Les Études historiques et archéologiques dans les provinces depuis 1848/01

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Les Études historiques et archéologiques dans les provinces depuis 1848
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 11 (p. 921-939).
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LES ETUDES


HISTORIQUES ET ARCHEOLOGIQUES


EN PROVINCE DEPUIS 1848.




FLANDRE, ARTOIS, PICARDIE, ILE-DE-FRANCE, CHAMPAGNE ET LORRAINE.




Dans le cours de ces dix dernières années, l’histoire de nos anciennes provinces a été l’objet de travaux importans dont cette Revue s’est plus d’une fois occupée. À l’époque même où commençait cette vaste enquête sur nos antiquités nationales, nous avons essayé de montrer combien étaient déjà fécondes les associations littéraires, historiques, archéologiques et agricoles qui se multipliaient alors sur tous les points du territoire[1]. Depuis la formation de ces sociétés ; une révolution nouvelle est venue modifier profondément les institutions du pays, et il nous paraît intéressant aujourd’hui de chercher quels ont été, au milieu de tant de graves préoccupations, les travaux des hommes qui, dans la vie sérieuse de la province, s’attachent obstinément au culte du passé, dans quel esprit sont rédigées ces nombreuses monographies provinciales et municipales qui forment chaque année une véritable bibliothèque, ce qu’elles valent au point de vue de la science, quels élémens nouveaux elles apportent, et comment se répartit dans notre pays la production de cette sorte d’ouvrages. Forcé de nous restreindre en un sujet aussi vaste, nous nous attacherons uniquement à l’histoire et à l’archéologie proprement dites. Les livres, dans ces deux spécialités mêmes, sont trop nombreux pour qu’il soit possible de les examiner tous. Quelques-uns d’ailleurs ne valent point la peine d’être nommés, et dans ce voyage à travers la vieille France, nous ferons comme les touristes, qui s’arrêtent seulement aux ruines intéressantes.

Un instant ralenties par les événement de 1848, les publications historiques ont repris aujourd’hui toute leur activité, principalement dans la Flandre, l’Artois, la Picardie, la Normandie et la Bourgogne, et en comparant à la distance de quelques années les monographies locales, on est frappé des progrès incessans de l’érudition dans les provinces. La forme, la méthode, se sont notablement améliorées ; les érudits ne se confinent plus exclusivement dans les matières archéologiques ; ils embrassent en général le passé dans son ensemble, par l’étude des faits, des mœurs et des institutions, et comme ces conquérans germains qui se partageaient en le morcelant le territoire des vieilles cités gallo-romaines, ils ont divisé le vaste domaine de l’histoire en une infinité de fiefs et d’arrière-fiefs qui relèvent, pour l’hommage, de l’Académie des Inscriptions. Clercs et laïques, bourgeois et bannerets, ils sont là, — chacun sur son terrain, — cherchant, selon que la fantaisie les pousse, — les uns des sous d’or, les autres des livres imagiés ; s’enquérant ici des blasons effacés de la noblesse, de ses expéditions en Terre-Sainte, de ses guerres et de ses alliances, là du travail des gens de petit état et des souffrances du pauvre peuple dans ce moyen-âge où le pauvre peuple avait souvent tant de peine à trouver du pain, où les chevaux de l’ennemi mangeaient en vert le blé qui devait nourrir les hommes, où les rois de France eux-mêmes n’avaient pas toujours de quoi payer le baptême de leurs enfans. Sur tous les points du territoire, c’est une évocation universelle des vieux souvenirs. Il semble que pour échapper aux inquiétudes, aux ennuis du présent, aux appréhensions de l’avenir, on se rejette avec tristesse dans le passé et qu’on cherche à se consoler de vivre en vivant avec les morts. Pour dresser l’inventaire, de tous ces livres qui parlent des vieux âges pour suivre les érudits sans s’égarer au milieu des mystères encore si nombreux de notre passé, le seul ordre qui convienne est celui qu’adoptent encore les bibliographes dans les catalogues des ouvrages relatifs à l’histoire de l’ancienne France : l’ordre géographique des anciennes provinces. Nous allons donc commencer par la Flandre et l’Artois.


FLANDRE ET ARTOIS. – LES FLAMANDS DE FRANCE. – VAN RECHEM, L’OUVRIER POETE. – LE LEGENDAIRE DE LA MORINIE. – LA CHRONIQUE DE L’AVOCAT PONTUS PAYEN.

Dans ces belles provinces, si riches en souvenirs, Lille et Arras, en qualité d’anciennes capitales et de chefs-lieux modernes, marchent en tête du mouvement historique et archéologique. L’un des représentans les plus distingués de l’érudition provinciale, M. Leglay, conservateur des archives de Lille et correspondant de l’Institut, a donné, sorts le titre de Cameracum Christianum, l’ouvrage le plus important qui ait paru depuis long-temps sur l’histoire ecclésiastique du nord de la France. Ce livre, rédigé d’après la Gallia Christiana, offre le tableau complet du diocèse de Cambrai. Il se compose de deux parties distinctes, comprenant, l’une la chronologie des évêques, des prévôts, l’histoire des abbayes, des prieurés, des hôpitaux, et la statistique du diocèse actuel, — l’autre une introduction dans laquelle M. Leglay trace un large tableau de l’histoire du catholicisme dans le nord de la France depuis le moment où l’Evangile fut annoncé pour la première fois dans la Belgique, vers la fin du IIIe siècle. Tout ce qui se rattache à ces époques lointaines est exposé par l’auteur avec beaucoup de méthode et de clarté, et un sentiment élevé de la poésie des âges héroïques de la foi chrétienne ; les faits réels sont nettement dégagés de la partie légendaire ; l’histoire de l’église se développe parallèlement à celle de la société civile, et, si nous possédions pour chacune de nos anciennes provinces un résumé aussi substantiel, l’histoire du catholicisme français serait complète dans ses moindres détails. Les qualités qui distinguent le Cameracum Christianum se retrouvent dans le Glossaire topographique de l’ancien Cambresis du même auteur. M. Leglay a joint à ce glossaire un très grand nombre de chartes inédités, et, d’une nomenclature aride, il a su faire un véritable modèle d’érudition. De plus, tout en donnant ses soins à ces curieuses publications, M. Leglay continue l’inventaire des archives des comtes de Flandre, travail énorme qui suffirait seul à assurer au laborieux érudit la reconnaissance des amis de notre histoire nationale.

Le livre de M. Louis de Baecker intitulé les Flamands de France[2] est surtout curieux par le sujet. Il se rapporte à l’une de ces tribus germaniques dont la mission providentielle semble avoir été la rénovation du monde païen ; mais tandis que les Germains, absorbés dès l’origine par la civilisation gallo-romaine, sont depuis long-temps Français par le caractère et par la langue ; les Flamands ont aidé, avec une forte empreinte de germanisme, leur idiome primitif. L’angle du territoire français baigné au nord par l’Océan, à l’ouest par la rivière d’Aa et le canal de Saint-Omer à la Lys, au midi par la Lys, et borné à l’est par la Belgique, représente, sur une superficie de soixante kilomètres de long et de quarante kilomètres de large, la terre classique de l’idiome flamand, le nederduisch. C’est à l’étude de cette langue et de ses monumens littéraires que le travail de M. de Baecker est principalement consacré. L’auteur, après avoir établi que le nederduitsch, malgré la conquête française, n’a point changé depuis deux siècles, s’attache à prouver par plusieurs exemples que cet idiome est bien réellement le vieil idiome tudesque, légèrement modifié, et l’on peut croire en effet, par les textes qu’il cite en les accompagnant d’une traduction en flamand moderne, que si les Francs du VIIIe siècle revenaient en ce monde, ils pourraient, sans trop d’embarras, soutenir une conversation avec les paysans des environs de Dunkerque et d’Hazebrouck. Quatre-vingt-douze communes de France gardent encore, d’après M. de Baecker, le dialecte primitif des peuplades conquérantes qui ont donné leur nom à la nation française, et à cet intérêt national s’ajoute par l’antiquité, dans l’étude de ce dialecte, un grand intérêt philologique.

