Les Évangiles (Renan)/I. Les Juifs au lendemain de la destruction du temple

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LES ÉVANGILES

ET

LA SECONDE GÉNÉRATION CHRÉTIENNE




CHAPITRE PREMIER.


LES JUIFS AU LENDEMAIN DE LA DESTRUCTION DU TEMPLE.


Jamais peuple n’éprouva une déception comparable à celle qui frappa le peuple juif le lendemain du jour où, contrairement aux assurances les plus formelles des oracles divins, le temple, que l’on supposait indestructible, s’écroula dans le brasier allumé par les soldats de Titus. Avoir touché à la réalisation du plus grand des rêves, et être forcé d’y renoncer ; au moment où l’ange exterminateur entr’ouvrait déjà la nue, voir tout s’évanouir dans le vide ; s’être compromis en affirmant par avance l’apparition divine, et recevoir de la brutalité des faits le plus cruel démenti, n’était-ce pas à douter du temple, à douter de Dieu ? Aussi les premières années qui suivirent la catastrophe de l’an 70 furent-elles remplies d’une fièvre intense, la plus forte peut-être que la conscience juive eût traversée. Édom (c’était le nom par lequel les juifs désignaient déjà l’empire romain[1]), l’impie Édom, l’éternel ennemi de Dieu, triomphait. Les idées que l’on croyait les plus indéniables étaient arguées de faux. Jéhovah semblait avoir rompu son pacte avec les fils d’Abraham. C’était à se demander si même la foi d’Israël, la plus ardente assurément qui fut jamais, réussirait à faire volte-face contre l’évidence et, par un tour de force inouï, à espérer contre tout espoir.

Les sicaires, les exaltés avaient presque tous été tués ; ceux qui avaient survécu passèrent le reste de leur vie dans cet état de stupéfaction morne qui suit, chez le fou, les accès furieux. Les sadducéens avaient à peu près disparu, en l’an 66[2] avec l’aristocratie sacerdotale qui vivait du temple et en tirait tout son prestige. On a supposé que quelques survivants des grandes familles se réfugièrent avec les hérodiens dans le nord de la Syrie, en Arménie, à Palmyre, restèrent longtemps alliés aux petites dynasties de ces contrées, et jetèrent un dernier éclat par cette Zénobie, qui nous apparaît, en effet, au IIIe siècle, comme une juive sadducéenne, haïe des talmudistes, devançant par son monothéisme simple l’arianisme et l’islamisme[3]. Cela est très-possible ; mais, en tout cas, de tels débris plus ou moins authentiques du parti sadducéen étaient devenus presque étrangers au reste de la nation juive ; les pharisiens les traitaient en ennemis.

Ce qui survécut au temple et demeura presque intact après le désastre de Jérusalem, ce fut le pharisaïsme, la partie moyenne de la société juive, partie moins portée que les autres fractions du peuple à mêler la politique à la religion, bornant la tâche de la vie au scrupuleux accomplissement des préceptes. Chose singulière ! les pharisiens avaient traversé la crise presque sains et saufs ; la révolution avait passé sur eux sans les atteindre. Absorbés dans leur unique préoccupation, l’observance exacte de la Loi, ils s’étaient enfuis presque tous de Jérusalem avant les dernières convulsions et avaient trouvé un asile dans les villes neutres de Iabné, de Lydda. Les zélotes n’étaient que des individus exaltés ; les sadducéens n’étaient qu’une classe ; les pharisiens, c’était la nation. Pacifiques par essence, adonnés à une vie tranquille et appliquée, contents pourvu qu’ils pussent pratiquer librement leur culte de famille, ces vrais israélites résistèrent à toutes les épreuves ; ils furent le noyau du judaïsme qui a traversé le moyen âge et est arrivé intact jusqu’à nos jours.

La Loi, voilà, en effet, tout ce qui restait au peuple juif du naufrage de ses institutions religieuses. Le culte public, depuis la destruction du temple, était impossible ; la prophétie, depuis le terrible échec qu’elle venait de recevoir, ne pouvait qu’être muette ; hymnes saints, musique, cérémonies, tout cela était devenu fade ou sans objet, depuis que le temple, qui servait d’ombilic à tout le cosmos juif, avait cessé d’exister. La Thora, au contraire, dans ses parties non rituelles, était toujours possible. La Thora n’était pas seulement une loi religieuse : c’était une législation complète, un code civil, un statut personnel, faisant du peuple qui s’y soumettait une sorte de république à part. Voilà l’objet auquel la conscience juive s’attachera désormais avec une sorte de fanatisme. Le rituel dut être profondément modifié ; mais le droit canonique fut maintenu presque en entier. Commenter, pratiquer la Loi avec exactitude, passa pour le but unique de la vie. Une seule science fut estimée, celle de la Loi[4]. La tradition devint la patrie idéale du juif. Les subtiles discussions qui, depuis environ cent ans, remplissaient les écoles ne furent rien auprès de celles qui suivirent. La minutie religieuse et le scrupule dévot se substituèrent chez les juifs à tout le reste du culte[5].

