Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/III/VI

La bibliothèque libre.
Alexandre CADOT (3p. 21-24).

VI

Maurice, que je trouvai à l’auberge, où il m’attendait, ne put retenir une exclamation de désespoir en apprenant les exigences de mon cousin.

— Mon oncle et moi, en réunissant nos bourses, nous ne ne disposer de plus de cent louis, me dit-il, Si ce Curtius nous accordait vingt-quatre heures !

— Hélas ! Curtius doit repartir tout à l’heure !

— Oh ! s’écria Maurice, toucher de si près à la réussite, tenir l’existence de mon oncle entre les mains et le laisser mourir !… Non, cela n’est pas possible ! Mon ami, mon frère, conduisez-moi, je vous eu supplie, près de votre cousin.

— Je le veux bien, mais je doute que vous obteniez de lui la moindre concession, répondis-je au jeune homme en passant mon bras sous le sien : n’importe, allons !

Nous trouvâmes, Maurice et moi, en arrivant, l’illustre Curtius occupé à écrire. En nous voyant entrer il se contenta de nous adresser un léger signe de tête, et continua son travail sans se déranger et sans s’inquiéter davantage de notre présence.

Enfin, repoussant après cinq minutes son fauteuil de la table devant laquelle il était assis :

— Qu’y a-t-il pour votre service, citoyens ? nous demanda-t-il d’un air glacial.

— Citoyen, lui répondis-je en prenant un ton officiel, ce jeune homme que je te présente est le neveu de l’ex-lieutenant criminel de N*** actuellement arrêté…

— Comme Le seront bientôt tous les ennemis de la République, dit Jouveau en achevant ma phrase à sa guise. Eh bien ! en quoi cette arrestation me concerne-t-elle ?

— En ce que tu m’as fait espérer, citoyen, continuai-je, la mise en liberté de ce lieutenant criminel si, après avoir examiné les charges qui pèsent sur lui, tu le trouves innocent du crime dont il est accusé.

— J’ai examiné le dossier de ce prévenu, dit lentement Curtius, et je sais à quoi m’en tenir sur son compte.

— Alors mon oncle est sauvé ! s’écria Maurice avec élan.

— Vous croyez ? répondit Curtius d’un air narquois. Jeune homme, vous parlez fort légèrement de choses bien graves.

Craignant qu’une imprudente exclamation de Maurice ne vint faire échouer la négociation entamée, et jugeant qu’il n’y avait pas une minute à perdre, je me hâtai de prendre la parole.

— Curtius, dis-je à mon cousin, le citoyen Maurice s’engage sur l’honneur à ne jamais révéler ou laisser transpirer un mot de la conversation que nous avons en ce moment, quel qu’en soie résultat. Ainsi, parlons peu, mais parlons bien.

Jouveau, sans me répondre, fixa Maurice d’un regard scrutateur, puis, tout à coup, et brusquement :

— Quel âge avez-vous, jeune homme ? lui demanda-t-il.

— Vingt-deux ans, citoyen.

— À cet âge, lorsqu’on regarde bien en face, comme vous le faites, ceux à qui l’on parle, et que l’on n’est pas entré dans la carrière politique, on sait encore respecter sa parole, reprit Jouveau. — Je puis donc compter sur la vôtre, si vous voulez l’engager.

— Sur mon honneur, dit alors Maurice avec dignité, je ne révélerai ou ne laisserai jamais transpirer un mot de cette conversation, dût même cette révélation ou ce mot me sauver la vie.

— C’est bon, reprit Curtius en changeant de ton. Eh bien, alors, jeune homme, comptez-moi, sur-le-champ, vingt-cinq louis en or, donnez cinq cents livres à ce brave adjudant, qui nous a aidés à faire connaissance, et, dans une heure, votre oncle sera libre.

— Citoyen, il m’est impossible de satisfaire à l’instant même aux conditions que vous m’imposez ; mais, si vous voulez bien m’accorder un répit de vingt-quatre heures, je vous jure que je vous remettrai, avant que ce temps soit écoulé, la somme que vous demandez !

— Vraiment, je ne devrais pas me laisser aller avec une telle facilité aux élans de mon cœur, dit Jouveau ; mais votre physionomie me revient, et je me sens porté malgré moi à vous accorder votre demande. Ainsi, voilà qui est convenu : d’ici à vingt-quatre heures vous m’apporterez vous-même, à l’endroit que je vous désignerai, mes vingt-cinq louis, et vous remettrez à notre brave adjudant ses cinq cents livres. À présent un dernier mot : vous faites-vous fort d’obtenir des voisins de votre oncle un certificat collectif qui témoignera de son patriotisme ? Cette formalité m’est indispensable, car elle met ma responsabilité à couvert.

