousin.

— Mais alors, reprit la pauvre enfant en proie à une indicible émotion, et en levant ses beaux yeux pleins de larmes vers le ciel, mais alors, vous pouvez sauver mon père… Le citoyen Curtius jouit d’un crédit illimité auprès du représentant… c’est un fait connu de toute la ville, et il obtient de lui tout ce qu’il veut… Un mot de vous à votre cousin, citoyen, et vous sauverez de la misère et du désespoir une famille entière.

— Ayez confiance, mademoiselle, Curtius va venir ici tout à l’heure ; la première parole que je lui adresserai sera pour lui demander la liberté de votre père…

— Le citoyen Curtius va venir, répéta la jeune fille ; oh ! je vous en supplie, présentez-moi à lui ! Ne croyez pas, citoyen, que je doute de votre promesse ; je sais que ce que vous avez dit, vous le ferez ; mais je sens que quand il s’agira de défendre mon excellent père, je trouverai des accents qu’une fille seule peut avoir. J’attendrirai votre cousin à la peinture du désespoir de notre famille ! Il ne pourra rester insensible à ce cri parti du cœur !

— Gardez-vous bien, au contraire de voir Curtius, répondis-je avec effroi à la jeune fille, en songeant à sa beauté et au caractère peu scrupuleux de Jouveau ; mon cousin est en ce moment exaspéré contre les solliciteurs, qui troublent, dit-il, son repos, et votre démarche ne pourrait que vous nuire. Remettez en mes mains la défense de vos intérêts, et croyez que je plaiderai avec autant de feu et de chaleur la cause de votre père que s’il s’agissait du mien.

— Et vous espérez réussir ? reprit la pauvre enfant du passementier, en essayant de lire dans mon regard quelles étaient mes espérances.

— J’en suis à peu près certain, lui dis-je ; cependant, comme se vanter à l’avance d’un triomphe porte souvent malheur, je ne puis vous répondre implicitement du succès. Toutefois, je vous le répète, nous avons pour nous vingt bonnes chances au moins contre une seule mauvaise.

— Que Dieu vous récompense de votre générosité, citoyen ! s’écria la jeune file avec élan, car ce que vous faites là pour nous est au-dessus de la reconnaissance humaine !

— À présent, partez vite, voici Curtius !

— Et quand vous reverrai-je ?

— Dès que j’aurai obtenu ce que vous désirez. Peut-être dans une heure.

— Alors si vous ne venez pas ce délai passé…

— Il faudra mettre votre espoir en Dieu seul, car ce retard signifierait que je suis arrêté moi-même ou que j’ai dû fuir la ville de Marseille…

La jeune fille allait me répondre lorsque l’arrivée de Curtius mit fin à notre conversation.

Cinq minutes plus tard, j’étais attablé avec mon cousin devant un déjeuner somptueux, mais, quelque attrayant que fût le tableau que nous présentait, surtout par le temps de famine qui courait, la vue de dix plats garnis de gibier et de primeurs placés à portée de nos mains, nous observions, Curtius et moi, un profond silence, et nous restions l’un et l’autre plongés dans nos réflexions.

Ce fut Jouveau qui le premier entama la conversation.

— Tu ne sais pas l’événement du jour ? me dit-il. On vient de nous apporter la nouvelle qu’une flottille, composée de vingt navires de transport chargés de grains et que nous attendions avec impatience, a été capturée par les Anglais ! Cela va faire un effet déplorable dans la ville et dans le département ! N*** craint un soulèvement et ne sait plus où donner de la tête.

— Comment avez-vous donc appris cette nouvelle ?

— Par le rapport du capitaine de la corvette qui était chargé d’escorter la flottille et qui, ayant lâchement pris la fuite à l’approche de la division anglaise, est arrivé à bon port !

— Quoi, Jouveau ! un officier de la marine française a pu manquer ainsi à tous ses devoirs ? C’est impossible !

Cela est tellement possible qu’il vient d’être incarcéré ! Il peut se tenir pour un homme condamné ! Nous comptons sur son exécution pour calmer et distraire la populace !

— Mais, dis-moi, Jouveau, les forces anglaises qui se sont emparées du convoi étaient-elles nombreuses ?

— Très-nombreuses ; elles se composaient de trois vaisseaux de haut-bord, de sept frégates et de quatre bricks.

