Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/III/VII

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Alexandre CADOT (3p. 24-27).

VII

L’homme à la carmagnole, au grand sabre et au bonnet phrygien, nous précédant pour nous montrer le chemin, nous conduisit alors dans un appartement situé au rez-de-chaussée, où il nous pria de l’attendre, puis il s’en fut en nous laissant seuls, Abel et moi.

— Vraiment, dis-je à ce dernier, je suis tenté, en jetant un regard autour de moi, de me croire le jouet d’un songe ; voyez donc comme cette pièce où nous nous trouvons et qui sert, sans aucun doute, de demeure à un serviteur tout à fait subalterne, est coquettement meublée et soigneusement entretenue. À en juger par cet échantillon, et du petit au grand, je suis assez disposé à croire, en effet, que nous sommes dans le palais de quelque magicien.

J’achevais à peine de prononcer ces mots, quand les sons d’un clavier savamment attaqué se détachèrent du milieu du silence de la nuit et arrivèrent jusqu’à nous, rendus plus mélodieux encore par la distance qui les adoucissait.

Cette fois le doute ne m’est plus possible, m’écriai-je, je crois au magicien. Je parlais encore lorsque la porte s’ouvrit et que le sans-culotte, notre introducteur, se présenta à nos regards.

— Monsieur Abel, dit-il en s’adressant au jeune homme, que mon étonnement semblait beaucoup divertir, si vous voulez bien prendre la peine de me suivre, la citoyenne Rose vous attend.

Abel me salua alors en souriant, et s’en fut, après m’avoir bien recommandé de ne pas m’épouvanter si je voyais apparaître l’hydre à sept têtes ou le dragon à la langue fourchue et flamboyante.

Je ne restai pas seul longtemps : cinq minutes plus tard le sans-culotte revenait.

— Citoyen, me dit-il, si tu veux bien me faire l’honneur de partager mon modeste souper, nous allons nous mettre à table.

— C’est un honneur que l’air vif des montagnes que j’ai respiré toute la journée me rendra précieux, répondis-je à l’homme au bonnet phrygien, en l’examinant avec plus d’attention que je ne l’avais fait jusqu’alors. C’était un grand et robuste garçon aux épaules larges et carrées, aux membres d’athlète, à la physionomie fortement accentuée. Toutefois, malgré ses formidables moustaches, ses sourcils épais, son sabre, sa carmagnole et ses longs cheveux noirs, rudes et plats, il régnait dans toute sa personne un air de béatitude et de bonhomie, rendu plus saisissant encore par cette apparence révolutionnaire dont je viens de parler.

En moins de temps que je n’en mets ici à le dire, le sans-culotte, qui se nommait Antoine ainsi qu’il me l’apprit, déplia une nappe d’une éclatante blancheur, l’étendit sur une table, plaça deux couverts en face l’un de l’autre, devant les couverts plusieurs bouteilles de vin ; puis, passant dans une pièce voisine d’où il sortit presque aussitôt, en tenant dans ses mains une soupière d’où s’exhalait une délicieuse odeur culinaire, il m’invita à prendre place près de lui ; j’obéis avec un empressement que le lecteur comprendra sans doute aisément.

— Vous offrirai-je de ce consommé, citoyen ? me demanda-t-il en retirant le couvercle de la soupière, d’où s’échappa un nuage d’une vapeur odoriférante et substantielle, si je puis me servir de cette dernière expression.

— Offrez toujours, citoyen, lui répondis-je, vous ne courrez guère le risque de subir un refus.

Mon assiette remplie jusqu’aux bords, j’allais porter avec empressement le liquide bouillant à mes lèvres, lorsque je vis Antoine se baisser comme s’il cherchait un objet tombé par terre ; naturellement j’imitai son action avec l’intention le lui venir en aide ; que l’on juge de mon étonnement, quand j’aperçus le sans-culotte, qui se croyait caché à mes regards, faire vivement le signe de la croix.

Les convenances m’ordonnaient, j’en conviens, d’affecter de n’avoir pas remarqué ce petit incident, mais ma curiosité l’emporta sur mon savoir-vivre, et m’adressant à mon amphytrion :

— Il paraît, lui dis-je, que mon uniforme déguenillé me donne un certain air sacripant qui vous gène dans vos habitudes ? Vous avez tort de vous contraindre par rapport à moi.

— De quelles habitudes voulez-vous parler ? me demanda Antoine qui malgré ses formidables moustaches, son air rébarbatif, son bonnet phrygien et son grand sabre, rougit jusqu’aux oreilles.