Une conséquence non moins grave de l’état nouveau où vécut désormais Israël fut la victoire définitive du docteur sur le prêtre. Le temple avait péri ; mais l’école se sauva. Le prêtre, depuis la destruction du temple, voyait ses fonctions réduites à peu de chose. Le docteur, ou pour mieux dire le juge, interprète de la Thora, devenait, au contraire, un personnage capital. Le tribunal (beth-dîn) est à cette époque la grande école rabbinique. L’ab-beth-dîn, président du tribunal, est un chef à la fois civil et religieux. Tout rabbin titré a le droit d’entrer dans l’enceinte ; les décisions sont prises à la pluralité des voix. Les disciples, debout derrière une barrière, écoutent et apprennent ce qu’il faut pour être juges et docteurs à leur tour.

« Une citerne étanche[6] qui ne laisse pas échapper une goutte d’eau », voilà dorénavant l’idéal d’Israël. Il n’y avait pas encore de manuel écrit pour ce droit traditionnel. Plus de cent ans s’écouleront avant que les discussions des écoles arrivent à former un corps, qui s’appellera la Mischna par excellence[7] ; mais le fond de ce livre date bien de l’époque où nous sommes. Quoique compilé en Galilée, il est en réalité né à Iabné. Vers la fin du ier siècle, il existait des petits cahiers de notes, en style presque algébrique et remplis d’abréviations, qui donnaient les solutions des rabbins les plus célèbres pour les cas embarrassants. Les mémoires les plus robustes fléchissaient déjà sous le poids de la tradition et des précédents judiciaires. Un tel état de choses appelait l’écriture. Aussi voyons-nous, dès cette époque, mentionner des mischna, c’est-à-dire des petits recueils de décisions ou halakoth lesquels portent le nom de leur auteur. Telle était celle de Rabbi Éliézer ben Jacob, que, dès la fin du ier siècle, on qualifiait de « courte, mais bonne[8] ». Le traité mischnique Eduïoth, qui se distingue de tous les autres en ce qu’il n’a pas de sujet spécial, et qu’il est à lui seul une mischna abrégée, a pour noyau les éduïoth ou « témoignages », relatifs à des décisions antérieures, qui furent recueillis à Iabné et soumis à une révision lors de la destitution de Rabbi Gamaliel le jeune[9]. Vers le même temps, Rabbi Éliézer ben Jacob composait de souvenir la description du sanctuaire qui fait le fond du traité Middoth[10]. Siméon de Mispa, à une époque plus ancienne encore, paraît l’auteur de la première rédaction du traité Ioma relatif à la fête du grand Pardon, et peut-être du traité Tamid[11].

L’opposition entre ces tendances et celles du christianisme naissant était celle du feu et de l’eau. Les chrétiens se détachaient de plus en plus de la Loi ; les juifs s’y cramponnaient avec frénésie. Une vive antipathie paraît avoir existé chez les chrétiens contre l’esprit subtil, sans charité, qui chaque jour tendait à prévaloir dans les synagogues. Jésus déjà, cinquante ans auparavant, avait choisi cet esprit pour point de mire de ses traits les plus acérés. Depuis, les casuistes n’avaient fait que s’enfoncer de plus en plus dans leurs vaines arguties. Les malheurs de la nation n’avaient rien changé à leur caractère. Disputeurs, vaniteux, jaloux, susceptibles, s’attaquant pour des motifs tout personnels, ils passaient leur temps, entre Iabné et Lydda, à s’excommunier pour des puérilités. Le nom de « pharisien » avait été jusque-là pris par les chrétiens en bonne part[12]. Jacques et en général les parents de Jésus furent des pharisiens très-exacts. Paul lui-même se vante d’être « pharisien, fils de pharisien[13] ». Mais, depuis le siège, la guerre fut ouverte. En recueillant les paroles traditionnelles de Jésus, on se laissa dominer par ce changement de situation. Le mot « pharisien », dans les Évangiles ordinaires, comme plus tard le mot « juif » dans l’Évangile dit de Jean, est employé comme synonyme d’ennemi de Jésus. La dérision de la casuistique fut un des éléments essentiels de la littérature évangélique et une des causes de son succès. L’homme vraiment vertueux, en effet, n’a rien tant en horreur que le pédantisme moral. Pour se laver à ses propres yeux du soupçon de duperie, il a besoin de douter par moments de sa propre œuvre, de ses propres mérites. Celui qui prétend faire son salut par des recettes infaillibles lui semble l’ennemi capital de Dieu. Le pharisaïsme devient ainsi quelque chose de pire que le vice, car il rend la vertu ridicule, et rien ne nous plaît comme de voir Jésus, le plus vertueux des hommes, narguer en face une bourgeoisie hypocrite en laissant entendre que la règle dont elle est fière est peut-être, comme tout le reste, une vanité.