Après avoir traité la question de linguistique, l’auteur des Flamands de France aborde la question littéraire. Les premiers monumens de la littérature flamande sont des poèmes chantés par des espèces de bardes désignés sous le nom de vinders. Ces poèmes, que M. de Baecker analyse ou traduit, ont un caractère énergique et simple qu’on ne trouble que dans les compositions tout-à-fait primitives. M. de Baecker consacre aussi une partie de son livre aux chambres de rhétorique. Il est probable que ces associations prirent naissance au XIIe siècle, et que les vinders, qui jusqu’alors avaient mené une vie errante et isolée, se réunirent en gildes ou confréries religieuses et littéraires, comme les bourgeois des villes affranchies se réunissaient en corporations industrielles ou en associations militaires. Les chambres de rhétorique commencèrent par donner sur des chariots, au milieu des rues et des places, des représentations de scènes muettes dont le sujet était emprunté aux mystères de la foi chrétienne, aux souvenirs des croisades et des pèlerinages à Jérusalem ou à Saint-Jacques de Compostelle, plus tard, les scènes dialoguées furent jouées sur des théâtres, et même dans les habitations particulières, pendant la durée des festins d’apparat. Régulièrement organisées et liées entre elles par des relations bienveillantes, les chambres étaient soumises à une hiérarchie régulière ; elles avaient un empereur, un prince souvent héréditaire, un président d’honneur, un porte-étendard, quelquefois même un bouffon, et, sous le nom de factors, des poètes qui étaient chargés de composer les pièces de théâtre et les vers qu’on répétait dans les grandes solennités. De brillans concours entretenaient entre les villes une active émulation, et des prix, connus dans les grandes communes sous le nom de joyaux du pays, dans les petites sous le nom de joyaux de la haie, récompensaient les vainqueurs de ces luttes poétiques. Au XVe siècle, les confréries littéraires de la Flandre furent pour ainsi dire arrachées, par l’esprit des temps nouveaux, à leurs traditions pacifiques. Les questions politiques et religieuses étaient désormais à l’ordre du jour, et en 1539, quand la rhétorique de Gand mit au concours ce programme : Quelle est la plus grande consolation de l’homme mourant ? de nombreux concurrens envoyèrent de tous les points de la Flandre des dissertations dans lesquelles ils attaquaient tout à la fois la politique espagnole, le pape, les moines, les indulgences. La poésie fut oubliée pour la polémique active, et l’esprit national des Flamands, comprimé par la domination étrangère, se réveilla avec une singulière ardeur dans ces joutes littéraires, qui furent interdites par les gouverneurs des Pays-Bas. Lorsque le traité d’Aix-la-Chapelle eut définitivement réuni la Flandre à la France, la littérature et la langue nationale persistèrent sous la domination nouvelle comme elles l’avaient fait sous la domination espagnole, et le siècle de Louis XIV fut aussi pour la West-Flandre une époque de brillante culture littéraire. Dunkerque citera toujours avec orgueil le nom de Michel de Swaen, auteur d’une traduction du Cid, d’une tragédie originale — l’Abdication de Charles-Quint, et de divers poèmes, dont l’intitulé : De la vie et de la mort de Jésus-Christ, offre, au jugement des personnes initiées à la langue flamande, des beautés du premier ordre et l’empreinte d’une véritable inspiration religieuse. Le XVIIIe siècle eut aussi sa pléiade, et de nos jours encore quelques poètes ont gardé, avec l’amour de la vieille nationalité, l’usage poétique et familier du vieil idiome. Hubben de Dunkerque, Bertein et Bels de Wormhout, van Rechem d’Hazebrouck, sont dans notre siècle même les derniers représentans des vinders. Van Recher surtout, par sa vie, sa pauvreté et sa foi, rappelle fidèlement ces poètes des corporations du moyen-âge qui chantaient aux palinods. Homme aimable et doux, van Rechem,un demi-siècle la modeste profession de peintre en bâtimens, allait chanter aux festins de noces des épithalames de sa composition, et, lorsqu’une famille perdait l’un de ses membres, il allait sur le bord de la fosse répéter des vers, pour dire au mort un éternel adieu et consoler les vivans des regrets de sa perte. Infirme et vieux, mais résigné, parce qu’il a toujours été honnête homme, van Rechem a obtenu de sa ville natale une place à l’hospice, et depuis long-temps, dans cet asile de ses derniers jours, il avait renoncé à la poésie, lorsqu’après février 1848, il vit de sa fenêtre planter un arbre de liberté sur une place d’Hazebrouck. Alors il improvisa une pièce de vers, la dernière qu’il ait composée, et qui commence ainsi : « L’arbre de la liberté est planté ; fasse le ciel qu’il puisse croître, et que, pour le bonheur de la patrie, on l’émonde à temps ! C’est un arbre qui pousse des rameaux étendus, mais qui donne parfois des rejetons sauvages, si l’on ne veille à l’en dépouiller. » Quelle leçon dans ces quelques lignes ! Et qu’il y a loin de ce simple bon sens à l’enthousiasme factice de la plupart des ouvriers poètes, et même des poètes qui ne sont pas ouvriers !

Le livre de M. de Baecker, qui contient, outre la partie philologique et littéraire, une partie archéologique étendue, présente un grand nombre de pages intéressantes, mais il manque d’ordre et de méthode. Des digressions dans le domaine de la littérature générale transportent le lecteur hors du sujet, qui n’est point d’ailleurs suffisamment circonscrit, et de plus, dans un ouvrage de cette nature, une bibliographie flamande eût été indispensable. Il nous semble du reste, et c’est là pour l’auteur des Flamands de France une question de loisir et de temps, car il possède toute l’érudition nécessaire, que la seconde partie de son travail contient en germe un excellent livre, l’histoire de la littérature flamande du nord de la France. Qu’il reprenne donc en sous-oeuvre cette utile et curieuse entreprise ; et les encouragemens, nous en sommes certain, ne lui feront pas défaut.

Chaque ville dans la Flandre et l’Artois a son école érudite, son groupe de travailleurs dévoués. Ainsi on doit à M. Duthilloeul, bibliothécaire de Douai, sous le titre de Douai et Lille une série de documens relatifs aux dissensions qui éclatèrent au XIIIe siècle entre ces deux cités ; à M. Wallet, de Saint-Omer, diverses descriptions des anciennes églises de cette ville et des magnifiques pavés en mosaïque et en poterie vernissée qui les décoraient ; à M. À Lefebvre, une biographie cambraisienne ; à MM. Meurice et Choulat, des notes sur les fêtes populaires du Nord ; à M. G. Pillot, une Histoire du parlement de Flandre, que l’auteur a fait imprimer à Douai après 1848, afin de donner du travail aux ouvriers typographes ; et qui joint au mérite d’une œuvre philanthropique une incontestable valeur sous le rapport de l’érudition ; à M. Bruyelle, agent-voyer principal, l’Indicateur des rues de Cambrai, des Notices sur les villes de Bapaume, de Crèvecœur, sur les communes de l’arrondissement de Cambrai, etc. ; à M. Raymond de Bertram, l’histoire de la ville romaine de Mardyck ; à M. Pilate, une Notice sur l’hôtel de ville et le beffroi de Douai. — MM. Victor Derodde, Cartier aîné et Dasendyck s’occupent, chacun de son côté, en ce moment de la monographie de Dunkerque, et. M. Arthur Dinaux poursuit avec zèle la publication de ses Archives historiques et littéraires du nord de la France, ainsi que ses études sur les trouvères.

Collecteur non moins infatigable que M. Dinaux, M. de Lafons de Mellicocq a rassemblé, dans un ouvrage intitulé les Artistes et les Ouvriers du nord de la France, toutes les pièces qui traitent de la construction des anciens édifices dans la Picardie, l’Artois, la Flandre et le midi de la Belgique aux XIVe, XVe et XVIe siècles. Chercheur intrépide, M, de Mellicocq, à force de fouiller les archives et d’interroger les parchemins, a souvent rencontré des pièces curieuses, et les documens qu’il édite pourraient offrir d’excellens instrumenta ; mais par malheur il aime mieux publier que choisir, et de la sorte il enfouit souvent des choses précieuses sous un fatras d’inutilités. C’est là, du reste, un reproche qu’on peut adresser à la plupart des éditeurs, et surtout aux éditeurs d’archéologique artistique. Sans doute, ce serait se montrer ingrat que de laisser dans l’oubli les noms des hommes qui ont orné la ville France de tant de monumens magnifiques ; mais il ne faut pas confondre les artisans avec les artistes, et, sous prétexte de gratitude et d’admiration, écrire l’histoire des maçons, des charpentiers, et la monographie du prix des clous et des lattes. Ainsi réduite aux infiniment petits, l’érudition perd tout son intérêt, et n’est plus pour l’esprit qu’urne occupation stérile.

