Les Études historiques et archéologiques dans les provinces depuis 1848/03

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LES ETUDES


HISTORIQUES ET ARCHÉOLOGIQUES


EN PROVINCE DEPUIS 1848.[1]




III.
FRANCE CENTRALE. — BOURGOGNE. — PROVINCE DU MIDI.




I. — LES PROVINCES DU CENTRE. — PÉRIGORD ET GUIENNE. — BOURGOGNE. — NOUVELLES RECHERCHES SUR LES POPULATIONS BOURGUIGNONNES ET SUR L’ÉMANCIPATION DES COMMUNES.


Les provinces de la France centrale, c’est-à-dire l’Orléanais, le Berry, le Nivernais, la Marche, se trouvent, quant au nombre des publications historiques, considérablement en retard sur les provinces du nord et de l’ouest ; mais elles ne le cèdent en rien à ces dernières sous le rapport de la valeur scientifique. Dans l’Orléanais, MM. de la Saussaye, Duchalais et Jules de Pétigny, tout en s’occupant d’études d’un intérêt général, n’ont point négligé l’histoire des divers départemens auxquels ils appartiennent. Une nouvelle société archéologique, celle du Loiret, a été fondée par MM. Desnoyers et de Buzonnière, et ce dernier a donné à ses collègues l’exemple du zèle en publiant l’Histoire architecturale de la ville d’Orléans.

Le Berry, qui a tant besoin de s’éclairer, qui croit aux fées, aux sorciers et à l’avènement de la nouvelle Jérusalem prédite par les thaumaturges politiques, le Berry a fait de grands progrès depuis quelques années sur le terrain de l’érudition, grâce aux efforts de MM. Raynal et de Girardot[2]. Outre de nombreux articles dans le Journal du Cher et des communications adressées au comité des arts et monumens, M. de Girardot a donné des recherches précieuses sur les assemblées provinciales, et en particulier sur celles du Berry de 1778 à 1790, sur les artistes de cette même province et sur les pièces inédites relatives à l’histoire d’Ecosse conservées aux archives du département du Cher. Il s’occupe en ce moment, avec M. Hippolyte Durand, d’une monographie générale de Saint-Étienne de Bourges, et, en attendant que cette œuvre importante soit terminée, il en a extrait une description abrégée, historique et archéologique, dans laquelle il se propose de faire comprendre au public, même à celui qui n’écrit jamais et qui lit rarement, l’un des plus beaux monumens de l’art chrétien. On remarquera surtout, dans la description de M. de Girardot, le passage où l’écrivain signale la lenteur extrême que le moyen-âge mettait à bâtir les édifices religieux, et l’oppose à la promptitude que les démolisseurs de 93 mettaient à les abattre. Commencée au XIIIe siècle, la cathédrale de Bourges ne fut achevée qu’au XVIe, et en 1793 ce qui avait coûté quatre siècles à construire eût été démoli en quelques semaines, si M. Desfougères, ingénieur en chef du département, n’avait démontré dans un rapport qu’il était impossible de trouver dans la ville un emplacement assez vaste pour y déposer les débris de l’ancienne église qu’on s’était promis de mettre en vente. Grâce à cette difficulté imprévue, la cathédrale, sauvée de la destruction, devint successivement le temple de l’Unité et des théophilanthropes, et, par un hasard tout particulier, elle échappa aux assauts du vandalisme. Ses admirables vitraux eux-mêmes ont été conservés et ont fourni à MM. les abbés Martin et Cahier l’une des plus magnifiques publications archéologiques qui aient paru, non-seulement en France, mais en Europe.

Dans la Saintonge, on compte parmi les ouvrages les plus récens l’Histoire politique et religieuse de cette province, par M. Massiou, la Biographie saintongeoise de M. Rainguet, l’Histoire de Rochefort, de MM. Viaud et Fleury, et une brochure de M. Feuilleret, intitulée Taillebourg et saint Louis. M. Anatole de Bremond d’Ars s’occupe à Saintes d’une histoire municipale de cette ville, qui jouissait au XIIe siècle de franchises importantes, et qui, ballottée sans cesse entre la domination de la France et de l’Angleterre, se constitua, sous le rapport militaire et administratif, avec une force qui rappelle les grandes communes du nord. M. l’abbé Lacurie, l’un des travailleurs les plus zélés de cette partie de la France, a commencé la publication d’une carte du pays des Santons à l’époque gallo-romaine[3], travail utile, mais qui demande, pour être conduit à bonne fin, toute la sagacité critique du savant qui l’a entrepris, car au temps de César on distinguait vaguement sous le nom de Santons les peuplades gauloises répandues sur la rive droite de la Garonne, depuis l’Océan jusqu’aux environs de Toulouse, et ce n’est qu’à la fin du IVe siècle que l’empereur Honorius établit dans cette contrée ce qu’on pourrait appeler des frontières officielles. Aux efforts individuels des personnes que nous venons de nommer, la Société archéologique de Saintes a joint les efforts collectifs de tous ses membres. Elle a entrepris de réunir tous les documens qui se rapportent à l’histoire de la province. L’ère celtique et l’ère gallo-romaine sont aujourd’hui terminées, ainsi que les monographies de Saintes, de Saint-Jean-d’Angély, de Rochefort et de La Rochelle. — L’ancien Angoumois a été beaucoup moins étudié que la Sainlonge, et nous n’avons guère à citer, pour le département de la Charente, que le Bulletin de la Société archéologique de ce département et la Statistique monumentale de M. H. Michon.

Dans le Périgord, comme dans l’Angoumois, les publications historiques n’ont point été nombreuses, mais du moins il y en a d’estimables, et nous citerons comme excellentes celles de M. Félix de Verneilh, à Nontron. Il est peu d’hommes, nous ne dirons pas dans la province, mais à Paris même, qui portent dans l’archéologie plus d’initiative et de critique à la fois. M. de Verneilh est sans cesse à l’affût des découvertes, et, chose difficile, il marche sans s’égarer hors des sentiers battus. L’opuscule de M. de Verneilh, la Cathédrale de Cologne, est l’un des morceaux les plus remarquables qui aient été écrits sur l’art ogival et ses véritables origines. Ses recherches sur les villes neuves du XIIIe siècle, à plans réguliers, connues sous le nom de bastides, et sur l’architecture civile du moyen-âge, présentent la même nouveauté d’aperçus, la même sagacité critique. M. de Verneilh s’occupe en ce moment de mettre la dernière main à une Histoire de l’architecture byzantine en France, et les fragmens de ce livre qui ont paru dans les Annales archéologiques confirment pleinement l’opinion que nous venons d’émettre au sujet de l’auteur. Des travaux aussi consciencieux, aussi approfondis, sont trop rares pour que nous ne nous empressions pas de leur rendre toute la justice qu’ils méritent.

Dans l’ancien Nivernais, les archéologues et les érudits sont moins nombreux encore que dans les provinces dont nous venons de parler. Nous ne connaissons, comme présentant un intérêt véritable, que l’Armorial de M. de Soultrait. L’auteur de ce livre ne s’est point borné à donner les armoiries des familles nobles de l’ancien duché de Nivernais; il a indiqué aussi celles des établissemens religieux, des villes et bourgs, des communes et des corporations de la même province. Le département de la Nièvre n’a aucune société historique ou littéraire; les mémoires y sont remplacés par des almanachs qui paraissent tous les ans, et dans lesquels on trouve de bonnes indications sur l’histoire littéraire, politique, architectonique et monumentale du pays.

La Société historique et archéologique du Limousin a puissamment contribué à tirer cette partie de la France de son indifférence pour les travaux d’érudition, et, parmi ceux de ses membres qui se sont dernièrement fait remarquer par leur zèle et le mérite de leurs publications, nous citerons M. l’abbé Texier et M. Laymarié. M. Texier s’est occupé de liturgie, d’architecture, d’orfèvrerie, de peinture; il professe l’archéologie dans un séminaire de la Haute-Vienne, et, joignant la théorie à la pratique, il s’est fait l’architecte, et l’architecte habile, des églises que l’on bâtit et de celles que l’on restaure dans le diocèse auquel il est attaché. M. Laymarié s’est fait connaître par une Histoire de la Bourgeoisie du Limousin et une Histoire des Paysans en France. On a dit, à propos du dernier de ces ouvrages, que l’auteur s’était un peu trop hâté de produire un travail qui, malgré d’incontestables mérites, manque de maturité et n’a pas le développement nécessaire pour justifier son titre : cette remarque est exacte, et nous ajouterons que, si le livre de M. Laymarié offre de nombreuses lacunes, cela tient moins à l’auteur lui-même qu’à la nouveauté du sujet. Il est impossible en effet d’écrire une histoire générale des paysans de France avant que cette histoire ait été faite pour chaque province à un point de vue particulier, telle, par exemple, qu’on la trouve pour la Normandie dans le livre de M. Léopold Delisle. De même que pour les villes il faut étudier chaque localité, de même pour les campagnes il faut étudier chaque circonscription féodale. La condition des personnes dans les pays de droit écrit est modifiée de village à village par les coutumes locales; tandis que le servage disparaît dans certaines parties du territoire dès le XIIe siècle, il se perpétue sur d’autres points jusqu’au XVIIIe. Ce n’est donc qu’après avoir procédé par voie d’analyse exacte qu’on peut arriver à la synthèse, et, au lieu d’une histoire générale des paysans de France, nous aurions mieux aimé que M. Laymarié nous donnât tout simplement l’histoire particulière des paysans du Limousin. L’Album historique de la Creuse de M. d’Anglade et l’Essai sur la ville de Tulle complètent, pour cette partie de la France, le catalogue des livres d’histoire et d’archéologie.