Une conséquence de la situation nouvelle faite au peuple juif fut un redoublement de séparation et d’esprit exclusif. Haï, honni du monde, Israël se renferma de plus en plus en lui-même. La perischouth l’insociabilité, devint une loi de salut public[14]. Ne vivre qu’entre soi dans un monde purement juif, rendre les communications avec les païens de plus en plus rares, ajouter à la Loi de nouvelles exigences, la rendre difficile à pratiquer, tel fut le but des docteurs, et ils l’atteignirent savamment. Les excommunications furent multipliées[15]. Observer la Loi fut un art si compliqué, que le juif n’eut plus le temps de penser à autre chose. Telle est l’origine des « dix-huit mesures », code complet de séquestration, dont on rapporte l’établissement aux temps qui précèdent la destruction du temple[16] mais qui n’eurent, ce semble, leur application qu’après 70. Ces dix-huit mesures étaient toutes destinées à exagérer l’isolement d’Israël. Défense d’acheter les choses les plus nécessaires chez les païens, défense de parler leur langue, d’accueillir leur témoignage et leurs offrandes, défense d’offrir des sacrifices pour l’empereur[17]. On regretta ensuite plusieurs de ces prescriptions ; on alla jusqu’à dire que le jour où elles furent adoptées avait été aussi funeste aux Israélites que celui où ils fondirent le veau d’or ; mais on ne les abrogea pas. Un dialogue légendaire exprima les sentiments opposés des deux partis qui divisaient les écoles juives à cet égard : « En ce jour-là, dit Rabbi Éliézer, on remplit la mesure. — En ce jour-là, dit Rabbi Josué, on la fit déborder. — Un tonneau plein de noix, dit Rabbi Éliézer, peut encore contenir autant d’huile de sésame qu’on veut. — Quand un vase est rempli d’huile, répliqua Rabbi Josué, en y versant de l’eau on répand l’huile[18]. » Malgré toutes les protestations, les dix-huit mesures prirent une telle autorité qu’on alla jusqu’à dire qu’aucun pouvoir avait le droit de les abolir[19]. Peut-être certaines de ces mesures furent-elles inspirées par une sourde opposition contre le christianisme et surtout contre les libérales prédications de saint Paul. Il semble que plus les chrétiens s’efforçaient de faire tomber les barrières légales, plus les juifs travaillaient à les rendre infranchissables.

C’est surtout en ce qui concerne les prosélytes que le contraste était sensible. Non-seulement les juifs ne cherchent plus à en gagner ; mais ils ont contre ces nouveaux frères une défiance à peine dissimulée. On ne dit pas encore que « les prosélytes sont une lèpre pour Israël[20] » ; mais, loin de les encourager, on les dissuade ; on leur parle des dangers et des difficultés sans nombre auxquels ils s’exposent en s’affiliant à une nation bafouée[21]. En même temps, la haine contre Rome redouble. Les pensées qu’on nourrit à son égard sont des pensées de meurtre et de sang.

Mais, comme toujours dans le courant de sa longue histoire, Israël avait une minorité admirable, qui protestait contre les erreurs de la majorité de la nation. La grande dualité qui fait le fond de la vie de ce peuple singulier se continuait[22]. Le charme, la douceur du bon juif restaient à toute épreuve. Schammaï et Hillel, bien que morts depuis longtemps[23], étaient comme les têtes de file de deux familles opposées[24], l’une représentant le côté étroit, malveillant, subtil, matérialiste, l’autre le côté large, bienveillant, idéaliste du génie religieux d’Israël. Le contraste était frappant. Humbles, polis, affables, mettant toujours le sentiment des autres avant le leur, les hillélites, comme les chrétiens, avaient pour principe que Dieu élève celui qui s’humilie et humilie celui qui s’élève, que les grandeurs fuient devant celui qui les recherche et recherchent celui qui les fuit, que celui qui veut presser le temps n’obtient rien de lui, tandis que celui qui sait reculer devant le temps l’a pour auxiliaire[25].