Le clergé, dans les départemens du Nord et du Pas-de-Calais, s’est associé, comme partout, au mouvement historique ; mais, dans cette partie de la France où la tradition religieuse est si puissante, il s’est à peu près exclusivement renfermé dans les études hagiographiques. C’est dans cette spécialité qu’il faut ranger le légendaire de la Morinie, qui contient l’analyse des travaux publiés par les bollandistes et par Ghesquière sur les saints de cette contrée, et l’excellente traduction de la Vie de saint Eloi, écrite au VIIe siècle par saint Ouen, traduction à laquelle l’auteur, M. Parenty, vicaire capitulaire d’Arras, a joint une notice, malheureusement trop sommaire, sur une ancienne abbaye d’augustins, située au village du Mont-Saint-Eloi.

Parmi les publications récentes qui ont plus particulièrement pour objet l’ancien Artois, nous placerons au premier rang celles de M. Achmet d’Héricourt, qui, jeune encore, a donné sur cette province une dizaine de volumes, études originales, dissertations ou documens inédits. Dans les trois derniers concours des antiquités nationales, M. d’Héricourt a obtenu des mentions honorables pour une Histoire de l’Administration militaire de la ville d’Arras, une Histoire de Béthune et une Bibliographie arrageoise. De plus, il a publié depuis quatre ans une notice sur Carenci et ses Seigneurs, et les Troubles d’Arras. Carenci, qui n’est aujourd’hui qu’un tout petit village, a été possédé, sous l’ancienne monarchie, par de grandes familles historiques, les Béthune, les Châtillon, les Condé, les Montmorency, et, en retraçant l’histoire de cette localité, M. d’Héricourt a donné sur la constitution féodale du pays des détails exacts et curieux. Les Troubles d’Arras sont la reproduction de XVIe siècle relatifs à la guerre intestine et aux désordres dont cette ville fut le théâtre en 1577 et 1578, et dont la religion fut la cause ou le prétexte. Le plus important de ces documens est un mémoire de l’avocat Pontus Payen, qui appartenait au parti catholique, et qui présente sous un jour très dramatique les événemens dont il fut le témoin et dont il s’est fait le narrateur souvent très partial comme le sont presque tous les historiens du XVIe siècle, quel que soit d’ailleurs leur drapeau. Un fait surtout nous a frappé en parcourant ces pages d’un bourgeois obscur et oublié, qui eut pour horizon que l’enceinte de sa ville, et ce fait, c’est la parfaite similitude qu’offrent entre elles toutes les agitations populaires, sur quelque théâtre qu’elles se manifestent, dans la vaste étendue d’un royaume, d’une république, ou dans l’étroite banlieue d’une ville. Certes, il a raison l’avocat Payen, et c’est notre histoire qu’il écrit par anticipation lorsqu’il dit, au début de sa Chronique, que, lorsqu’on veut « altérer l’ordre des estats, » on commence par « se targuer du nom du bien publicq, » et que la meilleure ruse pour attirer un peuple à la sédition, c’est de lui promettre « liberté et exemption des tailles et gabelles ; » car « c’est ainsy que se couvre ordinairement tout usurpateur qui faict parade d’un prouffit publicq et, réformation d’estat, affin que le peuple charmé avec ung sy honneste tittre ne voye la corruption de celuy quy ne désire aultre chose que tout engloutir pour resaissement de sa grande et insatiable convoitise. » L’usurpateur à Arras, c’était le prince d’Orange ; ses partisans, c’étaient les calvinistes, et l’instrument des calvinistes, c’était le peuple, dont l’immense majorité cependant était catholique, mais qui, habilement exploité par des meneurs, suivait les calvinistes dans l’espoir de s’enrichir du bien des églises et des abbayes. La bourgeoisie, comme toujours, resta indifférente aux premiers symptômes d’agitation ; et elle ne se réveilla « d’ung somme profond » qu’au moment où elle se vit sérieusement menacée par le peuple, auquel on avait distribué les armes déposées à l’hôtel de ville et appartenant aux bourgeois. Maître Pontus Payen remarque à ce propos qu’il n’est pas « expédient pour la seureté publicque d’armer indifféramment tout le monde, » et il cite à l’appui de cette opinion l’exemple des Mitéléniens et des Groeqs, comme nous pourrions citer aujourd’hui l’exemple de la garde nationale de 1848. L’un des premiers actes du peuple révolutionné fut de nommer un gouvernement de quinze tribuns, et d’envahir l’échevinage où se trouvaient les magistrats légalement institués : ce fut le 15 mai de cette émeute. À cette occasion, maître Pontus Payen fait les réflexions suivantes, qui ne manquent pas d’à-propos : « Au temps que le magistrat estoit en honneur, — je ne parle que d’un ang auparavant, — la sommation d’ung petit sergent faisoit comparoir les plus braves, et ung papier de quatre doigts de largeur attaché à l’une des colonnes de la halle faisoit trembler les plus furieulx ; le nom du magistrat estoit tant révéré que le meilleur gentilhomme de la cille n’eust voullu présumer d’entrer dans la chambre du conseil qu’en demandant audience en toute humilité ; mais dans ce jour je vis cette chambre indignement prophaner, et fouller aux pieds par ung tas de belistres et infames poltrons l’auctorité du magistrat, et ny avoit lors homme sy hardy s’il ne eust esté fasché de vivre qui eust ausé dire seullement :: enffans vous faictes mal, celuy d’entre eulx quy se monstroit le plus insolent estoit tenu pour meilleur patriot ; et il me souvient d’ung de la troupe le quel monta sur la bancq des échevins., ung aultre engoua son arcquebuze le cocquelet abbaissé pour tirer le conseilter de ville… Ce galand quy venoit de fort bons parents avoit dissipé son bien par prodigalité et mauvais gouvernement… Il estoit tellement suprins de vin qu’il ne se cognoissoit soy mesme, etc. » Nous ne multiplierons pas les citations ; il nous suffira de dire que les rapprochemens de ce genre se présentent à chaque page dans le cours du livre ; l’histoire du passé y tourne sans cesse à l’allusion contemporaine, et M. d’Héricourt, qui se montre partout dans ses publications l’ami du progrès calme et régulier, ne pouvait choisir un texte à la fois plus intéressant et plus instructif. Nous l’engageons à poursuivre ses études et ses recherches, en lui recommandant toutefois de se concentrer davantage. L’histoire de l’Artois est encore à faire, et nous ne doutons pas qu’en appliquant à cette œuvre importante son zèle et son savoir, M, d’Héricourt ne la mène à bonne fin.

Aux nombreux travaux que nous venons de indiquer il faut ajouter les articles dispersés dans les recueils des sociétés savantes de Lille, Arras, Douai, Cambrai, Calais, et de la société de la Morinie, qui réunit en un faisceau commun les archéologues et les érudits de l’extrême nord. Les Mémoires de la Société de Cambrai, édités avec un luxe qui prouve que la typographie a fait en province les mêmes progrès que l’érudition, contiennent, entre autres morceaux distingués, une notice de M. A Lefebvre sur la vie de l’archevêque Van-der-Burch et les fondations de charité dont ce prélat a doté sa ville épiscopale, et un éloge historique du dernier archevêque de Cambrai, M. de Belmas, par M. L. Lasalve. Cet éloge, qui ne comprend pas moins de cent soixante-seize pages in-octavo, est suivi de notes justificatives et historiques, dont quelques-unes se rapportent à des époques fort reculées et présentent des faits intéressans et peu connus. Outre ses Mémoires, la Société centrale du Nord, séant à Douai, a commencé la publication d’une série de documens dont le premier volume a paru en 1849 sous -le titre de Recueil d’actes des XIIe et XIIIe siècles, en langue wallonne du nord de la France, avec une introduction et des notes, par M. Tailliar. Ce volume contient deux cent vingt-sept actes dont cent dix-huit ne dépassent pas l’année 1250. Le savant éditeur, qui s’est fait connaître par des recherches approfondies sur l’ancien droit municipal de la Flandre et de l’Artois, étudié les textes wallons contenus dans le volume dont nous venons de parler au double point de vue des institutions et des coutumes dont ces textes constatent l’existence, du droit public et privé dont ils sont l’expression : c’était là une tâche difficile, et M. Tailliar s’en est aussi heureusement acquitté comme philologue que comme jurisconsulte. L’académie d’Arras, dont Voltaire disait : « C’est une bonne fille qui n’a jamais fait parler d’elle, » a tenu à honneur, depuis le XVIIIe siècle jusqu’à notre temps, de répondre à cette épigramme par une série non interrompue de travaux estimables.