La littérature, les études économiques et sociales, prévalent dans la Guienne sur les travaux d’érudition. Nous trouvons cependant encore quelques publications intéressantes, telles que le livre de M. Lescarret, De la Propriété pendant l’époque féodale; la monographie de l’église primatiale de Saint-André, par Mgr Donnet, archevêque de Bordeaux; le Bulletin des monumens historiques de la Gironde, quelques mémoires dans le recueil de l’académie nationale de Bordeaux, et la Collection générale des Documens français qui se trouvent en Angleterre, par M. Jules Delpit, de Bordeaux. La commission des monumens historiques de la Gironde ne se borne point à des études architectoniques, elle s’occupe aussi de réunir et de publier des documens écrits, et c’est là ce qui forme la partie intéressante de son Bulletin, qui compte parmi ses collaborateurs les plus assidus MM. Babanis et Léonce de la Mothe, Nous avons remarqué dans ce bulletin une notice de M. Babanis sur l’hygiène publique à Bordeaux. Ce moyen-âge, qu’on est si généralement disposé à regarder comme une époque d’imprévoyance et de barbarie, ne le cédait cependant en rien à notre temps en fait de précautions sanitaires : un grand nombre de communes, dès le XIIIe siècle, avaient des abattoirs, et les denrées alimentaires étaient plus sévèrement visitées que de nos jours. Les grandes villes du midi, qui gardèrent à travers tous les désastres les traditions de l’administration romaine, se distinguèrent à toutes les époques par une extrême sollicitude pour la santé publique. Elles avaient, outre des écorcheurs jurés et des inspecteurs des boucheries, des officiers particuliers désignés sous le nom de capitaines de la santé, prévôts de la santé, qui surveillaient l’exécution des ordonnances hygiéniques; elles avaient encore, et cette institution s’étendit dans toutes les villes du nord et du centre, des médecins et des chirurgiens, qu’elles payaient souvent fort cher, et qui, selon toute apparence, guérissaient fort mal, si l’on en juge par certaines prescriptions qu’on trouve encore dans les registres des échevinages, et par le procès-verbal d’un concours médical que reproduit M. Babanis. On voit par ce procès-verbal que la jurade, c’est-à-dire le conseil municipal de Bordeaux, avait, pour diriger les mesures de police sanitaire, un médecin en chef qu’on payait 40 francs d’or chaque année, soit 4,500 francs de notre monnaie, et un médecin-adjoint dont le traitement s’élevait à 2,250 fr. En 1414, la place de médecin en chef étant devenue vacante, les magistrats bordelais la mirent au concours, et ils la confièrent, après des épreuves qu’ils jugèrent très brillantes, à un Allemand nommé Ram, qui avait donné, aux grands applaudissemens de ses juges, les définitions suivantes : « La médecine, révélée aux sages par Dieu même, est rendue grandement louche par la malignité de ceux qui en abusent. — Le corps humain ne saurait pas subsister, s’il était d’une matière dure et compacte comme le fer. — Le corps humain a besoin pour se soutenir du comfort des alimens, etc. »

La Collection des Documens français trouvés à Londres est une œuvre importante. On sait que Bréquigny reçut du gouvernement de Louis XV la mission de rechercher dans les archives de l’Angleterre les titres qui pouvaient intéresser la France. En 1767, ce savant lit connaître à l’Académie des Inscriptions le résultat de ses recherches : il avait fait copier douze mille pièces environ. A sa mort, il légua cette collection précieuse à son ami Du Theil qui, lui-même, en fit présent à la Bibliothèque nationale. Enfin, en 1834, l’un des conservateurs, M. Champollion-Figeac, fut chargé d’en publier les pièces les plus remarquables. Nous n’avons point à nous occuper ici de cette malencontreuse publication; nous rappellerons seulement que, sur les indications d’un savant anglais, sir Francis Palgrave, M. Jules Delpit se rendit à Londres, en 1842, avec une mission du ministère de l’instruction publique pour copier les documens qui avaient échappé aux personnes chargées des précédentes explorations. Après avoir visité la Tour de Londres, le Musée britannique, le State papers’s Office, il est revenu en France avec une ample moisson. Dans cette collection de documens trop peu connus de l’Angleterre comme de la France, nous avons remarqué surtout la partie relative au commerce. Toujours prévoyans et habiles quand il s’agissait de leurs intérêts, les habitans de Londres avaient passé des traités spéciaux avec plusieurs villes françaises pour assurer, dans tous les temps, y compris les temps de guerre, l’arrivage des denrées dont l’usage était commun en Angleterre. Dès le XIVe siècle, ils devançaient Robert Peel dans la théorie du pain à bon marché; ils nous donnaient, comme toujours, des leçons d’habileté administrative dont nous ne savions pas profiter, et M. Delpit dit avec raison qu’il serait impossible de développer une théorie commerciale plus large et plus habile que celle des marchands de Londres au XIVe siècle.

Sous le titre de : Histoire de la Gascogne depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, M. l’abbé de Monlezun a donné un de ces livres complets qui rappellent la patience, l’exactitude des bénédictins, et qui embrassent l’ensemble d’une province : géographie, événemens militaires, organisation ecclésiastique, administrative, municipale, etc. La manière de M. de Monlezun est à la fois analytique et synthétique. Son style est simple, sans manquer cependant d’une certaine animation. Il marche sans cesse en s’appuyant sur des autorités irrécusables, et de nombreuses pièces justificatives ajoutent un nouveau prix à son travail[4]. Nous mentionnerons encore dans la Gascogne le volume intitulé : Chartes de la ville de Mont-de-Marsan. Ces chartes ont été trouvées en 1810 dans les fondations d’un vieux château, où elles avaient été déposées, le 15 août 1400, par Alexandre de Gourgues, maire de cette ville, qui les avait scellées de son sceau. La plus ancienne, en langue romane, porte la date du 10 avril 1140 ; c’est un précis de l’histoire de Mont-de-Marsan dressé par le garde des chartes de la cour comtale de Gascogne, à la requête du vicomte régnant de Marsan, qui voulait, en réédifiant la ville capitale de sa vicomte, transmettre l’histoire de cette ville à ses descendans. Ce document, d’un genre tout-à-fait exceptionnel, tend à constater l’établissement par Charlemagne de la proconsulie de Mont-de-Marsan, en 778, sur les ruines d’un temple dédié à Mars. Si tous les maires ou tous les nobles du moyen-âge avaient eu la même préoccupation des souvenirs historiques, nous saurions bien des choses qui resteront sans aucun doute ensevelies pour jamais dans la sombre nécropole du passé.

La Bourgogne, qui eut, comme la Normandie, un rôle exceptionnel et puissant, se tourne aussi avec un vif sentiment d’orgueil et de curiosité vers un passé plein de grandeur. Dijon, Chalon-sur-Saône, Auxerre, Sens et Autun sont les principaux centres de l’école bourguignonne. L’histoire générale de leur province, ainsi que celle d’un grand nombre de localités plus ou moins importantes, ont été l’objet d’études sérieuses de la part de MM. Garnier, J. Paulet, Mignard, Paul Guillemot, Victor Petit, Quantin, de Surigny, Émile Bessy, Léopold Niepce, Challe, l’abbé Duru, Eugène Millard, de La Cuisine, Roget de Belloguet, A. Barthélémy, l’abbé Laureau, J. de Fontenay et Rossignol. La brochure de M. Rossignol, intitulée Des Libertés de la Bourgogne d’après les jetons de ses états, contient, sous une forme pittoresque et avec de curieuses illustrations, un tableau exact de l’ancienne organisation politique de la province. Cette province, pour tout ce qui touchait à l’administration financière et économique, était régie par des assemblées composées de bons et fidèles administrateurs de la république, qui se réunissaient, comme nos conseils-généraux, à des époques fixes, et qui avaient, comme nos chambres républicaines, une commission de permanence. Chaque année, lorsque la session était terminée, une députation se rendait dans la capitale pour présenter des remontrances au roi. Cette députation, pendant son séjour à Paris, faisait frapper une médaille commémorative connue sous le nom de jeton des états, comitia Burgundiœ. Ces jetons d’ivoire, d’os, de cuivre, de bois, d’argent ou d’or, portaient des devises qui résumaient souvent d’une manière concise et vive le sentiment politique qui dominait les esprits. On passe tour à tour, et quelquefois à peu d’années de distance, du lyrisme monarchique à la formule démocratique la plus avancée, et, chose remarquable, quand la démocratie élève la voix au milieu de ces comices, elle emprunte souvent l’organe de la noblesse. Nous citerons à l’appui de cette remarque l’allocution dans laquelle M. de Brosse, sous le règne de Louis XV, parle de l’impôt, qu’il appelle le sang du peuple, dans un style et avec des images qui annoncent déjà les plus fougueux tribuns de la révolution.

Dans un genre tout différent et plus accessible à la curiosité des lecteurs ordinaires, nous mentionnerons le travail de M. Mignard, intitulé Histoire des différens cultes, superstitions et pratiques mystérieuses d’une contrée bourguignonne. La partie relative au temple d’Apollon situé à Essarois (Côte-d’Or) est exactement traitée; mais nous ne pouvons accepter les conclusions auxquelles l’auteur est arrivé dans sa dissertation sur un coffret gothique, où il a cru reconnaître les symboles du gnosticisme. S’il est vrai que ces symboles existent, ce qu’il est assez difficile de déterminer, nous ne pensons pas, comme M. Mignard, qu’il faille en conclure que les doctrines gnostiques aient été importées en France par les templiers à la suite de leur séjour en Orient, et surtout qu’elles y soient devenues assez populaires pour marquer de leur empreinte des meubles d’un usage vulgaire. La première idée de cette initiation des templiers au gnosticisme appartient à M. de Hammer; mais il est prudent, jusqu’à plus ample information, d’en laisser la responsabilité au savant historien de l’empire ottoman.

Les Questions bourguignonnes de M. Roget de Belloguet nous ramènent à cette érudition positive qui marche en s’appuyant exclusivement sur des faits et des dates. Dans ce travail, fruit de longues études, et dans lequel règne une excellente critique, M. Roget de Belloguet s’est livré à de curieuses recherches sur l’origine des anciens Bourguignons, sur leurs migrations et les divers peuples des contrées qui ont porté leurs noms. Placé en présence d’assertions contradictoires, de textes obscurs ou incomplets, d’erreurs traditionnellement accréditées, l’auteur des Questions bourguignonnes a élucidé d’une façon remarquable un problème d’ethnographie qui intéresse vivement nos origines nationales; il discute, en remontant le plus possible aux documens contemporains, les diverses opinions émises avant lui. Il prouve qu’on s’est trompé souvent, et, distinguant dans la conclusion les faits positifs des faits probables, il établit d’une manière suivant nous péremptoire que les Bourguignons, qui habitaient originairement les contrées situées à l’embouchure de la Vistule, étaient, au Ier siècle de notre ère, un peuple germanique et vandale; qu’ils durent leur nom et leurs rois, les rois des Niebelungen, à une émigration Scandinave qui sortit de la Norvège et passa de l’île de Bornholm sur le continent germanique; enfin, qu’en affranchissant et en adoptant les esclaves d’origine latine qu’ils avaient enlevés dans leurs courses, ils reçurent dans le IVe siècle un élément romain qui leur fit attribuer par quelques auteurs une origine romaine. Partagés en deux tribus, l’une occidentale, souche des Bourguignons modernes, l’autre orientale, qui se fondit dans la nation des Huns, ils commencèrent, vers l’an 280, leurs courses dans les Gaules, se fixèrent sur les bords du Mein et de la Saale, derrière la forêt du Spessart, à peu de distance du Rhin, qu’ils atteignirent au commencement du Ve siècle. Une partie de la nation resta au-delà de ce fleuve et garda son paganisme; l’autre passa dans la Gaule en 407 et embrassa le christianisme peu de temps après. En 411, les Bourguignons se trouvaient près de Mayence, ayant pour chef Gondicaire, aïeul du roi Gondebaud, et, en 413, ils constituèrent un premier royaume situé entre Mayence et Strasbourg et dont Worms fut la capitale. En 436, Gondicaire et son armée essuyèrent de la part des Huns une sanglante défaite; une partie de la nation fut assujettie par les vainqueurs, l’autre chercha un asile en Savoie, où elle fut reçue par Aëtius. En 451, ces Bourguignons combattirent avec le général romain contre Attila; enfin, en 456, ils quittèrent la Savoie, appelés par diverses provinces de la Gaule qui voulaient s’affranchir des impôts, et fondèrent un second royaume qui s’étendait en 470 jusqu’aux bords de la Loire, qui comprenait Lyon en 773, et qui, à partir de cette époque, avait pris toute l’étendue qu’il devait conserver depuis.