— Dame ! il me semble assez logique de penser, d’après votre signe de croix, que vous êtes accoutumé à dire, en vous mettant à table, votre benedicite. Or, je vous répète que vous auriez tort de vous gêner à cause de moi.

— Le fait est, citoyen, que quand on a, pendant vingt-cinq ans, dit son benedicite tous les jours, une révolution a beau survenir, on n’en continue pas moins… car enfin.. ; d’autant plus…

— Voyons ! ne vous troublez pas ainsi, cher hôte, J’ai toujours trouvé cette action de grâce adressée à Dieu, un usage, non-seulement moral, mais même attendrissant ! Pourquoi vous défendriez-vous d’avoir de bons sentiments, de professer une noble croyance ? Hélas ! la religion est assez outragée de nos jours pour que ceux qui la respectent ne s’en cachent pas comme s’ils commettaient une mauvaise action…

— Mais alors, citoyen, vous êtes donc un chrétien ? me demanda Antoine avec un ton d’étonnement et de naïveté si complet que je ne pus retenir un éclat de rire.

— Me prenez-vous donc pour un musulman ? lui répondis-je.

— Ah ! monsieur, s’écria Antoine d’un ton pénétré, je ne me permettrais jamais de vous manquer de respect au point de vous appeler un… un ce que vous venez de dire !

— Un musulman ! Antoine ?

— Oui, monsieur ! seulement je suis si peu habitué à rencontrer des patriotes qui aient des sentiments de piété…

— Comment cela des patriotes ! Ne portez-vous donc pas vous-même un bonnet phrygien, et n’êtes-vous pas vous-même un patriote ? demandai-je à Antoine avec un grand sérieux et d’un air sévère en l’interrompant.

L’athlétique garçon, à ma question, se troubla tout à fait et se mit à balbutier une réponse inintelligible et qu’il ne put achever. Définitivement cet hercule, à l’aspect si redoutable, était d’une douceur et d’une timidité d’enfant. Il m’est impossible d’exprimer à quel point il m’intriguait. Je résolus de le pousser à bout et je repris mon interrogatoire :

— Citoyen, lui dis-je tout en dégustant mon consommé dont la saveur exquise décelait une main savante ; citoyen, voulez-vous me permettre de vous faire part d’un doute et d’une crainte qui viennent de me traverser l’esprit ? J’ai peur de payer très-cher plus tard l’excellente hospitalité que vous m’accordez en ce moment.

— Ah ! citoyen, s’écria Antoine d’un ton piqué, vous figurez-vous bonnement que vous êtes ici dans une auberge ?

— Pas le moins du monde, et ce n’est nullement votre générosité que je mets en doute ! Je veux dire seulement que ce souper-ci pourrait bien me coûter la tête.

— Au nom du ciel ! ai-je bien entendu ? Ce souper vous coûter la tête !

— Certes, poursuivis-je, et je ne vous cacherai pas que trouvant ce pris un peu élevé, j’ai bien envie, quoique brisé de fatigue et mourant de faim, de m’en aller, sans plus tarder, me coucher à la belle étoile.

— Vos paroles, citoyen, sont de l’hébreu pour moi, je ne comprends pas…

— Que souper et passer la nuit avec et chez un conspirateur est un crime que la loi du 22 prairial punit de mort !…

— Mais, citoyen, je ne suis pas un conspirateur ! s’écria Antoine avec force. Je suis un honnête garçon qui ne fais de mal à personne, oblige son prochain le plus qu’il peut, aime la république, et vit en dehors de la politique. En quoi donc, je vous prie, ai-je l’air d’un conspirateur ?

— Je ne remplis pas l’office d’accusateur public, et vous n’avez pas à vous défendre auprès de moi. Gardez donc vos protestations et vos explications pour le jour où vous comparaîtrez devant le tribunal révolutionnaire.

— Comment, pour le jour où je comparaîtrai devant le tribunal ! Mais j’espère bien n’y comparaître jamais ! Voyons citoyen, là, d’amitié, apprenez-moi, je vous en conjure quels sont les motifs qui vous font voir en moi un conspirateur.

— Puisque vous semblez tenir absolument à une réponse, je ne vous cacherai pas que ces motifs sont nombreux, D’abord vous ne me paraissez guère être âgé de plus de vingt-cinq ans.

— Vous me flattez, citoyen, je n’en ai que vingt-trois.