Une seconde société, désignée sous le nom de Commission des antiquités départementales, s’est récemment constituée dans cette ville. Le but de cette association, qui compte au nombre de ses membres les plus actifs M. l’abbé Parenty, de Linas, Henneguier, Achmet d’Héricourt, est d’appeler l’attention de l’autorité sur les monumens historiques, de prévenir des mutilations malheureusement trop fréquentes, et de surveiller les restaurations ; elle a reçu, en 1849, du conseil-général, la mission de publier un Album départemental, dont les deux premières livraisons ont paru récemment, avec une introduction de élégamment écrite par M. Harbaville, auteur du Mémorial historique du Pas-de-Calais. Ce qui caractérise les divers travaux dont nous venons de parler, c’est surtout l’exactitude et l’étendue des recherches. Esprits positifs et sérieux, les Flamands et les Artésiens ne se laissent point entraîner par les systèmes. Ils cherchent avant tous les faits, les dates précises, les éclaircissemens. Sévères et correctes dans la forme, ils appartiennent, par les idées, à l’école des bénédictins plutôt qu’à l’école moderne, et comme ils se souviennent de quelle manière ils ont été traités par leurs compatriotes Robespierre et Joseph Lebon, ils se montrent en politique très peu sympathiques aux théories de la terreur, et en religion ils sont plus près de De Maisre et de Bonald que de Voltaire, ce qui ne les empêche pas d’être sincèrement attachés à la cause de la liberté et du progrès, mais de la liberté tolérante et du progrès pratique.


II. – PICARDIE. – LA MILICE D’AMIENS. – UN MUSEE CELTIQUE. – LA SOCIETE DES ANTIQUAIRES DE PICARDIE ET LA SOCIETE ACADEMIQUE DE L’OISE.

La Picardie, pays de communes et de traditions comme la Flandre et l’Artois, s’est montrée, ainsi que ces deux provinces, fort curieuse de son passé. Amiens, qui, dans les dernières années de la restauration, était encore une ville exclusivement industrielle, s’est métamorphosée en succursale de l’Académie des Inscriptions et malgré les agitations de ces dernières années, les travaux de l’érudition ne s’y sont point ralentis. Les Coutumes locales du bailliage d’Amiens, par M. Bouthors, savant travail plein de vues exactes et judicieuses ; la Bibliographie picarde, de M. Dufour ; les actes de l’Église d’Amiens, publiés par les soins du vénérable évêque de cette ville, M. Mioland ; les Recherches de M. Rigollot sur les peuples d’origine germanique qui ont envahi la Gaule au Ve siècle, et son Essai su les arts du dessin en Picardie depuis l’époque gallo-romaine jusqu’à la renaissance, essai dans lequel on retrouve les qualités qui ont placé l’auteur au premier rang des savans de la province ; la Notice de M. Janvier sur les milices communales ; l’excellente Biographie de Ducange, par M. Hardorin ; la nouvelle édition de l’Histoire d’Amiens, et le Département de la Somme, de M. Dusevel ; la Descritpion de la Cathédrale d’Amiens, de M. Goze, les Stalles de cette même cathédrale, de MM. les abbés Duval et Jourdain, telles sont les publications récentes les plus notables qui complètent le contingent de l’érudition amiénoise. Le plus grand nombre de ces publications, par le caractère spécial des recherches et l’extrême gravité du sujet, s’adressent surtout aux archéologues et aux savans. MM. Dusevel et Janvier s’adressent plus particulièrement à toutes les classes de lecteurs, et c’est là sans contredit un mérite de plus.

En exposant l’origine des milices communales d’Amiens, M. Janvier a fort bien saisi le caractère de cette institution dans le Nord. Née de la commune, la milice est comme elle une association de défense mutuelle. On recourait à la force, parce qu’on était menacé par la force. « Si la commune est violée, dit la charte de Noyon, tous ceux qui l’auront jurée devront marcher pour la défendre. » Ainsi les constitutions urbaines du moyen-âge, comme notre constitution républicaine, étaient confiées à la garde de tous les citoyens. À Amiens, comme dans la plupart des villes de loi, les obligations de la milice comprenaient le service intérieur de la place et le service militaire pour le roi, ce qui équivalait, pour la bourgeoisie, à l’ost et à la chevauchée de la noblesse. Jusqu’en 1316, la milice amiénoise fut placée sous l’autorité exclusive du maître ; c’est à cette date seulement que la royauté intervint pour réglementer son organisation, et depuis lors la ville ne cessa de lutter contre les capitaines qui partageaient avec le maire la police militaire de la cité. Du reste, chaque fois que, dans les guerres incessantes du moyen-âge, on fit appel à son courage, la milice d’Amiens se montra toujours prête à marcher. Elle combattit vaillamment à Bouvines, à Mons-en-Puelle, à Poissy, où elle fut écrasée par l’armée d’Edouard III le 16 août 1346 ; elle assista à une infinité de siéges, prit une part active aux affaires de la ligue, et de notre temps même on la retrouve au siége de Lille, à la défense de Cadzan et aux barricades de juin, au pied desquelles elle a laissé des morts. La publication de M. Janvier est intéressante, et curieuse surtout à comparer avec les études du même genre concernant les milices de Rouen et de Nantes ; mais nous aurions voulu plus d’ordre et de méthode, moins de phrases pittoresques au début, et surtout plus de développemens sur les expéditions militaires auxquelles la milice amiénoise, devenue garde nationale du chef-lieu de la Somme, a pris part de notre temps, car nous ne pensons pas, comme on l’a dit souvent, que les monographies locales doivent s’arrêter à 89 ; l’histoire contemporaine nous intéresse plus vivement par cela même qu’elle nous touche de plus près, et si on néglige de l’écrire, sous prétexte qu’elle est aujourd’hui connue de tout le monde, il est évident que, dans un siècle, elle ne sera plus connue de personne.

Peu de villes, on le voit, sont aussi riches qu’Amiens en publications historiques, et surtout en publications d’un genre aussi varié ; cependant ce n’est point tout encore, et tout récemment la vieille capitale de la Picardie s’est enrichie d’un précieux volume publié par M. Augustin Thierry. Ce volume, qui ouvre la série des Documens inédits relatifs au tiers-état, se compose de deux parties distinctes, comprenant, l’une une introduction dans laquelle M. Thierry expose, avec l’éclat de son grand style, l’origine et le développement du tiers-état, depuis le mouvement d’affranchissement du XIIe siècle jusqu’à la révolution de 89, — l’autre les documens qui concernent l’existence municipale de la ville d’Amiens jusqu’au XVe siècle. On a de la sorte, pour l’histoire politique de la France entière, une appréciation générale de l’un des faits sociaux les plus importans du passé, et pour l’histoire particulière un excellent spécimen de publication.