Le travail de M. Roget de Belloguet est remarquable à tous égards. Il faut suivre, à travers mille détails de critique, la discussion de l’auteur pour apprécier toute la difficulté que présente l’élucidation de certains faits historiques, il y a là, condensées en deux cents pages, les recherches et les études de plusieurs années. M. de Belloguet, contrairement à la plupart des érudits de province, a souvent pris l’offensive contre des écrivains modernes dont le nom est invoqué comme une autorité souveraine, et la discussion à laquelle il se livre pour rectifier leurs assertions montre combien il serait important de soumettre ainsi l’histoire générale à la critique particulière. Nous avons dit, en parlant du livre de M. Delisle sur l’agriculture normande, qu’il était à souhaiter qu’on entreprît pour les diverses provinces de semblables recherches; nous émettrons le même vœu à propos de M. Roget de Belloguet. On aurait ainsi, d’une part, l’histoire même de la terre et des hommes qui l’ont fécondée par le travail, et de l’autre, celle des races qui l’ont conquise par les armes et fécondée par le sang.

Les Origines dijonnaises de M. Roget de Belloguet présentent les mêmes qualités que les Questions bourguignonnes. Dans ce travail, divisé en trois parties, l’auteur examine l’origine de Dijon d’après les anciens écrivains, d’après les étymologistes modernes et d’après les monumens. Il écarte impitoyablement et avec une grande vigueur de critique toutes les opinions suspectes, toutes les erreurs traditionnelles, et il établit d’une manière péremptoire les trois faits suivans : 1° Il est faux, comme on l’a dit jusqu’à présent, que la ville de Dijon doive son origine aux légions de César; 2° aucune preuve n’établit qu’elle remonte même au temps d’Auguste; 3° on ne trouve de témoignages certains de son existence que vers la fin du IIe siècle. — La nouvelle édition des Mémoires de l’abbé Lebeuf sur la ville et le diocèse d’Auxerre, édition à laquelle MM. Quantin, Challe et Victor Petit ont donné leurs soins; les Esquisses dijonnaises de M. de La Cuisine et la Notice historique de M. Victor Dumay sur les inventions, découvertes et perfectionnemens relatifs à l’industrie qui ont été faits dans la ville de Dijon et son arrondissement, appartiennent, comme la publication de M. Belloguet, à l’école positive[5].

L’archéologie et l’histoire dans le département de l’Yonne ont pour principale tribune le Bulletin de la Société des Sciences. Cette société, qui s’est tracé un programme très intelligent, a pour mission : 1° de rechercher et de réunir, pour les sauver de la ruine et de l’oubli, les manuscrits, livres, chartes, plans, gravures, médailles et antiques de toute espèce qui peuvent intéresser l’histoire civile, religieuse, politique et artistique du département ; 2° de publier les documens inédits, les travaux originaux qui seraient de nature à éclairer sur quelque point les ténèbres du passé. Le département de l’Yonne étant formé d’une foule de lambeaux provenant de l’archevêché de Sens, des évêchés d’Auxerre, de Langres, d’Autun, du duché de Bourgogne, du comté de Nevers, du comté de Champagne, la Société des Sciences a pris pour point de départ de ses travaux la géographie des anciennes divisions territoriales comparée avec la circonscription administrative actuelle ; cette base est excellente, et nous souhaitons que l’exemple donné par la société de l’Yonne soit suivi par les autres sociétés savantes de notre pays, car c’est là, nous le pensons, le seul moyen d’arriver à dresser avec exactitude la carte de l’ancienne France. Les notions générales, quelque étendues qu’elles soient, ne peuvent jamais, dans un travail de cette nature, remplacer les avantages que donne l’exacte connaissance des localités.

Les membres du clergé qui font partie de la Société des Sciences de l’Yonne semblent avoir pris à cœur de prouver que les traditions du savant abbé Lebeuf ne sont point perdues dans le diocèse. M. l’abbé Duru a entrepris la continuation de la Bibliothèque auxerroise, commencée par l’infatigable chanoine. M. l’abbé Laureau a donné de curieuses recherches sur les monnaies et médailles émises dans les différentes villes de l’Yonne, et dans une Notice historique et religieuse sur le mont Saint-Sulpice, M. l’abbé Cornât a développé sur l’histoire comparée des paroisses et des communes des vues neuves et justes. La monographie des villes de Blaiseau et de Champigneulles, de M. Dey, les divers mémoires de MM. Vachey, Baudouin, Petit, Quantin, révèlent des connaissances étendues, unies à beaucoup de zèle et de méthode.

La Société éduenne, la Société archéologique de Sens, l’académie de Dijon, l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de la Côte-d’Or, la commission des antiquités du même département, la Société d’histoire et d’archéologie de Chalon-sur-Saône, ont donné, comme la Société des Sciences de l’Yonne,

l’exemple d’un zèle vraiment infatigable. Parmi les publications que l’on doit aux membres de ces réunions savantes, nous indiquerons Autun archéologique, par les secrétaires de la Société éduenne ; les fragmens d’une Histoire métallique, de M. de Fontenay ; les études de M. Chavot sur le Mâconnais et la ville de Cluny ; la notice de M. Eugène Millard sur les armoiries de Châlon ; l’itinéraire des voies gallo-romaines de l’Yonne, par M. Victor Petit ; un mémoire de M. Léopold Niepce sur les anciennes enceintes fortifiées dont Châlon fut entouré aux époques celtique, gallo-romaine, franque et féodale ; divers articles de MM. Dorey, Marcel Canat et Diard. Ce dernier, dans un travail sur les Communes de Bourgogne, a voulu démontrer, contrairement à l’opinion généralement reçue, que le clergé et la féodalité, dans la province à laquelle il a consacré ses recherches, n’avaient point été hostiles à l’affranchissement des communes. Cette assertion a rencontré dans l’auteur de l’Histoire de Châlon, M. Victor Fouque, un adversaire d’autant plus vif, que quelques passages de cette histoire relatifs à l’émancipation municipale avaient été critiqués par M. Diard, et il s’en est suivi de la part de M. Fouque une réponse qui, en se généralisant, a pris les proportions d’un volume in-8o. Ce volume se compose de trois parties distinctes : dans la première, l’auteur traite de la féodalité et du mouvement d’émancipation du tiers-état; dans la seconde, il examine les chartes de commerce d’un grand nombre de villes; enfin, dans la troisième, il étudie l’organisation du système électoral appliqué aux magistratures urbaines. Le sujet traité par M. Fouque est tellement vaste, qu’il était fort difficile d’en resserrer les principaux détails dans un volume de deux cent cinquante pages. Aussi trouve-t-on dans les Recherches sur la révolution communale de nombreuses lacunes, et à côté de pages exactes et précises des erreurs assez graves. Ainsi M. Fouque dit que les municipalités du moyen-âge étaient à peu près investies des mêmes attributions que les conseils municipaux modernes. Cela est vrai pour quelques villes dont l’affranchissement fut incomplet ou limité par la puissance co-existante de seigneurs laïques ou ecclésiastiques; mais, pour un grand nombre de communes, l’assimilation manque tout-à-fait d’exactitude. Certaines communes, en effet, au nord comme au midi, étaient de véritables républiques, et des républiques démocratiques dans l’acception la plus étendue de ce mot. Elles avaient des magistrats électifs qui fonctionnaient sans avoir besoin de l’investiture royale, et qui exerçaient tout à la fois le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif, le pouvoir judiciaire et le pouvoir militaire. La question de l’organisation communale au moyen-âge est d’ailleurs si complexe, qu’il est impossible de poser des formules absolues. Cette infinie variété se manifeste surtout dans les divers modes du système électoral. Les élections municipales se font suivant les lieux, tantôt par le suffrage direct et l’universalité des habitans, y compris même, dans deux ou trois localités, quelques femmes qui votaient comme déléguées de corporations, tantôt par le suffrage à deux, trois et même quatre degrés. L’examen des divers modes de votation demanderait à lui seul tout un volume. Les précautions les plus minutieuses étaient prises pour assurer la sincérité et l’indépendance du choix, et on poussait la défiance jusqu’à enfermer les électeurs, qui ne pouvaient sortir, comme les cardinaux du conclave, qu’au moment où ils avaient fait les nominations. Ainsi que toutes les assemblées populaires, les réunions électorales du moyen-âge étaient au dernier point orageuses et violentes; on s’y battait, et, dans un grand nombre de villes, défense était faite, sous les peines les plus sévères, de s’y présenter en armes. Les cabales, les brigues, étaient punies avec une rigueur extrême, et les lois municipales frappèrent quelquefois, et jusque dans le xvi« siècle encore, ceux qui s’en rendaient coupables, de la peine du gibet, ou tout au moins de celle du bannissement; car il est à remarquer que la pénalité était beaucoup plus forte pour les délits politiques que pour les délits sociaux.

M. Fouque distingue avec raison deux époques dans ce qu’il appelle le système électoral appliqué aux communes : l’une démocratique, qui s’étend, suivant les lieux, jusqu’au XVe siècle; l’autre royale, qui commence définitivement, et pour toute la France, à Louis XI. Nous regrettons que l’auteur n’ait point donné à cette partie de son travail de plus longs développemens, et qu’il n’ait point suivi chronologiquement les diverses modifications apportées au système électoral, comme il l’a fait, à dater de 1692, pour la vénalité des magistratures urbaines établie et supprimée tour à tour. Les détails qu’il donne à ce sujet suffiraient seuls à montrer qu’en France les modes changent pour la politique avec la même rapidité que pour le costume, et cela depuis le XVIe siècle, car au moyen-âge tout est immobile, et les constitutions reposent sur les mêmes bases que la foi, c’est-à-dire sur l’autorité de la tradition. A dater de la renaissance au contraire, cette autorité tend chaque jour à s’effacer. Jusque-là, les institutions les plus vicieuses elles-mêmes sont respectées par cela seul qu’elles sont anciennes, et depuis c’est parce qu’elles sont anciennes qu’on les attaque, lors même qu’elles sont utiles. Le droit populaire est méconnu par les rois, comme le droit royal par les peuples. D’un côté comme de l’autre, on cherche, on change, on innove, on rétablit ce que l’on vient de renverser pour le rétablir encore, et, de la fin du XVIIe siècle jusqu’à nos jours, notre histoire n’est qu’une suite d’essais politiques et administratifs. Ainsi, en ce qui touche notre ancien régime municipal, nous trouvons : en 1692, l’établissement des offices royaux; en 1717, le système électif; en 1722, les offices royaux; en 1724, le système électif; en 1733, les offices royaux; en 1764, le système électif; en 1771, les offices royaux. Le système électif pur subit lui-même, pendant celle période, les modifications les plus diverses. La classe ouvrière, qui, en 1717, était exclue du droit de voter, volait en 1771 dans la proportion de un à sept.