Chez les âmes vraiment pieuses, des sentiments singulièrement hardis se faisaient jour parfois. D’une part, cette libérale famille des Gamaliel, qui avait pour principe, dans ses rapports avec les païens, de soigner leurs pauvres, de les saluer avec politesse, même quand ils adorent leurs idoles, de rendre les derniers devoirs à leurs morts[26], cherchait à détendre la situation. Portée aux transactions, cette famille s’était déjà mise en relation avec les Romains. Elle ne se fit aucun scrupule de demander aux vainqueurs l’investiture d’une sorte de présidence du sanhédrin et, avec leur agrément, de reprendre le titre de nasi. D’un autre côté, un homme extrêmement libéral, Johanan ben Zakaï, était l’âme de la transformation qui s’opérait. Déjà, bien avant la destruction de Jérusalem, il avait joui d’une autorité prépondérante dans le sanhédrin. Pendant la révolution, il fut un des chefs du parti modéré qui se tenait en dehors des questions politiques, et il fit son possible pour qu’on ne prolongeât pas une résistance qui devait amener la destruction du temple. Échappé de Jérusalem, il prédit, assure-t-on, l’empire à Vespasien ; une des faveurs qu’il lui demanda fut un médecin pour soigner le vieux Sadok, qui, dans les années avant le siège, avait ruiné sa santé par les jeûnes[27]. Ce qui paraît certain, c’est qu’il entra dans les bonnes grâces des Romains, et qu’il obtint d’eux le rétablissement du sanhédrin à Iabné[28]. Il est douteux qu’il ait été réellement élève de Hillel[29] ; mais il fut bien le continuateur de son esprit. Faire régner la paix entre les hommes était sa maxime favorite[30]. On contait de lui que jamais personne n’avait pu le saluer le premier, pas même un païen au marché[31]. Sans être chrétien, il fut un vrai disciple de Jésus. Il allait, dit-on, par moments, à l’exemple des anciens prophètes, jusqu’à supprimer l’efficacité du culte et à reconnaître que la justice avait pour les païens les mêmes effets que le sacrifice pour les juifs[32].

Un peu de soulagement rentra de la sorte dans l’âme affreusement troublée d’Israël. Des fanatiques, au risque de la vie, se hasardaient à s’introduire dans la ville silencieuse, et allaient furtivement sacrifier sur les ruines du Saint des Saints[33]. Quelques-uns de ces fous rapportèrent au retour qu’une voix mystérieuse était sortie des décombres et avait témoigné accepter leurs sacrifices[34] ; mais, en général, on blâmait ces excès. Certains s’interdisaient toute jouissance[35], vivaient dans les larmes et le jeûne, ne buvaient que de l’eau. Johanan ben Zakaï les consolait : « Ne t’attriste pas, mon fils, disait-il à un de ces désespérés ; à défaut des holocaustes, il nous reste un moyen d’expier nos péchés, qui vaut bien l’autre, les bonnes œuvres. » Et il rappelait le mot d’Isaïe : « J’aime mieux la charité que le sacrifice[36]. » Rabbi Josué était dans les mêmes sentiments, « Mes amis, disait-il à ceux qui s’imposaient des privations exagérées, à quoi bon vous abstenir de viande et de vin ? — Comment ! lui répondait-on, nous mangerions la chair dont on faisait le sacrifice sur l’autel détruit aujourd’hui ? nous boirions le vin avec lequel on offrait la libation sur ce même autel ? — Eh bien, répliquait Rabbi Josué, ne mangeons pas alors de pain, puisqu’il n’est plus possible de faire des offrandes de farine ! — En effet, on pourrait se nourrir de fruits. — Que dites-vous ? Les fruits ne sont pas permis davantage, puisqu’on ne peut plus en offrir les prémices au temple[37]. » La force des choses s’imposait. On maintenait théoriquement l’éternité de la Loi ; on soutenait qu’Élie même n’en pourrait abroger un article ; mais la destruction du temple supprimait de fait une portion considérable des anciennes prescriptions ; il ne restait plus de place que pour une casuistique morale de détail ou pour le mysticisme. La cabbale développée est sûrement d’un âge plus moderne. Mais dès lors beaucoup s’adonnaient à ce qu’on appelait « les visions du char[38] », c’est-à-dire aux spéculations sur les mystères qu’on rattachait aux symboles d’Ézéchiel. L’esprit juif s’endormait dans les rêves, se créait un asile hors d’un monde détesté. L’étude devenait une délivrance. Rabbi Nehounia mit en vogue ce principe que celui qui s’impose le joug de la Loi se dégage ainsi du joug de la politique et du monde[39]. Quand on arrive à ce point de détachement, on n’est plus un révolutionnaire dangereux. Rabbi Hanina avait coutume de dire : « Priez pour le gouvernement établi ; car sans lui les hommes se mangeraient[40]. »