Dans le département de la Somme, les villes d’Abbeville et de Doullens, chacune selon son importance relative, ne sont point restées en arrière du chef-lieu. Sous le titre d’Antiquités celtiques et antédiluviennes, M. de Perthes a publié, à Abbeville, un livre qui touche tout à la fois aux questions les plus intéressantes de l’archéologie et aux plus hauts problèmes géologiques. Dans un ouvrage intitulé de la Création, M. Boucher de Perthes s’était attaché à cette idée que l’on devait tôt ou tard trouver les traces d’une race d’hommes antédiluvienne. Pour arriver à la preuve matérielle de cette assertion, il s’est livré aux plus actives recherches, et le résultat de ses recherches l’a conduit à conclure qu’il existait dans les bancs tertiaires, au milieu des débris de mastodontes et d’éléphans fossiles, des traces de la présence des hommes. Cette opinion, qui est en désaccord complet avec la science moderne trouvera nécessairement contradicteurs ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il est résulté des recherches de l’auteur une très-belle collection d’objets provenant de ces races fortes et vaillantes qui nous ont précédés sur la terre de France quand elle portait un autre nom. Tous les objets décrits dans les Antiquités celtiques ont été réunis dans une vaste galerie que l’auteur a fait construire en 1848. Ce musée, unique en son genre, offre un spécimen complet de l’industrie humaine à l’époque où l’usage du fer n’était point encore connu. On y trouve des haches de pierre emmanchées et montées dans des cornes de cerf, des silex taillés et tranchans comme nos couteaux modernes, des lances ou des javelots formés avec des tibias humains effilés et durcis au feu, des boîtes à parfums faites avec des rotules de boeuf, de petites scies, des coins, des marteaux en cailloux ; des silex de forme annulaire, soigneusement polis, percés à leur centre d’un trou rond et régulier, et qui servaient à former des colliers et des bracelets. Le musée de M. de Perthes est sans contredit l’une des plus curieuses créations archéologiques qui aient été faites en France dans ces dernières années, comme son livre est un de ceux qui sont de nature à éveiller les discussions les plus sérieuses.

À côté de ce travail, qui est avant tout une œuvre de théorie générale, nous indiquerons encore, dans la même ville, les travaux tout-à-fait particuliers au pays de MM. de Marsy, F. Louandre et Prarond ; le premier a donné une bonne Notice sur les coins monétaires qui existaient à l’échevinage d’Abbeville avant 89, et sur les principales monnaies du Ponthieu ; le second, une chronologie annotée des maieurs et des maires de la même ville, de 1184 à 1847. Les maires d’Abbeville, qui exerçaient une autorité quasi-souveraine, avaient le commandement militaire de la cité, et même le commandement des troupes royales qui s’y trouvaient en garnison ; ils étaient en possession de la haute justice ; ils condamnaient à mort sans appel ; avec exécution dans les vingt-quatre heures, et, pour s’assurer que leurs sentences étaient bien exécutées, ils allaient eux-mêmes conduire les coupables au pilori, et ils leur passaient la corde au cou en leur adressant une allocution paternelle. Ce qui rend intéressant l’opuscule sur les maires d’Abbeville, c’est qu’il montre avec quelle indépendance et quelle force certaines communes étaient organisées moyen-âge, et combien le principe de l’autorité était énergiquement constitué dans la démocratie municipale. Si, dans le nord de la France, la responsabilité des officiers des échevinages était considérable, leur inviolabilité l’était également. Le pouvoir, délégué par tous, devait être respecté par tous, et ceux qui se permettaient de le calomnier n’en étaient pas toujours quittes pour une oreille ou le bout de la langue ; on les bannissait après les avoir mutilés et quelquefois même on les pendait. Les Notices de M. Ernest Prarond sur les rues et les faubourgs d’Abbeville, et son Voyage dans l’arrondissement de cette ville ont un cachet de distinction littéraire qu’il est rare de rencontrer dans les livres du même genre. M. Prarond, qui a publié de jolis vers, a gardé, dans ce travail d’érudition locale, ses inspirations d’artiste. En donnant pour épigraphe à son livre le mot des flaneurs de l’antiquité : Per vias et pluteas, il a expliqué en fort bons termes comment il appartient à cette école d’érudits locaux, qui forment, dans chaque ville du nord, une académie des inscriptions renfermée dans la banlieue, et qui s’attachent d’âge en âge à recueillir la tradition qui s’efface, à sauver la pierre qui tombe du monument. L’affection qui se lie aux lieux où l’on est né, aux premières impressions de la vie, le retour involontaire de l’esprit sur les choses du passé, si simples et si peu importantes que soient ces choses, voilà, dit-il, les sentimens qui ont inspiré son travail, et nous ajouterons, pour notre part, qui l’ont inspiré heureusement, surtout dans la partie anecdotique et dans toutes les questions qui touchent au côté élégiaque de l’histoire.

M. Labourt, de Doullens, à qui l’on doit, entre autres, un Essai sur l’origine des villes de Picardie, a publié, en 1848, un livré curieux : Recherches historiques et statistiques sur l’intempérance des classes laborieuses et les enfans trouvés. Lorsque la plupart des écrivains de notre temps ne parlent au peuple que de ses droits, M. Labourt s’est appliqué à lui parler de ses devoirs, et il a mis, avec indépendance et talent, une vaste érudition au service d’une pensée utile et morale.

Dans le département de l’Oise, qui est en partie un démembrement de l’ancienne Picardie, M. E. Woillez a publié dans le format in-folio, avec des dessins d’une très bonne exécution, l’Archéologie des monumens religieux du Beauvaisis, depuis le Ve siècle jusque vers la fin du XIIe, et dans ce livre exact et savant il a démontré que le Beauvaisis possédait, durant la période romane, une école d’architecture religieuse indigène, parfaitement caractérisée ; on doit encore à M. Woillez une Iconographie des plantes aroïdes, telles qu’on les figurait au moyen-âge en Picardie, et considérées comme origine de la fleur de lys. Ce dernier travail est fort ingénieux, mais nous pensons qu’il est difficile d’arriver, dans la question qui s’y trouve traitée, à un éclaircissement complet. Beneton de Peyrins, Bullet et une foule d’autres érudits s’en étaient vivement préoccupés sous l’ancienne monarchie : les uns ont vu dans les fleurons qui se montrent, sur quelques monumens figurés, aux couronnes de la seconde race, le type primitif de cet emblème, d’autres ont vu ou cru voir dans ces fleuron des lys véritables ; mais comme on ne peut faire positivement la distinction des fleurons et des lys, comme les monumens d’après lesquels on a disserté étaient souvent d’une date incertaine, il est résulté de là une grande obscurité. Quand on pose nettement la question en ces termes : Qu’est-ce que la fleur de lys telle qu’on la voit représentée sur le blason royal ? est-ce une fleur, un fer de lance, ou le type dégénéré de l’abeille impériale ? à quelle époque la voit-on paraître ? — on ne peut répondre que par des conjectures. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on trouve des lys sur les sceaux des empereurs d’Allemagne, sur les couronnes de quelques rois d’Angleterre, antérieurement à l’époque où ils commencèrent à figurer dans les armoiries des rois de France : ce n’est qu’au XIIe siècle qu’ils furent adoptés dans le blason héréditaire d’une famille souveraine, et ce n’est qu’à cette date qu’ils sont mentionnés par les textes dans une ordonnance rendue en 1179 sur les cérémonies du couronnement, et dans Rigord, qui écrivait sous Philippe-Auguste. M. Woillez a fait beaucoup mieux que ses prédécesseurs : il a soutenu sa thèse avec beaucoup de savoir et de sagacité ; mais cette thèse ne nous paraît pas concluante, et il aurait pu, ce nous semble, choisir un sujet plus heureux. Il en est de ce problème héraldique comme de tant d’autres questions qui ont le privilège d’offrir aux discussions des érudits un texte inépuisable. Le dernier venu prouve inévitablement que ses prédécesseurs se sont trompés ; ce qui n’empêche pas que l’opinion pour laquelle il a dépensé beaucoup de temps et de travail reste à son tour à l’état d’hypothèse : c’est la quadrature du cercle, ou le mouvement perpétuel de l’érudition.

