Les Études historiques et archéologiques dans les provinces depuis 1848/02

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Les Études historiques et archéologiques dans les provinces depuis 1848
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 11 (p. 1046-1070).
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LES ETUDES


HISTORIQUES ET ARCHEOLOGIQUES


EN PROVINCE DEPUIS 1848.[1]




II.
NORMANDIE ET BRETAGNE. — PROVINCES DE L’OUEST.




I. — NORMANDIE. — L’AGRICULTURE NORMANDE. — RECHERCHES SUR L’HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE ET MUNICIPALE DE L’ANCIENNE NORMANDIE.

La Normandie est sans contredit celle de nos provinces qui renferme le plus grand nombre d’érudits. La première entre toutes, elle a donné le signal des recherches actives et consciencieuses ; la première aussi, elle s’est dégagée des traditions d’une science surannée. Sa curiosité inquisitive s’est portée sur les sujets les plus divers ; les événemens politiques eux-mêmes n’ont pu ni refroidir son zèle ni arrêter ses publications, et quand on veut étudier ce qu’elle a fait depuis quatre ans, on se trouve en présence d’une véritable bibliothèque.

Les Études sur la condition de la classe agricole et l’état de l’agriculture en Normandie au moyen-âge sont sans contredit l’un des travaux d’érudition les plus importans qui aient paru dans ces dernières années, non-seulement par le mérite d’exécution qu’on y remarque, mais aussi par la nouveauté du sujet, car l’agriculture, jusqu’à ce jour, a été négligée par les érudits presque autant que par les gouvernemens. L’auteur, M. Léopold Delisle, de Valongnes, après avoir été couronné en 1849 par la Société Libre du département de l’Eure, qui s’est chargée de l’impression de l’ouvrage, vient, de remporter à l’Académie des Inscriptions le grand prix Gobert. M. Delisle, au début du livre, s’attache à montrer quelle était dans la Normandie, aux divers degrés de l’échelle sociale, la condition des populations agricoles, et il reconnaît l’existence d’une classe moyenne dont les membres, sous le nom de vavasseurs, formaient la contrepartie de la bourgeoisie des villes. Les vavasseurs, comme les ouvriers affranchis des corporations industrielles, travaillaient pour leur propre compte, et percevaient pour eux-mêmes les profits de leur travail, en restant toutefois astreints vis-à-vis des seigneurs à certaines redevances et à certaines corvées. Quant aux serfs, dans la Normandie, leur position était à peu près la même que dans le reste de la France ; ils remplaçaient auprès des grands propriétaires ruraux les domestiques et les ouvriers à la journée, travaillaient pour leur maître et vivaient à ses dépens. De même qu’il y avait différentes classes d’hommes, il y avait aussi différentes, classes de terres, et comme le système économique de la société du moyen-âge était basé sur la propriété, le sol, ainsi que les habitans, avait sa hiérarchie. Les terres nobles, qui occupaient nécessairement le premier rang, obligeaient leurs possesseurs, vis-à-vis de ceux dont ils relevaient féodalement, à l’hommage et au service militaire ; les terres roturières étaient assujetties à des rentes et à des corvées. Les premières, espèce de majorat inaliénable auquel étaient attachés le titre et le nom, étaient indivisibles ; les secondes pouvaient se partager à l’infini aussi, dès le moyen-âge, la propriété roturière était-elle extrêmement morcelée. M. Delisle cite plusieurs exemples à l’appui de ce fait, sur lequel il insiste avec raison, parce qu’il a été généralement méconnu, et il rappelle, entre autres la terre dite le fief aux roses, qui se composait de 76 ares, partagés en cent dix parcelles exploitées par trente-neuf tenanciers.

Après avoir traité la question de propriété, M. Delisle passe à la question d’exploitation. Le système du métayage, qui donne par moitié les fruits de la terre au propriétaire et au fermier, était pratiqué sur un assez grand nombre de points de la Normandie ; comme il l’est encore de nos jours dans la plupart de nos départemens du centre. Il y avait aussi les baux à loyer, qui étaient de trois, de six ou de neuf années, et dont les prix s’acquittaient en grains, en argent et en une foule de redevances telles que volailles, neufs, gibier, etc. L’une des principales clauses de ces baux était que le fermier, pendant toute la durée de son bail, emploierait sur sa ferme toutes les pailles et les fumiers, et qu’il ne pourrait changer les assolemens. L’importance qu’ont prise de nos jours les questions agricoles donne à toute cette partie du livre un véritable intérêt, et il est curieux de constater que sur un grand nombre de points de la France les choses se passent encore aujourd’hui comme au XIIIe siècle. La différence entre le présent et le passé n’est souvent que dans les institutions féodales, et ces institutions fournissent encore à M. Delisle un remarquable sujet d’études ; mais, tout en rendant justice à l’étendue de ses recherches, nous pensons qu’il s’est montré par trop indulgent à l’égard de la féodalité. Que le droit du seigneur par exemple, ce droit dont on s’est fait une arme contre le moyen-âge, n’ait existé dans la Normandie que très exceptionnellement ; que M. Delisle ne l’ait rencontré qu’une seule fois, et même comme formule comminatoire, l’exercice de ce droit étant subordonné au refus que faisait le nouveau marié de donner, le jour de ses noces, un morceau de porc ou un gallon de vin à son seigneur, — il ne s’ensuit pas pour cela qu’on ne le rencontre pas dans d’autres provinces, sous d’autres noms, et c’est tirer, ce nous semble, d’un fait particulier une conclusion beaucoup trop générale que d’affirmer que les paysans, à l’occasion de leur mariage, n’étaient point soumis vis-à-vis de leurs seigneurs à des obligations plus avilissantes que celles auxquelles ces derniers étaient eux-mêmes astreints vis-à-vis de leur suzerain. Nous admettons que la féodalité, à un moment donné de l’histoire, ait constitué un progrès relatif, surtout sur les institutions chevaleresques ; nous admettons qu’elle ait substitué dans de certaines limites la notion de l’ordre et du droit à la notion de la force ; mais, ces concessions faites, nous regardons comme hors de doute que, dans les rapports du maître au vassal, du noble au vilain, la féodalité ne fut que trop souvent oppressive ou absurde. On a méconnu long-temps ce qu’elle a eu d’utile ; ce n’est pas une raison pour méconnaître, d’autre part ce qu’elle a eu de vicieux ; et si nous insistons sur ce point, c’est qu’on se montre généralement trop disposé à passer sans transition d’un extrême à l’autre. Il n’est pas un seul des grands noms de notre histoire qu’on n’ait traîné tour à tour des gémonies au panthéon, il n’est pas une seule des institutions du passé qu’on n’ait flétrie avec colère ou réhabilitée avec enthousiasme ; et comme la mode historique change tous les dix ans, on se demande avec défiance si l’histoire écrite à la distance des siècles, au lieu d’être une vérité, n’est pas trop souvent une succession de systèmes.

La partie des Études sur l’agriculture normande qui se rattache à la police rurale, à l’administration des paroisses, à l’état moral et matériel des populations agricoles, présente un grand nombre de faits nouveaux. Même à l’époque où la féodalité est dans toute sa puissance, le système électif pour certains offices de justice se maintient dans plusieurs cantons, et, quoiqu’il n’y eût point dans les campagnes de communes légalement organisées, on voit cependant l’esprit d’association suppléer à l’imperfection des institutions sociales. Lorsqu’une paroisse a des affaires d’intérêt public à débattre, elle délègue par voie d’élection des procureurs chargés de les poursuivre ; elle nomme également par le même système les répartiteurs et les collecteurs des taillée ; elle vote des fonds pour l’entretien des églises, des chemins, des ponts, des gués ; elle soulage par des associations de bienfaisance les misères privées ; enfin elle présente en bien des points une organisation très avancée. La population normande était nombreuse, et si les campagnes, dans la Normandie comme dans le reste de la France, furent souvent réduites à la dernière misère, la cause de cette misère doit surtout être attribuée aux guerres étrangères et aux guerres civiles et féodales. Il est même à remarquer que la prospérité des populations agricoles n’est pas toujours en rapport avec le progrès de la civilisation, car il est incontestable qu’elles étaient plus heureuses au XIIe et au XIIIe siècle qu’elles ne le furent depuis, sous Henri IV par exemple, et surtout sous Louis XIV. Dans les temps ordinaires, le bien-être matériel parait avoir été à peu près satisfaisant. La nourriture était abondante et même assez variée ; elle se composait, outre les légumes dont la production était très activé, de lard, de bœuf salé, d’oeufs, de potage aux pois, de poisson salé, tel que le hareng et le crespois, c’est-à-dire, la chair de baleine et autres gros cétacés. M. Delisle indique, dans certaines abbayes, la pitance quotidienne des travailleurs agricoles, qui était supérieure à ce que consomment aujourd’hui la plupart de nos paysans. L’instruction primaire (qu’on nous passe ce mot appliqué au moyen-âge) paraît même avoir reçu un certain développement. La plupart des paroisses avaient une école où l’on apprenait les élémens de la langue latine ; c’était là que se formaient les jeunes gens qui se destinaient au sacerdoce, et quand ils avaient terminé leurs études, ils continuaient à cultiver en attendant les ordres ou la collation d’un bénéfice. Les vavasseurs, c’est-à-dire les paysans de cette classe moyenne qui répondait, comme nous l’avons vu, à la bourgeoisie des villes, fréquentaient ainsi que les clercs les écoles rurales ; et comme on trouve au XIIIe siècle un assez grand nombre de chartes rédigées au propre et privé nom de simples paysans sans l’intervention de l’autorité civile et religieuse, on peut croire que ces paysans étaient assez instruits pour s’occuper eux-mêmes de la rédaction des actes qui les intéressaient.