La misère était extrême. Une lourde capitation pesait sur tous[41], et les sources de revenus étaient taries. La montagne de Judée restait inculte et couverte de ruines[42] ; la propriété même y était très-incertaine[43]. En la cultivant, on se fût exposé à se voir évincé par les Romains[44]. Quant à Jérusalem, elle n’était qu’un monceau de pierres entassées[45]. Pline en parle comme d’une ville qui avait cessé d’exister[46]. Dès lors, sans doute, les juifs qui eussent tenté de venir habiter en groupes considérables sur ses décombres eussent été expulsés[47]. Cependant les historiens qui insistent le plus sur la totale destruction de la ville reconnaissent qu’il y resta quelques vieillards, quelques femmes. Josèphe nous montre les premiers assis et pleurant sur la poussière du sanctuaire, et les secondes réservées par les vainqueurs pour les derniers outrages[48]. La légion 10e Fretensis continuait à tenir garnison dans un coin de la ville déserte[49]. Les briques qu’on a trouvées au timbre de cette légion[50] prouvent qu’elle construisit. Il est probable que des visites furtives aux fondements encore visibles du temple[51] étaient tolérées ou permises à prix d’argent par les soldats. Les chrétiens, en particulier, gardaient le souvenir et le culte de certains lieux, notamment du Cénacle, sur le mont Sion, où l’on croyait que les disciples de Jésus s’étaient réunis après l’Ascension[52] ainsi que de la tombe de Jacques, frère du Seigneur, près du temple[53]. Le Golgotha, probablement, n’était pas non plus oublié. Comme on ne rebâtissait pas dans la ville ni aux environs, les énormes pierres des grandes constructions restaient intactes à leur place, si bien que tous les monuments étaient encore parfaitement reconnaissables.

Chassés ainsi de leur ville sainte et de la région qu’ils affectionnaient, les juifs se répandirent dans les villes et les villages de la plaine qui s’étend entre le pied de la montagne de Judée et la mer[54] La population juive s’y multiplia[55]. Une localité surtout fut le théâtre de cette espèce de résurrection du pharisaïsme et devint la capitale théologique des juifs jusqu’à la guerre de Bar-Coziba. Ce fut la cité, primitivement philistine, de Iabné ou Jamnia[56] à quatre lieues et demie au sud de Jaffa[57]. C’était une ville considérable, habitée par des païens et des juifs ; mais les juifs y dominaient, bien que la ville, depuis la guerre de Pompée, eût cessé de faire partie de la Judée. Les luttes y avaient été vives entre les deux populations[58]. Dans ses campagnes de 67 et de 68, Vespasien avait dû se montrer pour y établir son autorité[59]. Les vivres y abondaient[60]. Dans les premiers temps du blocus, plusieurs savants paisibles, tels que Johanan ben Zakaï, que la chimère de l’indépendance nationale n’abusait pas, vinrent s’y réfugier[61]. C’est là qu’ils apprirent l’incendie du temple. Ils sanglotèrent, déchirèrent leurs vêtements, prirent le deuil[62], mais trouvèrent qu’il valait encore la peine de vivre pour voir si Dieu réservait un avenir à Israël. Ce fut, dit-on, à la prière de Johanan que Vespasien épargna Iabné et ses savants[63]. La vérité est qu’avant la guerre une école rabbinique florissait déjà dans Iabné[64]. Pour des raisons que nous ignorons, il entra dans la politique des Romains de la laisser subsister, et, à partir de l’arrivée de Johanan ben Zakaï, elle prit une importance majeure.

Rabbi Gamaliel le jeune mit le comble à la célébrité de Iabné, en prenant la direction de son école après Rabbi Johanan[65], qui se retira à Berour-Haïl[66]. Iabné devint, à partir de ce moment, la première académie juive de la Palestine[67]. Les juifs des diverses contrées s’y rendaient pour les fêtes, comme autrefois on se rendait à Jérusalem, et de même qu’autrefois on profitait du voyage à la ville sainte pour prendre l’avis du sanhédrin et des écoles sur les cas douteux, de même à Iabné on soumettait les questions difficiles au bet-dîn[68]. Ce tribunal n’était qu’improprement et rarement appelé du nom de l’ancien sanhédrin ; mais il avait une autorité incontestée ; les docteurs de toute la Judée s’y réunissaient parfois, et donnaient alors au bet-dîn le caractère d’une cour suprême. On garda longtemps le souvenir du verger où se tenaient les audiences de ce tribunal et du pigeonnier à l’ombre duquel s’asseyait le président[69]

