Les Évangiles (Renan)/Introduction

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INTRODUCTION


OBSERVATIONS CRITIQUES SUR LES DOCUMENTS ORIGINAUX
DE CETTE HISTOIRE.


J’avais d’abord cru pouvoir terminer en un volume cette histoire des Origines du christianisme ; mais la matière s’est agrandie à mesure que j’avançais dans mon œuvre, et le présent volume ne sera que l’avant-dernier. On y verra l’explication, telle qu’il est possible de la donner, d’un fait presque égal en importance à l’action personnelle de Jésus lui-même : je veux dire de la façon dont la légende de Jésus fut écrite. La rédaction des Évangiles est, après la vie de Jésus, le chapitre capital de l’histoire des origines chrétiennes. Les circonstances matérielles de cette rédaction sont entourées de mystère ; bien des doutes, cependant, ont été levés dans ces dernières années, et on peut dire que le problème de la rédaction des Évangiles dits synoptiques est arrivé à une sorte de maturité. Les rapports du christianisme avec l’empire romain, les premières hérésies, la disparition des derniers disciples immédiats de Jésus, la séparation graduelle de l’Église et de la synagogue, les progrès de la hiérarchie ecclésiastique, la substitution du presbytérat à la communauté primitive, les premiers commencements de l’épiscopat, l’avènement avec Trajan d’une sorte d’âge d’or pour la société civile ; voilà les grands faits que nous verrons se dérouler devant nous. Notre sixième et dernier volume contiendra l’histoire du christianisme sous les règnes d’Adrien et d’Antonin ; on y verra le commencement du gnosticisme, la rédaction des écrits pseudo-johanniques, les premiers apologistes, le parti de saint Paul aboutissant par exagération à Marcion, le vieux christianisme aboutissant à un millénarisme grossier et au montanisme ; au travers de tout cela, l’épiscopat prenant des développements rapides, le christianisme devenant chaque jour plus grec et moins hébreu, une « Église catholique » commençant à résulter de l’accord de toutes les Églises particulières et à constituer un centre d’autorité irréfragable, qui déjà se fixe à Rome. On y verra enfin la séparation absolue du judaïsme et du christianisme s’effectuer définitivement lors de la révolte de Bar-Coziba, et la haine la plus sombre s’allumer entre la mère et la fille. Dès lors on peut dire que le christianisme est formé. Son principe d’autorité existe ; l’épiscopat a entièrement remplacé la démocratie primitive, et les évêques des différentes Églises sont en rapport les uns avec les autres. La nouvelle Bible est complète ; elle s’appelle le Nouveau Testament. La divinité de Jésus-Christ est reconnue de toutes les Églises, hors de la Syrie. Le Fils n’est pas encore l’égal du Père ; c’est un dieu second, un vizir suprême de la création ; mais c’est bien un dieu. Enfin deux ou trois accès de maladies extrêmement dangereuses que traverse la religion naissante, le gnosticisme, le montanisme, le docétisme, la tentative hérétique de Marcion, sont vaincus par la force du principe interne de l’autorité. Le christianisme, en outre, s’est répandu de toutes parts ; il s’est assis au centre de la Gaule, il a pénétré dans l’Afrique. Il est une chose publique ; les historiens parlent de lui ; il a ses avocats qui le défendent officiellement, ses accusateurs qui commencent contre lui la guerre de la critique. Le christianisme, en un mot, est né, parfaitement né ; c’est un enfant, il grandira beaucoup encore ; mais il a tous ses organes, il vit en plein jour ; ce n’est plus un embryon. Le cordon ombilical qui l’attachait à sa mère est coupé définitivement. Il ne recevra plus rien d’elle : il vivra de sa vie propre.

C’est à ce moment, vers l’an 160, que nous arrêterons cet ouvrage. Ce qui suit appartient à l’histoire, et peut sembler relativement facile à raconter. Ce que nous avons voulu éclaircir appartient à l’embryogénie, et doit en grande partie se conclure, parfois se deviner. Les esprits qui n’aiment que la certitude matérielle ne doivent pas se plaire en de pareilles recherches. Rarement, pour ces périodes reculées, on arrive à pouvoir dire avec précision comment les choses se sont passées ; mais on parvient parfois à se figurer les diverses façons dont elles ont pu se passer, et cela est beaucoup. S’il est une science qui ait fait de nos jours des progrès surprenants, c’est la science des mythologies comparées ; or cette science a consisté beaucoup moins à nous apprendre comment chaque mythe s’est formé qu’à nous montrer les diverses catégories de formation, si bien que nous ne pouvons pas dire : « Tel demi-dieu, telle déesse, est sûrement l’orage, l’éclair, l’aurore, etc. » ; mais nous pouvons dire : « Les phénomènes atmosphériques, en particulier ceux qui se rapportent à l’orage, au lever et au coucher du soleil, etc., ont été des sources fécondes de dieux et de demi-dieux. » Aristote avait raison de dire : « Il n’y a de science que du général. » L’histoire elle-même, l’histoire proprement dite, l’histoire se passant en plein jour et fondée sur des documents, échappe-t-elle à cette nécessité ? Non certes, nous ne savons exactement le détail de rien ; ce qui importe, ce sont les lignes générales, les grands faits résultants et qui resteraient vrais quand même tous les détails seraient erronés.