— Tous ceux qui connaissent mon oncle l’aiment, l’estiment et sont prêts à signer que jamais homme n’a porté plus loin que lui le respect de la loi. Je vous réponds de ce certificat. Mais quand verrai-je mon oncle ?

— Avant une heure. Tenez, voici un ordre d’élargissement signé en blanc par mon représentant : mettez-y le nom de votre oncle, et portez-le à la prison.

Maurice se saisit, avec un empressement que le lecteur comprendra sæns peine, de l’ordre d’élargissement et s’en fut avec en courant.

— Si ce jeune homme était âgé de quatre ans de plus, je ne me serais pas fié à lui, me dit Jouveau. Je ne fais jamais d’affaires à crédit, qu’à coup sûr ; mais à revoir, cousin, il faut que je me remette en route. Embrassons-nous une dernière fois, et n’oublie point que tu as en moi un ami dévoué à la vie et à la mort, que tu trouveras toujours prêt à l’obliger. Je serai de retour à Marseille dans quatre jours ; viens m’y rejoindre le plus tôt que tu pourras ; je te garantis de beaux bénéfices.

Une fois que la chaise de poste qui emportait Jouveau eut disparu, je m’empressai de courir à la prison.

La première personne que je rencontrai fut l’ex-lieutenant criminel qui en sortait.

— Voici votre libérateur, mon oncle, lui dit Maurice d’un air froid et gêné, en me désignant à lui par un signe de tête.

M. de N***, avec une vivacité dont je ne l’aurais pas cru capable, se jeta aussitôt à mon col et m’embrassa à plusieurs reprises.

— Ah ! monsieur, me dit-il, vous ne pouvez vous imaginer ce que j’ai souffert depuis hier. Croyant mon malheur inévitable, je ne voulus pas laisser éclater une douleur inutile et qui eût assombri encore davantage le sanglant souvenir que léguait ma mort à ceux que j’aime… Mais je souffrais à cette pensée d’abandonner ma famille, oh ! je souffrais comme il n’est pas donné à la parole de l’exprimer.

L’excellent de N*** me quitta alors pour courir auprès de sa femme, déposée mourante, le lecteur doit s’en souvenir, dans une maison voisine de la prison.

— Restez un moment avec moi, je vous prie, monsieur, dis-je à Maurice en le voyant se disposer à suivre son oncle, j’ai à vous parler.

— Maurice, continuai-je en remarquant son indécision, un service rendu vous pèse-t-il donc à ce point que vous ne puissiez supporter le vue de l’homme qui a été assez heureux pour vous venir en aide ? Dieu m’est témoin que je ne tiens aucunement à la reconnaissance de ceux que le hasard me met parfois à même d’obliger, et que mes reproches à votre égard ne me sont pas dictées par l’amour-propre. Seulement, Maurice, je vous estimais, et votre ingratitude m’est douloureuse et pénible, en ce qu’elle m’arrache violemment une illusion. À présent, adieu ! nous ne nous connaissons plus.

— Mais permettez, monsieur, dit le jeune homme de plus en plus embarrassé, en me saisissant par le bras, vous ne pouvez vous éloigner ainsi !… Vous oubliez…

— Quoi donc ? demandai-je en voyant Maurice hésiter et garder le silence.

— Les cinq cents livres que je vous dois et que vous avez bien voulu m’accorder vingt-quatre heures pour vous payer, répondit-il d’une voix sourde et en laissant la tête.

— Les cinq cents livres que vous me devez ! répétai-je en me sentant pâlir de colère. Ah ! je comprends à présent et votre gêne et votre froideur vis-à-vis de moi ; vous m’avez pris pour un spéculateur de sang humain ! Vous avez cru que je m’étais associé à Curtius !… Maurice, pour être tombé dans une pareille erreur, pour n’avoir pas compris qu’en affectant de me rendre complice d’un misérable, je avais en vue que le salut de votre oncle, il faut que vous n’ayez dans le cœur ni grandeur, ni générosité, ni dévouement… Je vous plains… Adieu…

À mesure que je parlais, je voyais la rougeur de la honte s’épaissir de plus en plus sur le front du jeune homme ; enfin, lorsque je lui dis adieu :

— Oh ! pardon, mon frère, s’écria-t-il en se précipitant à son tour dans mes bras, oh ! pardon ! Je suis, je l’avoue, un fou, un misérable, d’avoir pu concevoir ne telle opinion de vous ! Que voulez-vous ? mon imagination a été tellement épouvantée par le cynisme de ce Curtius, qu’il n’y a pas à s’étonner que j’aie un moment, trompé par l’apparence de votre complicité, douté de votre désintéressement. À quelles excuses, à quelles humiliations ordonnez-vous. que je descende pour obtenir de vous mon pardon ? Parlez, j’obéirai.