Les détails que M. Delisle donne sur l’exploitation du sol et la culture proprement dite me sont ni moins variés ni moins neufs que ceux qui se rapportent à la constitution de la propriété. Au moyen-âge comme de nos jours, le manque d’argent et l’organisation vicieuse du crédit étaient l’une des plaies les plus profondes de l’industrie agricole ; l’usure ruinait les propriétaires et les cultivateurs, et la ruine, en cas de gêne, devait être bientôt consommée, le taux légal de l’argent ayant été porté parfois à des sommes excessives, comme sous Philippe-Auguste par exemple, où il était fixé à 2 deniers pour livre par semaine, soit 43 pour 100 par an. Il résultait de là que l’emprunteur était souvent obligé de faire à ses créanciers l’abandon de sa terre, ou que, pour éviter cet abandon, il constituait une rente perpétuelle dont le taux était en général de 10 pour 100. Si grande qu’ait été la pénurie de l’argent, on peut croire néanmoins, d’après les témoignages des textes, que l’agriculture normande, au moyen-âge et principalement au XIIIe siècle, avait atteint déjà un assez notable degré de perfection. D’immenses travaux de défrichement s’exécutent à cette date sur tous les points de la province. Dans la question des cours d’eau, les coutumiers devancent de plusieurs siècles notre loi sur les irrigations. Les travaux de desséchement des grands marais sont exécutés, pour la première fois en Europe depuis les Romains, dans le Lincolnshire, par les enfans expatriés de la Normandie. Dès le XIIe siècle, l’exploitation des tourbières est en pleine activité, l’aménagement des forêts est habilement et sévèrement surveillé, et les terres arables reçoivent des soins qui témoignent que la culture était sinon très avancée, du moins fort intelligente. Sans que l’on se doutât le moins du monde des lois de la chimie, on avait été conduit, par la seule observation, à un emploi judicieux des engrais ; on appliquait la marne tous les quinze ou dix-huit ans, et, sur le littoral on faisait un grand usage des détritus de plantes marines et du sable de mer, comme cela se pratique encore de nos jours. Les baux stipulaient les fumures et les assolemens, qui étaient en général des assolemens triennaux. Le nombre des labours était également réglé ; les paysans qui n’avaient point assez de terres pour entretenir l’attelage d’une charrue s’associaient entre eux ; les plus pauvres travaillaient leurs champs à la bêche, et c’est ce qu’on appelait les laboureurs de bras. Les propriétés roturières, par suite de leur extrême morcellement recevaient des tenanciers des soins très minutieux et l’on trouve au XIIIe siècle la mise en œuvre de certains procédés, le sarclage des céréales par exemple, qui rappellent les pratiques perfectionnées de la culture romaine. L’élève des chevaux et des bestiaux avait atteint, comme l’agriculture proprement dite, un notable développement : les nobles entretenaient à grands frais des haras considérables, et dès le XIIIe siècle on achetait pour l’amélioration des races des béliers de Espagne et d’Angleterre.

Nous ne suivrons pas plus long-temps M. Delisle à travers les détails de son livre. Ce que nous venons de dire suffit pour montrer l’étendue et la variété de ses recherches sur un sujet que l’érudition n’avait point abordé jusqu’à ce jour. Nous souhaitons vivement que des travaux analogues soient entrepris sur les autres provinces de l’ancienne France, car les questions traitées dans les Études sur l’agriculture normande s’adressent non-seulement aux érudits, mais même aux hommes pratiques. Nous ne pouvons que féliciter l’auteur sur l’heureux choix de son sujet et sur la sagacité avec laquelle il interroge les textes en apparence les plus insignifians ; mais nous lui recommanderons d’éviter à l’avenir l’accumulation sur un même fait de détails d’une même nature ; nous lui recommanderons surtout une ordonnance plus sévère, car son travail, en bien des pages, est resté à l’état de notes. M. Delisle, qui est jeune, possède à un degré éminent le sens intime de l’érudition, et tout son effort aujourd’hui doit être de faire dominer la méthode synthétique sur ce procédé d’analyse qui l’entraîne souvent dans des détails par trop secondaires.

L’histoire ecclésiastique de la Normandie, qu’on pouvait croire épuisée par les nombreuses recherches dont elle a été l’objet antérieurement à la révolution française, s’est rajeunie depuis quelques années ; les écrits des laïques, comme ceux des membres du clergé, sont étudiés sous le triple point de vue de l’archéologie, des mœurs, des institutions, et il est résulté de ce concours un ensemble de publications très recommandables.

La cathédrale de Rouen, décrite en détail par les archéologues, se trouvait, pour ainsi dire, démontée pièce à pièce, et il fallait demander au livre de M. Hyacinthe Langlois la description de ses stalles, au livre de M. Deville la description de ses tombeaux, à M. l’abbé Langlois l’histoire de ses maîtres de chapelle et de ses musiciens. Un membre de l’académie de Rouen, M. Fallue, a repris en sous-oeuvre, en historien plutôt qu’en archéologue, tous les travaux de ses devanciers ; il les a complétés par l’étude d’un grand nombre de documens inédits, et, au -lieu de s’en tenir à la simple description du monument, il a écrit la monographie de l’église dans ses rapports avec la société civile et politique. Le travail de M. Fallue a le mérite bien rare d’une ordonnance très régulière, et l’auteur a su y établir beaucoup d’unité en partant de ce principe, que le christianisme étant seul resté debout au milieu de l’ébranlement ou de la ruine de toutes les institutions humaines, on pouvait, dans le dédale du passé, trouver un fil conducteur en groupant autour des institutions chrétiennes les faits de l’ordre séculier. Étendant, d’après cette méthode, ses recherches au diocèse tout entier, M. Fallue a rencontré sur sa route une foule de questions d’un intérêt élevé, et, en donnant l’histoire des évêques, des conciles, il a été naturellement conduit à traiter du rôle joué par les ecclésiastiques normands dans la conquête de l’Angleterre, de la police introduite par eux dans ce royaume, puis de la domination anglaise dans la Normandie, des guerres de religion, et enfin des querelles du jansénisme. C’est là, on le voit, un travail fort important ; M. Fallue y a consacré dix années de sa vie : il a beaucoup fait pour l’histoire de sa province, et l’Institut a fait, ce nous semble, trop peu pour son livre en lui accordant tout simplement une mention très honorable.

À côté de l’histoire de la métropole de Rouen, nous placerons, quoique se rattachant à un tout autre ordre d’idées, l’écrit de M. Ramée : L’Art et l’Archéologie au XIXe siècle : Achèvement de Saint-Ouen de Rouen. Après avoir tracé rapidement l’histoire archéologique de cette belle église depuis l’abbé Marc d’Argent, qui jeta les fondemens du chœur en 1218, l’auteur examine comment les architectes chargés de l’achèvement de la façade par la loi du 25 mars 1845 se sont acquittés de leur œuvre. La critique est des plus vives, et, pour la rendre plus pénétrante encore, M. Ramye a comparé ce qui a été fait de nos jours avec deux plans projetés au XVIe siècle. Le parallèle, il faut en convenir, n’est point flatteur pour l’art moderne, et, pour notre part, nous approuvons fort les conclusions générales de M. Ramée, à savoir que, lorsqu’il reste des parties très notables d’un édifice portant le cachet d’un grand style et d’une époque déterminée ; on ne les démolit pas pour les reconstruire à neuf dans un style tout différent ; que la fantaisie dans l’architecture archéologique n’est rien autre chose que du vandalisme, et qu’il vaut mieux laisser les monumens tels qu’ils sont que de les défigurer en les restaurant.

L’Histoire du Prieuré du Mont-aux-Malades-lez-Rouen, par M. l’abbé Langlois, rappelle de tous points l’ancienne école bénédictine. L’homme le plus éminent de cette école, Mabillon, souhaitait qu’il y eût dans chaque abbaye, dans chaque prieuré un religieux qui en écrivît l’histoire, non-seulement pour sauver les souvenirs qui intéressent la science du passé, mais aussi pour offrir aux âges modernes l’exemple des antiques vertus et des saints dévouemens : c’est pour obéir à ce précepte du maître que M. Langlois a pris la plume, et qu’il a écrit sous l’inspiration d’un double sentiment, le patriotisme et la piété. À défaut de talent, dit-il, le cœur l’a fait historien. Enfant il a joué sur les tombes des hôtes oubliés du Mont-aux-Malades ; prêtre, il s’est assis dans leurs stalles au chœur de leur église, et dans le vieux prieuré, devenu de nos jours une école ecclésiastique, il a évoqué la mémoire des morts pour offrir le tableau de leurs travaux au clergé qui a recueilli leur héritage. Tout en se plaçant à ce point de vue, M. Langlois n’a point pour cela circonscrit ses études aux limites de l’histoire ecclésiastique, et son livre contient beaucoup plus de choses que le titre ne semble le promettre. Dans une période de sept siècles, de 1120 jusqu’à qu’à notre temps même, il suit pas à pas les annales du prieuré, et il rencontre sur sa route plus d’un curieux épisode, entre autres celui qui se rattache à l’exil de Thomas Becket dans la Normandie et à la correspondance que le célèbre archevêque de Cantorbéry entretint avec les religieux du Mont-aux-Malades. Cette correspondance ; qui avait échappé jusqu’à présent à l’attention des érudits de la province elle-même, s’ajoute comme un document précieux à l’histoire de la lutte que saint Anselme ouvrit en Angleterre contre le pouvoir royal, lutte qui prépara peut-être plusieurs siècles à l’avance, dans la Grande-Bretagne, la rupture violente de la couronne et de l’église. Le chapitre consacré à la maladrerie qui était annexée au prieuré et les recherches sur la lèpre présentent, quoique le sujet n’ait rien de bien neuf, un côté intéressant, en ce sens que l’auteur, profondément pénétré du sentiment chrétien, a montré, d’une façon heureuse, comment, à côté de la terreur profonde qu’inspiraient les lépreux, il y avait, en même temps que la pitié, un sentiment très réel de vénération. On les respectait tout en les redoutant, comme on respectait Job, leur patron, dont l’image était dans toutes les maladreries, parce qu’on pensait que Dieu, en les soumettant aux plus terribles épreuves, les prédestinait par d’intolérables douleurs aux oies de l’éternité ; on les appelait les vénérables frères infirmes, on pourvoyait attentivement à tous leurs besoins, et la chevalerie elle-même les avait réhabilités en créant l’ordre de Saint-Lazare,qui devait dans l’origine avoir un lépreux pour grand-maître. L’histoire de la lèpre a été souvent étudiée par les érudits modernes, mais personne peut-être jusqu’ici n’avait saisi avec autant de justesse que M. Langlois ce qu’on pourrait appeler le caractère mystique de cette maladie terrible, et le sens profond des rites solennels dont on entourait, en les isolant des hommes, les malheureux qui en étaient atteints.

Les derniers chapitres du livre de M. Langlois sont consacrés à l’histoire littéraire du prieuré du Mont-aux-Malades. La même loi qui imposait aux religieux de cette maison la pratique incessante de la charité leur imposait aussi le travail. « L’oisiveté, disent les statuts, pernicieuse à tous les hommes, est non-seulement pernicieuse, mais encore odieuse et abominable dans un chanoine régulier, obligé d’apprendre tant de choses et de les enseigner aux autres. Qui ne sait que la vie humaine est trop courte pour suffire à notre instruction » ? Pénétrés de la vérité de cette maxime, les pieux habitans du prieuré s’efforcèrent à toutes les époques de la mettre en pratique, et M. Langlois suit en détail leurs travaux littéraires depuis l’origine jusqu’à l’époque moderne. Les appréciations critiques sont mêlées dans une juste mesure aux notions biographiques, et, parmi les noms qu’il cite avec de curieux détails, nous avons remarqué celui d’Antoine Corneille, religieux du Mont-aux-Malades et troisième frère de l’auteur du Cid. Antoine Corneille, qui remporta plusieurs prix aux concours de l’Immaculée Conception de Rouen, rappelle dans quelques-uns de ses vers, qui sont peu nombreux du reste, la manière large et sévère de son illustre aîné, et si la religion ne l’avait enlevé aux lettres, on dirait peut-être aujourd’hui les trois Corneille. Malgré la spécialité restreinte du sujet, le livre de M. Langlois touche à bien des questions. On peut y puiser de très utiles enseignemens, et si l’auteur s’est égaré quelquefois dans le domaine de l’histoire générale, s’il a insisté un peu longuement sur des détails connus ou d’un intérêt très secondaire, on ne peut que donner des éloges à l’exactitude de ses recherches, à l’impartialité de sa critique.