Ainsi que je l’ai dit, l’objet le plus important de ce volume est d’expliquer d’une manière plausible la façon dont se sont formés les trois Évangiles appelés synoptiques, qui constituent, si on les compare au quatrième Évangile, une famille à part. Certes, beaucoup de points restent impossibles à préciser dans cette recherche délicate. Il faut avouer cependant que la question a fait, depuis vingt ans, de véritables progrès. Autant l’origine du quatrième Évangile, de celui qu’on attribue à Jean, reste enveloppée de mystère, autant les hypothèses sur le mode de rédaction des Évangiles dits synoptiques ont atteint un haut degré de vraisemblance. Il y a eu en réalité trois sortes d’Évangiles : 1o les Évangiles originaux ou de première main, composés uniquement d’après la tradition orale et sans que l’auteur eût sous les yeux aucun texte antérieur (selon mon opinion, il y eut deux Évangiles de ce genre, l’un écrit en hébreu ou plutôt en syriaque, maintenant perdu, mais dont beaucoup de fragments nous ont été conservés traduits en grec ou en latin par Clément d’Alexandrie, Origène, Eusèbe, Épiphane, saint Jérôme, etc. ; l’autre écrit en grec, c’est celui de saint Marc) ; 2o les Évangiles en partie originaux, en partie de seconde main, faits en combinant des textes antérieurs et des traditions orales (tels furent l’Évangile faussement attribué à l’apôtre Matthieu et l’Évangile composé par Luc) ; 3o les Évangiles de seconde ou de troisième main, composés à froid sur des pièces écrites, sans que l’auteur plongeât par aucune racine vivante dans la tradition (tel fut l’Évangile de Marcion ; tels furent aussi ces Évangiles, dits apocryphes, tirés des Évangiles canoniques par des procédés d’amplification). La variété des Évangiles vient de ce que la tradition qui s’y trouve consignée fut longtemps orale. Cette variété n’existerait pas, si tout d’abord la vie de Jésus avait été écrite. L’idée de modifier arbitrairement la rédaction des textes se présente en Orient moins qu’ailleurs, parce que la reproduction littérale des récits antérieurs ou, si l’on veut, le plagiat y est la règle de l’historiographie[1]. Le moment où une tradition épique ou légendaire commence à être mise par écrit marque l’heure où elle cesse de produire des branches divergentes. Loin de se subdiviser, la rédaction obéit dès lors à une sorte de tendance secrète qui la ramène à l’unité par l’extinction successive des rédactions jugées imparfaites. Il existait moins d’Évangiles à la fin du IIe siècle, quand Irénée trouvait des raisons mystiques pour établir qu’il y en avait quatre et qu’il ne pouvait y en avoir davantage[2], qu’à la fin du ier, quand Luc écrivait au commencement de son récit : Ἐπειδή περ πολλοὶ ἐπεχείρησαν[3]. Même à l’époque de Luc, plusieurs des rédactions primitives avaient probablement disparu. L’état oral produit la multiplicité des variantes ; une fois qu’on est entré dans la voie de l’écriture, cette multiplicité n’est plus qu’un inconvénient. Si une logique comme celle de Marcion eût prévalu, nous n’aurions plus qu’un Évangile, et la meilleure marque de la sincérité de la conscience chrétienne est que les besoins de l’apologétique n’aient pas supprimé la contradiction des textes en les réduisant à un seul. C’est que, à vrai dire, le besoin d’unité était combattu par un désir contraire, celui de ne rien perdre d’une tradition qu’on jugeait également précieuse dans toutes ses parties. Un dessein, comme celui que l’on prête souvent à saint Marc, l’idée de faire un abrégé des textes reçus antérieurement, est ce qu’il y a de plus contraire à l’esprit d’un temps comme celui dont il s’agit. On visait bien plutôt à compléter chaque texte par des additions hétérogènes, comme il est arrivé pour Matthieu[4], qu’à écarter du petit livre que l’on avait des détails que l’on tenait tous pour pénétrés de l’esprit divin.

Les documents les plus importants pour l’époque traitée dans ce volume sont, outre les Évangiles et les autres écrits dont on y explique la rédaction, les épîtres assez nombreuses que produisit l’arrière-saison apostolique, épîtres où, presque toujours, l’imitation de celles de saint Paul est visible. Ce que nous dirons dans notre texte suffira pour faire connaître notre opinion sur chacun de ces écrits. Une heureuse fortune a voulu que la plus intéressante de ces épîtres, celle de Clément Romain, ait reçu, dans ces derniers temps, des éclaircissements considérables. On ne connaissait jusqu’ici ce précieux document que par le célèbre manuscrit dit Alexandrinus, qui fut envoyé, en 1628, par Cyrille Lucaris à Charles Ier ; or ce manuscrit présentait une lacune considérable, sans parler de plusieurs endroits détruits ou illisibles, qu’il fallait remplir par conjecture. Un nouveau manuscrit découvert au Fanar, à Constantinople, contient l’ouvrage dans son intégrité[5]. Un manuscrit syriaque, qui faisait partie de la bibliothèque de feu M. Mohl, et qui a été acquis par la bibliothèque de l’université de Cambridge, s’est trouvé renfermer aussi la traduction syriaque de l’ouvrage dont nous parlons. M. Bensly est chargé de la publication de ce texte. La collation qu’en a donné M. Lightfoot[6] présente les résultats les plus importants qui en sortent pour la critique.