— Diable ! vous êtes précoce ! Or, tout citoyen de vingt-trois ans qui doué, comme vous, d’une taille de Goliath et d’une carrure d’Hercule, ne se trouve pas à l’armée, a dû désobéir nécessairement à la loi de la réquisition, et mérite, par conséquent, de subir la peine capitale. Ensuite, je ne devine pas trop l’origine d’où proviennent ce pain et ce succulent souper que je vois sur la table, J’ai donc le droit de supposer que vous êtes un accapareur !… Troisièmement…

— Mais, citoyen, s’écria Antoine en m’interrompant, il m’est extrêmement facile d’expliquer et pourquoi je ne suis pas à l’armée, et de quelle façon je me suis procuré ce souper, qui, après tout, n’a pas l’air de vous déplaire. Je suis le domestique de confiance…

— Le domestique, dites-vous ! Voilà une expression qui sent l’aristocrate d’une furieuse façon. Apprenez, citoyen, que, depuis le règne de l’égalité, le mot domestique a cessé de faire partie de notre belle langue française.

— Vous avez raison, citoyen, c’est la langue qui m’a tourné… Je voulais dire le locateur de services…

— C’est cela : vous êtes donc le locateur de services ?

— De la citoyenne Rose, la maitresse de céans… Je travaille au jardin, je garde la porte, je m’occupe des achats de la communauté… c’est-à-dire de la maison, du mieux que je puis ; et, en revanche, l’on me paie, l’on me loge et l’on me nourrit. Que voyez-vous donc d’irrégulier à cela ?

— Quelle est, d’abord, cette citoyenne Rose ? Une aristocrate, une ci-devant, sans doute ?

— La citoyenne Rose, répéta Antoine avec une animation qui chassa sa timidité, c’est la providence des malheureux ! un ange sur la terre !

— Cet ange entretient sans doute des correspondances avec les traîtres et les émigrés ?

— Ne vous exprimez point ainsi sur le compte de la citoyenne Rose, je vous en supplie, me dit doucement Antoine, vos paroles me font mal.

— Vraiment, repris-je d’un air moqueur, afin d’amener lé colosse à une révélation, — cette Rose est donc une bien grande vertu et une bien irréprochable citoyenne, que l’on ne puisse se permettre d’émettre une simple supposition sur son compte ? Qui sait ! c’est peut-être une adroite hypocrite qui vous joue, une femme de rien !

— Ah ! mille noms de noms ! s’écria Antoine, qui pâlit et frappa la table d’un si violent coup de poing qu’il manqua, par cette seule secousse, de briser les plats ; ah ! mille noms de nous ! n’allez vas vous aviser de tenir un seul mauvais propos sur le compte de la citoyenne Rose, où, vrai comme je suis un honnête homme et un bon chrétien, je vous tords le col sans hésiter !

Ces mots furent prononcés avec une telle énergie, un profond accent de vérité, le regard du domestique jetait de telles lueurs, qu’il me fut impossible de mettre en doute sa sincérité. Je compris qu’il exprimait non une menace, mais bien une résolution irrévocablement arrêtée.

J’avais donc atteint mon but ; il ne me restait plus qu’à exploiter cette colère au profit de ma curiosité.

— Citoyen, lui dis-je en affectant de prendre sa menace au sérieux, on ne tord pas aussi facilement que tu semble le croire lé col à un officier de la République. En supposant toutefois que tu eusses l’avantage sur moi dans la lutte, que mon sabre restât inactif dans son fourreau, et que je fusse assassiné dans ce repaire-ci, crois-tu que pour cela ton crime resterait impuni ! Certes, non, j’ai des amis qui connaissent l’itinéraire que je suis, des parents qui m’attendent. Des perquisitions auraient lieu et, comme cet ancien château doit être mal famé, la citoyenne Rose serait la première personne à qui la loi demanderait compte de mon sang versé. Je te conseille donc, avant d’obéir à ta colère, de réfléchir mûrement.

— Mais, citoyen, je ne vous veux pas de mal, moi, me dit alors Antoine eu reprenant ce ton de douceur et de bonhomie qui lui était habituel, et contrastait si étrangement, je l’ai déjà dit, avec son apparence rébarbative. Si vous tenez absolument à me dénoncer, je ne vous retiens pas ; dénoncez-moi. Si l’on tient à m’emprisonner, à me guillotiner, que l’on n’emprisonne, que l’on me guillotine ; je ne m’en plaindrai pas. Ce que je demande, c’est qu’il ne soit jamais question de la citoyenne Rose, pas autre chose.