— Eh bien ! alors, comment le malheureux commandant eût-il pu leur résister avec sa simple corvette.

— Que nous importe ! il devait se faire couler ou sauter, cela nous eût permis de rédiger un pompeux bulletin, d’ordonner une fête civique, et le peuple n’eût plus songé à la faim !…

— Toujours de la mise en scène et des moyens de charlatans ! Ah ! Jouveau, si tu voulais m’en croire…

— Eh bien ! pourquoi t’arrêter, cousin : va, poursuis, tu sais qu’avec moi tu n’as pas besoin de te gêner.

— Jouveau, dis-je avec douceur ; il est incontestable nous différons d’opinion ; mais notre amitié est trop solide pour que ce dissentiment puisse la rompre ! Quant à moi, je t’avouerai que je compte toujours sur ton dévouement, et que je n’hésiterai jamais, — certain qu’il ne me manquera pas, — de le mettre à contribution toutes les fois que j’en aurai besoin. Donne-moi ta main, et considérons comme non avenue notre conversation de tout à l’heure ; le veux-tu ?

— Si je le veux ! mais, de tout cœur, s’écria Jouveau, en serrant affectueusement dans la sienne la main que je lui présentai ; tu sais bien que mon cœur ne connaît pas la rancune.

— Oui, je le crois, en effet, Jouveau, et la preuve, c’est que je vais te demander de suite de me rendre un service auquel j’attache la plus grande importance !

— Accordé ! à moins que cela ne soit impossible, s’écria joyeusement Jouveau, et encore, dans ce dernier cas, nous verrions !…

— Tu connais sans doute de nom un passementier nommé Lemite ?

À cette question la figure de Jouveau se rembrunit et l’expression de son visage changea comme par enchantement.

— Oui, je connais en effet le passementier Lemite, me répondit-il d’une voix brève et sèche. Après ?

— Ce malheureux, qui a été incarcéré par suite d’une erreur, sans doute, est le seul soutien de sa famille.

— Assez, citoyen ! me dit alors Jouveau en me coupant la parole, c’est là une affaire qui ne te regarde pas et dont je te prie de ne pas te mêler ! Laisse aux patriotes qui aiment la République le soin de veiller à sa conservation et à son salut !

— Cher ami, je t’avertis qu’il est un peu tard maintenant pour remettre ton masque ; je te connais trop bien ! Dis-moi franchement si tu as quelque motif de haine, de vengeance ou d’intérêt dans cette affaire ? Mais, au nom du ciel, laisse-là la République de côté. Ton patriotisme ne réussira pas près de moi. Allons, un peu de franchise !

— Eh bien ! j’y consens. Ce Lemite est brave homme, je ne prétends pas le contraire, je le sais bon républicain et honnête citoyen, soit ; mais cela n’empêchera pas sa tête de tomber sur l’échafaud.

— Misérable ! je ne te croyais que voleur : tu es donc un assassin ?

À peine eus-je proféré cette sanglante injure, que je me repentis de mon imprudence, qui pouvait compromettre la cause que je m’étais engagé à faire triompher. Je voulus alors réparer, par des excuses volontaires et spontanées, l’exclamation que mon indignation m’avait arrachée, mais Jouveau ne m’en laissa pas le temps.

— Mon cher ami, me dit-il avec beaucoup de sang-froid et sans paraître le moins du monde ému de mon apostrophe, je vois que tu ne me connais pas encore : une dernière explication me délivrera à l’avenir, je l’espère, de tes étonnements et de tes colères. Sache donc une bonne fois pour toutes, que je ne reconnais pas d’autre intérêt que le mien, que je n’envisage dans les événements que ce qui peut m’être profitable, et que, grâce à mon égoïsme, — tu vois combien je parle à cœur ouvert avec toi, — je me trouve placé au-dessus des passions humaines. L’envie, la haine, la vengeance, sont des sentiments qui n’ont pas prise sur moi : je ne vois que mon bien-être ; le reste m’importe peu.

— Tu te calomnies à plaisir, Jouveau ; n’importe, j’accepte tes forfanteries comme vérités ; quel intérêt as-tu alors à poursuivre cet infortuné Lemite ?