L’histoire ecclésiastique considérée dans ses rapports avec l’histoire des mœurs a aussi fourni à M. de Formeville, secrétaire de la Société des Antiquaires de Normandie, le sujet de publications intéressantes. M. Delisle, l’auteur des Études sur l’agriculture normande, avait signalé, dans un curieux travail intitulé Des Monumens paléographiques relatifs à l’usage de prier pour les morts, les rouleaux funéraires sur lesquels on inscrivait dans les couvens les noms des personnes mortes pour les recommander aux prières des fidèles. À la suite d’un rapport intéressant sur le travail de M. Delisle, M. de Formeville a publié, soit in extenso, soit par extraits, quelques-uns de ces rouleaux, qui remontent au commencement du XIIe siècle, et particulièrement ceux qui concernent saint Bruno, fondateur des chartreux, Mathilde, fille de Guillaume-le-Conquérant, et le bienheureux Vital, fondateur de l’abbaye de Savigny. Composés de feuilles de parchemin en nombre indéfini, les rouleaux funéraires étaient tantôt perpétuels, tantôt annuels, tantôt individuels ; les premiers, déposés à demeure sur les autels, n’étaient jamais ni déplacés ni transportés au dehors ; les seconds circulaient entre les églises affiliées à une même association mystique pour faire connaître annuellement le nom des morts ; les troisièmes étaient expédiés au décès de chaque frère, pour réclamer en sa faveur l’intercession de tous les associés. Lorsqu’il s’agissait d’un simple religieux, la formule était très concise : — Un tel, enfant de notre congrégation ; est mort ; nous réclamons vos prières pour son ame, et, de notre côté, nous prierons pour vous. — Lorsqu’il s’agissait d’un grand personnage, d’un homme éminent en dignités ou en vertus, le rouleau déployait toutes les pompes du style, et souvent même on l’illustrait de dessins. Le soin de rédiger l’article nécrologique était confié aux plumes les plus habiles, et, quand cet article avait reçu l’approbation générale, on le remettait à un messager qui allait d’église en église, de monastère en monastère, emportant suspendue à son cou la funèbre encyclique. Le voyage du porte-rouleau durait souvent une année tout entière. Quand il arrivait dans un couvent, on le recevait avec la plus grande bienveillance, on le faisait bien boire et bien manger, on lui donnait un peu d’argent, et, lorsque la communauté avait pris connaissance de sa missive, elles s’assemblait pour célébrer l’office des morts en mémoire de ceux qui lui étaient recommandés. Ce n’est point seulement sous le rapport des mœurs, mais aussi sous le rapport littéraire, que les rouleaux présentent un véritable intérêt, car on y rencontre, outre des déclamations mystiques, un certain nombre de morceaux de poésie, dont quelques-uns ont été composés par des femmes. M. de Formeville remarque à cette occasion qu’une seule femme, Héloïse, a su, dans le moyen-âge, tourner agréablement le vers latin, et si nous avions voix délibérative dans l’institution tant soit peu décrépite des concours universitaires, nous donnerions comme matière de prix quelqu’un des sujets traités par l’abbesse du Paraclet. Il serait piquant de mettre aux prises la muse la plus aimable, la plus aimante et la plus aimée du XIIe siècle, avec la muse du pensum et le latin fantaisiste de l’université du XIXe siècle.

La publication des documens dans la même spécialité a marché de front avec celle des travaux originaux, et c’est à un érudit d’Évreux, M. Théodose Bonnin, que l’on doit le plus curieux de ces documens, le Journal des visites pastorales d’Eudes Rigaud, qui occupa le siège archiépiscopal de Rouen au XIIIe siècle, et qui jouit auprès de saint Louis de la plus haute faveur. Ce que fit le saint roi pour la réforme des mœurs publiques, Eudes Rigaud le tenta pour la discipline ecclésiastique. Chrétien austère, il voulait faire régner dans les couvens la régularité imposée par les fondateurs des ordres religieux et ramener à la perfection primitive des institutions qui, dès le siècle suivant, allaient marcher rapidement vers la décadence. Rigaud, qui savait que la vigilance est l’un des premiers devoirs d’un pasteur, faisait de nombreuses visites dans les communautés soumises à sa juridiction ; il y procédait à de sévères enquêtes, et consignait de sa propre main les résultats de ces enquêtes sur un journal intitulé : Regestrum visitationum. Ce journal, qui va de 1248 à 1269, contient sur les maisons religieuses de la Normandie les plus curieux détails. Ces maisons, au nombre de deux cents, renfermaient deux mille trois cent quatre-vingt-six personnes ; mais, comme ce nombre n’est indiqué qu’une seule fois, et que le registre des visites comprend une période de vingt et un ans, il faut tenir compte du mouvement de la population, et porter au moins à quatre mille le nombre total des individus. Or, sur ce nombre total, et dans la période que nous venons d’indiquer, l’évêque trouve cent quarante-trois moines susceptibles d’être réprimandés. Il les désigne tous par leur nom, en indiquant la nature de la faute ou du délit. Onze avaient manqué à leur vœu de pauvreté en conservant un peu d’argent dans leurs coffres ; dix autres avaient joué aux des ou chassé, malgré le précepte qui défend aux gens d’église de verser le sang des hommes ou des animaux ; vingt-quatre avaient troublé par leurs intrigues le calme et le bon ordre ; huit s’étaient laissé aller à la colère ; vingt-cinq buvaient avec excès, et soixante-quinze avaient encouru le reproche d’incontinence ; deux étaient soupçonnés d’avoir commis avec violence un attentat aux mœurs ; deux autres avaient volé et fait un faux. ’Ainsi, dans l’espace de vingt et un ans, et sur quatre mille individus, quatre seulement s’étaient rendus coupables de délits tombant sous le coup de la justice humaine ; les autres avaient péché contre la règle et la conscience. Si, comme on a tout lieu de le croire, la statistique de l’archevêque Rigaud est exacte et rigoureuse, on ne peut qu’admirer l’ordre et la régularité qui régnaient encore à cette date dans les maisons religieuses, et, suivant la juste remarque d’un critique normand, il faut singulièrement rabattre du reproche de dérèglement que tant d’écrivains ont fait peser sur les moines du moyen-âge : la vertu n’a pas toujours eu dans le monde une aussi belle majorité.

Les couvens de femmes, sous le rapport de l’austérité monastique et de la simple morale humaine, présentent des résultats moins satisfaisans. Sur treize établissemens de ce genre qui existaient en Normandie, quatre étaient absolument sans reproche ; trois sont notés pour des fautes légères, et six pour de véritables désordres. En ce qui touche les fautes légères, si le journal de l’évêque Rigaud eût été connu au XIIIe siècle, on n’eût point manqué de dire que Gresset y avait puisé l’idée de Vert-Vert, car on y trouve, aussi durement censurées par le prélat qu’elles ont été gracieusement chantées par le poète, toutes les coquetteries de la cellule, toutes les futilités du parloir, les grandes préoccupations des petites choses et cet amour des chiffons élégans qui l’emporte souvent dans le cœur des femmes légères sur l’amour terrestre, et qui semble aussi quelquefois dans le cœur des dévotes balancer l’amour divin. On avait beau faire, on ne pouvait venir à bout d’empêcher les religieuses de fermer leurs coffres à clé pour y enfermer de petits meubles et des objets de toilette, et elles se consolaient du regret de ne pouvoir s’en servir par le bonheur tout féminin de les posséder en fraude et de les regarder en cachette. Quelques-unes avaient des petits chiens, des écureuils, mais plus généralement des alouettes. Ce n’étaient là certes que péchés mignons ; cependant l’inflexible archevêque ne voulut pas même permettre aux pauvres filles ces innocentes distractions : il fallut sacrifier les écureuils et les alouettes. On se rejeta alors sur les poulets ; mais le sévère prélat intervint encore, et décida que ces oiseaux seraient nourris par la communauté, sous prétexte qu’ils étaient entre les sœurs un sujet constant de querelles. Ces détails sont bien minutieux sans doute, mais ils ont leur charme et surtout leur intérêt historique, en ce qu’ils montrent ce qu’était dans les âges de foi vive la vie monastique, à quelle abnégation l’autorité de la règle soumettait les individus, et combien dans les plus petites choses la volonté humaine était pliée au joug du devoir. Sous un autre rapport, le Journal de Rigaud mérite de fixer l’attention des historiens ; il prouve que, toutes les fois que des symptômes de décadence se manifestent dans l’église, il se rencontra toujours au sein de l’église elle-même des hommes éclairés et sages qui s’efforcèrent d’arrêter les progrès du mal. Le relâchement de la discipline, les mauvaises mœurs des moines, les richesses immenses du clergé furent, on le sait, l’une des causes les plus puissantes du triomphe de la réforme, et l’histoire, qui se range trop souvent du parti des vainqueurs, a dressé un piédestal à Luther, parce qu’il avait signalé au mépris du monde les désordres qui de son temps déshonoraient le cloître et le sanctuaire ; mais ce que l’histoire n’a pas dit, c’est que les abus signalés par Luther avaient été dans l’église gallicane constamment combattus avec plus de rigidité et d’éloquence peut-être par des hommes qui, tout en restant dans le cercle inflexible de la tradition dogmatique, pressentaient de loin la révolution du XVIe siècle, et cherchaient à la prévenir, comme on prévient les révolutions, par de sages réformes. L’archevêque Rigaud fut du nombre, et de la sorte il se rattache à cette école à la fois progressiste et conservatrice qui est si dignement représentée dans le haut clergé par saint Bernard, Pierre d’Ailly et Gerson, et dans les rangs inférieurs par les prédicateurs populaires Thomas Connecte, Guillaume Pepin, Maillard et Menot.