Il y avait un tel regret dans la voix et dans la contenance du jeune homme, que je me contentai pour toute réponse de lui tendre la main.

La paix faite, nous nous empressâmes Maurice et moi, de rejoindre M. de N***, que nous trouvâmes tout en pleurs, agenouillé au pied du lit où reposait sa pauvre femme.

— Eh bien ! mon oncle ? lui demanda Maurice avec anxiété.

— Hélas ! mon ami, lui répondit-il d’une voix brisée par la douleur, c’eût été trop de bonheur de nous retrouver tous heureux ensemble !

— Ma tante serait-elle donc en danger ?

— Écoute-la et frémis ! dit l’ex-lieutenant criminel, en étendant le doigt vers la malheureuse femme qui venait de se lever à moitié, et qui, partant d’un éclat de rire strident et nerveux, se mit à fredonner entre ses dents le Ça ira !

— Ma tante ! ma tante ! revenez à vous ! s’écria Maurice.

— Elle ne t’entend pas, Maurice, Ne vois-tu pas que le souffle du malheur, en passant sur son intelligence, l’a desséchée, dit N*** en laissant tomber sa tête sur sa poitrine. Ta tante n’appartient plus à ce monde que par la souffrance physique… sa raison a disparu !

— Folle ! Ah ! mon Dieu !

À cette révélation, qui me produisit une impression que je ne saurais rendre, j’allais prendre la main de Maurice pour l’entraîner loin de ce douloureux spectacle, lorsque la porte de la chambre s’ouvrit et qu’un homme vêtu de noir entra dans la pièce où nous nous trouvions : c’était un médecin.

Après s’être enquis des causes qui avaient produit la maladie de madame de N***, et lui avoir prescrit une potion calmante, le praticien se retira, je le suivis.

— Eh bien, docteur, lui dis-je, que pensez-vous de l’état de cette pauvre infortunée ? Entrevoyez-vous le moyen de la rappeler à la raison ?

— Si d’ici à demain, la fièvre cérébrale ne se déclare pas, dans deux jours la citoyenne sera hors de danger, me répondit-il. Quant à cette folie apparente qui vous a si fort effrayé il n’y a pas à s’en inquiéter, c’est tout bonnement du délire.

Je ne puis dire la joie que me causèrent ces paroles et, en effet, le docteur ne se trompait pas dans son pronostic, car le lendemain madame de N***, après une nuit assez calme, se réveilla, faible encore, mais complètement revenue à la raison ; seulement, il fallut user de grands ménagements pour lui apprendre la délivrance de son mari. Complètement rassuré sur le sort de cette intéressante famille, je pris le soir même congé de M. de N*** et de Maurice, malgré les vives instances qu’ils firent pour me retenir, et je me remis en route.

Je me souviens d’avoir lu au collége, dans mon cours de géographie, que Ganges est une ville manufacturière fort animée, qui possède des fabriques de bas et de bonnets : je ne sais si le cours de géographie a été fait fort légèrement, ou si la révolution, ce qui me paraît plus probable, a complètement changé l’ancien état de choses, toujours est-il que quand je traversai Ganges, toutes les boutiques étaient fermées et qu’un morne silence régnait dans la ville.

Un perruquier, dans la boutique duquel j’entrai pour me faire raser, m’apprit, par sa conduite et par ses propos, à quel point l’esprit révolutionnaire avait fait des progrès dans cette petite ville jadis exclusivement adonnée à l’industrie.

C’était un jour de décade : aussi, la boutique du frater était-elle pleine de clients de toutes sortes, d’autant plus que, depuis l’établissement de l’égalité, les barbiers refusaient de se rendre en ville ; les vieillards impotents étaient tenus de se faire transporter chez ces derniers, s’ils voulaient ne pas porter des barbes semblables à celles des anciens augures.