— Un très-grand : Lemite a été assez imprudent pour oser mal parler de N***, et le représentant est furieux contre lui ; en servant la vengeance de ce dernier, en épousant chaudement ses intérêts, j’augmente la confiance qu’il a en moi, et par conséquent mon crédit ! Or, comme cette confiance et ce crédit représentent, pour ton ami Jouveau, fortune, plaisirs et puissance, tu comprendras aisément, car au fond tu es un garçon d’esprit, que je sacrifie ce bavard de Lemite sur l’autel de l’ambition ! Ton protégé aurait conspiré contre la République, donné asile à un proscrit, ou commis quelque grosse imprudence, qu’en considération de l’intérêt que tu lui portes, je le sauverais ; mais il a osé s’attaquer à l’homme par qui je suis tout, et il mourra !

— Rien ne pourra le faire changer, Jouveau ?

— Rien, cher ami, puisque je ne suis même pas en colère !

— Eh bien, alors, je pars à l’instant ! Il me serait impossible de vivre plus longtemps avec toi. Ta vue me fait mal !…

— Je suis fâché, cher ami, que tu t’en ailles ; mais comme, au total, tu ne devais pas rester toujours, je prendrai assez aisément mon parti de ton absence !

Jugeant que mes supplications et mes menaces se briseraient contre cette nature si énergiquement égoïste, si je puis m’exprimer ainsi, je n’insistai plus et je sortis sans répondre à Jouveau.

Une heure plus tard, mon sac sur le dos et un bâton à la main, j’arpentais la grande route qui conduit de Marseille à Aix !

Il y avait à peine une heure que j’étais arrivé à Aix, lorsqu’un vacarme épouvantable de tambours battant aux champs et de trompettes sonnant des fanfares me fit mettre la tête à la fenêtre de ma chambre.

Je vis défiler les corps militaires, les comités, la municipalité, le district, les juges, enfin toutes les autorités. Militaires et magistrats chantaient à tue-tête, précédant un char en verdure, dans lequel j’aperçus étendue, avec plus d’abandon que de décence, une fort jolie femme, vraiment.

En deux sauts je fus rejoindre le cortége.

— Quelle est donc cette fête ? demandai-je.

— C’est la fête de la Raison, me répondit-on.

Je me rappelai alors la saturnale à laquelle j’avais assisté à Avignon, et que le grand patriote Marcotte avait également qualifiée de fête de la Raison, et à ce souvenir je fus tenté de remonter dans ma chambre ; toutefois, poussé par la curiosité, et remarquant que la foule semblait fort paisible, je changeai bientôt de résolution, et me mêlai à l’escorte de la déesse de la Raison.

Après un quart d’heure à peu près de marche, nous arrivâmes à l’endroit fixé pour la célébration de cette importante cérémonie, c’est-à-dire devant une église dont les murs tachés par une épaisse trace de fumée, les vitraux brisés, les portes criblées de balles, prouvaient que ce lieu saint avait subi les atteintes de l’orage révolutionnaire.

La déesse descendit de son char, entra, accompagnée par toutes les autorités, dans l’église et fut s’asseoir sous un dais de verdure qui l’attendait.

Aussitôt des trompettes résonnèrent avec fureur, puis peu après un officier municipal, ceint de son écharpe tricolore, monta dans cette même chaire à prêcher, où pendant si longtemps avait retenti la parole des ministres de Dieu : un grand silence se fit.

— Frères et amis, s’écria l’orateur de la fête d’une voix de stentor, il est une puissance antérieure à la création, puissance que les ambitieux hypocrites ont exploitée en la faussant ; je veux parler de la Raison !

Malheur aux peuples qui la méconnaissent, haine aux tyrans qui veulent la braver ! Les premiers tombent dans l’esclavage, les seconds sur l’échafaud !…

Un discours qui débutait ainsi promettait beaucoup ; l’éloquence de l’officier municipal fut en effet couronnée d’un plein succès et souleva des tonnerres d’applaudissements.

La déesse de la Raison, sensible aux agaceries de plusieurs muscadins, qui s’étaient glissés jusqu’aux pieds du dais, Sous lequel elle était assise, avait fini, faiblesse humaine fort pardonnable à une femme de son âge, par oublier son rôle et par s’abandonner au plaisir de se savoir admirée et aimée.

Les œillades allaient leur train, lorsqu’un gros homme, âgé d’environ quarante ans, et dont le costume plus que négligé ne dénotait pas une grande envie de plaire, me parut s’impatienter de toutes ces charmantes coquetteries.