Nous aurions voulu trouver dans l’estimable travail de M. Fouque un plus grand nombre de détails précis et locaux, et nous rappellerons à l’auteur qu’il faut autant que possible, dans les études de ce genre, se défier des généralités et circonscrire le sujet aux limites d’une province. Nous lui rappellerons aussi que le véritable rôle des écrivains de nos départemens est avant tout de préparer des matériaux pour l’histoire générale, et d’apporter pour cette œuvre leur contingent de textes et de faits, car les grands travaux de synthèse, qui sont comme la centralisation de la science, ne .sont guère possibles qu’à Paris, parce que c’est là seulement qu’on peut trouver les documens nécessaires.


II. — AUVERGNE, BOURBONNAIS, VELAY, FRANCHE-COMTÉ, DAUPHINÉ. — LE MUSÉE ARCHÉOLOGIQUE DE LYON ET l’ACADÉMIE LYONNAISE.

L’Auvergne, le Bourbonnais et le Velay, qui donnèrent, il y a dix ans, le signal et l’exemple en province des études persévérantes et approfondies, et qui élevèrent, pour la première fois, les publications locales au niveau des plus belles publications de Paris, ont fait en peu de temps, par la mort de MM. Achille Allier, Taillant et Gonot, les perles les plus sensibles. Cependant le mouvement ne s’y est point ralenti. La souscription ouverte à Aurillac pour élever une statue à Gerbert (le pape Silvestre II) a fourni à M. Louis Barse l’occasion de traduire pour la première fois les lettres et les discours de ce pontife illustre, en ajoutant à sa traduction de bonnes notes sur le Xe siècle. Les ruines de Gergovie, les souvenirs de Vercingétorix, ont été pour MM. Mathieu, Lecoq et Bouillet l’objet de recherches actives et savantes. On doit encore à M. Bouillet la publication d’un manuscrit inédit sur l’histoire des guerres religieuses dont l’Auvergne fut le théâtre au XVIe et au XVIIe siècle, et sous le titre d’Album auvergnat le recueil des bourrées montagnardes, chansons, noëls et poèmes en patois d’Auvergne. Les Églises romanes et romano-byzantines du Puy-de-Dôme, de M. Mellay, l’Auvergne au moyen-âge, de MM. Branche et Thibaut, complètent dans cette contrée de la France le contingent de ces quatre dernières années, et si les livres y sont peu nombreux, ils se distinguent du moins par une grande exactitude ainsi que par le soin apporté à la mise en œuvre. L’Art en province, fondé par M, Achille Allier, et suspendu quelque temps à sa mort, reparaît de nouveau à Moulins sous la direction de M. de Montlaur. Cette publication a pour collaborateurs les personnes qui, soit à Paris, soit en province, s’occupent d’une manière assidue de recherches sur l’ancienne France et de littérature archéologique et artistique. MM. Dubroc, de Séganges, Faujoux, Anatole Dauvergne, Hippolyte Durand, de Chennevières, Alphonse Meilheurat, Alary, de Laborde, de Girardot, ont pris à la rédaction de ce recueil une part active. Le reproche le plus grave que l’on puisse adresser à l’Art en province, c’est d’avoir donné à la prose poétique une trop large place, et, tout en rendant pleine justice au zèle éclairé de M. de Montlaur, nous ne pouvons que l’engager à se montrer un peu plus sévère sur ce point.

Malgré l’intérêt de ses annales, qui embrassent une période de deux mille ans, Lyon n’a donné dans ces derniers temps qu’un nombre de publications historiques fort restreint relativement à son importance. Parmi les érudits lyonnais, nous citerons particulièrement MM. de Boissieu, Comarmond, de Terrebasse, Breghot-du-Lut, Artaud, A. Boullée et Fléchet. M. Comarmond, qui a passé la plus grande partie de sa vie à recueillir des antiquités, a formé une collection qui se compose de plus de huit mille objets. Il a publié divers mémoires importans sur des fragmens de statues équestres; la description des objets de toilette d’une dame romaine, les tables de Claude, des recherches sur l’incinération des anciens et sur les avantages de ce mode de funérailles; divers autres mémoires sur les haches dites gauloises, qui, suivant lui, ne sont autre chose que des contre-poids de lances; sur les poudingues qu’on trouve au fond de la Saône, et qui renferment des antiquités romaines; sur la patine antique, etc. Conservateur des musées archéologiques de Lyon, ce savant antiquaire a travaillé depuis 1841 aux catalogues descriptifs de ces musées. Ces catalogues, aujourd’hui terminés, se composeront d’un volume in-4o avec planches pour le musée lapidaire, et d’un volume du même format pour les autres monumens. Le tome premier est imprimé, mais il n’a point encore paru, les événemens politiques ayant fait suspendre l’allocation votée par le conseil municipal. L’auteur, qui avait reçu de M. Villemain, alors ministre de l’instruction publique, la mission de relever toutes les inscriptions du département du Rhône[6], a compris dans son travail non-seulement celles qui se trouvent dans le musée de Lyon, mais aussi tout ce qu’il a pu recueillir dans les livres et sur les monumens qui sont encore dispersés. L’importance politique et intellectuelle de la ville de Lyon sous les empereurs, le grand rôle que cette cité des martyrs a joué dans les premiers temps du christianisme, appellent sur le travail de M. Comarmond l’attention du monde savant, et le nom de l’auteur est une sûre garantie du mérite de ce travail. Il est donc à regretter que la municipalité lyonnaise ne s’efforce pas de faire terminer dans le plus bref délai une publication d’un semblable intérêt, et il nous semble qu’elle ne demanderait pas en vain dans cette circonstance l’appui du ministère de l’instruction publique. On a beaucoup fait dans ces derniers temps pour la conservation des archives de la France, la mise au jour de leurs catalogues. Il y a là des archives lapidaires non moins précieuses que les chartes et les parchemins ; il y a là surtout pour les reproduire et les interpréter un homme qui a donné des gages nombreux à la science. Nous avons donc tout lieu d’espérer que les encouragemens ne lui feront pas défaut, et que l’archéologie comptera bientôt un excellent ouvrage de plus.

Au premier rang des publications lyonnaises de ces dernières années, nous mentionnerons celle qui a pour titre Lyon antique, restauré d’après les recherches et les documens de M. Artaud, par M. A. Chenavard, architecte, professeur à l’école des beaux-arts, et le Dictionnaire général et raisonné d’architecture, par M. Fléchet. Ce dictionnaire, qui embrasse toutes les époques connues, est une encyclopédie complète, et, sous le double rapport de l’exécution typographique et de la science, ce travail ne le cède en rien aux ouvrages les plus estimés du même genre. L’Inventaire des titres recueillis par Samuel Guichenon, patient collecteur du XVIIe siècle, qui a réuni en trente-quatre volumes in-folio une série de documens relatifs au Lyonnais et aux provinces environnantes, est un travail exact d’érudition positive, plus utile pour les travailleurs sérieux qu’une foule de monographies originales. Il en est de même de la Bibliographie de la ville de Lyon, de M. de Monfalcon, et de la Bibliographie lyonnaise au quinzième siècle, dont M. A. Péricaud vient de donner une seconde édition. M. de Terrebasse, auteur d’une Histoire de Bayard et de divers travaux sur l’ancien royaume de Bourgogne, a publié, sous le titre de Tombeau de Narcissa, un opuscule dans lequel il s’attache à réfuter une tradition relative au séjour du célèbre poète anglais Young dans la ville de Montpellier. Un journal du midi, en rappelant cette tradition il y a peu de temps, accusait Young d’avoir dérobé dans cette ville une sépulture aux catholiques pour enterrer clandestinement sa fille bien-aimée, celle qu’il a chantée et pleurée sous le nom de Narcissa. M. de Terrebasse, pour réfuter cette opinion, rapporte la découverte faite à Lyon, il y a quelques années, du tombeau d’Elisabeth Lee, la belle-fille d’Young. Il s’attache, par des rapprochemens fort ingénieux, à démontrer qu’Elisabeth et Narcissa ne sont qu’une seule et même personne, que l’anecdote de Montpellier est complètement controuvée, et qu’ainsi le fameux récit de la quatrième nuit du poète anglais est tout-à-fait imaginaire. M. Joseph Bard, que nous avons déjà rencontré en Bourgogne, se retrouve encore sur les bords du Rhône, comme éditeur du Bulletin monumental et liturgique de la ville de Lyon. « Je crois, dit M. Joseph Bard dans le préambule du douzième Bulletin, avoir concouru à servir les intérêts moraux et matériels de cette auguste métropole dans la mesure de mes forces… Je puis me rendre la justice d’avoir beaucoup fait pour l’illustration des édifices lyonnais par mes travaux, mes paroles, mes écrits ; d’avoir développé les instincts innés ici du beau moral et idéal, de la magnificence oculaire ; d’avoir entretenu le feu sacré du goût ; d’avoir, enfin, contribué à faire entrer l’art lyonnais dans le domaine d’une large popularité. » Ce qu’il y a de curieux dans ce bulletin de .M. Joseph Bard, ce sont les détails qu’il donne sur les monumens d’un genre nouveau que fit naître à Lyon le règne des voraces, les changemens opérés dans les noms des rues et des places, et les actes de vandalisme commis à la basilique primatiale. Il y a là pour l’histoire de Lyon de tristes pages, et nous souhaitons qu’une plume impartiale et sévère nous retrace enfin, depuis vingt ans, les annales de cette noble ville qu’ont frappée tant de désastres, en cherchant surtout le secret de l’agitation orageuse de ce peuple, que distinguent tant de qualités natives, et qui, par un contraste étrange, allie à un caractère calme et réfléchi, à l’amour du travail, une exaltation politique qui le pousse sans cesse à tous les emportemens et lui met à la main les armes de la guerre civile. Si ce peuple savait mieux son passé, il reconnaîtrait enfin qu’il a été trop souvent la dupe de son enthousiasme ou plutôt de sa colère ; il se demanderait à quelle cause a profité le sang versé en 93, lorsqu’après les péripéties sanglantes d’un siège héroïque le nombre des proscrits, guillotinés, fusillés ou mitraillés, s’éleva, au compte même de la commission révolutionnaire, à mille six cent quatre-vingt-quatre. Il se demanderait à quelle cause a profité le sang versé en novembre 1831, en avril 1834 ; il se demanderait si cette formule qu’il inscrivait sur le drapeau noir, et que des historiens coupables ont vantée comme un cri d’héroïsme : Vivre en travaillant ou mourir en combattant, n’est pas en d’autres termes la paraphrase d’un mot terrible : Tuer parce qu’on a faim. Sans aucun doute, devant ces tristes enseignemens, il rentrerait dans sa conscience, et déposerait le fusil de l’émeute, qui n’est pas plus l’instrument des progrès que le couteau de la guillotine.