Les institutions civiles, les mœurs, les traditions, les monumens, ont été, sur tous les points de la Normandie, étudiés, décrits, dessinés, restaurés avec un zèle infatigable. Les monographies locales sont très nombreuses, et nous avons distingué dans le nombre, moins peut-être sous le rapport de la science que sous le point de vue d’une originalité attrayante, les Essais historiques de M. Decorde, curé de Bures, sur les cantons de Neufchâtel, de Londinières et de Blangy. Enfant de la campagne et, comme il le dit avec un juste sentiment de la noblesse de cette profession, fils de cultivateur, l’auteur des Essais historiques n’affiche aucune prétention au titre de savant. Il aime son pays, il en connaît tous les paysages, toutes les églises, toutes les familles, celles du pauvre comme celles du riche, et il raconte avec une grande simplicité ce que lui ont appris, sur ce pays qu’il ne quittera sans doute jamais, les vieux parchemins, les traditions, les causeries vagabondes à travers les champs et les bois. Les livres de M. Decorde ressemblent à ces petits jardins des presbytères de campagne, où l’on respire, avec le parfum des fleurs sauvages, le calme et la paix. Tout y est simple, honnête, et c’est toujours le bon curé qui cause avec ses paroissiens. L’auteur, qui ne s’inquiète guère des transitions, des péroraisons ou des exordes, commence l’histoire du canton de Londinières par une dissertation sur l’ornithologie de ce canton, dissertation qui se termine par une recette pour l’embaumement d’après le procédé Gannat. Des oiseaux, il passe aux druides, et aux Celtes ; puis il entre dans les cimetières pour livre les épitaphes. Il monte dans tous les clochers pour apprendre l’âge et le nom des cloches, et, à propos de la cloche, il fait l’histoire de la marraine, et, par la même occasion, l’histoire du parrain. Savez-vous, par exemple, pourquoi la plus belle cloche de Bures s’appelait Gabrielle ? C’est que, dans la brillante campagne d’Arques, la belle Gabrielle habitait le château de Tourpes, aux environs de Bures ; qu’Henri IV était alors à Arques, et qu’il allait souvent à Tourpes déguisé en marchand de bœufs. Un jour, le royal amant causait théologie avec sa belle maîtresse, — au XVe° siècle, l’amour et la théologie s’accordaient mieux que le papisme et la réforme, — et, comme la dame de Tourpes pressait le Béarnais de se convertir, — peut-être en l’embrassant, c’est un détail omis par l’auteur - « Mon bel ange, dit le Béarnais, êtes-vous aussi bonne catholique que vous voudriez que je le fusse ? Allez-vous souvent à la messe ? — Je ne l’entends jamais sonner, la cloche de Bures est si petite ! — Eh bien ! pour que vous l’entendiez sonner à l’avenir, je vous enverrai les cloches de la première ville que je prendrai. » Peu de temps après, Henri maître d’Hesdin, envoyait à Bures un carillon complet, et, comme Gabrielle était la plus belle des femmes, on donna son nom à la plus belle des cloches du carillon de Bures. Les savans et les pédans. — la distinction n’est pas toujours facile à faire, — trouveront sans doute que les livres de M. Decorde pèchent par la méthode, et qu’ils manquent de ce qu’on appelle la rigueur scientifique. Le reproche serait grave, si l’auteur avait écrit pour conquérir les suffrages de l’Académie des Inscriptions ; mais, comme il a eu le bon esprit d’écrire tout simplement pour ses compatriotes, comme il a voulu populariser quelques notions historiques intéressantes, placer quelques ruines sous la protection des traditions locales, attacher enfin par le souvenir au sol qui les nourrit : les robustes enfans de la terre normande, nous ne l’inquiéterons pas sur quelques détails de mise en œuvre ; il a fait mieux que beaucoup de savans de profession : il a mis dans ses livres du patriotisme et du cœur, et certes un bon sentiment vaudra toujours mieux qu’une bonne phrase.

Les documens publiés par M. Bonnin, sous le titre de : Souvenirs et Journal d’un bourgeois d’Évreux, se rattachent, comme les livres de M. Décorde, à ce que nous appellerons l’école populaire historique. L’auteur de ces Souvenirs est un vannier d’Évreux, Christophe Rogue, né en 1765, mort en 1830. Ils s’étendent de 1740 à 1830, l’auteur s’étant appliqué à raconter non-seulement ce qu’il avait vu par lui-même, mais aussi ce qu’il avait recueilli de la bouche des vieillards contemporains de son enfance. Il y a là, au point de vue local, un intérêt véritable ; le passé y revit jour par jour dans ses moindres détails ; la période révolutionnaire mérite surtout d’être lue, car ici, comme dans toutes les villes de province, les excès de la terreur se montrent, dans leur sauvagerie et leur ridicule, et c’est là une remarque que nous aurons encore occasion de faire plus d’une fois. Étranger aux passions politiques, élevé par son bon sens et son humble condition au-dessus des ambitions de parti, l’auteur des Souvenirs, assiste au drame de 93 comme un spectateur désintéressé qui suit du parterre les péripéties d’une tragédie sanglante, et quand la guillotine se dresse sur la place publique, quand on renverse les vieux monumens, quand on emprisonne des bourgeois paisibles, il se demande, avec surprise ce que cette bonne ville d’Évreux, si honnête et si calme, a fait, pour qu’on la traite ainsi. Il ne comprend rien au progrès par le meurtre, le pillage et la destruction, et ce récit simple si naïf, sans prétention, sans phrases ambitieuses, ce récit souvent incorrect s’élève parfois à la dignité de l’histoire. On sent dans ces pages, écrites, sous l’impression des événemens contemporains, combien la perspective d’un siècle change la physionomie des choses, et combien de mensonges ont dû s’entasser, malgré la bonne foi des auteurs, dans les livres écrits à distance. La préface que M. Bonnin a placée en tête du Journal est un morceau distingué, dans lequel sont exprimes en forts bons termes les sentimens les plus honorables. L’auteur a surtout raison quand il reproche à la classe que l’on désigne généralement sous les noms de haute bourgeoisie son indifférence pour les études sérieuses, principalement pour les études historiques. Il y a là, pour un fait particulier et restreint, une remarque juste et qu’on peut étendre fort loin, car, à part quelques hommes, en très petit nombre, qui donnent à leur vie le but sérieux du travail, la plupart des personnes riches s’alanguissent dans le bien-être matériel. Tout en vivant de ce qu’on nomme la vie du monde, elles ne s’aperçoivent pas que, dans les rangs de la société qui leur sont inférieurs par la fortune, le niveau intellectuel s’élève sans cesse ; en un mot, elles jouent ; aujourd’hui vis-à-vis du prolétariat le même rôle que la noblesse au XVIIIe siècle a joué vis-à-vis de la bourgeoisie. En ne marchant pas, elles s’exposent à être bientôt dépassées, de même qu’en s’isolant du mouvement qui s’accomplit autour d’elles, en ne s’y mêlant pas pour le régulariser, elles préparent peut-être à leur insu les crises les plus graves.

Ce que M. Bonnin a fait pour Évreux, M Mancel[2] l’a fait pour la ville de Caen, en expliquant, dans une courte et vive préface, le genre d’intérêt des mémoires locaux. Le Journal d’un bourgeois de Caen s’étend de 1652 à 1733, et, comme le remarque avec raison le savant éditeur, en écoutant cette causerie simple, naïve et pleine de sens, sur les hommes et les choses d’autrefois, on assiste souvent avec une illusion parfaite à la vie du passé ; on devient Normand du XVIIe siècle, et, par distraction, on appelle le préfet M. l’intendant, et l’adjoint M. l’échevin.

Les Insurrections populaires en Normandie pendant l’occupation anglaise au XVe siècle, par M. L. Puiseux, contiennent, dans un petit nombre de pages, beaucoup de faits curieux et des aperçus justes et nouveaux. Après le martyre de Jeanne d’Arc, la noblesse, le clergé, la bourgeoisie, étaient ou indifférens à l’affranchissement de la France ou ralliés au parti anglais. Le peuple de Paris lui-même, en se levant au nom du parti démocratique contre les Armagnacs, en donnant la main au duc de Bourgogne, se trouvait fatalement et presque logiquement conduit à une alliance avec l’étranger. L’administration vigilante et sévère du roi d’Angleterre, Henri V, avait maintenu dans la Normandie la paix et une certaine prospérité ; mais à la mort de ce prince la paix cessa, les vieilles coutumes normandes, respectées par Henri V, étaient ouvertement violées. Les Normands se rappelèrent alors que ces Anglais qui les dépouillaient et les tuaient étaient les fils des vaincus d’Hastings. Une vaste conspiration s’organisa dans le Bessin et le pays de Caen, depuis Bayeux jusqu’à Honfleur, dans le Cotentin, dans le pays de Caux, et jusque dans le Maine et le Perche. Le chef de cette conspiration était un simple paysan dont on sait à peine le nom, qu’on appelle indistinctement Quatrepié, Quatepié ou Cantepie. Soixante mille hommes se réunirent sous ses ordres ; mais, peu de temps après cette prise d’armes, Quatrepié fut tué sous les murs de Caen. La guerre étouffée sur un point se rallumait sur un autre. Un paysan, Lecarnier, souleva les habitans du pays de Caux ; Lecarnier et ses Cauchois, aidés de quelques capitaines de Charles VII, emportèrent Harfleur d’assaut, et en moins de six semaines ils prirent Fécamp, Montivillers, Graville, les Loges, Valmont, Arques, Lillebonne, Tancarville, Saint-Valéry. Ces bandes furent détruites comme les premières ; mais le signal était donné, et quelques années plus tard la terre, normande fut délivrée de ses oppresseurs, car c’est là le seul mot qui convienne, et l’on peut dire que la domination anglaise en France ne fut qu’un véritable brigandage. Le travail de M. Puiseux n’est qu’une esquisse très rapide ; mais, dans une note, il promet sur le même sujet une étude plus étendue et plus complète. Nous ne pouvons que l’engager à donner tous ses soins à ce tableau historique, en lui recommandant toutefois de mettre plus d simplicité dans le style et de se défier des exordes et des péroraisons à effet. La devise d’un de nos plus grands hommes de guerre, res non verba, doit être aussi celle des érudits.

La bibliographie qui intéresse si directement l’histoire, et qui sert de point de départ indispensable à toutes les recherches, la bibliographie a été l’objet de quelques études intéressantes. Bien avant l’Académie des Sciences morales, le secrétaire perpétuel de l’académie de Caen, M. Julien Travers, avait senti la nécessité de répandre dans les campagnes, par l’attrait de la lecture et surtout par le bon marché des livres, des connaissances utiles et de bons sentimens. En homme qui a vu les choses de près et qui se défie des églogues transportées dans l’économie sociale, M. Travers s’est demandé s’il était possible et comment il était possible de détrôner les Véritables Liégeois et les Mathieu Laensberg, ces livres sibyllins du cultivateur et du berger. Pour déterminer ce qu’il fallait faire dans ce genre, il a cherché ce qu’on avait fait, et il a dressé, depuis l’origine même de leur apparition, le catalogue raisonné et critique des almanachs et des annuaires de la Manche et du Calvados. L’annuaire qui constitue en province l’aristocratie des almanachs, a subi depuis plusieurs années bien des vicissitudes : purement statistique à l’origine, il est devenu agricole, industriel, historique et littéraire. En raison même de ce progrès, les annuaires de province, jusqu’à ce jour, n’ont obtenu faveur qu’auprès des classes éclairées et riches ; ils ne prédisent ni les révolutions, ni la mort des grands personnages, ni les crimes intéressans qui excitent à un si haut degré les sympathies de la foule. Ils sont tout simplement positifs et instructifs : c’est là un grand obstacle aux succès populaires, et de plus ils coûtent 50 centimes, ce qui représente pour un grand nombre de lecteurs la moitié d’une journée de travail, et pour beaucoup d’individus un inconvénient que ne compensent ni les avantages d’une instruction solide, ni l’attrait d’une lecture sérieuse. Nous recommandons le travail de M. Julien Travers aux philanthropes naïfs qui traitent à Paris, du fond de leur cabinet, l’importante question de l’instruction primaire, et qui s’occupent, du point de vue académique, de la diffusion des lumières. Nous ne voulons point railler leur zèle et leurs efforts, mais nous croyons que de long-temps encore Mathieu Laensberg l’emportera dans les campagnes sur l’Académie des Sciences morales. Ce n’est pas une raison, du reste, pour que les écrivains dévoués à la cause du véritable progrès se découragent, car la plus grande preuve de talent que l’on puisse donner, c’est de parler à l’ignorance, en s’en faisant écouter, la langue de la science et du bon sens. On a tellement abusé de la mise en scène littéraire, que le bon sens et l’honnêteté sont aujourd’hui les plus sûrs élémens de succès.