La question de savoir si l’épître dite de Clément Romain est réellement de ce saint personnage n’a qu’une médiocre importance, puisque l’écrit dont il s’agit se présente comme l’œuvre collective de l’Église romaine, et que le problème se borne par conséquent à savoir qui tint la plume en cette circonstance. Il n’en est pas de même des épîtres attribuées à saint Ignace. Les morceaux qui composent ce recueil ou sont authentiques ou sont l’œuvre d’un faussaire. Dans la seconde hypothèse, ils sont d’au moins soixante ans postérieurs à la mort d’Ignace, et telle est l’importance des changements qui s’opèrent dans ces soixante années, que la valeur documentaire desdites pièces en est absolument changée. Il est donc impossible de traiter l’histoire des origines du christianisme sans avoir à cet égard un parti décidé.

La question des épîtres de saint Ignace est, après la question des écrits johanniques, la plus difficile de celles qui tiennent à la littérature chrétienne primitive. Quelques-uns des traits les plus frappants d’une des lettres qui font partie de cette correspondance étaient connus et cités dès la fin du IIe siècle[7]. Nous avons, d’ailleurs, ici le témoignage d’un homme qu’on est surpris de voir allégué sur un sujet d’histoire ecclésiastique, celui de Lucien de Samosate. La spirituelle peinture de mœurs que ce charmant écrivain a intitulée la Mort de Pérégrinus, renferme des allusions presque évidentes au voyage triomphal d’Ignace prisonnier et aux épîtres circulaires qu’il adressait aux Églises[8]. Ce sont là de fortes présomptions en faveur de l’authenticité des lettres dont il s’agit. D’un autre côté, le goût pour les suppositions d’écrits était si répandu en ce temps parmi la société chrétienne, qu’on doit toujours se tenir en garde. Puisqu’il est prouvé qu’on ne se fit nul scrupule d’attribuer des lettres et d’autres écrits à Pierre, à Paul, à Jean, il n’y a pas d’objection préjudicielle à élever contre l’hypothèse d’écrits prêtés à des personnages de haute autorité, tels qu’Ignace et Polycarpe. C’est l’examen des pièces qui seul permet d’exprimer une opinion à cet égard. Or il est incontestable que la lecture des épîtres de saint Ignace inspire les plus graves soupçons et soulève des objections auxquelles on n’a pas encore bien répondu.

Pour un personnage comme saint Paul, dont nous possédons, de l’aveu de tous, quelques morceaux étendus, d’une authenticité indubitable, et dont la biographie est assez bien connue, la discussion des épîtres contestées a une base. On part des textes irrécusables et du cadre bien établi de la biographie ; on y compare les écrits douteux ; on voit s’ils concordent avec les données admises de tout le monde, et, dans certains cas, comme dans celui des épîtres à Tite et à Timothée, on arrive à des démonstrations très-satisfaisantes. Mais nous ne savons rien de la vie ni de la personne d’Ignace ; parmi les écrits qu’on lui attribue, il n’y a pas une page qui échappe à la contestation. Nous n’avons donc aucun criterium solide pour dire : Ceci est ou n’est pas de lui. Ce qui complique beaucoup la question, c’est que le texte des épîtres est extrêmement flottant. Les manuscrits grecs, latins, syriaques, arméniens, d’une même épître, diffèrent considérablement entre eux. Ces lettres, durant plusieurs siècles, semblent avoir particulièrement tenté les faussaires et les interpolateurs. Les pièges, les difficultés s’y rencontrent à chaque pas.

Sans compter les variantes secondaires et aussi quelques ouvrages d’une fausseté notoire, nous possédons deux collections d’inégale longueur d’épîtres attribuées à saint Ignace. L’une contient sept lettres adressées aux Éphésiens, aux Magnésiens, aux Tralliens, aux Romains, aux Philadelphiens, aux Smyrniotes, à Polycarpe. L’autre se compose de treize lettres, savoir : 1o les sept précédentes, considérablement augmentées ; 2o quatre nouvelles lettres d’Ignace aux Tarsiens, aux Philippiens, aux Antiochéniens, à Héron ; 3o enfin une lettre de Marie de Castabale à Ignace, avec la réponse d’Ignace. Entre ces deux collections il n’y a guère d’hésitation possible. Les critiques, depuis Usserius, sont à peu près d’accord pour préférer la collection de sept lettres à la collection de treize. Nul doute que les lettres qui sont en plus dans cette dernière collectionne soient apocryphes. Quant aux sept lettres qui sont communes aux deux collections, le vrai texte doit certainement en être cherché dans la première collection. Beaucoup de particularités des textes de la seconde collection décèlent avec évidence la main de l’interpolateur ; ce qui n’empêche pas que cette seconde collection ait une véritable valeur critique pour la constitution du texte ; car il semble que l’interpolateur avait entre les mains un manuscrit excellent, et dont la leçon doit souvent être préférée à celle des manuscrits non interpolés actuellement existants.