Une dizaine de personnes assises sur un banc adossé le long du mur attendaient leur tour de rôle, pendant que le perruquier, tenant une de ses pratiques la tête renversée en arrière et la figure couverte de mousse de savon, pérorait, en agitant son rasoir en l’air, sur les événements de la décade.

— Ah ! disait-il, je ne veux pas médire de la guillotine, mais je trouve cependant que cette invention laisse beaucoup à désirer. Nous autres barbiers patriotes ferions plus de besogne en une heure que l’instrument de Guillotin en un jour ! Supposez, par exemple, que le citoyen que je suis en train de raser en ce moment soit un aristocrate et un fédéraliste, ziste ! Un léger coup de rasoir, et voilà un dangereux coquin de moins.

Le barbier, en parlent ainsi, pour donner plus dénergie et plus de clarté sans doute à sa démonstration, passa vivement le dos de son instrument sur le col de la pratique qui, sentant le froid de l’acier, poussa un cri terrible et manqua de tomber de dessus sa chaise par terre.

De grands éclats de rire accueillirent cette belle plaisanterie. Le patient, car ce malheureux barbier se servait de ses rasoirs avec une telle maladresse, que ses pratiques sortaient de ses mains avec le visage en sang ; le patient, dis-je expédié, un vieil homme complètement chauve prit sa place.

— Pourrais-tu, citoyen, dit-il au barbier, me mettre un peu de poudre d’amidon sur la tête, pour remplacer la perruque que mes principes républicains m’empêchent de porter ?

— De l’amidon, répéta le barbier d’un air indigné. Ah ! tu te lances donc aussi dans le luxe, père Jérôme ! Prends garde à toi ! Au reste, quand bien même, foulant aux pieds ma rigidité, je consentirais à me rendre à ta demande, cela me serait impossible ; voila plus de dix mois que pas une once d’amidon n’est entrée dans ma boutique.

— Eh bien ! alors, citoyen, reprit le vieillard, remplace l’amidon par un peu de farine.

— De la farine ! Me prends-tu donc pour un traître ! Te figures-tu que je m’en vais prodiguer la nourriture du peuple pour satisfaire ta ridicule coquetterie !

— Mais, citoyen, l’air, en frappant sur ma tête dégarnie.

— Tais-toi, imprudent où conspirateur ! Apporte-moi, si tu le veux, de la farine-folle avec un certificat du maire, visé par l’administration du district, qui constatera que c’est de la farine-folle, et alors je te saupoudrerai à ta guise !

Ne voulant pas avoir avec ce barbier une querelle ridicule, et sentant que la patience commençait à m’échapper, je sortis de la boutique sans dire un mot, et me remis tout de suite en route.

À partir de la charmante petite ville de La Vignan où j’arrivai peu après, le pays désert et aride, que j’avais parcouru jusqu’alors, se changea en une terre fertile et couverte d’une admirable végétation.

Dégoûté des centres de population qui ne m’offraient que le triste spectacle des mauvaises passions humaines, sous leur côté le plus mesquin, je résolus d’éviter, autant que possible, le séjour des villes et d’entrer dans la montagne. En effet, à partir de Merneys je m’enfonçai dans les Cévennes.

J’étais parti un matin de fort bonne heure afin d’arriver avant la tombée de la nuit à Mende, où je comptais coucher, lorsqu’à la vue de plusieurs plantes assez rares, je quittai le sentier que je suivais et m’enfonçai dans la montagne.

La botanique et la minéralogie ont toujours été mes passions favorites ; le lecteur ne s’étonnera pas qu’entouré de trésors, comme je l’étais alors, je ne songeai plus à mon itinéraire.

Bourrant de plantes et d’échantillons de pierre mon sac, hélas ! à peu près vide de provisions, je ne m’arrêtai dans mes recherches que quand la fatigue et la faim m’attaquaient ensemble avec une certaine violence.

M’asseyant au pied d’une grande roche, qui me garantissait des rayons du soleil, alors dans son plein, je tirai d’un linge humide où il était soigneusement enveloppé un morceau de pain qui pesait à peu près cinq onces et constituait, avec quelques figues, toutes mes provisions, puis je me mis à dîner.

J’attaquais avec une modération calculée, afin de me tromper moi-même sur la petite quantité de mes provisions, mes cinq onces de pain et mes figues, lorsqu’il me sembla entendre un léger bruit dans les broussailles et les fougères qui m’environnaient.