Riche en hommes éminens dans tous les genres, la Normandie, qui sait garder le culte religieux des nobles souvenirs, ne pouvait négliger la biographie, et, dans ce genre, elle est encore la province la plus féconde de la France. Les notices biographiques de MM. Boisard, Puiseux, E. Charles, de Beaurepaire, Gautier, Mancel, de Chennevières, sont, chacune dans sa spécialité, de bons morceaux de critique historique, philosophique, littéraire et artistique. Les études de M. Charma sur Lanfranc et sur Fontenelle unissent à l’exactitude historique une remarquable élévation de vues et de sentimens, et on y reconnaît l’influence salutaire qu’exerce sur l’érudition l’habitude de la pensée philosophique, car on sait que M. Charma s’est fait dans les sciences spéculatives un nom distingué.

Nous aurions encore bien des volumes à feuilleter pour compléter l’analyse des travaux publiés depuis quelques années par les érudits normands et pour donner une preuve nouvelle de ce que nous avons dit plus haut, à savoir que sur aucun autre point de la France l’activité n’a été aussi grande. Il suffira d’indiquer les études de M. l’abbé Cochet sur les églises des arrondissemens du Havre et de Dieppe, et ses recherches sur l’imprimerie à Dieppe ; la belle publication de M. de La Sicotière, intitulée le Département de l’Orne archéologique et pittoresque, publication qui, sous le rapport de l’exécution typographique et de la beauté des dessins, ne le cède en rien aux produits des presses parisiennes ; le Calvados pittoresque et monumental, dirigé par. M. G. Mancel ; les Antiquités gallo-romaines du vieux Evreux, de M. Bonnin ; l’Avranchin historique et monumental, de M. Le Héricher, et le Dictionnaire du patois normand de MM. Al. Et Éd. Du Méril. Ce dernier travail, plein de savantes recherches, s’ouvre par une introduction remarquable qui touche à la fois à de curieux problèmes d’histoire et de philologie, et le seul reproche que l’on puisse adresser aux auteurs, c’est, dans le relevé des mots de leur dictionnaire, de n’avoir point assez cherché, assez recueilli par eux-mêmes, et de s’en être quelquefois rapportés avec trop de confiance aux communications des autorités rurales. Les instituteurs et les maires de campagne ne sont souvent, en fait de linguistique et même d’orthographe, que des autorités fort peu compétentes, et l’orthographe du patois en particulier présente des difficultés qui sont de nature à embarrasser les hommes les plus habiles eux-mêmes. Les vétérans de l’érudition normande ne sont point restés en arrière de ce mouvement actif et fécond : M. le Prévost a continué ses recherches sur l’histoire et la topographie du département de l’Eure ; M. de Caumont a conduit jusqu’au cinquième volume le Bulletin monumental, collection précieuse, dans laquelle se trouvent consignés les travaux des membres de la société française pour la conservation des monumens, et il a publié récemment le second volume de la Statistique archéologique du Calvados ; M. Cheruel a donné, en 1850, un très bon volume contenant trois chroniques de Normandie restées inédites, et qui s’étendent de 473 à 1373. Les États provinciaux de la Normandie ont été pour M. de Formeville l’objet de longues et patientes recherches. L’Angleterre elle-même a fourni son contingent, et, sous le titre de the Records of the House of Gournay, M. Daniel Gurney a publié à Londres, en 1848, une série de documens importans.

Le livre de M. Joachim Menant, de Cherbourg, Du Droit -de vie et de mort, se rattache par le côté historique au sujet qui nous occupe. M. Ménant, qui s’applique à démontrer philosophiquement l’inviolabilité de la vie, et qui déploie dans cette démonstration une remarquable élévation de sentimens et de pensées, a tracé à grands traits l’histoire de ce qu’on pourrait appeler la mort violente dans l’humanité, suicides, morts du champ de bataille, duels et supplices. Il dresse la statistique des soldats qui sont tombés par la guerre, des têtes qui sont tombées par le fer du bourreau, et il le dit avec raison, « C’est à donner le vertige : » Il y a dans ce vaste inventaire de faits effrayans beaucoup de science, un bon style, un peu trop de philanthropie peut-être, eu égard à la perversité humaine, et un talent distingué.

Les associations littéraires et scientifiques ont poursuivi avec un grand zèle le cours de leurs publications. La Société des antiquaires de Normandie, fondée en 1833, a déjà donné dix-sept volumes de Mémoires, qui contiennent des documens d’une grande valeur et des travaux originaux qui n’ont souvent rien à envier aux Mémoires de l’Académie des Inscriptions. Nous avons remarqué dans le volume de 1850 une curieuse biographie de Jean Goujon, par M. Léchaudé d’Anisy. Jusqu’ici les biographes de ce grand artiste l’ont tous fait naître à Paris en 1520. M. Léchaudé, s’appuyant sur des documens locaux, réclame, pour la paroisse de Saint-Laurent de Condel, l’honneur d’avoir donné le jour au Phidias français, et si cette rectification biographique n’a point pour elle la certitude absolue, elle a du moins toutes les apparences d’une grande probabilité. Les annuaires publiés par l’Association normande comprennent, comme les Mémoires de la Société des antiquaires, les cinq départemens qui correspondent à la circonscription de l’ancienne province ; mais ils se rapportent plus particulièrement à l’agriculture, à l’industrie et à la statistique, tandis que les publications des académies et des sociétés particulières des villes sont tout à la fois scientifiques, historiques et littéraires. Au premier rang de ces publications, il faut placer celles des académies de Rouen, de Caen et de Bayeux. Les recherches biographiques, les curiosités littéraires, tiennent dans les travaux des Rouennais une large place, et, comme preuve, il suffit de citer depuis 1848 le travail de M. l’abbé Picard sur le séjour de Bourdaloue dans la capitale de la Normandie, les recherches de M. Ballin sur Pierre Corneille, le mémoire de M. Clogenson sur certaines particularités de la vie de Voltaire. À Caen, les travailleurs ne sont ni moins zélés ni moins nombreux ; mais les études ont un caractère plus encyclopédique, ce qui tient peut-être à l’existence simultanée de la faculté des sciences et des lettres et de la faculté de droit. MM. Julien Travers, Charma, Léon Tillard, ont fait marcher de front dans le chef-lieu du Calvados la philosophie, l’histoire, l’économie politique, et il y a, nous le pensons, peu de localités en France où la littérature et les sciences morales aient été cultivées avec plus de zèle et de succès. À Bayeux, les publications, très nombreuses, sont plus particulièrement historiques, et il semble que cette ville se souvienne encore d’avoir été le dernier refuge de la nationalité normande, et qu’elle se reporte toujours avec complaisance malgré la distance des siècles, vers un passé qui lui rappelle tant de glorieux souvenirs. Les Mémoires de la Société académique de Cherbourg, quoique moins variés et moins nombreux que les publications des sociétés dont nous venons de parler, ont aussi une valeur très sérieuse, et, parmi les travaux estimables qu’on y rencontre, ceux de M. Couppey sur la législation anglo-normande seront consultés avec profit par les personnes qui s’occupent de l’histoire de la jurisprudence du moyen-âge, histoire si peu connue jusqu’ici et si prétentieusement défigurée par la monomanie tudesque du symbolisme ou la philosophie du progrès humanitaire. Nous devons mentionner aussi l’Annuaire du département de la Manche, qui forme aujourd’hui une collection de vingt-deux volumes. Cet annuaire, outre la partie administrative et statistique, contient une partie archéologique, historique et biographique intéressante, due à MM. Alexis de Tocqueville, de l’Académie française, Victor Le Sens de Cherbourg, E. Pillet, Julien Travers, etc. L’Annuaire du département de la Manche est l’une des meilleures publications provinciales de la France.

À l’énumération déjà si longue des ouvrages ou recueils dont nous venons de parler, nous ajouterons la Revue de Rouen, dans laquelle, la bibliographie et l’archéologie sont si bien représentées par le savant bibliothécaire de cette ville, M. À Pottier, et le Journal des Savans de Normandie, dirigé par M. Alfred Du Méril. L’histoire et l’archéologie occupent dans ces deux recueils une large place, et de la sorte ces deux sciences arrivent jusqu’au public par une périodicité constante et étendue.


II. – BRETAGNE ET PROVINCES DE L’OUEST. – RENNES ANCIEN ET MODERNE. – LA SOCIETE ACADEMIQUE DE NANTES. - L’EGLISE POITEVINE.

La Bretagne, qui était, il y a quelques années, l’objet d’une curiosité si vive, et à laquelle ont été consacrées de nombreuses et importantes publications, n’a produit depuis 1848 qu’un très petit nombre d’ouvrages dignes d’être mentionnés. L’archéologie romaine et celtique, la numismatique, y sont plus généralement étudiées que l’histoire proprement dite, et encore ne trouvons-nous dans ces deux spécialités que des livres d’un intérêt secondaire. Les Bardes bretons du VIe siècle, de M. de La Villemarqué ; la Biographie bretonne, publiée par M. G. Levot, conservateur de la bibliothèque de Brest, avec la collaboration MM. de La Villemarqué, de Courson, Duchâtellier ; la continuation de l’Histoire de Rennes, de M. Marteville,. la notice de M. Cunat sur Saint-Malo, et les études critiques de M. G. Lejean sur la Bretagne, son histoire et ses historiens, sont les seuls travaux vraiment intéressans que la vieille Armorique ait vu paraître dans ces dernières années.