La collection de sept lettres est-elle, du moins, à l’abri du soupçon ? Il s’en faut de beaucoup. Les premiers doutes furent soulevés par la grande école de critique française du XVIIe siècle. Saumaise, Blondel élevèrent les objections les plus graves contre certaines parties de la collection de sept lettres. Daillé[9], en 1666, publia une dissertation remarquable, où il la rejetait tout entière. Malgré les vives répliques de Pearson, évêque de Chester, et la résistance de Cotelier, la plupart des esprits indépendants, Larroque, Basnage, Casimir Oudin, se rangèrent à l’opinion de Daillé. L’école qui, de nos jours, en Allemagne, a si doctement appliqué la critique à l’histoire des origines du christianisme, n’a fait que marcher sur ces traces, vieilles de près de deux cents ans. Neander et Gieseler restèrent dans le doute ; Christian Baur nia résolument ; aucune des épîtres ne trouva grâce devant lui. Ce grand critique, à vrai dire, ne se contenta pas de nier ; il expliqua. Pour lui, les sept épîtres ignatiennes furent un faux du IIe siècle, fabriqué à Rome en vue de créer des bases à l’autorité chaque jour grandissante de l’épiscopat. MM. Schwegler, Hilgenfeld, Vaucher, Volkmar, et plus récemment MM. Scholten, Pfleiderer, ont adopté la même thèse avec des nuances légères. Plusieurs théologiens instruits, cependant, tels que Uhlhorn, Hefele, Dressel, persistèrent à chercher dans la collection des sept épîtres des parties authentiques ou même à la défendre tout entière. Une découverte importante sembla un moment, vers 1840, devoir trancher la question dans un sens éclectique, et fournir un instrument à ceux qui tentaient l’opération difficile de séparer, dans ces textes en général peu accentués, les parties sincères des parties interpolées.

Parmi les trésors que le Musée britannique avait tirés des couvents de Nitrie, M. Cureton découvrit trois manuscrits syriaques contenant tous les trois une même collection des épîtres ignatiennes, beaucoup plus réduite que les deux collections grecques. La collection syriaque trouvée par Cureton ne comprenait que trois épîtres, l’épître aux Éphésiens, celle aux Romains, celle à Polycarpe, et ces trois épîtres s’y montraient plus courtes que dans le grec. Il était naturel de croire que l’on tenait enfin l’Ignace authentique, un texte antérieur à toute interpolation. Les phrases citées comme d’Ignace par Irénée, par Origène, se trouvaient dans cette version syriaque. On croyait pouvoir montrer que les passages suspects ne s’y trouvaient pas. Bunsen, Ritschl, Weiss, Lipsius, dépensèrent, pour soutenir cette thèse, une ardeur extrême ; M. Ewald prétendit l’imposer d’un ton impérieux ; mais de très-fortes objections y furent opposées. Baur, Wordsworth, Hefele, Uhlhorn, Merx, s’attachèrent à prouver que la petite collection syriaque, loin d’être le texte primitif, était un texte abrégé, mutilé. On ne montrait pas bien, il est vrai, quelles vues avaient dirigé l’abréviateur dans ce travail d’extraits. Mais, en recherchant tous les indices de la connaissance qu’eurent les Syriens des épîtres en question, on arriva à ce résultat, que non-seulement les Syriens n’avaient pas possédé un Ignace plus authentique que celui des Grecs, mais que même la collection qu’ils avaient connue était la collection de treize lettres, d’où l’abréviateur découvert par Cureton avait tiré ses extraits. Petermann contribua beaucoup à ce résultat en discutant la traduction arménienne des épîtres en question. Cette traduction a été faite sur le syriaque. Or elle contient les treize lettres avec leurs parties les plus faibles. On est aujourd’hui à peu près d’accord pour ne demander au syriaque, en ce qui concerne les écrits attribués à l’évêque d’Antioche, que des variantes de détail.

On voit, d’après ce qui vient d’être dit, que trois opinions divisent les critiques sur la collection de sept lettres, la seule qui mérite d’être discutée. Pour les uns, tout y est apocryphe. Pour d’autres, tout ou à peu près tout y est authentique[10]. Quelques-uns cherchent à distinguer des parties authentiques et des parties apocryphes. La seconde opinion nous paraît insoutenable. Sans affirmer que tout est apocryphe dans la correspondance de l’évêque d’Antioche, il est permis de regarder comme une tentative désespérée la prétention de démontrer que tout y est de bon aloi.

Si l’on excepte, en effet, l’épître aux Romains, pleine d’une énergie étrange, d’une sorte de feu sombre, et empreinte d’un caractère particulier d’originalité, les six autres épîtres, à part deux ou trois passages, sont froides, sans accent, d’une désespérante monotonie. Pas une de ces particularités vives qui donnent un cachet si frappant aux épîtres de saint Paul et même aux épîtres de saint Jacques, de Clément Romain. Ce sont des exhortations vagues, sans rapport personnel avec ceux à qui elles sont adressées, et toujours dominées par une idée fixe, l’accroissement du pouvoir épiscopal, la constitution de l’Église en une hiérarchie.