D’abord, il toussa, puis, voyant que la déesse restait insensible à cet avertissement, il commença à jurer avec assez de modération et à demi-voix ; enfin, ses monosyllabes n’obtenant pas plus de succès que sa toux, il se mit sérieusement en colère, et ne tarda pas à troubler, par une expression peu parlementaire, le recueillement des assistants.

— Ah ! coquine, s’écria-t-il, tu me payeras cela !

Des chut nombreux, des : à la porte le royaliste ! empêchèrent, il est vrai, l’homme à la toilette délabrée de continuer, mais ne calmèrent pas sa colère, loin de là !

— Ah ! la misérable ! ah ! la fieffée effrontée, murmurait-il entre ses dents. Ne pas se gêner plus que cela ! se moquer ainsi de moi, à mon nez et à ma barbe ! Nous, verrons bien qui rira le dernier.

— Qu’avez-vous donc, citoyen ? lui demandai-je à voix basse. La fête ne serait-elle pas de votre goût ? Trouveriez-vous la déesse indigne, par son manque de beauté, de remplir l’honorable emploi qu’elle occupe.

— L’effrontée n’est que trop belle ! me répondit-il. Et tous ces muscadins se moquent de moi ! Ils verront si je ne saurai pas prendre ma revanche.

— Comment cela, votre revanche ?

Eh oui ! ne sais-tu donc pas, citoyen, que la déesse de la Raison est ma femme ?

— J’ignorais ce détail ! Permets que je te félicite !

L’homme leva ses épaules et fronça ses sourcils d’une telle façon, que je compris que mon compliment constituait une injure involontaire, et était une maladresse.

L’officier municipal à bout, non d’éloquence, mais de souffle, descendit enfin de la tribune, et le cortège allait se remettre en marche, lorsque le mari de la déesse s’avança vivement vers sa trop sensible moitié et l’apostropha avec une telle vigueur d’expression qu’il m’est impossible de rapporter ce début de dialogue.

— Tiens, lui répondit-elle, ne dirait-on pas que nous vivons encore sous les tyrans, qu’une femme n’a pas le droit de regarder devant elle sans qu’on la menace de l’assommer !

— Comment, abominable coquine…

— Ah ! pas de gros mots, je te prie, citoyen époux. Nous venons de célébrer la fête de la Raison, et sa voix me dit qu’un vieux et laid hibou comme toi, qui grogne toujours ne vaut pas un joli jeune homme dont la bouche ne prononce que des paroles d’amour… Ainsi si tu m’ennuies…

— Ah ! c’est comme cela que tu réponds à mes reproches s’écria le mari, eh bien ! attends un peu ! À défaut d’esprit pour lutter avec toi, car tu as une langue bien pendue, je possède une paire de bras nerveux…

— Des menaces ! je me moque pas mal de toi ! Ose approcher, et je l’arrache les yeux. Après tout, ils sont si laids, que ce ne sera pas pour toi une grande perte !

— Ah ! tu crois qu’on aveugle comme ça un homme, effrontée… Attends !

Le mari, outragé dans sa dignité d’époux, et excité encore par cette idée que tous les regards étaient fixés sur lui, ne pouvait plus, après ce défi, reculer sans se perdre de réputation.

Il releva donc les manches de sa carmagnole, et s’avança le poing levé vers sa belle moitié.

La déesse de la Raison, de son coté, se sentant trop bien appuyée par la présence de ses adorateurs pour se soumettre à la grossière correction dont elle était menacée, se leva d’un bond de dessus son fauteuil, et la tête rejetée en arrière, les yeux brillants, les doigts crispés, se prépara à une opiniâtre défense !

Quelques secondes plus tard, un vacarme affreux entremêlé de cris, de rires et de plaisanteries, faisait trembler la nef de la vaste église : les époux étaient aux prises. Si le mari était nerveux, la déesse ne manquait pas de courage. Aussi le combat prit-il bientôt une telle allure, que, dans la crainte d’un malheur, on fut obligé de séparer le couple trop animé.

Les yeux de la déesse étaient un peu gonflés et marqués de plusieurs vigoureux coups de poing ; mais le visage du mari, labouré par des ongles tranchants et agiles, ruisselait de sang. Au total, chacun avait bien rempli son devoir : la victoire restait indécise.