En effet, presque aussitôt je vis sortir du milieu d’un fourré un tout jeune homme fort élégamment vêtu, et qui, à mon aspect, ne put retenir un cri de surprise.

Le fait est qu’avec mon uniforme couvert de poussière et déchiré en maint endroit, mes chaussures raccommodées avec des ficelles, mes grandes moustaches et ma barbe inculte, je ne devais inspirer que fort médiocrement la confiance.

Remarquant l’hésitation du tout jeune-homme, je me mis à rire et, lui adressant la parole sans quitter ma place :

— Citoyen, l’habit ne fait pas le moine, comme dit le proverbe ; j’ai l’air d’un gueux, j’en conviens ; mais je suis un officier du régiment de la Côte-d’Or. Si vous désirez partager mon repas, asseyez-vous à mes côtés. Il me reste encore quatre figues et près de deux onces de pain. Si vous tardez cinq minutes à accepter, il ne restera plus rien du tout !

Le jeune homme, rassuré par la façon joyeuse dont je lui avais parlé, se mit à son tour à sourire.

— Je ne vous cacherai pas, citoyen, me répondit-il, qu’à la première vue, je vous ai pris pour un fédéraliste en fuite, et que vous m’avez assez fort effrayé. Puis-je vous demander quelle route vous suivez ?

— Je compte aller coucher ce soir à Mende.

— Aller coucher ce soir à Mende ! répéta le jeune homme, vous n’y songez pas. Savez-vous à quelle distance vous êtes de cette ville ?

— Ma foi non ! À deux ou trois lieues, j’imagine…

— Vous êtes loin de compte. À sept lieues.

— Est-il possible ! Mais alors j’ai donc reculé depuis ce matin au lieu d’avancer ?

— Vous devez, mon officier, remercier, en effet, l’heureux hasard qui m’a mis sur votre route, et me suivre.

— Vous suivre. Ma foi, avec plaisir ! Seulement me permettrez-vous de vous demander où vous comptez me conduire ?

— J’ai le regret de ne pouvoir répondre à cette question, Tout ce qu’il m’est permis de vous dire, c’est que vous aurez un excellent lit, un délicieux souper, que l’on vous fera un accueil fort gracieux, et que l’on ne vous demandera rien pour votre dépense !

— Ah ! çà, ne me contez-vous pas là une histoire tirée des Mille et une Nuits.

— Du tout ; je vous parle en connaissance de cause. Toutefois, je prendrai la liberté de vous prier, une fois pour toutes, en supposant que vous acceptiez mon offre, de ne plus m’adresser à ce sujet aucune question.

— J’accepte votre offre, et m’engage à ne plus parler que de botanique, tant vous m’avez fait venir l’eau à la bouche, et tant j’ai peur de manquer ce fameux souper et ce lit moelleux qui m’attendent.

— Alors, hâtons le pas ; nous avons encore au moins deux lieues à faire.

— Dans quelle direction nous rendons-nous ?

— Là-bas, derrière ces montagnes que vous apercevez au couchant.

Après une marche de plus de quatre heures, car vu l’âpreté des chemins que nous parcourions, nous étions obligés à de fréquentes haltes, nous arrivâmes à un bois de sapins et de hautes futaies, qui, placé sur le plateau d’une montagne, dominait une grande étendue de terrain.

— Tiens, voilà qui est plaisant, dis-je au jeune homme, aussi loin que la nuit qui se fait permet à mon regard d’atteindre, je n’aperçois pas une seule habitation. Il me semble cependant que nous avons déjà dû franchir les deux lieues qui, d’après vous, nous restaient seulement à faire !

— Aussi sommes-nous arrivés, me répondit mon jeune compagnon d’un air railleur.

— Ah ! bah ! c’est dans cette forêt que je dois trouver ce lit, ce souper et cet accueil si remarquables…

— Oui, dans cette forêt.

— Ma foi, je n’y comprends plus rien. J’avais bien raison, vous le voyez, de prétendre que vous me racontiez un conte des Mille et une Nuits, répondis-je à mon jeune compagnon en le suivant dans la forêt, où il entra sans hésiter, quoiqu’il y régnât une nuit profonde.

Après avoir parcouru pendant environ cinq minutes, un sentier dont le sol ferme et battu me prouva qu’il devait être souvent foulé par des piétons, j’aperçus à cent pas à peu près devant nous une lumière fixe et brillante.

Presque au même instant je me trouvai au milieu d’une vaste clairière.