À côté du livre de M. de La Villemarqué, dont la Revue s’est déjà occupée, Rennes ancien et moderne, par Ogée et A. Marteville, doit figurer au premier rang parmi les publications bretonnes. Ce livre, en trois volumes, se compose de deux parties distinctes : l’une, celle traitée par Ogée, qui date du XVIIIe siècle ; l’autre, traitée par M. Marleville, qui date de cette année même. M. Marteville a complété, par des recherches exactes et savantes, ce qui manquait au travail de son devancier ; il l’a mis en rapport avec les progrès de la science moderne, et enfin il l’a conduit jusqu’à nos jours, en complétant l’histoire par la statistique. La partie relative au moyen-âge est strictement locale, elle intéresse particulièrement les enfans de la ville dont elle retrace les annales ; on trouve dans le XVIIIe siècle, à propos de l’histoire du parlement de Bretagne, un épisode qui intéresse de la manière la plus directe l’histoire générale de notre pays, et qui est raconté là avec des détails nouveaux, des vues nouvelles et un très juste sentiment de la réalité et de la portée des faits ; nous voulons parler de la lutte soutenue, par le parlement de Rennes à propos de l’affaire de M. de La Chalotais. Cette affaire est trop connue pour qu’il soit besoin d’en rappeler ici tous les détails ; mais, en la présentant comme l’un des préludes de la révolution française et en l’étudiant principalement de ce point de vue, M. Marteville a su mettre en relief des faits trop souvent méconnus par les historiens de cette révolution. La lutte commencée par le parlement de Rennes pour une question d’impôts se complique, au milieu du XVIIIe siècle, d’une lutte non moins grave contre la société de Jésus. Le parlement, appelé à Paris, auprès du roi, répond aux remontrances du monarque par une démission en masse. Le 10 novembre 1765, La Chalotais, son fils et trois autres conseillers sont arrêtés ; une haute cour de justice est installée, au palais de Rennes, et les accusés, après un assez long procès, sont conduits en exil à Saintes. L’opinion publique s’émeut en leur faveur, et Louis XV, pour conjurer le mécontentement, déclare, par lettres patentes, qu’il ne veut point trouver de coupables, et lève l’arrêt d’exil. La Chalotais repousse avec fierté ce pardon du roi, il proteste contre la clémence ; au nom de la justice, il refuse d’être déclaré innocent par un acte d’autorité souveraine, et demande à être jugé tel d’après les formes légales. Dès ce moment, les plus hautes questions politiques furent soulevées par la magistrature française. On demanda d’abord si le roi avait le droit d’intervenir directement dans une affaire de procédure. Les parlemens du royaume répondirent par la négative, en définissant nettement la séparation des pouvoirs, et, ce premier point une fois posé, on en vint bientôt à discuter le pouvoir royal lui-même, à rechercher son origine, à marquer ses limites. Le parlement de Rouen déclara que « le roi ne peut prononcer juridiquement la condamnation ou l’absolution de ses sujets ; » le parlement de Paris, que « la volonté des rois doit être contrôlée avant d’être acceptée par les peuples, et qu’on ne doit l’accepter que d’autant qu’elle est juste. » Le parlement de Normandie fit la leçon à Louis XV en lui rappelant ces paroles de Henri IV : « La première loi du souverain est de les observer toutes. Il a lui-même deux souverains : Dieu et la loi. » Enfin le parlement de Rennes, qui se tenait toujours à l’extrême avant-garde, résuma toute la polémique dans des requêtes où se mêlaient les théories du Contrat social et la rigidité parlementaire, et dans lesquelles le mot sujet fut remplacé par le mot citoyen. Les parlemens furent dissous, mais déjà l’orage grondait sourdement, et, quelques années plus tard, le fils de La Chalotais allait mourir sur le même échafaud que Louis XVI.

M. Marteville a exposé avec un véritable talent toutes les péripéties de ce drame parlementaire où se posèrent les prémisses de la révolution, et nous ne doutons pas que, si l’on étudiait avec le même soin, sur tous les points de la France, la seconde moitié du XVIIIe siècle, on n’en tirât pour l’histoire générale d’utiles renseignemens. Il en résulterait évidemment, nous le pensons, la démonstration de ce fait, que si les dernières traditions du système féodal étaient odieuses aux populations, si le pouvoir royal lui-même était profondément déconsidéré, les vœux du pays cependant n’allaient point au-delà des réformes réclamées, en 88 et en 89, dans les cahiers des bailliages, des états provinciaux ou des états généraux. Il en résulterait encore l’assurance que le nivellement terrible fait au nom du peuple n’a point été réclamé par lui, que la révolution dans laquelle ce peuple ne fut jamais qu’un instrument aveugle avait été préparée à son insu par les parlemens, les philosophes, la portion la plus riche de la bourgeoisie, et qu’enfin, dans tous les temps, y compris le nôtre, l’ébranlement révolutionnaire n’est jamais parti d’en bas, comme s’il était fatalement dans le rôle de la bourgeoisie française de déchaîner les passions pour les comprimer ensuite, quand elles la menacent elle-même.

La partie de l’histoire de Rennes relative à la période qui s’étend de 89 aux premières années de l’empire présente aussi un tableau instructif. Dégagée de la fantasmagorie des grandes assemblées populaires, loin des tribuns et de l’émeute, la révolution, dans les villes des provinces, se montre sous un jour particulier, avec moins d’apparat et une réalité plus appréciable. Ce qui paraît gigantesque sur une scène où s’agitent deux cent mille hommes est souvent ridicule dans un chef-lieu de district, sur un théâtre occupé par quelques centaines de comparses plus ou moins obscurs. Que l’échafaud se dresse pour les rois ou les hommes qui pèsent sur les destinées d’un pays, on peut invoquer, pour justifier le meurtre, le salut public et la raison d’état ; mais qu’il se dresse pour des vieillards, d’humbles ouvriers, de faibles femmes que devrait protéger leur inoffensive obscurité, alors l’assassinat politique perd pour ainsi dire son prestige, et il n’est plus qu’un de ces crimes vulgaires qui révoltent la conscience des nations. C’est là ce qui explique la différence profonde qui sépare les histoires de la révolution écrites dans la province, au point de vue d’une localité restreinte, des histoires générales écrites à Paris. L’histoire générale, nous ne l’avons que trop vu dans ces dernières années, adoptant à son insu toutes les théories de Machiavel, justifie tout par la doctrine de la nécessité. Quelquefois même elle réhabilite la terreur, comme l’école ultra-catholique réhabilite la Saint-Barthélemy, par la doctrine cruelle des rigueurs salutaires. L’idylle terroriste fleurit sous la rosée sanglante de la guillotine, et la pitié est étouffée par la métaphysique du progrès humanitaire. En province, au contraire, on reste dans la simple appréciation des faits : on se souvient des victimes ; on sait comment et pourquoi elles ont été immolées ; on connaît par la tradition vivante et non par les apothéoses mensongères des partis ces affreux proconsuls qui promenaient dans les villes l’instrument de mort, et personne n’oserait les défendre ou les réhabiliter sur le théâtre même de leurs crimes. Sur ce point, l’école historique de la province est unanime : elle accepte et défend la révolution française en ce qu’elle a de grand, de sagement réformateur ; elle flétrit les excès, qui n’ont fait, en dernière analyse, que nuire à la cause du véritable progrès ; en un mot, elle se rallie aux principes de 89 et repousse avec indignation les doctrines de 93. Cette distinction est établie à chaque page dans l’histoire de Rennes moderne, et le tableau que trace M. Marteville de l’état de l’opinion dans la capitale de la Bretagne montre bien quels étaient à cette époque les sentimens de la partie saine et vraiment éclairée de la population des provinces. Les Rennais étaient également hostiles à la tyrannie des sociétés populaires et aux ténébreuses intrigues de ceux qui conspiraient avec l’étranger. En même temps qu’ils combattaient la chouannerie et qu’ils marchaient vaillamment à la défense des frontières, ils demandaient, dans une adresse remarquable, que la convention échappât à la pression des jacobins, et donnât à la république un gouvernement stable et des lois protectrices fondées sur la liberté et l’égalité : la municipalité de Rennes adhérait à cette adresse, et aussitôt la société populaire des amis de l’égalité et de la liberté demandait que les signataires fussent mis à la lanterne.

Un sentiment très juste et très sage domine dans le travail de M. Marteville. Les faits sont bien exposés, le style est clair et précis, et le patriotisme breton, qui se réveille presque à chaque page, donne à l’ensemble du livre un cachet tout particulier. En parcourant ces annales de la vieille ville armoricaine, où éclate à chaque instant le regret de la nationalité perdue, on sent que, sous l’apparente uniformité de notre système administratif, les traditions du passé sont encore persistantes et vivaces.

Quoique beaucoup moins nombreuses que dans la Normandie, les associations savantes et littéraires de la Bretagne ont cependant rendu de véritables services. Les Mémoires de la Société académique de Nantes, qui forment aujourd’hui une collection d’une vingtaine de volumes, contiennent, entre autres articles intéressans récemment publiés, un travail de M. Grégoire sur le système féodal, dans lequel l’auteur, en rendant compte d’un livre de M. Championnière, s’attache à démontrer, et sur ce point nous sommes complètement de son avis, qu’après avoir attaqué la féodalité avec une violence parfois injuste, on est tombé depuis quelques années dans un excès contraire, et que l’on en a singulièrement exagéré la réhabilitation. Nous indiquerons également dans le volume de 1850 la Bibliographie révolutionnaire de Nantes, par M. Dugast-Mattifeux, et dans le volume de 1848 une notice de M. Joseph Foulon sur un homme simple et modeste. Alexis Transon, qui, tout en exerçant la profession de charcutier, s’occupa avec un certain succès de philosophie et d’érudition. En écrivant la Bibliographie révolutionnaire de Nantes, M. Dugast-Mattifeux est parti de cette idée, qu’on entassait mensonges sur mensonges dans les histoires contemporaines de la révolution ; et que, pour dégager la vérité, il fallait recourir aux documens du temps et faire ce que Descartes exigeait pour l’étude des sciences, dépouiller toutes les opinions préconçues. Les écrits signalés par M. Dugast ne sont pas très nombreux ; mais ils sont fort intéressans, et nous indiquerons entre autres ce qui concerne la relation des massacres de Machecoul. Il est évident, d’après les pièces citées et d’après le témoignage même de Mme de Larochejaquelein, que le massacre de Machecoul, qui eut lieu le 21 septembre 1793, fut le signal des atrocités qui ensanglantèrent la Vendée ; que la responsabilité doit en peser tout entière sur l’armée vendéenne, qui fut la première à tuer les prisonniers, et que, pour être juste, il faut reconnaître que les blancs comme les bleus se laissaient entraîner, sous prétexte de représailles, à des cruautés qui déshonorent les peuples civilisés, et que l’histoire doit toujours flétrir, sous quelque drapeau qu’elles aient été commises.