Ce petit incident qui, je l’avoue, ne me divertit pas médiocrement et ne déplut pas à la foule, ne nuisit en rien à la fin de la cérémonie.

Le mari, calmé par la lutte, et la femme, ravie d’avoir si bien résisté à son époux, retrouvèrent bientôt tous deux leur dignité !

La déesse remonta dans son char, et l’on défila de nouveau, au son des trompettes et du tambour, à travers la ville.

Le cortége s’arrêta devant une boutique de marchand de marée : la déesse descendit, car cette boutique était la sienne, — salua la multitude, et tout fut dit.

Je me demandais, en regagnant mon auberge, quel effet avait dû produite cette grandiose et solennelle cérémonie sur le peuple ? Le lecteur répondra bien de lui-même à cette question.

De retour à mon auberge, l’on apprit que ce que je venais de voir n’était pour ainsi dire qu’une répétition d’une fête que l’on devait donner le lendemain, en l’honneur du représentant N***, que l’on attendait dans Aix.

Ne désirant nullement me retrouver en présence de Jouveau, je me hâtai de me remettre en route le lendemain matin, au point du jour.

Ma première étape, en sortant d’Aix, fut un gros bourg nommé jadis Saint-Cunat ; et que l’on appelait alors Cunat tout court.

Il m’arriva, dans l’auberge où je descendis, une aventure assez comique, et que je crois devoir raconter.

Je venais, selon mon habitude de tout voir lorsque je voyage, de parcourir le village, et je rentrais harassé de fatigue et soupirant de tristesse, en songeant au maigre et chétif dîner qui m’attendait, lorsqu’en entrant dans la cuisine, je fus aussi charmé que surpris de voir sur les fourneaux un dîner réellement fort convenable.

Le feu placé sous les casseroles, amorti par une couche de cendre, me prouva que ce dîner était prêt à être servi, et je m’empressai d’ordonner à la servante de dresser la table.

La grosse fille me regarda d’un air étonné.

— C’est donc pour vous ce dîner ? me demanda-t-elle.

— Parbleu ! pour qui veux-tu que ce soit ?

— Quoi, c’est vous, citoyen, qui êtes le…

La servante, ne trouvant sans doute pas l’expression qu’elle cherchait, s’arrêta un moment.

— Oui, c’est moi qui suis le citoyen le !… m’empressai-je de dire d’un ton superbe.

À cette réponse qui, certes, ne signifiait pas grand’chose, la maritorne ouvrit de grands jeux, me regarda avec une expression d’étonnement indicible, et me faisant une profonde révérence :

— Si vous voulez passer dans la salle à manger, je m’en vais me faire l’honneur de vous servir, me répondit-elle.

— Soit. Surtout, dépêche-toi et ne me fais pas attendre : je meurs de faim…

Cinq minutes plus tard, installé devant une table recouverte, — chose inouïe pour l’époque, — d’une nappe d’une blancheur éclatante, l’on m’apportait un excellent potage, deux bouteilles de vin, un gigot et deux perdrix rôties : je crus rêver.

Peu habitué à de pareilles aubaines, je m’empressai d’avaler le potage ; puis, passant au gigot, je l’entamai avec une ardeur sans pareille et qui ne s’arrêta qu’après qu’il fut plus d’à moitié dévoré. J’allais me jeter avec la même avidité sur les perdrix, lorsque l’hôtesse entra dans la salle à manger, et poussant un cri de désespoir :

— Ah ! brigand, me dit-elle, qu’avez-vous fait ?

Puis, se retournant vers un jeune homme à l’air sévère et méprisant qui la suivait :

— Ah ! pardonnez-moi, citoyen, lui dit-elle en joignant les mains d’un air suppliant ; ce vagabond est seul coupable ! Comment aurais-je pu songer qu’un homme serait assez osé pour s’emparer de votre dîner !

Je dois avouer que la colère de l’hôtesse et les injures qu’elle m’adressa ne m’étonnèrent que médiocrement, car j’avais déjà éprouvé moi-même, en me mettant à table, certains doutes sur la destination affectée à ce somptueux dîner qui m’était servi avec tant d’empressement.

La pensée d’un quiproquo se présenta à mon esprit ; mais mon appétit était tel que je résolus de profiter, avant d’approfondir cette question, de l’heureuse aubaine que le hasard m’offrait. Le lecteur sait déjà avec quel empressement j’exécutai cette résolution.