Malgré les préoccupations douloureuses de ces dernières années, l’académie de Lyon, qui remonte au XVIe siècle, a poursuivi le cours de ses paisibles études. Elle a publié depuis 1848 plusieurs volumes, dans lesquels nous avons distingué une Notice sur la vie et les écrits de Ballanche, par M. Victor de Laprade, et une Étude comparative sur les états-généraux de France et les parlemens d’Angleterre, par M, Boullée. La Notice de M. de Laprade, aussi bien écrite que bien pensée, est empreinte d’une philosophie rêveuse, qui excite un sympathique attendrissement, et qu’il est rare de rencontrer, surtout dans les écrits des philosophes. On nous saura gré, nous le pensons, d’en transcrire ici les dernières lignes. « La fin de ce sage, dit M. de Laprade en parlant de Ballanche, fut, comme sa vieillesse, sereine et souriante. Il est mort entouré de tous ceux qu’il aimait, et, sauf le sentiment de leur tristesse, n’emportant de ce monde ni doute, ni crainte, ni regrets. Tel fut le milieu de paix et de lumière dans lequel cette belle ame nous apparut toujours dans ces dernières années, qu’elle nous semblait habiter déjà par le cœur la région de nos espérances immortelles ; il a dû s’y asseoir sans étonnement, et comme dans un lieu connu, car par l’acquiescement du cœur à toutes les épreuves de cette vie, par l’intuition clairvoyante des mystères de l’autre, par l’amour ardent de Dieu et des hommes, il avait devancé dans le bien, dans le vrai, dans le beau, l’initiation suprême de la tombe. »

L’Étude de M. Boullée sur les états-généraux est tout à la fois une œuvre historique et politique. « L’histoire, dit avec raison M. Boullée, n’offre peut-être point de spectacle plus digne d’observation que celui de la décadence graduelle et de la disparition définitive des états-généraux de France, de cette institution qui, long-temps protégée par les maximes les plus respectées de notre droit public, s’éteignit obscurément au milieu des luttes de la fronde et du despotisme fastueux de Louis XIV et de Louis XV ; et si depuis 1614, époque de leur dernière tenue, quelques voix s’élevèrent pour en réclamer la convocation, l’esprit de mécontentement et de révolte eut bien plus de part à ce vœu qu’une inspiration vraiment populaire. Tandis que l’institution des états-généraux s’effaçait ainsi du droit public de notre pays pour n’y reparaître que grosse d’une sanglante révolution, les institutions d’un peuple voisin croissaient rapidement en importance et en solidité. Né presque en même temps que nos états-généraux, le parlement anglais étendait ses rameaux protecteurs sur toutes les classes de la hiérarchie sociale. » Après avoir tracé un tableau exact et rapide de la naissance, des développemens, des vicissitudes et de l’établissement définitif de la constitution britannique, l’auteur recherche les causes du remarquable contraste qui se manifesta chez les deux peuples dans les voies orageuses de leur émancipation, et il résume ce savant parallèle par cette citation empruntée à M. Guizot : « En France, tout fut individuel ; la royauté ne fut que nominale. Il y eut des bourgeois dans les villes, mais point de bourgeoisie dans l’état. En Angleterre, depuis la conquête, tout fut collectif, les forces arrivèrent à l’unité par l’association. Dès son origine, la royauté fut réelle, et, cent cinquante ans après son établissement, la féodalité se divisa en deux parts, dont l’une fut la haute aristocratie, l’autre le corps des communes du pays. » Le parallèle établi par M. Boullée entre la France et l’Angleterre n’est pas flatteur, mais il est vrai, et la juste critique qui en ressort, c’est qu’à toutes les époques de notre histoire nous n’avons jamais su nettement ce que nous voulions. Un poète aimable a dit que l’homme, incrédule au matin, était dévot le soir. On pourrait dire, avec non moins de justesse, que du soir au matin la France est tour à tour démocrate ou monarchiste, athée ou bigote, conservatrice ou subversive. Il n’y a qu’une seule route où, quelle que soit la forme du gouvernement, nous ne sachions pas nous tenir : c’est celle du progrès sérieux et pratique, du progrès calme et régulier.

Dans le département de l’Ain, l’histoire et l’archéologie gallo-romaine ont été cultivées avec beaucoup de succès par M. Jolibois, curé de Trévoux, et M. Greppo, vicaire-général de Belley et correspondant de l’Académie des Inscriptions. M. Jolibois a publié des dissertations sur l’Atlantide, la colonie grecque de Lyon, et sur l’étymologie du nom de cette ville. On lui doit aussi des études sur les traditions des géans, sur le Mediolanum des Ségusiens, sur l’histoire ancienne du pays de Dombes, avec des appendices, l’un relatif aux poypes ou tumuli de cette contrée, l’autre au lieu où fut donnée la bataille qui décida, en l’an 197, entre les deux compétiteurs de l’empire, Albin et Septime-Sévère. M. Jolibois démontre avec une entière évidence que cette bataille célèbre n’a pu se livrer, comme on l’avait soutenu jusqu’à lui, aux environs de Trévoux, mais sous les murs mêmes de Lyon et sur la rive droite de la Saône.

La Franche-Comté et le Dauphiné n’ont produit, comme le Lyonnais, qu’un nombre restreint de livres archéologiques et historiques, dont les plus importans sont l’Histoire de la Franche-Comté de M. Rougebief et l’Histoire du Diocèse de Besançon et de Saint-Claude de M. l’abbé Richard. Cet excellent travail, fait d’après les sources mêmes, est écrit avec méthode et enrichi de pièces justificatives intéressantes. Nous indiquerons encore l’Histoire de la ville de Gray et de ses monumens, par M. l’abbé Gatin, curé d’Héricourt, et M. l’abbé Besson, ouvrage couronné par l’académie de Besançon ; — l’Entrée et Séjour de Charles VIII à Vienne en 1490, avec les histoires jouées en cette ville à l’occasion de l’arrivée de ce prince, par M. A. Pilot. L’académie delphinoise, qui a son siège à Grenoble, a continué la publication de ses Annales, à la rédaction desquelles ont pris part MM. de Gournay, Parisot, Gustave Real, Duboys et Foucher. M. Duboys, l’auteur de la Vie de saint Hugues, a communiqué à cette académie des recherches sur le droit criminel et les institutions de paix chez les Germains, et M. Foucher, conseiller à la cour d’appel de Grenoble, a particulièrement étudié le séjour des Sarrasins en Dauphiné, au temps de Charles-Martel et de Charlemagne, ainsi que la législation de quelques villages des Alpes qui ont vécu long-temps dans une complète indépendance de la France et de la Savoie.


III. — PROVINCES DU MIDI. — HISTOIRE MUNICIPALE DE TOULOUSE. — ANTIQUITÉS GALLO-ROMAINES DE LA PROVENCE. — ALGÉRIE. — MONUMENS DE LA DOMINATION ROMAINE EN AFRIQUE.

Le mouvement historique et archéologique paraît s’être ralenti depuis quelques années dans l’ancien Languedoc, ce qu’il faut sans doute attribuer aux préoccupations politiques, plus vives et plus ardentes au milieu de populations impressionnables, qu’on trouve toujours à l’avant-garde des partis extrêmes dans toutes les luttes politiques et les discussions sociales et religieuses. Les départemens du Tarn, de la Lozère, de l’Ardèche et de la Haute-Loire n’ont donné qu’un très petit nombre d’ouvrages, parmi lesquels il faut distinguer la Monographie de la cathédrale d’Albi, par M. Hippolyte Crozes, à qui .M. Lenormant a reproché, dans son rapport sur le concours des antiquités nationales, d’avoir plus d’esprit et de goût que de savoir; la Biographie du département de la Haute-Loire, par M. l’abbé Souzet, et les Annales de la Société du Puy, dont le volume a paru en 1850. L’Histoire d’Aigues-Mortes, de M. di Pietro, mérite aussi d’être mentionnée; mais, sans aucun doute, c’est à Toulouse, à Carcassonne, à Nîmes et à Montpellier qu’ont été publiés, depuis quelques années, les travaux les plus sérieux.

Les Mémoires de la société archéologique de Montpellier contiennent une curieuse étude de M. Germain sur l’organisation administrative de cette ville, avec des documens inédits des XIIIe et XIVe siècles. MM. Auguste Pelet et Nicot ont fourni au Compte-Rendu de l’académie du Gard, le premier des recherches sur les antiquités romaines de Nîmes, le second des éclaircissemens sur l’établissement des Sarrasins en Provence et dans les Alpes. Dans le même département, celui du Gard, un membre du conseil-général, M. Jules Teissier-Rolland, a publié un bon livre d’archéologie romaine, contenant deux parties : l’une générale, se rapportant aux bains et aux thermes des anciens; l’autre particulière, traitant des bains romains de Nîmes; des inscriptions, des indications historiques sur les monumens décrits dans l’ouvrage ajoutent à son utilité. La société de Carcassonne, qui date de 1736 et qui a sauvé de la destruction l’enceinte visigothe de cette ville, a fait paraître en 1850 le premier volume de ses Mémoires, et elle les a en quelque sorte inaugurés par une publication fort curieuse intitulée Consuetudines et libérlalcs cicitatis Carcassonœ. L’éditeur de cet important document, M. Cros-Mayrevielle, ne s’est point borné à la simple reproduction des textes. Il a mis au jour, après de longues et patientes recherches, une Histoire du comté et de la vicomté de Carcassonne qui offre des parties excellentes. M. Mahul, de son côté, s’occupe de rassembler les élémens d’une statistique des paroisses, abbayes et châteaux du diocèse, et, si les études historiques sont restées long-temps en arrière dans le département de l’Aude, il y a lieu d’espérer que le succès du livre de M. Gros et le zèle de M. Mahul leur imprimeront une féconde et profitable activité. Dans toute cette partie de la France, les institutions sociales et politiques paraissent appeler plus particulièrement l’attention des érudits.