Certainement la remarquable évolution qui substitua à l’autorité collective de l’ἐκκλησία ou συναγωγή la direction des πρεσϐύτεροι ou ἐπίσκοποι (deux termes d’abord synonymes), et qui, parmi les πρεσϐύτεροι ou ἐπίσκοποι, en mit un hors de ligne pour être par excellence l’ἐπίσκοπος ou inspecteur des autres, commença de très-bonne heure. Mais il n’est pas croyable que, vers l’an 110 ou 115, ce mouvement fût aussi avancé que nous le voyons dans les épîtres ignatiennes. Pour l’auteur de ces curieux écrits, l’évêque est toute l’Église ; il faut le suivre en tout, le consulter en tout : il résume la communauté en lui seul. Il est le Christ lui-même[11]. « Là où est l’évêque, là est l’Église, comme là où est Jésus-Christ, là est l’Église catholique[12]. » La distinction des différents ordres ecclésiastiques n’est pas moins caractérisée. Les prêtres et les diacres sont entre les mains de l’évêque comme les cordes d’une lyre[13] ; de leur parfaite harmonie dépend la justesse des sons que rend l’Église. Au-dessus des Églises particulières, enfin, il y a l’Église universelle, ἡ καθολικὴ ἐκκλησία[14]. Tout cela est bien de la fin du IIe siècle, mais non des premières années de ce siècle. Les répugnances qu’éprouvèrent sur ce point nos anciens critiques français étaient fondées, et partaient du sentiment très-juste qu’ils avaient de l’évolution successive des dogmes chrétiens.

Les hérésies combattues par l’auteur des épîtres ignatiennes avec tant d’acharnement sont aussi d’un âge postérieur à celui de Trajan. Elles se rattachent toutes au docétisme ou à un gnosticisme analogue à celui de Valentin, Nous insistons moins sur ce point ; car les épîtres pastorales[15] et les écrits johanniques combattent des erreurs fort analogues ; or nous croyons ces écrits de la première moitié du IIe siècle. Cependant l’idée d’une orthodoxie hors de laquelle il n’y a qu’erreur apparaît dans les écrits dont il s’agit avec un développement qui semble bien plus rapproché des temps de saint Irénée que de l’âge chrétien primitif.

Le grand signe des écrits apocryphes, c’est d’affecter une tendance ; le but que s’est proposé le faussaire en les composant s’y trahit toujours avec clarté. Ce caractère se remarque au plus haut degré dans les épîtres attribuées à saint Ignace, l’épître aux Romains toujours exceptée. L’auteur veut frapper un grand coup en faveur de la hiérarchie épiscopale ; il veut accabler les hérétiques et les schismatiques de son temps sous le poids d’une autorité irréfragable. Mais où trouver une plus haute autorité que celle de cet évêque vénéré dont tout le monde connaissait la mort héroïque ! Quoi de plus solennel que des conseils donnés par ce martyr, quelques jours ou quelques semaines avant sa comparution dans l’amphithéâtre ? Saint Paul, de même, dans les épîtres supposées à Tite et à Timothée, est présenté comme vieux, près de mourir[16]. La dernière volonté d’un martyr devait être sacrée, et cette fois l’admission de l’ouvrage apocryphe était d’autant plus facile, que saint Ignace passait en effet pour avoir écrit diverses lettres dans son voyage vers la mort.

Ajoutons à ces objections des invraisemblances matérielles. Les salutations aux Églises et les rapports que ces salutations supposent entre l’auteur des lettres et les Églises ne s’expliquent pas bien. Les traits circonstanciels ont quelque chose de gauche et d’émoussé, ainsi que cela se remarque dans les fausses épîtres de Paul à Tite et à Timothée. Le grand usage qui est fait, dans les écrits dont nous parlons, du quatrième Évangile et des épîtres johanniques, la façon affectée dont l’auteur parle de la douteuse épître de saint Paul aux Éphésiens[17], excitent également le soupçon. Par contre, il est bien étrange que l’auteur, cherchant à exalter l’Église d’Éphèse, relève les rapports de cette Église avec saint Paul et ne dise rien du séjour de saint Jean à Éphèse, lui qu’on suppose si lié avec Polycarpe, disciple de Jean[18]. Il faut avouer enfin qu’une telle correspondance est bien peu citée par les Pères, et que l’estime que paraissent en avoir faite les auteurs chrétiens jusqu’au IVe siècle n’est pas en proportion de ce qu’elle eût mérité, si elle avait été authentique. Mettons toujours à part l’épître aux Romains, qui, selon nous, ne fait point partie de la collection apocryphe ; les six autres épîtres ont été peu lues ; saint Jean Chrysostome et les écrivains ecclésiastiques d’Antioche semblent les ignorer[19]. Chose singulière ! l’auteur même des Actes les plus autorisés du martyre d’Ignace, de ceux que Ruinart publia d’après un manuscrit de Colbert, n’en a qu’une connaissance très-vague[20]. Il en est de même de l’auteur des Actes publiés par Dressel[21].