Iabné semblait ainsi une sorte de petite Jérusalem ressuscitée. Pour les privilèges et aussi pour les obligations religieuses, on l’assimila complètement à Jérusalem[70] ; sa synagogue fut considérée comme la légitime héritière de celle de Jérusalem, comme le centre de la nouvelle autorité religieuse. Les Romains eux-mêmes se prêtèrent à cette manière de voir, et accordèrent au nasi ou ab-bet-dîn de Iabné une autorité officielle. Ce fut le commencement du patriarcat juif[71], qui se développa plus tard et devint une institution fort analogue à ce que sont de nos jours les patriarcats chrétiens de l’empire ottoman. Ces magistratures à la fois religieuses et civiles, conférées par le pouvoir politique, ont toujours été en Orient le moyen employé par les grands empires pour se débarrasser de la responsabilité de leurs raïas. Cette existence d’un statut personnel n’avait rien d’inquiétant pour les Romains, surtout dans une ville en partie idolâtre et romaine, où les juifs étaient contenus par des forces militaires et par l’antipathie du reste de la population. Les conversations religieuses entre juifs et non-juifs paraissent avoir été fréquentes à Iabné. La tradition nous montre Johanan ben Zakaï soutenant de fréquentes controverses avec les infidèles, leur fournissant des explications sur la Bible, sur les fêtes juives. Ses réponses sont souvent évasives, et parfois, seul avec ses disciples, il se permet de sourire des solutions peu satisfaisantes qu’il a données aux objections des païens[72].

Lydda eut ses écoles, qui rivalisèrent de célébrité avec celles de Iabné, ou plutôt qui en furent une sorte de dépendance[73]. Les deux villes étaient à environ quatre lieues l’une de l’autre ; quand on était excommunié à Iabné, on se rendait à Lydda. Tous les villages, danites ou philistins, de la plaine maritime environnante, Berour-Haïl, Bakiin, Gibthon, Gimso, Bené-Berak, tous situés au sud d’Antipatris, et qui jusque-là étaient à peine considérés comme faisant partie de la terre sainte, servaient également d’asile à des docteurs célèbres[74]. Enfin le Darom, ou partie méridionale de la Judée, située entre Éleuthéropolis et la mer Morte, reçut beaucoup de juifs fugitifs[75]. C’était un riche pays, loin des routes fréquentées par les Romains et presque à la limite de leur domination.

On voit que le courant qui porta le rabbinisme vers la Galilée ne se faisait pas sentir encore. Il y avait des exceptions : Rabbi Éliezer ben Jacob, le rédacteur d’une des premières Mischna, paraît avoir été Galiléen[76]. Vers l’an 100, on voit déjà les docteurs mischniques se rapprocher de Césarée et de la Galilée[77]. Ce n’est pourtant qu’après la guerre d’Adrien que Tibériade et la haute Galilée deviennent par excellence le pays du Talmud.