Comme la constitution de Carcassonne, la constitution de Toulouse a été l’objet d’une étude savante et approfondie, principalement en ce qui touche la pénalité relative aux meurtres avec ou sans préméditation. L’auteur de cette étude, M. Belhomme, constate, entre autres faits curieux et complètement exceptionnels, qu’à Toulouse les lieux de refuge perdaient leur privilège pour les meurtriers, les assassins et ceux qui s’étaient rendus coupables de vol nocturne avec effraction. Il constate également, pour tout ce qui se rapporte à l’organisation politique, que l’exercice du droit électoral était aussi étendu dans la ville qu’il pourrait l’être de nos jours sous le règne de la démocratie la plus avancée. — Ce que n’a point dit M. Belhomme, et c’est là un point fort curieux à étudier, c’est qu’à côté de cette organisation populaire, le principe d’autorité avait une force singulière, que les magistrats de Toulouse étaient en quelque sorte inviolables, que la moindre atteinte portée à leur pouvoir, la moindre calomnie contre leur honneur, étaient considérées comme des crimes de lèse-majesté et punies avec une rigueur extrême. Une fois nommés, ces magistrats se trouvaient tout-à-fait affranchis de la tutelle de ceux qui les avaient délégués pour rentrer sous la juridiction de la royauté et des parlemens. De la sorte cette souveraineté du peuple ne s’exerçait que sous le contrôle d’une autorité supérieure, qui la limitait, la réglementait et la défendait au besoin contre ses propres égaremens. Ce sont là, on le voit, des questions d’un incontestable à-propos. Il en est de même du travail de M. Dubor intitulé Études historiques sur le mouvement social en France pendant le onzième siècle. Cet excellent travail a paru en 1849, dans les Mémoires de l’académie nationale de Toulouse, et à cette date il était tout-à-fait de circonstance. Toutes les médiocrités vaniteuses, toutes les ambitions déçues, toutes les imaginations souffrantes semblaient organiser alors une vaste conspiration, non pas seulement contre l’ordre actuel de la société, mais contre le bon sens et la morale universelle. Le même phénomène se produit au XIe siècle. Une foule de doctrines funestes se répandent sous le nom de manichéisme, et, comme de notre temps, les préceptes de la soumission aux lois providentielles sont l’objet d’une protestation haineuse. Tantôt sous le drapeau de la philosophie, tantôt sous le drapeau de la religion, des sectes indisciplinées cherchent l’abolition du mal dans l’égalité absolue ; elles déclarent la guerre à tous les pouvoirs séculiers, à tous les pouvoirs spirituels ; elles attaquent la famille, la propriété, et, pour arriver à la communauté des biens, elles proclament, comme les fratricelli et les adamites, la promiscuité des femmes. Par cela même qu’elles s’adressaient aux mauvaises passions et aux mauvais instincts, les doctrines nouvelles firent de nombreux adeptes dans les classes élevées de la société, ainsi que dans l’église. Leur influence se fit sentir même sur ceux qui tentèrent de les combattre; les liens de la famille se relâchèrent, et, suivant la juste remarque de M. Dubor, l’indigne conduite de Philippe Ier envers la reine Berthe ne fut peut-être que la conséquence des prédications des hérétiques. Les seigneurs imitèrent le monarque; ils usèrent du sacrement comme d’un moyen de changer de femmes, et l’on en serait arrivé à une sorte de promiscuité quasi-légale, si la papauté, gardienne fidèle de la tradition, n’avait arrêté le mal à sa source en frappant d’une haute réprobation canonique les princes et les grands qui donnaient l’exemple du désordre.

Après avoir examiné les diverses théories religieuses et sociales qui agitèrent le XIe siècle, M. Dubor rappelle avec raison ce mot de M, Guizot, que « la plupart des idées qui se prétendent nouvelles se retrouvent dans les profondeurs du moyen-âge, » et en montrant comment une partie des réformes abolitives du mariage, de la famille et de la propriété ont, été accomplies par les institutions monastiques, il indique, mais beaucoup trop sommairement, la différence qui sépare l’église des hérétiques et des novateurs du XIe siècle. En effet, d’un côté, dans l’hérésie, — et nous ne parlons ici que des hérésies matérialistes qui font le sujet des études de M. Dubor, car le protestantisme a toujours sévèrement sauvegardé la morale individuelle et sociale, — l’organisation de la propriété collective n’est qu’une protestation envieuse de la pauvreté contre la richesse individuelle. Dans l’église, au contraire, la richesse collective est une richesse abstraite; l’homme échange volontairement la fortune et le bien-être contre les privations les plus dures. Il en est de même pour ce qui concerne le mariage. Dans l’hérésie, en attaquant le mariage, on proclame l’indépendance absolue des passions; on cherche dans des plaisirs sans frein la satisfaction de désirs toujours inassouvis. Dans l’église, au contraire, en s’abstenant du mariage, on cherche à se dégager des liens de la chair pour s’élever par le renoncement et la pureté à une perfection surhumaine. D’un côté, on souffre, on s’abstient; de l’autre, on veut jouir. Ici, la volonté et l’instinct s’humilient sous l’autorité morale. Là, l’autorité morale est complètement foulée aux pieds et sacrifiée aux instincts les plus grossiers. Ce sont là des distinctions qu’il importe de maintenir sévèrement à une époque où l’on cherche à placer les théories communistes sous l’abri des doctrines chrétiennes; les apparences seules peuvent tromper les esprits superficiels, et nous souhaitons sincèrement que les savans de la province tournent leur attention vers ces questions importantes.

Parmi les travaux de l’école toulousaine qui méritent encore d’être signalés, nous indiquerons les Monumens de la littérature romane, de M. Gatien Arnoult, publication intéressante, dans laquelle l’auteur a rassemblé, depuis l’origine, les pièces de vers qui ont remporté des prix à l’académie des jeux floraux, les notes historiques et le précis que l’un des poètes les plus distingués du midi, M. Florentin Ducos, a ajoutés à son Épopée toulousaine, et le Recueil d’inscriptions romaines de M. Alexandre du Mège, à qui l’on doit de très bons travaux d’archéologie, entre autres un mémoire sur les caisses de momies conservées au musée de Toulouse, et une nouvelle édition de dom Vaissette. Nous ajouterons que ce qui distingue dans cette partie de la France les travaux d’histoire et d’érudition, c’est avant tout un sentiment juste et vrai des institutions politiques du passé, et, chose plus rai e encore, le respect de toutes les choses respectables. Ces tendances des esprits éclairés du midi forment dans un grand nombre de localités un contraste remarquable avec les opinions de la masse : ceux qui savent sont aussi calmes, aussi impartiaux que ceux qui ne savent pas sont absolus et exagérés, et c’est assurément une preuve nouvelle de l’influence salutaire que l’étude de l’histoire exerce sur les esprits.

L’Armagnac, le comté de Foix, le Bigorre et le Béarn, qui correspondent dans les circonscriptions actuelles aux départemens du Gers, de l’Ariège, des Hautes et Basses-Pyrénées, sont beaucoup moins riches en ouvrages modernes qu’en ouvrages anciens, et il semble que de ce côté la curiosité historique soit endormie ou épuisée, et que les travaux nombreux dont ces belles et intéressantes contrées ont été l’objet depuis deux siècles n’aient laissé que peu de chose à faire à l’érudition contemporaine. Les seuls livres qui nous soient connus depuis 1848 ont été publiés par MM. d’Asfeld, l’abbé Caneto, Lafforgue et Gustave-Bascle de Lagrèze. Dans ce pays où les mœurs sont accidentées comme le sol, où chaque race est marquée d’une forte empreinte, où se parle une langue, la langue escuara, qui vit depuis trois mille ans sans faire d’emprunts aux idiomes modernes, si ce n’est pour désigner des choses nouvelles ; — dans un tel pays, les livres ont d’autant plus d’intérêt, qu’ils pénètrent davantage dans les questions particulières. C’est ce que M. Gustave de Lagrèze a très bien compris en écrivant la monographie de Saint-Savin de Lavedan, aux environs de Bagnères-de-Bigorre. Ce petit pays formait, par l’association de plusieurs communes, une véritable république théocratico-démocratique, où le pouvoir était partagé entre les habitans et l’abbé de Saint-Savin, république exceptionnelle, où les femmes volaient avec les hommes, et dans laquelle se trouvait de la sorte complètement réalisée cette émancipation politique que tant de femmes libres ont de nos jours impérieusement réclamée, en protestant contre la brutale aristocratie du sexe. La monographie de M. de Lagrèze est fort intéressante, mais il a eu le tort d’abuser de la phrase, et en cherchant l’effet il a souvent manqué son but. Son érudition est étendue et positive, et elle ne peut que gagner à un style plus simple et plus précis.

L’Histoire de la ville d’Auch de M. Lafforgue est exécutée dans un procédé tout-à-fait durèrent. En prenant pour devise cette pensée de Lucien : « L’histoire n’a qu’une seule perfection qui lui soit particulière, c’est d’être l’expression de la vérité, » M. Lafforgue s’est uniquement attaché à être vrai, et son livre n’est qu’un résumé chronologique de tous les faits dont la ville d’Auch a été le témoin.

En Provence, comme dans une grande partie du midi, les goûts littéraires dominent la curiosité historique, et c’est surtout vers l’antiquité gallo-romaine que se tourne l’érudition. La multiplicité, la grandeur des ruines, l’extrême richesse des musées, expliquent cette différence, et, comme on réussit d’ordinaire aux choses qui plaisent et qui attirent, les archéologues provençaux se placent naturellement au premier rang parmi ceux de la province. M. Requien, conservateur du musée d’Avignon, s’était fait entre autres, non-seulement dans le midi, mais dans la France entière, une légitime réputation ; et quand la mort est venue l’enlever à ses travaux, les honneurs inusités qui ont été rendus dans le Comtat à sa dépouille mortelle montrent l’importance de jour en jour plus grande que nos départemens attachent aux études sérieuses, et la considération dont ils entourent ceux qui s’y dévouent. Les travaux numismatiques de M. de Lagoy, le Mémoire sur la ville et le port de Fréjus et la Monographie de l’amphithéâtre d’Arles, de M, Jacquemin, auraient suffi, il y a trente ans, pour ouvrir aux auteurs les portes de l’Académie des Inscriptions. Un juge dont l’autorité est irrécusable en semblable matière, M. Mérimée, a dit de ce dernier livre qu’il attestait « une connaissance étendue des usages des anciens, » et à cet éloge mérité nous ajouterons que le travail de M. Jacquemin se recommande par une excellente méthode. Le premier volume traite de l’histoire générale des jeux du cirque; le second, de ce qui a rapport au théâtre d’Arles en particulier. C’est une curieuse étude que celle de ces jeux et de ce théâtre antique, où tout ce qu’une imagination cruelle et blasée peut rêver de terrible, d’obscène, de grotesque, était offert aux applaudissemens de la foule. Auguste faisait tuer en un seul jour trente-six crocodiles dans le cirque flaminien; Néron, à son tour, y faisait tuer quatre cents ours et trois cents lions, et quand les lions manquaient, il faisait tuer des hommes, en offrant comme intermède aux hécatombes de gladiateurs des combats de rats et de belettes. Cette barbarie avait envahi la scène littéraire elle-même, et, pour animer les tragédies languissantes ou les pantomimes mythologiques du théâtre latin, on les dramatisait avec des meurtres. Mutius Scévola faisait brûler sa main dans un brasier ardent. Quand on représentait un supplice, on clouait le condamné sur une croix, et on le faisait déchirer par un ours. Dans Hercule furieux, on choisissait parmi les malfaiteurs l’acteur chargé de ce rôle, et on le brûlait vivant sur la scène, dans la robe fatale imprégnée de matières inflammables; enfin le cygne de Léda, le taureau de Pasiphaë, habilement imités par une mécanique savante, jouaient sous les yeux du peuple romain le même rôle que dans les légendes païennes. Riche de détails et d’aperçus nouveaux sur une matière en apparence épuisée, le livre de M. Jacquemin unit à l’intérêt du roman la valeur scientifique de la dissertation, et de plus il porte le cachet d’élégance littéraire qui distingue également MM. J.-J. Estrangin et Honoré Clair, auteurs de travaux estimés sur l’histoire et les monumens d’Arles. L’Histoire de Manosque, par M. l’abbé Féraud, et la Notice de M. Jules Canonge sur la ville de Baux donnent lieu aux mêmes remarques. Cette Notice de M. Canonge est brillamment écrite, trop brillamment peut-être; mais, en Provence, les érudits ont depuis long-temps l’habitude d’être poètes, et M. Canonge, à qui l’on doit de jolis vers, a fait comme les cochers antiques dans l’amphithéâtre de son beau pays : il a semé sur sa route du vermillon et de la poudre d’or. C’est là, du reste, en Provence, l’une des premières conditions du succès. Dans le nord, on veut des faits et des dates; dans le midi, des images et du style, et nous devons ajouter que le livre de M. Jules Canonge satisfait pleinement à ces deux exigences opposées.