L’épître aux Romains doit-elle être comprise dans la condamnation que méritent les autres épîtres ignatiennes ? On peut lire la traduction d’une partie de cette pièce dans notre texte[22]. C’est là certainement un morceau singulier, et qui tranche sur les lieux communs des autres épîtres attribuées à l’évêque d’Antioche. L’épître aux Romains tout entière est-elle l’œuvre du saint martyr ? On en peut douter ; mais il semble qu’elle renferme un fond original. Là, et là seulement, on reconnaît ce que M. Zahn accorde trop généreusement au reste de la correspondance ignatienne, l’empreinte d’un puissant caractère et d’une forte personnalité. Le style de l’épître aux Romains est bizarre, énigmatique, tandis que celui du reste de la correspondance est simple et assez plat. L’épître aux Romains ne renferme aucun de ces lieux communs de discipline ecclésiastique où se reconnaît l’intention du faussaire. Les fortes expressions qu’on y rencontre sur la divinité de Jésus-Christ et sur l’eucharistie ne doivent pas trop nous surprendre. Ignace appartenait à l’école de Paul, où les formules de théologie transcendante étaient bien plus de mise que dans la sévère école judéo-chrétienne. Encore moins faut-il s’étonner des nombreuses citations et imitations de Paul que présente l’épître d’Ignace dont nous parlons. Nul doute qu’Ignace ne fît sa lecture habituelle des grandes épîtres authentiques de Paul. J’en dis autant d’une citation de saint Matthieu (§ 6), qui, du reste, manque dans plusieurs traductions anciennes, et d’une allusion vague aux généalogies des synoptiques (§ 7). Ignace possédait sans doute les Λεχθέντα ἢ πραχθέντα de Jésus, tels qu’on les lisait de son temps, et, sur les points essentiels, ces récits différaient peu de ceux qui sont venus jusqu’à nous. Plus grave assurément est l’objection tirée des expressions que l’auteur de notre épître paraît emprunter au quatrième Évangile[23]. Il n’est pas sûr que cet Évangile existât déjà vers l’an 115. Mais des expressions comme ὁ ἄρχων αἰῶνος τούτου, des images comme ὕδωρ ζῶν pouvaient être des expressions mystiques employées dans certaines écoles dès le premier quart du IIe siècle, et avant que le quatrième Évangile les eût consacrées.

Ces arguments intrinsèques ne sont pas les seuls qui nous obligent à faire, pour l’épître aux Romains, une catégorie à part dans la correspondance ignatienne. À quelques égards, cette épître contredit les six autres. Au paragraphe 4, Ignace déclare aux Romains qu’il les présente aux Églises comme voulant lui enlever la couronne du martyre. On ne trouve rien de semblable dans les épîtres à ces Églises. Ce qui est bien plus grave, c’est que l’épître aux Romains ne semble pas nous être parvenue par le même canal que les six autres lettres. Dans les manuscrits qui nous ont gardé la collection des lettres suspectes, ne se trouve pas l’épître aux Romains[24]. Le texte relativement sincère de cette épître ne nous a été transmis que par les Actes dits colbertins du martyre de saint Ignace. Il a été repris de là et intercalé dans la collection des treize lettres. Mais tout prouve que la collection des lettres aux Éphésiens, aux Magnésiens, aux Tralliens, aux Philadelphiens, aux Smyrniotes, à Polycarpe, ne comprit pas d’abord l’épître aux Romains, que ces six lettres constituèrent à elles seules une collection, ayant son unité, composée par un seul auteur, et que ce n’est que plus tard qu’on fondit ensemble les deux séries de correspondance ignatienne, l’une aprocryphe (de six lettres), l’autre peut-être authentique (d’une seule lettre). Il est remarquable que, dans la collection des treize lettres, l’épître aux Romains vient la dernière[25], quoique son importance et sa célébrité eussent dû lui assurer la première place. Enfin, dans toute la tradition ecclésiastique, l’épître aux Romains a une destinée particulière. Tandis que les six autres épîtres sont très-peu citées, l’épître aux Romains, à partir d’Irénée, est alléguée avec un respect extraordinaire ; les traits énergiques qu’elle renferme pour exprimer l’amour de Jésus et l’ardeur du martyre font en quelque sorte partie de la conscience chrétienne et sont connus de tous. Pearson et, après lui, M. Zahn[26] ont même constaté un fait singulier, c’est l’imitation qu’on trouve dans le paragraphe 3 de la relation authentique du martyre de Polycarpe, écrite par un Smyrniote en l’an 155[27], d’un passage de l’épître d’Ignace aux Romains. Il semble bien que le Smyrniote, auteur de ces Actes, avait dans l’esprit quelques-uns des passages les plus frappants de l’épître aux Romains, surtout le cinquième paragraphe[28].

Ainsi tout assigne à l’épître aux Romains dans la littérature ignatienne une place distincte. M. Zahn reconnaît cette situation particulière ; il montre très-bien, à divers endroits[29], que cette épître ne fit jamais complètement corps avec les six autres ; mais il n’a pas tiré la conséquence de ce fait. Son désir de trouver la collection des sept lettres authentique l’a engagé dans une thèse imprudente, savoir que la collection des sept lettres doit être adoptée ou rejetée dans son ensemble. C’est renouveler, dans un autre sens, la faute de Baur, de Hilgenfeld, de Volkmar ; c’est compromettre gravement un des joyaux de la littérature chrétienne primitive, en l’associant à des écrits souvent médiocres, et qu’on peut tenir pour à peu près condamnés.