  1. IV Esdr., vi, 8 et suiv. Voir Buxtorf, Lex. talm., au mot Édom. Grâce à la ressemblance du daleth et du resch, les deux noms présentaient une sorte d’analogie pour l’œil.
  2. Voir l’Antechrist, p. 284 et suiv.
  3. Geiger, Jüdische Zeitschrift, t. IV, 1866, p. 219-220 ; Derenbourg, dans le Journal asiatique, mars-avril 1869, p. 373 et suiv.
  4. Josèphe, Ant., XX, xi, 2.
  5. Voir Épître à Diognète, c. 4.
  6. Pirké aboth, ii, 8 ; Aboth de-rabli Nathan, c. xiv ; comparez Talm. de Bab., Sukka, 28 b.
  7. Le sens de Mischna est « loi répétée par cœur, non écrite », par opposition à Mikra « loi lue, par conséquent écrite ».
  8. Buxtorf, Lex., col. 1948 ; Talm. de Bab., Jebamoth, 49 b
  9. Cf. Talm. de Bab., Berakoth, 28 a.
  10. Talm. de Bab., Ioma, 16 a ; Derenbourg, la Palestine d’après les Thalmuds, p. 374.
  11. Mischna, Péah, ii, 6 ; Talm. de Jér., Ioma, ii, 1 ; Talm. de Bab., Ioma, 14 b ; Derenbourg, op. cit., p. 375.
  12. Voir Saint Paul, 73, 77, 520.
  13. Act., xxiii, 6 ; xxvi, 5 ; Phil., iii, 5.
  14. Tac., Hist., V, 5.
  15. Talm. de Bab., Moëd katon, 15 b et suiv. ; comp. Jean, ix, 22, 34 ; xvi, 2.
  16. Mischna, Aboda zara, ii, 5 et 7.
  17. Talm. de Jér., Schabbath, i, 7 ; cf. Grætz, Gesch. der Juden, III (2e édit.), p. 494-495 ; Derenbourg, op. cit., p. 272 et suiv., 474.
  18. Talm. de Jér., Schabbath, i, 7 ; cf. Talm. de Bab., Schabbath, 17 a.
  19. Talm. de Jér., Schabbath, i, 7.
  20. Talm. de Bab., Jebamoth, 47 b, etc.
  21. Talm. de Bab., Jebamoth, 47 a ; Masséketh Gérim, init.
  22. Voir Saint Paul, p. 63.
  23. Il faut tenir compte de cela pour bien apprécier la valeur de ces expressions « disciples de Hillel », « disciples de Schammaï », qui, si on les prenait à la lettre, donneraient à la vie des deux maîtres une longueur démesurée.
  24. Voir l’opinion des nazaréens, dans saint Jérôme, sur Is., viii, 14.
  25. Talm. de Bab., Erubin, 13 b.
  26. Talm. de Jér., Gittin, v, 9 ; comparez Talm. de Bab., Gittin, 61 a.
  27. Talm. de Bab., Gittin, 56 b.
  28. Midrasch Eka, i, 5 ; Talm. de Bab., Gittin, 56 a et b ; Aboth de-rabbi Nathan, c. iv.
  29. Talm. de Bab., Succa, 28 a.
  30. Mekhilta, sur Exode, xx, 22.
  31. Talm. de Bab., Berakoth, 17 a.
  32. Talm. de Bab., Baba bathra, 10 b.
  33. Cf. Apoc. de Baruch, § 35, etc.
  34. Mekhilta, sur Exode, xviii, 27.
  35. Mischna, Sota, ix, 15 ; Tosifta, ibid., xv
  36. Aboth de-rabbi Nathan, c. iv.
  37. Talm. de Bab., Baba bathra, 60 b
  38. Derenbourg, Palest. p. 309, note 3 ; 314, note ; 386-387, note 4.
  39. Pirké aboth, iii.
  40. Ibid., iii, 2.
  41. Mekhilta, sur Exode, xix, 1. V. l’Antechrist, p. 538.
  42. Pline, Hist. nat., V, xv, 2.
  43. Mischna, Gittin, v, 7 ; cf. Derenbourg, p. 475 et suiv.
  44. V. l’Antechrist, p. 537.
  45. Ibid., p. 523. V. apoc. de Baruch, § 32.
  46. Orine, in qua fuere Hierosolyma, longe clarissima urbium Orientis, non Judææ modo. Pline, Hist. nat., V, 70. On sent là un peu d’exagération adulatoire pour Titus, à qui l’ouvrage est dédié ; cf. saint Épiph., De mens., c. 14.
  47. Il n’y a pas de texte formel pour cette époque. Mais certainement, s’il eût été possible aux juifs de s’établir dans la ville ruinée, ils l’eussent fait. Or c’est à Iabné, à Béther, etc., qu’ils s’agglomérèrent. Le système d’Eusèbe, selon lequel Jérusalem n’aurait été interdite aux juifs qu’à partir d’Adrien (Démonstr. évang., VI, 18), ne repose que sur des raisons a priori. Voir l’Antechrist, p. 523, note 2.
  48. Jos., B. J., VII, viii, 7 ; cf. Eusèbe, Théoph., ix ; (col. 648-649, Migne).
  49. Saulcy, Revue archéol., oct, 1869 ; Numismat. de la Palestine, p. 82-83 ; pl. v, nos 3 et 4 ; Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1872, p. 162. On a cru posséder un témoignage des dérisions que la légion victorieuse n’épargnait pas aux vaincus dans les pièces contre-marquées par cette légion où l’on voit un porc ; mais cet emblème était romain, légionnaire, et n’impliquait aucune raillerie antijuive. Madden, Jew. coin., p. 212.