Parli de Lille et d’Arras, nous voici maintenant arrivé à Marseille, après avoir parcouru la vieille France tout entière, et cependant notre voyage n’est point encore terminé. Cette mer de la Provence, sillonnée il y a tant de siècles par les vaisseaux des Phocéens, nous sépare d’une France nouvelle, où les grands souvenirs de Rome et du christianisme naissant appellent le voyageur et l’érudit, en même temps que les nobles dangers de la guerre y appellent le courage et l’activité du soldat. En Algérie comme en Égypte et en Morée, les conquêtes de la guerre ont servi les conquêtes de la science; n)ais, en Égypte et en Morée, nous n’avons fait que passer. Ici, au contraire, après avoir pris possession du sol, nous reculons chaque jour nos frontières, et l’Exploration scientifique de l’Algérie, publiée dès les premières années de notre prise de possession, est aujourd’hui décomplétée par nos victoires. Les officiers de notre armée se sont formés à l’archéologie, et l’érudition a recruté dans nos régimens un brillant état-major. MM. Carrette, Boissonnet, Carbuccia, ont recueilli un grand nombre de débris précieux. M. Carbuccia, colonel d’un régiment de la légion étrangère, a fait exécuter par les soldats de cette légion des fouilles importantes sur divers points du territoire algérien. L’ensemble de ces fouilles ne représente pas moins de quatorze mille journées de travail. Les militaires du régiment de M. Carbuccia ont pris un goût très vif à ces recherches, et, grâce au zélé éclairé de leur colonel, tout ce qu’ils trouvent est soigneusement conservé pour enrichir nos collections. Un officier d’un savoir étendu et solide, M. Azéma de Montgravier, membre correspondant de l’Académie des Inscriptions, est l’auteur d’études importantes sur l’histoire de la domination romaine dans la province d’Oran. M. Delamare, commandant d’artillerie, publie depuis 1848 un grand et savant ouvrage, Archéologie de l’Algérie, dont il a déjà paru dix-huit livraisons grand in-4’’de six planches chacune. Ces planches représentent avec une scrupuleuse exactitude tous les monumens de Tenez, Bougie (l’ancienne Saldæ), Gigelli, Philippeville, Stora (Rusicada), Guelma, Milha (Milevum), Dgemila, Sétif (Sitilis), Constantine (Cirta), enfin les monumens de toutes les villes situées au nord et à l’ouest de Constantine.

M. Berbrugger, bibliothécaire à Alger, qui a rendu tant de services non-seulement à l’érudition, mais encore à la cause de notre domination en Afrique, continue, avec un dévouement et une abnégation qui ne sont plus de notre temps, le cours de ses voyages et de ses recherches, et nous nous empressons d’autant plus de rendre ici pleine justice à cet homme honorable, qu’il a trouvé autour de lui plus de difficultés et de mauvais vouloir. Une nouvelle et importante exploration sur le territoire si patiemment étudié par M. Berbrugger vient d’être faite par M. Léon Renier, l’un de nos hellénistes et de nos archéologues les plus éminens. M. Léon Renier, qui s’occupe depuis long-temps d’un recueil épigraphique contenant toutes les inscriptions de la France, s’était tracé, avant de partir pour l’Afrique, un programme embrassant une foule de questions encore indécises. Il voulait tout à la fois découvrir et rectifier, et il a été très heureusement servi par son érudition et par son zèle. Au sud de Constantine, il a visité les ruines de Lambèze, la Tezzoult des Arabes, dont il a le premier fixé le véritable nom, Lambæsis. Il a copié sur ce point treize cents inscriptions entièrement inconnues, et de plus il a fait pour l’histoire de l’organisation militaire des Romains des découvertes intéressantes. Lambèze a été pendant trois cents ans, depuis Auguste jusqu’à Constantin, le quartier-général de la légion troisième Augusta, et c’est dans toute l’étendue de l’empire la seule ville qui ait joui aussi long-temps de cette prérogative. Ravagée probablement par les Vandales au commencement du Ve siècle, elle n’a pas été rebâtie depuis, de sorte que ses ruines sont intactes, et n’ont point été dénaturées, comme celles des villes des bords du Rhin, Mayence, Bonn et Cologne, qui furent aussi des quartiers de légions romaines. M. Renier avait deviné qu’il y aurait là pour l’histoire militaire de l’antiquité une mine féconde à explorer. On ne savait pas, par exemple, si les légions étaient casernées comme les troupes modernes, ou si elles étaient campées à l’extérieur des villes et loin des habitations. On avait bien l’exemple des prétoriens, dont le camp était hors de l’enceinte de Rome; mais il pouvait y avoir pour cette garde des empereurs et pour la capitale de l’empire des raisons qui n’existaient pas pour les légions et pour les villes de province. M. Renier a résolu la question par l’examen des ruines de Lambèze. Il y a reconnu le camp de la troisième Augusta à l’extérieur de la ville, dont il est séparé par une espèce de glacis de cent mètres de long. Ce camp est véritablement monumental : il est défendu par un rempart en pierres de taille, garni de tours carrées de quarante en quarante mètres. Au tiers de sa longueur, en partant de la porte principale, se trouve un immense bâtiment, le Pretorium, qui occupe ainsi exactement la place indiquée par Végèce. A deux kilomètres de ce premier camp, on en trouve un second, auquel on arrive par une voie romaine, que l’on suit encore dans presque toute sa longueur. Ce second camp était occupé par des cohortes auxiliaires, et, sur les débris de la colonne monumentale dont il était orné, M. Renier a retrouvé en partie le texte d’une allocution adressée par un empereur aux troupes qui habitaient ce camp. Comme toutes les choses militaires se faisaient chez les Romains d’après des lois invariables, il résulte de ces faits que les troupes étaient casernées au dehors des villes, et que les auxiliaires étaient séparés des légions. Il est évident qu’en agissant ainsi, les tacticiens romains avaient l’intention d’établir autour des villes des espèces de forts détachés qu’il fallait enlever avant d’arriver au corps même de la place.

Les inscriptions recueillies par M. Renier, tant à Lambèze qu’à Markonna, à Thamugas, à Biscara, à Zama, à Sigus, jettent un jour tout nouveau sur la domination romaine dans cette partie de l’Algérie, sur l’organisation et les mœurs des légions, sur l’archéologie monumentale et sur l’histoire. Le savant voyageur a restitué à plusieurs villes leurs véritables noms antiques. Il a déterminé de la manière la plus précise les limites de l’occupation des Romains du côté du Sahara, limites qui ne se sont très certainement jamais étendues à plus de deux ou trois lieues au sud des monts Aurès. Peu de missions scientifiques ont été aussi fécondes que celle de M. Léon Renier, et la raison en est toute simple : c’est que la plupart du temps on les accorde à la faveur, à l’habileté et au savoir-faire, tandis que celle-ci a été exclusivement accordée à la science.

On le voit par ce qui précède, sur tous les points de la France, l’activité a été grande, et partout les efforts individuels se sont combinés avec des travaux collectifs. Les sociétés savantes, qui prennent de jour en jour plus d’importance, ont publié une foule de travaux excellens, et, de même que dans chaque ville, dans chaque province, les hommes amis de l’étude se réunissent en associations, de même ces associations se réunissent à leur tour en assemblées générales, pour imprimer à leurs efforts une impulsion commune, régulariser leurs travaux et préparer, par un programme uniforme, une vaste synthèse historique. Ces assemblées, connues sous le nom de congrès, ont pris naissance en Allemagne, car ce pays, n’ayant point un centre d’études et de lumières, a senti le premier l’avantage de réunir chaque année les savans dans une conférence universelle, et la science, en élisant, comme on l’a dit, pour sa capitale temporaire chacune des villes les plus importantes, a livré successivement chaque partie de cette vaste contrée à l’examen, à la méditation de tous. Naturalisés en France par M. de Caumont, dont la vie entière a été consacrée à l’étude et au bien public, les congrès ont imprimé au mouvement intellectuel des provinces le plus vif élan. Ils ont fait pour l’histoire, les sciences naturelles, l’archéologie, l’économie sociale, l’agriculture, tout ce qu’on peut attendre du zèle et des lumières d’hommes distingués que stimule avant tout le désir d’être utiles. Un moment suspendues au milieu des agitations de 1848, ces réunions ont repris le cours de leurs travaux. En 1849, le congrès scientifique de France a tenu à Rennes sa seizième session, et, au nombre des matières qui ont été traitées, on peut citer les questions suivantes : De la géographie ancienne et du moyen-âge, de l’architecture militaire et de l’architecture religieuse en Bretagne, de l’influence de la réforme de Luther sur les arts. La dix-septième réunion a eu lieu à Nancy en septembre 1850, et, parmi les mémoires publiés à la suite des procès-verbaux, nous avons remarqué les extraits historiques de M. Servais sur la fabrication et le cours des monnaies dans le Barrois et la Lorraine aux XIVe, XIe et XVIe siècles; un bon travail de M. l’abbé Marchal sur la bataille de Nancy; l’histoire des corporations d’arts et métiers dans la Lorraine, le Barrois et les trois évêchés, par M. Le Page, et les recherches de M. Auguste Digot sur les écoles épiscopales et monastiques de la province ecclésiastique de Trêves. La Société française pour la conservation des monumens s’est également assemblée à Bourges en 1849, à Auxerre en 1850. Cette société, on le sait, ne se borne pas à publier les travaux de ses membres. Essentiellement pratique dans son but, elle vote des fonds pour la réparation des églises ou autres édifices remarquables sous le rapport de l’art ou de l’antiquité; elle fournit des plans et des dessins aux fabriques, distribue des livres d’archéologie, fait faire des fouilles, des moulages, achète des antiquités pour les musées, et se réunit chaque année en congrès archéologique.