Ce qui semble donc le plus probable, c’est que, dans la littérature ignatienne, il n’y a d’authentique que l’épître aux Romains. Cette épître même n’est pas restée exempte d’altérations. Les longueurs, les redites qu’on y remarque, sont peut-être des blessures infligées par un interpolateur à ce beau monument de l’antiquité chrétienne. Quand on compare le texte conservé par les Actes colbertins au texte de la collection des treize épîtres, aux traductions latines et syriaques, aux citations d’Eusèbe, on trouve des différences assez considérables. Il semble que l’auteur des Actes colbertins, en enchâssant dans son récit ce précieux morceau, ne s’est pas fait scrupule de le retoucher sur bien des points. Dans la suscription, par exemple, Ignace se donne le surnom de Θεοφόρος. Or, ni Irénée, ni Origène, ni Eusèbe, ni saint Jérôme, ne connaissent ce surnom caractéristique ; il apparaît pour la première fois dans les Actes du martyre, qui font rouler la partie la plus importante de l’interrogatoire de Trajan sur ladite épithète. L’idée de l’appliquer à Ignace a pu venir de passages des épîtres supposées, tels que Ad Eph., § 9. L’auteur des Actes, trouvant ce nom dans la tradition, s’en est emparé, et l’a ajouté au titre de l’épître qu’il insérait dans son récit : Ἰγνάτιος ὁ καὶ Θεοφόρος. Je pense que, dans la rédaction primitive des six épîtres apocryphes, ces mots ὁ καὶ Θεοφόρος ne faisaient pas non plus partie des titres. Le post-scriptum de l’épître de Polycarpe aux Philippiens, où Ignace est mentionné, et qui est de la même main que les six épîtres, comme nous le verrons plus loin, ne connaît pas cette épithète.

Est-on en droit de nier absolument que, dans les six épîtres suspectes, il n’y ait aucune partie empruntée à des lettres authentiques d’Ignace ? Non, sans doute ; cependant, l’auteur des six épîtres apocryphes n’ayant pas connu, à ce qu’il semble, l’épître aux Romains, il n’y a pas grande apparence qu’il ait possédé d’autres lettres authentiques du martyr. Un seul passage, le § 19 de l’épître aux Éphésiens, me paraît trancher sur le fond terne et vague des épîtres suspectes. Ce qui concerne les τρία μυστήρια κραυγῆς est bien de ce style obscur, singulier, mystérieux, rappelant le quatrième Évangile, que nous avons remarqué dans l’épître aux Romains. Ce passage, comme les traits brillants de l’épître aux Romains, a été fort cité[30]. Mais c’est là un fait trop isolé pour qu’il y ait lieu d’y insister.

Une question qui a un lien étroit avec celle des épîtres attribuées à saint Ignace, est la question de l’épître attribuée à Polycarpe. À deux reprises différentes (§ 9 et § 13), Polycarpe, ou celui qui a supposé la lettre, fait une mention nominative d’Ignace. Une troisième fois (§ 1), il semblerait encore y faire allusion. On lit dans un de ces passages (§ 13 et dernier) : « Vous m’avez écrit, vous et Ignace, pour que, si quelqu’un d’ici part pour la Syrie, il y porte vos lettres. Je m’acquitterai de ce soin, si j’en trouve le moment opportun, soit par moi-même, soit par un messager que j’enverrai pour moi et pour vous. Quant aux épîtres qu’Ignace nous a adressées, et aux autres que nous possédons de lui, nous vous les envoyons, comme vous nous l’avez demandé ; elles sont jointes à cette lettre. Vous en pourrez tirer beaucoup de fruit ; car elles respirent la foi, la patience, l’édification en Notre-Seigneur. » La vieille version latine ajoute : « Mandez-moi ce que vous savez touchant Ignace et ceux qui sont avec lui. » Ces lignes correspondent notoirement au passage de la lettre d’Ignace à Polycarpe (§ 8) où Ignace demande à ce dernier d’envoyer des courriers dans diverses directions. Tout cela est suspect. Comme l’épître de Polycarpe finit très-bien avec le § 12, on est amené presque nécessairement, si l’on admet l’authenticité de cette épître, à supposer qu’un post-scriptum a été ajouté à l’épître de Polycarpe par l’auteur même des six épîtres apocryphes d’Ignace[31]. Aucun manuscrit grec de l’épître de Polycarpe ne contient ce post-scriptum. On ne le connaît que par une citation d’Eusèbe et par la version latine. Les mêmes erreurs sont combattues dans l’épître à Polycarpe et dans les six épîtres ignatiennes ; l’ordre d’idées est le même. Beaucoup de manuscrits présentent l’épître de Polycarpe jointe à la collection ignatienne en guise de préface ou d’épilogue[32]. Il semble donc ou que l’épître de Polycarpe et celles d’Ignace sont du même faussaire, ou que l’auteur des lettres d’Ignace a eu pour plan de chercher un point d’appui dans l’épître de Polycarpe, et, en y ajoutant un post-scriptum, de créer une recommandation pour son œuvre. Cette addition concordait bien avec la mention d’Ignace qui se trouve dans le cœur de la lettre de Polycarpe (§ 9). Elle cadrait mieux encore, au moins en apparence, avec le premier paragraphe de cette lettre, où Polycarpe loue les Philippiens d’avoir reçu comme il fallait des confesseurs chargés de chaînes qui passaient chez eux[33].