La Société d’Émulation de. Brest et du Finistère est arrivée au tome XVI de ses Annuaires, en donnant dans le volume de chaque année l’histoire détaillée de quelques-unes des localités les plus importantes du département. Cette publication, à laquelle le conservateur de la bibliothèque de la marine de Brest, M. Levot, consacre tous ses soins, en cherchant avant tout à la rendre essentiellement pratique et utile, cette publication, disons-nous, jouit à juste titre dans le Finistère d’une grande popularité. C’est aussi un but pratique que poursuit l’Association bretonne. Cette association, qui a pour directeur et pour secrétaire-général MM. de Blois et Vincent de Kerdrel, se divise en deux sections, l’une archéologique, l’autre, agricole ; et tandis que cette dernière s’applique, au nom du progrès scientifique et matériel, à lutter contre la routine agricole, l’autre, la section archéologique, s’occupe, au nom du progrès moral, de raviver les traditions de l’antique nationalité, de tirer de ses études des enseignemens sur les mœurs, les habitudes ; la foi des Bretons des vieux âges, pour présenter ces mœurs et cette foi comme modèles aux Bretons d’aujourd’hui. Il se cache peut-être une mordante épigramme et une triste vérité dans cette distinction tacite, que l’Association bretonne, en dédoublant ainsi ses travaux, établit entre la tradition et la routine. Dans la science, elle combat la routine, parce que la science a marché, et en morale elle invoque la tradition, parce qu’elle cherche peut-être en vain autour d’elle, dans le présent, ces doctrines qui élèvent et fortifient le caractère des peuples et les nobles exemples qui les excitent au bien.

La Touraine, le Maine, l’Anjou et le Poitou forment, au point de vue historique et archéologique, un centre moins actif sans doute que la Normandie, mais important encore, sinon par le nombre, du moins par la valeur des publications. Dans la Touraine, les archéologues pratiques et les collecteurs sont plus nombreux que les écrivains. À part M. Salmon, à qui l’on doit une curieuse publication sur les serfs de l’abbaye de Marmoutiers, et qui s’occupe activement d’une histoire générale de la province, et M. l’abbé Bourassé, auteur d’un Manuel d’archéologie chrétienne et de quelques monographies estimables, les érudits tourangeaux n’ont fourni, en fait de publications, qu’un assez faible contingent ; mais en revanche, il est peu de provinces où l’on ait apporté plus de soins pour conserver les débris du passé, ou pour faire revivre par d’heureuses imitations les arts du moyen-âge. C’est ainsi que, par des efforts vraiment surprenans et une persistance qui rappelle celle de Bernard de Palissy, MM. Avisseau et Landais sont parvenus à établir une fabrique de poterie dans le genre de celle à laquelle Bernard a donné son nom, et à égaler ce que la renaissance a produit de plus parfait dans ce genre. C’est ainsi encore que M. Chateignier, architecte d’Amboise, a construit dans la commune de Sainte-Catherine de Fierbois, d’après le système de l’architecture anglaise du XVe siècle, un château dont l’âge peut tromper l’œil le plus exercé, et que M. Guérin, de Tours, a bâti, pour le petit séminaire de cette ville, une chapelle, style XIIIe siècle, d’une élégance et d’une exactitude parfaites. Le public, qui aime et respecte les vieux monumens, soutient et encourage autant qu’il le peut le zèle des artistes, et la ville de Tours a acheté récemment, pour la faire restaurer, l’église de Saint-Julien, qui était devenue propriété particulière. Cette acquisition a été faite au moyen d’une souscription volontaire dont le chiffre s’est élevé à 80,000 francs, et à laquelle tout le monde a pris part.

Angers, comme Tours, a montré pour la conservation de ses monumens ou des documens de son histoire l’empressement le plus vif. Cette ville vient d’acquérir l’importante collection d’imprimés et de manuscrits que M. Toussaint Grille avait réunis sur l’Anjou ; elle en a fait imprimer le catalogue, et depuis le conseil-général a confié à M. Marchegay, archiviste du département, le soin de publier un recueil des documens angevins inédits, dont le premier volume a paru ; on ne peut que féliciter le savant éditeur de la manière dont il s’est acquitté de sa tâche. Du reste, les travailleurs dans l’Anjou n’ont guère été, dans ces dernières années, plus nombreux que dans la Touraine. Comme les traditions de famille y sont encore très puissantes, c’est surtout vers les recherches généalogiques que se tourne la curiosité, et c’est là l’initiation ordinaire aux études historiques.

Quoique l’érudition et l’archéologie aient fait, dans le Maine, depuis quelques années, des pertes très sensibles par la mort de MM. Cauvin et Richelet, cette province n’a cependant point ralenti ses travaux. Les bénédictins, en s’établissant à Solesmes, à quelques lieues de cette belle abbaye de Saint-Vincent-du-Mans, où fut écrite l’Histoire littéraire de la France, semblèrent chercher, dans ce voisinage même, des encouragemens et des exemples. Cette résurrection d’un ordre qui semblait à jamais éteint avec le dernier de ses représentans, le savant et vertueux dom Brial, exerça sur le mouvement des études locales une heureuse influence. Les religieux de Solesmes ont publié plusieurs ouvrages dignes sous plus d’un rapport de la vieille école bénédictine, tels que L’Essai sur l’abbaye de Solesmes, par dom Guéranger, et l’Histoire de l’Église du Mans. Le clergé séculier n’est point resté en arrière ; M. l’abbé Voisin, dans sa Vie de saint Julien, son Mémoire sur les divisions territoriales du Maine avant le Xe siècle, et son Histoire de saint Calais, a fait preuve de beaucoup d’érudition et d’une grande sûreté de critique historique, comme il fait preuve aussi d’une patience qui n’est plus de notre temps en se dévouant à la continuation de la Gallia christiana.

Le mérite sérieux de ces divers travaux place, pour l’histoire ecclésiastique, le departement de la Sarthe au premier rang de nos départemens érudits, et, dans un autre genre, l’Histoire littéraire du Maine, de M. Hauréau ; assure encore à ce même département une notable supériorité, ce livre étant incontestablement ce que l’on a publié depuis long-temps de plus complet et de plus exact en province comme travail étendu de critique et de biographie. Le Maine a produit, dans les spécialités les plus diverses, une très grande quantité d’hommes distingués, théologiens, jurisconsultes, érudits, philosophes, poètes, auteurs dramatiques, médecins ou naturalistes. Il est peu de provinces où l’aptitude des esprits soit aussi multiple, aussi variée, et c’est cette variété même qui formait le principal écueil du sujet traité par M. Hauréau, car il ne s’agissait de rien moins, sauf l’étendue du cadre, que d’une véritable biographie universelle embrassant toutes les connaissances humaines. M. Hauréau a courageusement affronté les difficultés d’un aussi vaste travail. Son Histoire littéraire du Maine contient, avec de nombreuses et importantes rectifications, un grand nombre d’indications nouvelles et de choses oubliées ou inconnues. L’histoire, la biographie, la critique, la bibliographie, y marchent toujours de front, et nous indiquerons entre autres, comme devant être consultées avec profit et lues avec intérêt, les notices sur Odon, abbé de Cluny, Hildebert, évêque du Mans, Jean de Courtecuisse, Raoul de la Porte, le père Mersenne, Robert Garnier, Bernard de la Ferté, Luc Percheron, Hortense Desjardins, plus connue sous le nom de Mm de Villedieu, Bernard Lamy, Duboullay, René Choppin, Guillaume et Jean du Bellay, Baïf, et une foule de poètes de l’école du XVIe siècle, qui formèrent à cette date comme les satellites de la pléiade. L’Histoire littéraire du Maine est encore un de ces livres, malheureusement trop rares aujourd’hui, qu’on peut indiquer tout à la fois comme une source de documens précieux pour l’histoire générale du pays et comme un modèle pour les monographies de province.

La Société des antiquaires de l’ouest, dont le siège est à Poitiers et qui compte aujourd’hui cent quatre-vingt-six membres, a publié depuis 1834, époque de sa fondation, treize volumes de Mémoires, un bulletin trimestriel, une excellente table chronologique des chartes contenues dans les manuscrits du bénédictin dom Fontenau, historiographe du Poitou, et une édition du Cartulaire de saint Hilaire de Poitiers, restitué d’après les copies de dom Fontenau et les titres originaux des archives de la Vienne ; de plus, elle a fondé, concurremment avec la ville de Poitiers, un musée celtique ; qui a été savamment décrit par M. Lecointre Dupont. Les sujets traités dans les Mémoires de cette laborieuse association sont variés et bien choisis. MM. de la Fontenelle de Vaudoré, Mangon de Lalande, Redet, archiviste du département de la Vienne, de Chergé, Fillon, en ont été les collaborateurs les plus assidus, et nous félicitons MM. les antiquaires de l’ouest de ne s’être point circonscrits dans les matières exclusivement archéologiques. Les Études de M. Boulmier sur les poètes latins du Poitou, les Mémoires de M. Alloneau sur la campagne du prince de Galles dans le Languedoc, l’Aquitaine et la France, et la bataille de Montcontour ; l’Essai de M. de Saint-Hippolyte sur les batailles de Voulon, Poitiers et Manpertuis ; les Recherches de M. l’abbé Cousseau sur la liturgie de l’ancien diocèse de Poitiers, recherches dans lesquelles l’auteur s’attache à prouver que saint Hilaire est le véritable auteur du Te Deum ; les observations de M. Redet sur les noms de lieux dans la Vienne ; l’Essai sur les lanternes des morts, de M. de Chasteigner, sont des travaux qui joignent à l’exactitude le mérite de l’originalité, en ce sens qu’ils peuvent apporter à l’histoire générale quelques élémens nouveaux. Les archéologues ressemblent trop souvent aux moutons de Panurge, et, comme eux, ils se suivent à la file dans les mêmes sentiers ; il faut donc encourager les efforts de ceux qui tentent de se frayer des voies nouvelles, et qui s’attachent de préférence à des questions inexplorées. Or, parmi ces questions, figure au premier rang l’histoire des guerres du moyen-âge, car cette histoire écrite, soit par des érudits qui n’entendaient rien à la tactique, soit par des tacticiens étrangers à l’érudition, est encore presque tout entière à faire. La connaissance des localités et les traditions toujours vivantes sur le théâtre des grandes actions militaires expliquent d’ailleurs bien des faits omis ou défigurés dans les livres écrits à distance, et nous ne saurions trop engager les membres des sociétés savantes à suivre l’exemple de MM. Alloneau et Saint-Hippolyte[3].