J’allais reprendre mes questions, car ma curiosité, je l’avoue, était vivement excitée, lorsque la porte de la salle où nous nous trouvions s’ouvrit, et qu’Abel entra. Il me sembla, du moins à en juger par une exclamation de joie qui ne put retenir, qu’Antoine voyait arriver en tiers, dans la conversation, mon compagnon de route avec un grand plaisir.

Le jeune Abel avait l’air radieux : il me donna en entrant une chaleureuse poignée de main. Puis, se mettant à rire :

— Eh bien, cher ami, me demanda-t-il, avez-vous coupé quelques-unes des têtes du formidable dragon qui chasse la princesse enchantée ?

— C’est tout le contraire qui a manqué d’avoir lieu, lui répondis-je.

— Comment cela ? je ne comprends pas.

— Parbleu, c’est fort clair. Le citoyen Antoine, ici présent, jaloux de ce que j’ai osé parler de la princesse Rose, à tout bonnement voulu me tordre le col. Je ne vous dissimulerai pas que j’ai trouvé ce procédé un peu vif, et que sans la crainte de perdre cet excellent souper, qui couvre la table, je me serais sérieusement fâché : mais mon estomac l’a emporté sur mon amour-propre. Toutefois, je ne renonce nullement à satisfaire ma curiosité, et j’espère, mon cher Abel, que vous voudrez bien répondre à mes questions.

— Moi, je tombe de sommeil, dit le jeune homme, et je n’aspire qu’au moment d’aller me reposer. Achevez votre souper tout à votre aise ; pendant ce temps-là je vais m’installer dans ce grand fauteuil, et prendre un à-compte sur ma nuit.

En effet mon compagnon de route, après s’être placé commodément dans un vaste fauteuil en chêne sculpté, qui ressemblait presque à une chaire d’église, ne tarda pas à s’endormir. Une demi-heure plus tard, je me levais de table, après avoir fait un de ces repas qui marquent dans la vie, et, réveillant le jeune homme, je lui proposai de nous re tirer.

— Antoine, fais-moi le plaisir de nous indiquer nos logements, dit Abel.

À cette demande il me parut qu’Antoine, toujours assis devant la table, éprouvait un certain embarras : un trait de lumière me traversa l’esprit.

— Citoyen, lui dis-je, quand on commence un repas par le Benedicite on doit le finir par les Grâces. Dépêchez-vous, Je vous prie, de faire cette prière, afin que nous puissions nous retirer.

— Et pourquoi donc ne dirais-je pas mes Grâces ? s’écria l’hercule en prenant son parti. Si c’est mon habitude, à moi, de dire mes Grâces !…

— Mais je suis loin de vous blâmer ! Au contraire ; je vous demande seulement de vous hâter afin que nous puissions nous retirer.

Antoine, cette fois, ne se baissa plus pour se cacher sous la table : il ôta son bonnet phrygien, fit le signe de la croix et prononça sa prière d’une voix de stentor ; puis, se levant ensuite et prenant un flambeau à branches, dans lequel brûlaient plusieurs bougies, il passa devant nous pour nous indiquer le chemin.

Ce fut au premier étage qu’il s’arrêta : il ouvrit une porte et j’aperçus deux jolies pièces fort proprement meublées et entretenues avec une minutieuse propreté : dans chaque pièce il y avait un lit.

— Voici le logement que la citoyenne Rose consacre aux voyageurs que le hasard conduit chez elle, et aux visiteurs qui veulent bien venir lui présenter leurs hommages, nous dit Antoine, j’espère que vous y trouverez un bon sommeil et un doux repos ! Si vous avez besoin de mes services, vous n’aurez qu’à tirer ce cordon de sonnette, et en moins d’une minute je serai à vos ordres.

Resté seul avec Abel, j’essayai d’obtenir quelques renseignements de lui ; mais soit que mon compagnon fût réellement, et comme il le prétendait, accablé de fatigue, soit qu’il désirât éviter toute explication, il me pria de remettre notre conversation au lendemain, et s’empressa de se coucher.

Il faisait grand jour quand je me réveillai. Je me jetai de suite en bas de mon lit et j’appelai Abel ; mais je ne reçus aucune réponse.

Que l’on juge de mon désappointement, lorsqu’en soulevant les rideaux du lit où il avait passé la nuit, je ne trouvai plus mon compagnon.

Cette disparition me mit presque en colère : l’espèce de mystère qui m’entourait commençait à me peser, et ce fut avec des sentiments presque hostiles que je m’habillai pour aller à la recherche d’Abel. Avant de descendre, je m’approchai de la fenêtre, et je vis qu’elle donnait sur un grand jardin potager : au-delà de ce jardin, on apercevait de hautes futaies qui faisaient deviner un parc. Je remarquai également que le corps du logis où je me trouvais était indépendant du château et de construction moderne.