Aux nombreux travaux que nous venons d’énumérer il faut ajouter les Mémoires des sociétés savantes d’Abbeville de Saint-Quentin d’Amiens et de Beauvais. La plus notable de ces sociétés, celle des antiquaires de Picardie, vient de publier le tome XI de ses Mémoires, ainsi que la première livraison de l'introduction à l’Histoire générale de la Picardie par le bénédiction dom Grenier, qui, dans le XVIIIe siècle, fut chargé par le gouvernement d’écrire l’histoire de cette Province, et dont les manuscrits, qui forment à eux seuls une bibliothèque considérable, sont conservés dans le dépôt de la rue Richelieu. La société des antiquaires de Picardie, en se constituant, s’est placée sous le patronage de l’un des savans les plus célèbres de l’Europe, l’Amiénois Ducange ; elle a dignement payé la dette de la reconnaissance publique envers la mémoire de cet homme vraiment extraordinaire en lui élevant une statue dans sa ville natale, et l’on peut dire aussi qu’elle se montre, par son zèle et ses travaux, jalouse de prouver que les traditions de ce maître illustre sont encore vivantes et fécondes dans la ville qui s’honore de l’avoir vu naître. Le dernier volume publié par cette laborieuse association contient le Glossaire étymologique et comparatif du patois picard ancien et moderne, de M. l’abbé Jules Corblet. Ce glossaire, disposé avec beaucoup d’ordre, se divise en deux parties distinctes, comprenant l’une l’histoire philologique du patois, l’autre un vocabulaire où sont réunis plus de six mille mots. Suivant M. Corblet, treize patois principaux se partagent l’ancienne France de la langue d’oïl : le wallon, dans le Nord et le Pas-de-Calais ; le rouchi, à Valenciennes ; le picard, le normand, l’austrasien, le champenois, le haut-breton, le poitevin, le saintongeois, le tourangeau, le berrichon, le bourguignon, le franc-comtois. De tous ces dialectes, c’est le picard, suivant l’auteur du Glossaire, qui a le mieux conservé la physionomie de la langue du moyen-âge, et qui a le plus influé sur la formation de la langue moderne. M. Corblet, que sa qualité d’enfant de la Picardie pourrait faire accuser de partialité, invoque à l’appui de cette opinion le témoignage d’hommes qui, dans ces derniers temps, se sont occupés avec succès des origines de notre langue, MM. Gustave Fallot et Génin, et cette opinion nous paraît de toute justesse. Les formes grammaticales, l’orthographe, la prononciation, la syntaxe de l’idiome picard, sont étudiées dans l’introduction du Glossaire avec beaucoup de sagacité ; on y trouve aussi un curieux chapitre sur les proverbes, maximes et dictons, et de même que les formes grammaticales du picard moderne rappellent le génie de notre vieille langue nationale, de même les aphorismes de la sagesse populaire rappellent l’esprit à la fois naïf et railleur des trouvères les plus heureusement inspirés. Le travail de M. Corblet sera consulté avec fruit par les philologues, avec un vif intérêt par les Picards, et nous n’hésiterons pas à le proposer comme un modèle de méthode aux personnes savantes qui voudraient s’occuper des mêmes questions.

Le Bulletin de l’Athénée du Beauvaisis et les Mémoires de la Société académique de l’Oise méritent également d’être distingués. On y trouve, entre autres, un résumé historique de la musique en France, par M. Victor Magnien, résumé qui, sans avoir les développemens des mémoires de MM. Coussemaker et Bottée de Toulmont, renferme cependant des renseignemens utiles ; une étude de M. Auguste Morel sur l’abbé Dubos, considéré comme critique, comme diplomate et comme historien ; un mémoire de M. de Pongerville sur l’invasion du roi d’Angleterre Édouard III en 1346, invasion qui fut marquée par la sanglante défaite de Crécy. Ce mémoire, qui intéresse à la fois l’histoire et la stratégie, offre, sur l’un des plus grands événemens militaires du moyen-âge, des vues nouvelles et des rectifications d’autant plus importantes que cette bataille a été pour ainsi dire défigurée dans l’histoire générale. Parmi les livres ou les travaux qui se rapportent particulièrement à la ville de Beauvais, nous mentionnerons la description des deux grandes rosaces, de la cathédrale de cette ville, par M. l’abbé Barraud, la notice sur la Procession de l’assaut, par M. Danjou, et la Fête de l’Ane, de M. l’abbé Corblet. Cette cérémonie burlesque, que l’on a dans ces derniers temps classée parmi les drames liturgiques, fut instituée dans le cours du IXe siècle. Le 14 janvier de chaque année, une jeune fille, montée sur un âne et tenant un enfant dans les bras, pour représenter la fuite en Égypte, se rendait de la cathédrale à l’église Saint-Étienne. La jeune fille portait une chape d’or, l’âne était magnifiquement caparaçonné ; le clergé les introduisait en grande pompe dans le sanctuaire, et pendant la célébration de l’office, le Kyrie, le Gloria, le credo, se terminaient toujours par ce cri trois fois répété : Hi, han ! Après l’épître, on chantait la prose de l’âne, dont chaque couplet avait pour refrain :

Hez ! sire âne, car chantez,
Belle bouche rechignez,
Vous aurez du foin assez
Et de l’avoine à plantez.

Ce que nous avons dit de l’esprit historique de l’Artois et de la Flandre s’applique également à la Picardie C’est la même exactitude, la même préoccupation positive des faits, et, pour tout ce qui touche aux questions politiques dans le passé comme dans le présent, le même sentiment d’ordre et de liberté sage.


III. – ILE-DE-FRANCE, CHAMPAGNE ET LORRAINE. – L’ACADEMIE DE REIMS. – POLEMIQUE ARCHEOLOGIQUE ENTRE SENS ET PROVINS. – NOUVELLES RECHERCHES SUR L’HISTOIRE DE LORRAINE.

Dans l’Ile-de-France et la Champagne, la renaissance des études historiques a surtout été marquée par la création de plusieurs sociétés savantes. L’académie de Reims, qui date de 1841, a mis au jour, depuis cette époque, seize volumes de mémoires, et elle a signalé ses débuts en faisant imprimer à ses frais, pour une somme de 19,000 francs, l’Histoire de la cité, ville et université de Reims, par le bénédictin dom Marlot. On connaissait déjà de cet érudit l’ouvrage intitulé : Metropolensis Remensis historia, en deux volumes in-folio ; mais le texte français inédit, publié par l’académie de Reims en quatre volumes in-quarto, est bien autrement intéressant que l’ouvrage latin. L’académie de Reims travaille en outre à une traduction annotée de Flodoard, et elle prépare la publication des documens relatifs à la vie de Gerbert, documens inconnus jusqu’à ce jour et qui ont été rapportés de Rome par M. Gousset, lors de sa promotion au cardinalat. Gerbert, moine français, l’un des plus grands esprit du moyen-âge, après avoir été précepteur du roi Robert, fut, on le sait, archevêque de Reims ; il mourut pape en 1003, sous le nom de Sylvestre II, et c’est à lui qu’on attribue l’une des plus belles inventions de l’industrie humaine, celle des horloges à roues dentées. Le moyen-âge, frappé de son génie, le regarda comme un sorcier, et certes tout ce qui se rapporte à un homme de cette valeur ne peut manquer d’exciter l’intérêt. La Société de l’Aube, tout en s’occupant plus particulièrement d’agriculture, n’a pas négligé l’histoire. On lui doit quelques mémoires et la fondation du musée de Troyes. Celle de Langres, créée en 1842, s’est donné pour principale mission de recueillir et de publier les documens qui se rattachent aux diverses localités du département de la Haute-Marne, et de réunir en même temps les inscriptions antiques et du moyen-âge.