La monographie la plus importante dont la ville de Poitiers en particulier ait été l’objet est due à M. l’abbé Auber : elle est relative à la cathédrale de cette ville. M. Auber fait remonter l’origine de cette église au IIIe siècle, et, bien qu’il soit prudent de se défier de ces dates lointaines, on a tout lieu de croire cependant que cette appréciation est exacte, car, par des circonstances qu’il est difficile de déterminer, Poitiers forma de bonne heure une sorte d’oasis chrétienne au centre même du paganisme gallo-romain. Ce fut aux environs de cette ville, à Ligugé, que saint Martin fonda, le premier monastère des Gaules ; ce fut un évêque de Poitiers, saint Hilaire, surnommé par saint Jérôme le Rhône de l’éloquence latine, qui rendit la paix à la chrétienté, en arrêtant par la seule force de la doctrine les progrès de l’arianisme, hérésie redoutable qui enlevait à la foi nouvelle son caractère divin, parce qu’elle isolait le Dieu fait homme de l’unité trinitaire et coéternelle, et qu’elle conduisait au déisme pur, par un rationalisme barbare, ce monde à demi régénéré qui échappait à peine au matérialisme païen. Enfin ce fut à Poitiers, dans le monastère de Sainte-Radegonde, cet hôtel de Rambouillet des temps mérovingiens, que se réfugièrent comme dans un dernier asile tous les dieux de la poésie antique, et que la muse latine de la décadence mêla pour la dernière fois son chant aux hymnes de l’église triomphante. Il y a là, pour nos antiquités religieuses et notre histoire nationale, des souvenirs très attachans, et il est à regretter que M. l’abbé Auber n’ait point donné, comme introduction à la partie descriptive de son travail, une vue générale de ce qu’on pourrait appeler l’église poitevine des premiers siècles, considérée sous le rapport social, et intellectuel. Il en a bien, il est, vrai, touché quelque chose, mais sans développemens suffisans et en faisant toujours une trop large part aux détails architectoniques. Nous voudrions qu’on ne séparât point, comme on le fait trop souvent, l’histoire féodale, administrative et morale de l’histoire purement artistique, et que, toutes les fois que des documens originaux ont été conservés, on appliquât à ces documens la même méthode que M. Guérard au cartulaire de Notre-Dame de Paris. Quand l’âge et le style d’un monument sont déterminés d’une manière précise, il est à peu près inutile de répéter pour chaque partie la description daguerréotypée de toutes les chapelles, de toutes les colonnes, de toutes les nervures. En se perdant au milieu de tous ces détails, l’archéologie tombe à l’état d’inventaire ; elle s’occupe trop des pierres et pas assez des hommes ; elle devient un utile vademecum pour les architectes qui font du pastiche moyen-âge ; elle reste étrangère à ceux qui cherchent dans l’étude du passé l’intérêt et l’enseignement. Ces observations, du reste, s’adressent, non-seulement à M. l’abbé Auber, dont le livre contient des parties très estimables, mais encore à la plupart de ses collègues en archéologie sacrée, qui se montrent trop généralement disposés à décrire les monumens sans les expliquer. Il ne s’agit point en effet de dire que, sous les voussures d’un portail, on trouve telle ou telle figure ; il faut dire encore pourquoi cette figure se trouve là, à quel ordre d’idées elles se rattache et quel rapport elle exprime avec les mœurs du temps où elle a été exécutée. Nous ne pensons pas, comme M. l’abbé Auber, que toute la symbolique chrétienne se réduise à une exposition pure et simple de l’Ancien et du Nouveau Testament, et, pour s’en convaincre, il suffit de rapprocher l’ornementation figurée de nos églises des écrits des hagiographes, des traités allégoriques de morale connus sous le nom de bestiaires, des ouvrages ascétiques et même des romans et des fabliaux. Cette ornementation est une véritable encyclopédie, un enseignement complet, et quelquefois aussi une satire vulgaire et cynique, et moins qu’une satire, une caricature. Ainsi, à Toulouse, dans l’église de Saint-Sernin, on voit dans une chaire un âne en surplis prêchant un auditoire de porcs crossés et mitrés, et, à côté de ce singulier tableau, on lit ces mots : Calvin le porc preschant. Les monumens de ce genre sont nombreux, et l’on peut citer encore ce chapiteau d’une église de Caen sur lequel l’artiste a traduit en pierre un épisode grotesque d’une aventure galante attribuée à Aristote par les conteurs du moyen-âge. Le philosophe de Stagyre, disent les trouvères, s’éprit, en passant dans la ville de Caen, d’un vif amour pour la fille d’un boulanger. Il en obtint un rendez-vous, et il fut convenu qu’elle l’introduirait chez elle au moyen d’un grand panier qui servait à monter les sacs de farine par la fenêtre du grenier. À l’heure dite, le panier descendit jusque sur le pavé de la fenêtre du grenier. À l’heure dite, le panier descendit jusque sur le pavé de la rue ; le philosophe s’y plaça de son mieux, et la jeune fille l’éleva lentement en faisant tourner la poulie à, l’aide de laquelle on montait les sacs ; mais ce n’était là qu’un piège tendu par la malice féminine à la sagesse péripatéticienne : quand le philosophe fut arrivé à la moitié de son trajet aérien, elle cessa de faire tourner la poulie, et, fixant le câble, elle laissa le pauvre Aristote, suspendu entre le ciel et la terre, passer la nuit à la belle étoile. Cette aventure causa dans la ville une émotion très vive, et la statuaire en perpétua le souvenir pour apprendre aux bourgeois de Caen et aux philosophes de toutes les écoles à se défier des femmes. On pourrait multiplier les exemples de ce genre ; mais ce que nous venons de dire suffira, nous le pensons, à montrer que l’Ancien et le Nouveau Testament n’inspirent pas seuls la statuaire chrétienne, et que, dans l’architecture religieuse ainsi que dans la littérature et les mœurs, on trouve souvent, à côté du sentiment divin de l’infini, le matérialisme le plus grossier. Ce sont là des faits extérieurs à la foi, qui ne la compromettent en rien, et que les archéologues de l’école ecclésiastique s’obstinent bien à tort à méconnaître, au risque de fausser l’histoire. Qu’importe, en effet, à la puissance et à la pureté du christianisme le cynisme de quelques images sculptées par des artistes barbares ? La foi est restée debout au milieu de nos ruines, comme les cathédrales elles-mêmes au sein de nos villes renouvelées, et c’est avec raison qu’à la fin de son livre, M. l’abbé Auber, se reportant du passé vers l’avenir, promet encore de longs siècles de durée à ces monumens qui comptent déjà tant de siècles d’existence. Il y a là quelques pages bien senties de philosophie religieuse, qui prouvent que, si dans l’Histoire de la Cathédrale de Poitiers on rencontre çà et là des détails arides, il faut en accuser le sujet plutôt que le talent de l’auteur.

Nous nous arrêterons encore, avant de sortir du Poitou, à l’Histoire de l’Administration supérieure du département des Deux-Sèvres[4], par M. Jules Richard. Cette histoire s’ouvre par une introduction claire et précise, dans laquelle l’auteur trace rapidement le tableau de l’administration provinciale du Poitou, depuis les commissaires extraordinaires de Charlemagne connus sous le nom de missi dominici, les enquêteurs de Louis IX, les intendans créés par Richelieu, jusqu’aux assemblées, provinciales établies par Necker en 1787. Ces assemblées, qui, dans le Poitou, se divisaient en trois catégories distinctes, suivant qu’elles représentaient les villes, les élections ou la province, étaient chargées de répartir l’impôt direct et de veiller à tous les objets d’utilité publique, tels que les routes, les canaux, l’instruction, la répartition des secours, etc. Elles émettaient des vœux, comme nos conseils-généraux, et leur histoire offre cela d’intéressant, qu’on y trouve nettement indiquées et très sagement discutées la plupart des grandes et utiles réformes réalisées par la révolution, et même quelques-unes de celles que nos discordes civiles, nos guerres et surtout l’impéritie de nos administrations ont ajournées depuis soixante ans. En 1787, dans le Poitou comme dans le reste des provinces françaises, l’esprit public est tout à la fois progressiste et conservateur ; mais tout à coup une sorte de fièvre s’allume et se propage : ce ne sont plus des réformes, mais la création d’un monde nouveau que rêvent tous les esprits, et bientôt la révolution marche, inexorable et fatale. Ici, le livre de M. Richard prend un intérêt tout particulier, et l’enseignement historique et politique en sort à chaque ligne. Au milieu des péripéties terribles de la guerre civile, on est frappé de voir comment, tout en faisant preuve d’une activité presque surhumaine, les autorités révolutionnaires se montrent en même temps d’une incapacité vraiment incroyable. Elles ne savent rien prévoir, rien ordonner. Les troupes déploient en pure perte un courage admirable, et meurent de faim dans les pays qu’elles ravagent. On a sans cesse recours à des mesures violentes, presque jamais à des mesures utiles, et, pour se venger de ne pas savoir vaincre, on multiplie les échafauds : En 93, l’administration de la Vendée prie celle des Deux-Sèvres de lui prêter sa machine à décapiter : cette dernière répond que Saint-Maixent a fait la même demande ; et décide que, pour satisfaire à toutes les réclamations, elle fera fabriquer cinq guillotines neuves. Il ressort jusqu’à l’évidence des faits consignés dans le livre de M. Richard que la cruauté des agens révolutionnaires fut toujours en raison directe de leur incapacité, que, sans cette incapacité et sans un entêtement obstiné dans la violence, la guerre de l’ouest, malgré l’héroïsme des Vendéens, eût été beaucoup moins sanglante et moins longue Il suffit, pour prouver la justesse de cette remarque, de nommer le général Hoche, et la plus sévère critique que l’on puisse faire du terrorisme, c’est de comparer les résultats obtenus par les proconsuls et, ceux obtenus par cet homme illustre, qui, tout en sachant combattre, s’attacha surtout à pacifier. Nous regrettons que M. Richard, dont le livre est d’ailleurs fort distingué, se soit montré indulgent à l’excès vis-à-vis des administrations révolutionnaires, et que, sans excuser les violences, il en ait admis parfois la nécessité c’est là une tendance trop commune aujourd’hui, et qu’il importe de combattre partout où elle se manifeste, dans l’histoire comme dans la discussion politique. Cette réserve faite, on ne peut que rendre justice à l’auteur, à l’exactitude de sa méthode, à la clarté avec laquelle il expose des faits très complexes et souvent obscurs, malgré leur date récente. L’Histoire de l’Administration des Deux-Sèvres sera consultée avec fruit par tous ceux qui voudront étudier ou écrire cette iliade de la Vendée, si pleine de grandeur et d’héroïsme.


CHARLES LOUANDRE.

  1. Voyez la livraison du 1er septembre.
  2. On doit encore, à M. Mancel : Établissement de la Fête de la Conception Notre-Dame, par Wace ; — le Père André, documens inédits, en collaboration avec M. Charma ; — Caen sous Jean Sans-Terre ; — Essai sur l’histoire littéraire de Caen aux onzième et douzième siècles ; — une édition annotée des Origines de quelques coutumes anciennes de Moisant de Brieux, et diverses brochures sur la Normandie.
  3. On trouve encore dans cette partie de la France, parmi les publications récentes, la réimpression de la Bibliothèque historique du Poitou, de Dreux-Duradier, qui se compose de huit volumes, et a été continuée jusqu’en 1849 par M. de Lastic-Saint-Jal ; une Notice sur le palais des comtes de Poitou, aujourd’hui le palais de justice de Poitiers, par M. Ch. Jeannel, et les Chroniques populaires de la même province, depuis les Gaulois jusqu’à l’an mille, par M. Le Touzé de Longuemar.
  4. Niort, 1846, 1850, 2 vol. in-8o.