Les Étoiles mortelles (Leconte de Lisle, première version)

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La Revue contemporainesérie 2, tome 39 (p. 794-795).


LES ÉTOILES MORTELLES[1]


Un soir d’été dorait les épaisses ramures
Immobiles dans l’air harmonieux et doux ;
Deux beaux enfants, les doigts rougis du sang des mûres,
S’en allaient tout le long des frênes et des houx.

Sous l’arôme attiédi qui tombait des feuillées,
Par les sentiers moussus, furtifs, mystérieux,
Leurs pieds nus agitaient les bruyères mouillées,
Et l’écho se troublait de leurs rires joyeux.

Libres, ravis, la joue en fleur, la bouche ouverte,
Avec des yeux emplis de frais rayonnements,
Par delà les détours de la forêt déserte
Ils cherchaient des pays inconnus et charmants.

Ô rêveurs innocents, fiers de vos premiers songes,
Jeunes esprits, cœurs d’or rendant le même son,
Ignorant que la vie est pleine de mensonges
Vous écoutiez en vous la divine chanson !

En un vol insensible et muet la nuit douce
S’épaississait au loin sous les bois recueillis,
Et faisait se dresser, dans leur gaine de mousse,
Les vieux chênes pensifs au milieu des taillis.


Tout se taisait, le ciel, le vallon, la clairière,
Le bruit léger du vent, le feuillage, l’oiseau ;
Hormis cette rumeur confuse et familière,
Qui circule dans l’herbe et qui monte de l’eau.

Le silence se fit. Les talus hauts et sombres
Semblaient des deux côtés pencher sur le chemin ;
Et les pâles enfants, égarés dans ces ombres,
Pour se sentir moins seuls se prirent par la main.

Mais, non loin d’eux, voici qu’une vive étincelle,
Entre les lourds rameaux qui s’écartaient parfois,
Comme une perle claire et qui d’en haut ruisselle
Glissa soudainement dans l’abîme des bois.

Puis, mille. Un large étang, en sa nappe profonde
Amoncelait ces pleurs d’argent des nuits d’été
Qui, sur le sable fin, et sans remuer l’onde,
Tombaient du sombre azur et de l’immensité.

D’un souffle inattendu l’ondulation lente
Dans ce calme miroir troublant ces feux épars,
Fit pétiller comme une averse étincelante
Autour des noirs îlots d’herbe et de nénuphars.

Chaque jet épandit des courbes radieuses
Dont les orbes changeants, toujours multipliés,
Allaient se perdre avec les eaux mystérieuses
Au bord des joncs touffus, d’un cercle d’or liés.

Les enfants inclinés sur la pente des rives,
Essuyant pour mieux voir leurs yeux où nage encor
Un reste de tristesse et de larmes naïves,
Contemplaient à l’envi ce splendide trésor.

Tels que des papillons vers la beauté des flammes
Un charme les plongea dans le gouffre mortel,
Et le bois entendit comme un vol de deux âmes
Effleurer le feuillage en retournant au ciel.

  1. Note Wikisource : Ce poème (publié en 1864) est la première version, très différente, du poème Les Étoiles mortelles, incoporé dans l’édition de 1874 des Poèmes antiques et conservé dans celle de 1891.