  50. Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1872, p. 161 et suiv. Il est vrai que cette légion resta longtemps à Jérusalem. On trouve des vestiges de son séjour dans Ælia Capitolina après Adrien.
  51. Théodoret, Hist. eccl., III, 15 ; S. Cyrille de Jérusalem, Catech., xv, 15.
  52. Saint Épiphane, De mensuris, c. 14.
  53. Hégésippe, dans Eusèbe, H. E., II, xxiii, 18.
  54. Magna pars Judææ vicis dispergitur. Tacite, Hist., V, 8. Cf. Dion Cassius, LXIX, 14.
  55. Talm. de Jér., Taanith, iv, 8 ; Midrasch Eka, ii, 2 ; Midrasch Schir haschirim, i, 16.
  56. Aujourd’hui village. C’est l’Ibelin des croisés.
  57. Comme d’autres villes philistines, elle avait son port ou maïouma, distant d’une lieue et demie environ.
  58. Philon, Leg. ad Caïum, § 30 ; Jos., B. J., I, vii, 7 ; viii, 4 ; II, ix, 1 ; Ant., XIV, iv, 4 ; XVII, viii, 1 ; XVIII, ii, 2.
  59. Jos., B. J., IV, iii, 2 ; viii, 1.
  60. Talm. de Jér., Demaï, ii, 4 ; Tosifta, ibid., c. i ; Bereschith rabba, c. lxxvi ; Midrasch Ialkout, I, 39 a.
  61. Aboth de-rabbi Nathan, c. iv.
  62. Ibidem.
  63. Talm. de Bab., Gittin, 66 a. Il y a là des dates peu concordantes. Les circonstances de l’évasion de Johanan supposeraient la ville déjà bloquée (Midrasch rabba, sur Kohéleth, vii, 11, et sur Eka, i, 5 ; cf. Talm. de Bab., Gittin, 56 a et b). Or, à cette époque, Vespasien n’était plus en Judée. En 67 et 68, au contraire, il passa par Iabné.
  64. Aboth de-rabbi Nathan, iv ; Talm. de Bab., Gittin, 56 b ; Mischna, Sanhédrin, xi, 4.
  65. Les causes de la rivalité de ces deux docteurs sont obscures. V. Derenbourg, Palest., p. 306 et suiv.
  66. Village situé non loin de Iabné, en inclinant, ce semble, vers Kulonié (Midrasch Koh., vii, 7 ; Aboth de-rabbi Nathan, c. xiv).
  67. Dans la liste des migrations du sanhédrin que la tradition juive a dressée, figure à la première place celle de Jérusalem à Iabné. Talm. de Bab., Rosch has-schana, 31 a.
  68. Mischna, Para, vii, 6 ; Tosifta, ibid., c. vi. Cf. Derenbourg, op. cit., p. 319.
  69. Sifré, § 118 ; Talm. de Bab., Berakoth, 23 b ; Schabbath, 33 b, 138 b, etc. ; Mekhilta sur Exode, xiv, 22 ; Benj. de Tudèle, t. I, p. 79, Asher ; Neubauer, Géogr. du Talmud, p. 74 ; Derenbourg, Palest., p. 380-381.
  70. Mischna, Rosch has-schana, iv, 1, 2, 3, 4 ; Sanhédrin, xi, 4 ; Succa, iii, 12 ; Talm. de Bab., Rosch has-schana, 21 b, 31 b ; Sota, 40 a, b ; Keritôt, 9 a ; Derenbourg, Hist. de la Pal., p. 304 et suiv.
  71. Mischna, Eduïoth, vii, 7 ; Talm. de Bab., Sanhédrin, 11 a. Cf. Mischna, Rosch has-schana, ii, 7 ; iv, 4 ; Épiph., hær. xxx, 4. Il est douteux que le titre officiel ait existé à l’époque où nous sommes. Notez cependant la lettre d’Adrien dans Vopiscus, Saturn., 8 (ipse ille patriarcha).
  72. Bereschith rabba, ch. xvii ; Bammidbar rabba, iv, x ; Midrasch rabba, sur Deutér., xxviii, 12 ; Talm. de Bab., Bechoroth, 5 a ; Houlin, 26 b ; Baba kama, 38 a ; Talm. de Jér., Sanhédrin, i, 4 ; Baba kama, iv, 3 ; Derenbourg, Palestine, p. 316-317, 322.
  73. Cf. Derenbourg, op. cit., p. 341, note 5 ; 366, 368, 373, note ; 380, 384 ; Neubauer, Géogr. du Talm., p. 79. Jusqu’au IIIe siècle, l’embolisme du calendrier se fit à Lydda. Talm. de Jér., Sanhédrin, i, 2.
  74. Talm. de Bab., Sanhédrin, 32 b, 74 a ; Hagiga, 3 a ; Midrasch, Bereschith rabba, c. lxi ; Talm. de Jér., Pesahim, iii, 7 ; Schebiit, iv, 2 ; Demaï, iii, 1 ; Maaseroth, ii, 3 ; Tosifta, ibid., c. ii ; Ketouboth, i, 5 ; Hagiga, i, 1 ; Pesikta rabbathi, ch. viii. Cf. Neubauer, Géographie du Talmud, p. 72-73, 78-80, 82 ; Derenbourg, Hist. de la Pal., p. 306-307, note, 312.
  75. Derenbourg, op. cit., p. 384 et suiv.
  76. Derenbourg, Palest., p. 375.
  77. Derenbourg, op. cit., p. 307, note ; 366, note 3 ; 384.