J’allais quitter la fenêtre, lorsqu’à la vue d’Abel, donnant bras à une toute jeune et jolie personne, je me reculai vivement et me cachai derrière les rideaux. Bientôt j’aperçus une seconde femme qui sortit à son tour des hautes futaies dont je viens de parler, et qui me parut surveiller le jeune homme et sa compagne. Cette femme, qui pouvait avoir de vingt-cinq à vingt-sept ans au plus, présentait un air de profonde distinction dans sa personne ; elle était vêtue d’un costume de couleur sombre et d’une coupe sévère. Quant à sa figure, je ne me rappelle pas avoir vu dans ma vie rien qui lui ressemblât : elle présentait l’alliance d’une resplendissante beauté et d’une rigide sévérité : sa bouche souriait tandis que son regard, fixe et profond, décelait des préoccupations sérieuses ; tout en s’avançant lentement, elle jouait avec une rose qui pendait retenue par la plus jolie main qu’il soit possible d’imaginer, mais son pas ferme et décidé manquai complétement de cette espèce de nonchalance qui sied si bien aux femmes !

Quant à la jeune fille suspendue au bras d’Abel, elle était ce que doit être une jolie enfant au début de la vie : timide, émue et modeste.

Après avoir contemplé pendant un moment ces trois personnes d’une nature si opposée, et qui toutes trois possédaient une grâce différente, j’abandonnai mon poste d’observateur, et descendant précipitamment l’escalier, j’entrai dans le jardin.

À la vue d’un militaire aux grandes moustaches, au teint hâlé par le soleil des grandes routes et à l’uniforme déchiré par les ronces du chemin, la compagne d’Abel se recula vivement poussant un petit cri de frayeur. Quant à la femme à la démarche assurée et imposante, son regard se dirigea sur moi avec un calme et une fixité complètes, et sans que rien indiquât en elle la surprise.

— Madame, lui dis-je en saluant profondément, n’ai-je pas l’honneur de me trouver en présence de celle que l’on nomme la citoyenne Rose, et que je prendrai la liberté d’appeler ma bienfaitrice, en reconnaissance de la généreuse hospitalité qu’elle a bien voulu m’accorder ?…

— Oui, citoyen, vous ne vous trompez pas, me répondit-elle en accompagnant ces paroles d’un délicieux sourire qui la rendit aussi jeune que sa compagne ; je suis la citoyenne Rose.

— Veuillez alors recevoir mes plus humbles et mes plus sincères remercîments pour…

— Vous ne me devez aucun remercîment, citoyen, me dit-elle en n’interrompant ; ne vivons-nous pas sous le règne de la liberté et de l’égalité ? Ce qui appartient à l’un n’est-il pas un peu la propriété de l’autre ? L’hospitalité que vous avez trouvée ici m’est nullement exclusive : elle s’adresse à tous. Vous ne me devez donc, je vous le répète, aucun remercîment.

La citoyenne Rose me fit alors un salut, continua sa promenade, me laissant perdu dans mes conjectures.

Personne ne semblant s’occuper de moi, je jugeai à propos de ne m’occuper de personne, et je continuai à parcourir le jardin jusqu’à ce qu’Antoine vînt m’avertir qu’on allait servir le déjeuner ; il pouvait être alors sept heures.

Ce fut dans la même salle où j’avais déjà soupé la veille que je trouvai le couvert mis : ce second repas ne fut pas moins bien composé que ne l’avait été le premier. Notre appétit complètement satisfait, je demandai à Abel s’il devait passer la journée dans ce château mystérieux, mon intention étant, en ce cas, de me remettre de suite en route.

— Rien ne me retient plus ici, me répondit-il, et nous partons tout de suite.

En effet, dix minutes plus tard, nous nous trouvions de nouveau au milieu de la montagne, nous dirigeant sur la ville de Mende.

Je ne cacherai pas au lecteur que j’eus toutes les peines imaginables à ne pas questionner mon compagnon, lorsque je me revis seul à seul avec lui au milieu des solitudes des Cévennes ; toutefois, mon amour-propre aidant, je parvins à refouler ma curiosité, et je te prononçai pas une parole qui fît allusion, soit à ce château isolé où l’on reçoit si bien les voyageurs, soit à la châtelaine, la belle citoyenne Rose.