Ville gauloise, municipe romain, commune orageuse et puissante, métropole ecclésiastique, Reims, l’antique Durocortorum, est justement fière de son passé, et à toutes les époques, y compris l’époque mérovingienne, son histoire a été curieusement étudiée. Sans parler des monographies d’Anquetil, de Géruzez, de Camus Daras, elle a eu, de notre temps et parmi ses enfans mêmes de laborieux annalistes : M. Louis Pàris, éditeur de la Chronique de Rains ; M. P. Varin, qui a commencé dans la Collection des documens inédits la publication de ses Archives ecclésiastiques, municipales, judiciaires et industrielles, travail considérable auquel le savant éditeur se dévouait avec une patience infatigable, lorsque la mort vint l’enlever jeune encore à l’enseignement de l’histoire. Travailleur non moins zélé que M. Varin, M. Prosper Tarbé, tout en publiant en collaboration avec M. Macquart une monographie de sa ville natale et une brochure sur les dalles de Saint-Nicaise, a donné, de 1848 à 1851, la collection en treize volumes in-8o des poètes champenois antérieurs au XVIe siècle, avec notices, variantes, éclaircissemens et glossaires. La Champagne, qui a donné à la France un si grand nombre d’hommes éminens dans tous les genres, Joinville,Villehardouin, Gerson, Jeanne d’Arc, Mignard, Mabillon, La Fontaine, Colbert, Turenne, Diderot, la Champagne a donné aussi dans le moyen-âge des poètes auxquels il n’a manqué souvent qu’une langue plus parfaite. En populrisant aujourd’hui les œuvres de Guillaume de Machault, d’Eustache Deschamps, de Chrestien de Troyes, de Godefroy de Laigny, de Bertrand de Bar, Guillaume Coquillart, de Thibault IV, comte de Champagne et roi de Navarre, et des chansonniers champenois des XIIe et XIIIe siècles, M. Tarbé a donc rendu un véritable service non-seulement à l’histoire de la province, mais encore à celle de notre vieille littérature. Son recueil contient un grand nombre de morceaux inédits ; mais on peut lui adresser le reproche d’avoir mis dans ce travail un peu trop de précipitation, ce qui nuit à la correction des textes. Cette réserve faite, on ne peut qu’adresser de sincères éloges à l’éditeur, car les publications de ce genre, toujours très dispendieuses, ne s’adressent qu’à un public restreint. En Angleterre, elles sont faites aux frais des amateurs riches, tandis qu’en France, où elles n’ont point ce puissant appui, elles deviennent souvent une très lourde charge pour ceux qui ont le courage de les entreprendre ; et à ce titre seul elles ont droit à l’indulgence de la critique.

MM. Guillemin de Currel, Dollet, Feriel, Bouillevaux, Marcel Richier, Pothier, Jolibois, A. Aufauvre et M. l’abbé Godard se sont particulièrement occupés du département de l’Aube et de la Haute-Marne. M. Aufauvre a donné un bon texte à l’Album monumental de l’Aube, dessiné et gravé à deux teintes par Ch. Fichot et on doit à M. Godard, professeur au séminaire de Langres, un Cours d’archéologie sacrée qui se recommande par des qualités sérieuses ; mais il nous semble que M. Godard juge beaucoup trop sévèrement la renaissance. Admirateur passionné du style architectonique du XIIIe siècle, il veut le faire revivre dans les constructions modernes, et il présente un devis d’église dans ce style pour une commune de mille habitans, car son cours, comme tous ceux qui sont professés dans les écoles ecclésiastiques, n’a point seulement pour but de faire connaître le passé au simple point de vue de la curiosité érudite, mais aussi de mettre les membres du jeune clergé parfaitement à même de diriger des travaux d’architecture religieuse, et de défendre les édifices consacrés au culte contre les restaurations inintelligentes.

Dans le département de Seine-et-Marne, qui fît primitivement partie de la Champagne et qui appartint ensuite à l’Ile-de-France, Provins est par excellence la ville de la polémique historique et archéologique, et la querelle date de loin. Voici à quelle occasion : César parle dans ses Commentaires d’une ville puissante du pays des Sennonais, Agendicum, qu’un chef gaulois du nom d’Acon défendit vaillamment contre Labienus, de la résistance opiniâtre que lui-même, César, éprouva dans cette contrée belliqueuse, du traitement cruel qu’il fit subir aux habitans, et de l’héroïsme du dernier des chefs gaulois de cette contre, Drapès, qui, après la défaite, aima mieux se laisser mourir de faim que de vivre esclave. Il y avait là dans ces glorieux souvenirs de quoi éveiller bien des vanités locales ; aussi Sens et Provins se disputèrent-elles l’honneur, d’être l’antique Agendicum. On commença par discuter sur l’étymologie du nom de la vile gallo-romaine : les uns découvrirent que ce nom venait d’agenda dicere, dire les choses qu’il faut faire ; les autres, d’Agendicum Castellum, château dans lequel se trouvaient les moyens de faire la guerre, in quo erant rationes agendi in bello. Enfin, en 1789, la municipalité de Sens décida, sans s’occuper des questions étymologiques, que cette dernière ville était bien réellement la vaillante cité mentionnée par César et, adoptant le martyr de l’indépendance gauloise pour un de ses enfans, elle donna à l’ancienne place du Cloître le nom de place Drapès. L’amour-propre des Provinois s’émut de cette décision : ils se déclarèrent Agendiciens, et ils entrèrent en campagne, ou plutôt ils recommencèrent une guerre qui remontait au XVIe siècle. Vers 1818, lin ancien conventionnel, M. Opoix, raviva de nouveau la querelle en cherchant à démontrer qu’Agendicum et Provins étaient une seule et même ville, et de plus que cette ville, à un certain moment de l’histoire qu’il n’est point facile de déterminer, avait pris le nom d’Anatilorum, qui se compose des mots Anas, canard, et Lorum, courroie, ce qui veut dire qu’on y élevait de très bons canards et qu’on y préparait fort bien les cuirs. La dissertation de M. Opoix ; quoique complètement dénuée de vraisemblance historique, fit sensation dans le département de Seine-et-Marne : elle eut trois éditions, et l’opinion de l’auteur fut soutenue très chaudement par MM. Achaintre, Barrau, Doë, Thiérion, Opoix fils et Cénégal, et non moins chaudement contredite par M. Allou, aujourd’hui évêque de Meaux, dont le mémoire a été imprimé en 1846 dans le Bulletin de la Société archéologique de Sens, et par MM. Pacques, Victor Petit et Félix Bourquelot. Il y eut dans ce tournoi d’érudition de moult belles appertises d’armes, comme on eût dit au moyen-âge, et les coups les plus rudes furent portés par M. Bourquelot, qui démontra d’une manière irrécusable, dans son histoire de Provins, que cette ville n’est pas plus l’Agendicum de César que l’Anatilorum, le canard-courroie, de M. Opoix. M. Bourquelot a depuis corroboré ses argumens dans diverses publications relatives à l’histoire de Provins et de la Champagne[3], et nous l’engageons fort, pour notre part, à réunir dans une monographie générale de cette province les nombreux documens qu’il possède, et à mettre en relief dans une œuvre de longue haleine une érudition qu’il a peut-être jusqu’ici un peu trop éparpillée en brochures.

Le département de l’Aisne, qui fut, comme celui de Seine-et-Marne, un démembrement de l’Ile-de-France, après avoir fait primitivement partie de la Picardie, possède à Soissons une société archéologique très zélée qui compte, entre autres, parmi ses membres actifs, M. l’abbé Poquet, qui a écrit diverses monographies sur la cathédrale de Soissons, les abbayes de Saint-Médard et de Notre-Dame de la même ville, le bourg et l’abbaye de Chezy-sur-Marne ; MM. Daras, Williot, Lecomte, Destrez, Decamps et de La Prairie, auteur d’une curieuse notice sur le théâtre romain de Soissons. Ce théâtre, plus vaste que celui d’Arles, atteignait, dans le grand axe de la cavea, 144 mètres, tandis que le célèbre théâtre de Marcellus à Rome en atteignait à peine 140. Ce fait, qui n’avait point encore été remarqué, montre à quel degré de civilisation la Gaule du nord s’était rapidement élevée dès les premiers temps de la conquête romaine, et quelles étranges vicissitudes ont dû traverser quelques-unes de nos villes pour tomber, comme Soissons, du rang de capitale à la modeste condition de sous-préfecture. Tout ce qui se rattache à la question traitée par M. de La Prairie est d’autant plus digne de remarque, que c’est à Soissons qu’on vit au Vie siècle les derniers essais d’imitation des jeux scéniques du paganisme, mais du paganisme transformé déjà par l’influence de la religion nouvelle. Nous voulons parler, on le devine, du cirque que Chilpéric, fit construire dans cette ville en 577, et dans lequel le prince chevelu avait substitué à la mise en scène terrible et grandiose des Romains des bateleurs, des danseuses, des chevaux et des chiens savans. Malgré cet adoucissement, l’église se montra sévère à l égard des jeux scéniques ; quels qu’ils fussent ; elle les poursuivit en les maudissant. Les pompes du culte nouveau achevèrent de détourner la foule de ces amusemens réprouvés ; les théâtres ; abandonnés des spectateurs, servirent de forteresses contre les invasions, ou furent démolis pour bâtir les enceintes des villes ou les églises, et la plupart d’entre eux disparurent du VIe au VIIIe siècle.