Les réunions que nous venons de mentionner comptent déjà plusieurs années d’existence, et, contrairement à ce qui se passe d’ordinaire chez nous, le zèle des personnes qui y prennent part ne s’est nullement refroidi. Loin de là : depuis deux ans, un nouveau congrès, celui des délégués des sociétés savantes des départemens, sous la direction de l’Institut des provinces, s’est réuni à Paris, dans le Luxembourg. Dès la seconde session, soixante-dix sociétés de département, représentées directement par leurs mandataires, avaient fourni les élémens d’une assemblée imposante, à laquelle étaient venus se joindre de l’étranger, comme de Paris, une foule d’hommes distingués dans les sciences, l’histoire, l’agronomie et l’économie politique. L’Institut des provinces, qui a pris vis-à-vis de l’Académie des Inscriptions une attitude agressive, a décidé qu’il décernerait des prix aux meilleurs ouvrages publiés dans les départemens, et les considérans dont il a fait précéder cette décision relèvent d’une façon assez piquante quelques-uns des abus les plus graves de la centralisation en matière d’archéologie et d’histoire. « Considérant, dit dans son programme le directeur de l’Institut, M. de Caumont, que les auteurs qui sollicitent les récompenses des sociétés savantes de Paris ne sont pas toujours ceux dont les ouvrages sont les plus dignes d’être distingués, — que les œuvres de ceux qui ne demandent rien ont souvent plus de mérite, mais qu’il n’est possible qu’aux membres des sociétés savantes des départemens de connaître ces divers travaux...., l’Institut des provinces, dont les membres sont répartis sur tous les points du territoire français, décernera chaque année des récompenses, en séance générale et publique, sur le jugement de la réunion des délégués des provinces. — Les ouvrages qui auraient été récompensés par les sociétés savantes de Paris sont exclus du concours. »

Outre les prix qu’il propose, l’Institut des provinces a tracé un programme d’études géographiques, architectoniques, philologiques, etc., dans l’intention de diriger vers un même ensemble et une vaste synthèse les efforts trop souvent dispersés des savans de nos départemens, et sans aucun doute, si ce programme était rempli, l’érudition française ferait en peu de temps un pas immense[7].

Si grandes que soient les préoccupations politiques de notre temps, on a pu s’assurer, par cet aperçu des travaux historiques de la province, que la science et l’étude ne sont pas pour cela déshéritées : sur tous les points du territoire et dans toutes les classes de la société, l’activité a été féconde. Les membres du clergé, qui s’étaient, il faut en convenir, laissé dépasser pendant plusieurs années, ont repris dignement leur place dans les sciences historiques et ont donné une foule de travaux marqués tout à la fois au coin du véritable esprit chrétien et de la saine critique; l’université elle-même, malgré sa torpeur, a suivi le mouvement. Les arts du dessin ont produit des chefs-d’œuvre, tels, par exemple, que les monographies de la cathédrale de Chartres et de l’église de Brou, par MM. Didron, Lassus et Dupasquier, les Vitraux de Bourges de MM. les abbés Martin et Cahier. La restauration de Notre-Dame de Paris et celle d’une foule d’autres monumens religieux prouvent que les bonnes traditions des arts architectoniques sont encore vivantes parmi nous. La technologie archéologique a marché du même pas; de simples ouvriers sont devenus, comme ceux du moyen-âge, de véritables artistes, et nous comptons aujourd’hui, tant à Paris que sur divers points de la province, plusieurs ateliers de vitraux peints; cinq briqueteries pour la fabrication des carreaux vernissés, genre mosaïque; trois grands ateliers de menuiserie gothique, et une forge pour l’imitation de la ferronnerie du moyen-âge. Il suffit de jeter les yeux sur les listes de souscription d’une foule d’ouvrages publiés dans les départemens pour être convaincu que le goût des lectures historiques tend chaque jour à se populariser davantage, et comme la plupart des monographies locales sont rédigées dans un excellent esprit, il y a là pour l’avenir un symptôme rassurant; car il est à remarquer qu’une différence profonde sépare aujourd’hui les travaux historiques publiés dans la province des travaux du même genre qui paraissent à Paris. Il y a quelques années à peine, cette différence pour les départemens consistait surtout dans leur infériorité scientifique. Cette infériorité tend chaque jour à disparaître, et, pour bien des publications même, l’équilibre est parfaitement établi. Il y a plus encore, on acceptait en province, comme articles de foi, toutes les opinions, tous les jugemens qui émanaient de la capitale; on répétait souvent, d’une manière malencontreuse, ce qu’on avait lu, en se retranchant derrière la vieille formule : « Le maître l’a dit. » Aujourd’hui la province soumet à un contrôle sévère les travaux de la science parisienne, et elle les critique souvent avec raison. La seule différence notable est dans les tendances morales. Les écrivains qui vivent dans les départemens n’ont pas, comme un grand nombre de ceux qui vivent à Paris, cette soif ardente de popularité à laquelle on sacrifie trop souvent l’honnêteté des convictions et la conscience même; ils ne cherchent point à flatter les partis pour se créer des prôneurs; ils ne spéculent pas sur les passions mauvaises pour les exploiter à leur profit, et s’ils manquent de ce vernis brillant que la vie parisienne donne à toutes les choses, aux manières comme au style, ils ont du moins une qualité précieuse que le séjour des grandes villes ne développe guère, et cette qualité de jour en jour plus rare, surtout chez les gens d’esprit, c’est tout simplement le bon sens. En histoire comme en politique, Paris se précipite sans cesse vers les extrêmes : les uns réhabilitent la Saint-Barthélémy, les autres 93. Dans la province, en politique comme en histoire, on est sévère pour tous les excès, qu’ils aient été commis au nom rn du peuple ou au nom des rois; et s’il fallait indiquer par un seul mot le parti auquel se rattachent la plupart des érudits dont nous venons d’examiner les travaux, nous dirions que ce parti est à la fois conservateur et progressiste.


CHARLES LOUANDRE.

  1. Voyez les livraisons du 1er  et du 15 septembre.
  2. On doit à M. Raynal une Histoire du Berry que la Revue a eu déjà occasion de mentionner, et qui a été justement distinguée par l’Académie des Inscriptions. C’est à notre avis, parmi les histoires générales qui embrassent nos anciennes provinces, une de celles où l’on trouve le plus de méthode et d’agencement habile.
  3. On doit encore à M. l’abbé Lacurie une Dissertation sur l’entrevue de Philippe-le-Bel et de Bertrand de Got, et une Histoire de l’abbaye de Maillezais. C’est M. Lacurie qui a découvert à Saintes, en 1843, le tombeau de saint Eutrope, et qui depuis a fait restaurer la crypte où les restes de ce saint avaient été primitivement déposés.
  4. Pour donner une idée de l’extrême légèreté qu’on apporte trop souvent à l’Académie des Inscriptions dans la distribution des prix et des médailles, il faut voir dans un rapport de M. Lenormant, lu à la dernière séance publique de cette Académie, ce qui a trait à M. l’abbé de Monlezun. Apres avoir dit que ce livre « eût pu paraître sans déshonneur parmi les concurrens au prix fondé par M. le baron Gobert, » c’est-à-dire au grand prix de 9,000 fr.; après en avoir fait le plus grand éloge, M. Lenormant, dans la même page, dit que « le poids de l’histoire est un peu lourd pour les épaules de M. l’abbé de Monlezun, » et la conclusion du rapport, c’est que M. de Monlezun, qui pourrait prétendre au prix de 9,000 fr., ne mérite pas une médaille de 500 francs. D’aussi étranges contradictions ne justifient que trop, il faut en convenir, l’esprit de défiance qui anime les érudits de province à l’égard des sociétés et des corps savans de la capitale.
  5. Le plus fécond de tous les écrivains bourguignons est sans contredit M. Joseph Bard. Il a publié depuis 1832 vingt-quatre ouvrages archéologiques et liturgiques, un livre de piété, cinq ou six poèmes, trois volumes d’éducation, cinq de voyages, dix de politique et d’économie politique, trois traductions, cinq biographies, etc., etc. Il a travaillé à quatre-vingt-seize journaux et recueils, et de plus, dans la spécialité qui nous occupe, il a écrit les histoires de Beaune, de Chagny, de Nuits, de Dijon et d’Auxonne. M. Joseph Bard est loin d’appartenir à l’école historique positive.
  6. M. Comarmond donnera incessamment au public un grand ouvrage intitulé : l’Age de pierre, l’Age de bronze et l’Age de fer, où seront représentés les monumens historiques de ces différens âges.
  7. On se plaint généralement dans la province du peu d’appui que les sociétés savantes ont rencontré jusqu’à ce jour auprès des divers gouvernemens qui se succèdent si vite en France. La Société des antiquaires de Picardie a récemment adressé à ce sujet un mémoire au ministre de l’instruction publique. Dans ce mémoire, on demande qu’un concours soit ouvert, chaque année, entre les diverses sociétés historiques et archéologiques, et qu’un prix de 5,000 francs soit décerné à celle qui se serait le plus distinguée par le mérite de ses publications. On rappelle que l’article VI de l’ordonnance du 27 juillet 1845 porte : « Tous les ans, à l’époque du 1er mai, notre ministre secrétaire d’état au département de l’instruction publique mettra sous nos yeux un rapport sur les travaux de toute nature émanés des diverses sociétés savantes du royaume et de leurs membres. Ce rapport sera publié au Moniteur. » Le mémoire ajoute que cette ordonnance n’a jamais reçu la moindre exécution, que le crédit ouvert au budget en faveur de ces sociétés se trouve actuellement réduit à 35,000 francs, que tout est réservé pour Paris, et qu’il serait temps de procéder à une répartition plus équitable. Ces observations nous paraissent très justes, et il est d’autant plus raisonnable d’encourager les sociétés savantes, qu’elles encouragent elles-mêmes, en s’imposant des sacrifices très lourds, non-seulement les sciences historiques, mais encore les sciences d’application, et qu’elles récompensent les inventeurs, les bonnes actions et les bonnes mœurs. Voici l’indication de quelques-uns des programmes proposés par ces sociétés pour les années 1851, 1852 et 1853 : Société d’émulation de Cambrai : — Comment la justice a-t-elle été administrée dans le Cambrésis avant l’année 1574, époque à laquelle l’archevêque Louis de Berlaymont fit recueillir et rédiger les coutumes de cette province? Prix, 200 francs. — Société de l’Eure : — Mémoire historique sur l’industrie et le commerce en Normandie, et spécialement dans les parties de cette province qui forment aujourd’hui le département de l’Eure, pendant le moyen-âge, du Xe au XVIe siècle. Prix, 400 francs. — Société d’agriculture, sciences et arts du département de la Marne : — Étude historique et archéologique sur Châlons et ses environs. Prix, 300 francs. — Académie nationale de Toulouse : — Rechercher et caractériser parmi les dispositions de la coutume de Toulouse celles qui appartiennent à la législation des comtes, apprécier l’influence de cette législation sur l’état toulousain. Prix, 500 francs. — Académie nationale de Metz : — Rechercher quel était dans le pays Messin l’état des populations, des sciences et des arts à l’époque romaine. Médaille d’or. — Société académique de Nantes : — Histoire abrégée de la Bretagne pour servir à l’enseignement élémentaire. Prix, 300 francs.