— Je ne sais si je me trompe, dis-je à mon jeune compagnon, mais il me semble voir se détachant dans l’ombre et plus noir que la nuit, un imposant édifice…

— Vos yeux sont excellents, et ne vous trompent pas !

— Ah çà, savez-vous bien, continuai-je, que si mon sac, au lieu de contenir des échantillons minéralogiques et des plantes, renfermait une forte somme d’or, je ne serais pas sans inquiétude. Je me figurerais qu’abusant de votre extrême jeunesse et de vos bonnes manières pour captiver la confiance des voyageurs, vous êtes le complice d’une bande de brigands qui vous a chargé de lui amener des victimes.

— Pourquoi ne pas croire plutôt, me répondit mon compagnon en riant, que je suis l’envoyé de quelque jeune et adorable princesse tenue sous le joug d’un puissant et méchant magicien, et qui cherche un féal et preux chevalier pour la délivrer de son esclavage !

Tout en causant et en plaisantant ainsi, nous avions continué d’avancer d’un bon pas, et lorsque mon jeune compagnon prononça ces derniers mots, nous arrivâmes devant une grille qui défendait l’entrée de ce grand édifice que j’avais déjà aperçu.

— Où sommes-nous, et quel est ce château ? demandai-je plus sérieusement que je ne l’avais fait jusqu’alors à mon guide.

— Nous sommes, me répondit-il, arrivés au terme de notre voyage. Quant à ce château, l’histoire de la province prétend qu’il a été bâti par les comtes de Gévaudan, et la tradition par le diable. C’est à vous, selon que votre esprit est plus ou moins porté au merveilleux, à choisir celle de ces deux versions qui vous conviendra le mieux.

— Ma foi, par la nuit sombre qui nous enveloppe, je m’arrête à la seconde, à celle qui désigne le diable comme l’architecte de ce manoir.

Mon compagnon, sans me répondre, tira une chaînette en fer qui pendait le long de la grille ; un timbre retentissant vibra dans l’air.

— Nous allons voir apparaître l’inévitable nain armé de sa trompe, qui vient ordinairement reconnaître les voyageurs, dis-je en riant.

Ma prédiction, je dois l’avouer, ne se réalisa que fort mal, car ce fut au contraire un grand coquin de sans-culotte, du moins à en juger par son costume, qui s’avança derrière la grille, une lanterne sourde à la main.

— Qu’y a-t-il pour votre service, citoyens, nous demanda-t-il d’une voix de stentor, et en portant sa main au sabre qui pendait à son côté.

— Dites à la citoyenne Rose que deux voyageurs lui demandent, pour cette nuit, l’hospitalité.

— Je n’ai besoin de voir aucune citoyenne pour savoir si je dois oui ou non vous ouvrir la porte, répondit d’une façon brutale le sans-culotte ; êtes-vous des patriotes ?

— Des patriotes enthousiastes ! dit mon compagnon, des ultra-révolutionnaires !

— Alors, c’est bien, on va vous ouvrir.

— Vive la République, s’écria le sans-culotte qui n’avait cessé, pendant toute la durée de ce dialogue, de diriger sur nous les rayons de la lanterne sourde qu’il portait à la main. En effet, la grille s’écarta devant nous en grinçant sur ses gonds, et nous pénétrâmes dans la cour du château.

— Mon ami, dit mon compagnon en s’adressant de nouveau à notre interlocuteur, on aime généralement, malgré la fraternité et l’égalité qui règnent aujourd’hui, savoir et qui l’on reçoit et à qui l’on a affaire. Ce citoyen, ainsi que son uniforme te l’indique, est un officier, j’ajoute, si cela peut te faire plaisir, qu’il revient de l’armée où il s’est couvert de gloire et qu’il appartient au bataillon de la Côte-d’Or ! Quant à moi, je ne suis rien du tout, mais je me nomme Abel.

— Ah ! c’est vous qui êtes M. Abel ! s’écria le sans-culotte, qui non-seulement abandonna aussitôt le tutoiement qu’il avait employé jusqu’alors vis-à-vis de nous, mais ôta encore vivement le bonnet phrygien qui lui couvrait la tête, et salua le jeune homme avec beaucoup de politesse et de déférence. Mon Dieu, monsieur, combien je regrette que vous soyez arrivé aussi tard… Car j’ai peur que ces dames ne soient couchées et ne puissent vous recevoir. Enfin, n’importe… veuillez entrer un moment chez moi, pendant que j’irai n’informer si je dois vous introduire.