Dans la Lorraine, le mouvement archéologique et historique s’est ralenti dans ces derniers temps, et l’on s’est tourné de préférence vers les sciences d’application et l’agriculture. Nous trouvons cependant encore quelques publications intéressantes à mentionner, telles que les Mémoires des académies de Metz, de Nancy et de la société philomatique de Verdun, le Bulletin de la société d’archéologie de Lorraine, la Biographie vosgienne de M. Vuillemin, l’Histoire ecclésiastique de la Province de Trèves et des pays limitrophes de M. l’abbé Clouet, l’Histoire apologétique de l’Église de Metz par M. l’abbé Chaussiez ; le Catalogue des documens relatifs au pays messin, l’Histoire de Metz de M. Justin Worms, et quelques opuscules de MM. Auguste Digot, Chabert, Jules Gouy, Lorette et l’abbé Guillaume.

Tout ce qui se fait dans cette partie de la France est marqué d’une forte empreinte de patriotisme local ; la vieille individualité de la Lorraine s’y manifeste encore avec une grande énergie, et c’est sous ce point de vue que nous donnerons une attention particulière à un opuscule de M. C. de Dumast intitulé : Philosophie de l’Histoire de Lorraine. Dans cette brochure, composée pour le congrès scientifique de Nancy en 1850, M. G. de Dumast s’attache à prouver que les races mosellanes, c’est-à-dire les populations qui habitent entre le Rhin et la Meuse, ont reçu dans le développement de la civilisation moderne une véritable mission providentielle ; c’est l), suivant M de Dumast, dans le royaume d’Austrasie ; que se fonda l’alliance de l’église avec les jeunes conquérans barbares ; ce sont les peuples mosellans qui arrêtent en France l’invasion sarrasine ; ce sont eux qui défendent le saint-siège contre les Lombards. Dans le réveil moral qui suivit l’an 1000, ils marchent à la tête de la chrétienté, et, à toutes le époques décisives de notre histoire, ils apportent dans les luttes politiques et guerrières un contingent nombreux d’hommes supérieurs. En face de tous les démolisseurs albigeois, hussites on rustauds, ils se montrent les défenseurs intrépides des principes sur lesquels reposent les sociétés humaine : avec les Guise, ils sauvent l’unité nationale ; ils arrêtent avec eux, sous les murs de Metz, l’invasion allemande et ils arrachent à l’Angleterre la dernière conquête qu’elle ait gardée sur le sol français ; enfin c’est la Lorraine et la Pologne, Charles V et Sobieski, qui sauvent l’Europe dans la quatorzième et dernière croisade, en écrasant les Turcs sous les remparts de Vienne. Admirateur enthousiaste du passé, M. de Dumast n’accepte que sous bénéfice d’inventaire la théorie du progrès ; et, à force de patriotisme local, il en arrive parfois à des exagérations qui enlèvent à un travail d’ailleurs recommandable, et dans lesquels on trouve des aperçus ingénieux, le caractère d’impartialité et de précision dont les œuvres historiques ne sauraient se passer.

La théorie lotharingienne, soutenue par M. de Dumast, a été reprise en sous-oeuvre, développée et considérablement exagérée par M. G. de Latour. Tandis que M. de Dumast reste dans l’appréciation historique, M. de Latour met l’histoire au service de la politique, et il fait de la nation lorraine une sorte de peuple de Dieu, chargé de sauvegarder, en présence du scepticisme français, la tradition catholique. Suivant lui, Henri IV, Richelieu, Mazarin, Louis XIV et Napoléon représentent, dans notre politique nationale, le système rationaliste, tandis que les Lorrains et leurs princes représentent le système religieux et vraiment libéral. Richelieu, le plus profond, le plus formidable révolutionnaire de l’Europe après Lutter, a porté, comme ce dernier, les coups les plus terribles à la papauté, parce qu’en cherchant à abaisser l’empereur, il a abaissé le pape, tandis que la Lorraine, dont Richelieu a été l’un des ennemis les implacables, a toujours activement travaillé à la consolidation du saint-siège. Aujourd’hui, l’esprit lorrain survit encore dans la maison d’Autriche, la maison de Habsbourg-Lorraine, tutrice naturelle de la papauté, et le seul moyen de sauver l’Europe du danger dont la menacent tout à la fois les révolutionnaires et le Nord schismatique et demi-socialiste, c’est de cimenter une alliance entre la France et l’Autriche, sous la direction morale du saint-siège. Breton de naissance. M. de Latour s’est attaché sympathiquement à l’histoire de la Lorraine, parce qu’il a remarqué, dit-il, entre cette histoire, et celle de sa province natale une profonde analogie. Suivant lui, les Lorrains comme les Bretons sont envahis et opprimés par la France, qui joue vis-à-vis d’eux, sous l’ancienne monarchie, le même rôle que la Russie joue de nos jours vis-à-vis de la Pologne. D’un côté comme de l’autre, les croyances sont sincères et profondes, et, si le paganisme révolutionnaire venait jamais à triompher, un cri fraternel parti des côtes de l’Armorique donnerait sur les bords de la Meuse, aux peuples lotharingiens, le signal de la guerre sainte.

Dans l’Alsace, les traditions de l’ancienne nationalité ne sont pas moins vitales que dans la Lorraine, cependant le goût des études historiques y est moins développé ; l’Alsatia illustrata défraie depuis long-temps les écrivains locaux. Ce ne sont pas les hommes distingués qui manquent, loin de là ; mais l’attention des esprits s’y tourne à peu près exclusivement vers la politique, les sciences d’application, l’industrie ; tout s’est borné depuis cinq ans à des opuscules de peu d’importance, dont quelques-uns appartiennent à la démocratie la plus avancée, et nous n’avons guère à citer que quelques articles de la Revue d’Alsace, et la Cathédrale de Strasbourg, de M. A. W. Strobel.

Ainsi, dans cette revue rapide qui nous a conduit des bords de la Manche au bord du Rhin, nous rencontrons dans les esprits des dispositions très diverses, et dans le nombre des publications historiques et archéologiques des différences très notables. La Flandre, l’Artois, la Picardie, se distinguent par l’ordre, la régularité de la méthode, la patience de la mise en œuvre, un parfait équilibre entre les opinions extrêmes une constante préoccupation des choses positives, et comme dans ces provinces l’on marche avec prudence, en s’appuyant avant tout sur les dates et les faits, on s’égare rarement, et l’on gagne en solidité ce qu’on perd en éclat. Dans la Champagne et l’Ile-de-France, l’esprit est déjà plus aventureux, plus littéraire, et tourné davantage à la polémique ; et tandis que la Lorraine relève d’une main chevaleresque le drapeau de sa vieille nationalité et la bannière des antiques croyances, l’Alsace marche en sens tout-à-fait inverse, et se montre souvent aussi démocratique que la Lorraine est chevaleresque. 89 et la vieille monarchie, la ligue et le protestantisme sont là pour ainsi dire en présence, et lorsqu’on voit, sous notre apparente uniformité, ces différences profondes d’aptitudes, d’opinions et d’intérêts qui séparent les provinces lors même qu’elles se touchent par leurs frontières, on comprend les tiraillemens auxquels la France est en proie depuis tant d’années, et l’on se rappelle ces mots de la Ménippée : « Quand l’un veut du soleil pour ses blés, l’autre veut de la pluie pour ses choux. »


CHARLES LOUANDRE.

  1. Voyez, dans les livraisons du 1er novembre et du 1er décembre 1846, les Sociétés littéraires de Paris et de la province.
  2. 1 vol. in-8o, Paris, Victor Didron, 13, rue Hautefeuille. On doit encore à M. de Baecker une Histoire de Berques, des notices archéologiques sur les églises du nord de la France, quelques biographies et des travaux hagiographiques sur quelques saints flamands.
  3. Nous indiquons entre autres les Notices historiques sur le prieuré de Saint-Loup, de Naud, le prieuré de Voulton, la grange aux dîmes, la grosse tour de Provins, et l’article sur Anne Musnier, qui poignarda en 1175 le chef d’un complot tramé contre la vie de Henri-le-Large, comte de Champagne.