De l’épître de Polycarpe ainsi falsifiée et des six lettres censées d’Ignace, se forma un petit Corpus pseudo-ignatien, parfaitement homogène de style et de couleur, vrai plaidoyer pour l’orthodoxie et l’épiscopat. À côté de ce recueil, se conservait l’épître plus ou moins authentique d’Ignace aux Romains. Un indice porte à croire que le faussaire a connu cet écrit[34] ; il paraît néanmoins qu’il ne jugea pas à propos de le joindre à sa collection, dont elle dérangeait l’économie et dont elle démontrait la non-authenticité.

Irénée, vers l’an 180, ne connaît Ignace que par les traits énergiques de l’épître aux Romains : « Je suis le froment de Christ, etc. » Il avait sans doute lu cette épître, quoique ce qu’il dit s’explique suffisamment par une tradition orale. Irénée, selon toutes les apparences, ne possédait pas les six lettres apocryphes, et probablement il lisait l’épître vraie ou supposée de son maître Polycarpe aux Philippiens sans le post-scriptum : Ἐγράψατέ μοι…… Origène admettait l’épître aux Romains et les lettres apocryphes. Il cite la première dans le prologue de son commentaire sur le Cantique des cantiques, et l’épître prétendue aux Éphésiens dans son homélie vie sur saint Luc[35]. Eusèbe connaît le recueil ignatien dans l’état où nous l’avons, c’est-à-dire composé de sept lettres ; il ne se sert pas des Actes du martyre ; il ne distingue pas entre l’épître aux Romains et les six autres. Il lisait l’épître de Polycarpe avec le post-scriptum.

Un sort particulier semblait désigner le nom d’Ignace aux fabricateurs d’apocryphes. Dans la deuxième moitié du IVe siècle, vers 375, une nouvelle collection d’épîtres ignatiennes se produisit : c’est la collection de treize lettres, à laquelle la collection de sept lettres a notoirement servi de noyau. Comme ces sept lettres offraient beaucoup d’obscurités, le nouveau faussaire se fit aussi interpolateur. Une foule de gloses explicatives s’introduisirent dans le texte et le chargèrent inutilement. Six nouvelles lettres furent fabriquées d’un bout à l’autre, et, malgré leurs choquantes invraisemblances, se virent universellement adoptées. Les remaniements que l’on fit ensuite ne furent que des abrégés des deux collections précédentes. Les Syriens, en particulier, se complurent dans une petite édition de trois lettres abrégées, à la confection de laquelle ne présida aucun sentiment juste de la distinction de l’authentique et de l’apocryphe. Quelques ouvrages indignes de toute discussion vinrent plus tard encore grossir l’œuvre ignatienne. On ne les possède qu’en latin.

Les Actes du martyre de saint Ignace n’offrent pas moins de diversité que le texte même des épîtres qu’on lui attribue. On en compte jusqu’à huit ou neuf rédactions. Il ne faut pas attribuer beaucoup d’importance à ces récits ; aucun n’a de valeur originale ; tous sont postérieurs à Eusèbe et composés avec les données fournies par Eusèbe, données qui n’ont elles-mêmes d’autre base que la collection des épîtres et surtout l’épître aux Romains. Ces Actes, dans leur forme la plus ancienne, ne remontent pas au delà de la fin du IVe siècle. On ne saurait en aucune manière les comparer aux Actes du martyre de Polycarpe et des martyrs de Lyon, relations vraiment authentiques et contemporaines des faits rapportés. Ils sont pleins d’impossibilités, d’erreurs historiques et de méprises sur la situation de l’empire à l’époque de Trajan.

Dans ce volume, comme dans ceux qui précèdent, on a cherché à tenir le milieu entre la critique qui emploie toutes ses ressources à défendre des textes depuis longtemps frappés de discrédit, et le scepticisme exagéré, qui rejette en bloc et a priori tout ce que le christianisme raconte de ses premières origines. On remarquera en particulier l’emploi de cette méthode intermédiaire en ce qui concerne la question des Cléments et celle des Flavius chrétiens. C’est à propos des Cléments que les conjectures de l’école dite de Tubingue ont été le plus mal inspirées. Le défaut de cette école, parfois si féconde, est de rejeter les systèmes traditionnels, souvent il est vrai bâtis en matériaux fragiles, et de leur substituer des systèmes fondés sur des autorités plus fragiles encore. Dans la question d’Ignace, n’a-t-on pas prétendu corriger les traditions du IIe siècle avec Jean Malala ? Dans la question de Simon le magicien, des théologiens d’ailleurs sagaces n’ont-ils pas résisté jusqu’au dernier moment à la nécessité d’admettre l’existence réelle de ce personnage ? Dans la question des Cléments, on passe de même, aux yeux de certains critiques, pour un esprit borné, si on admet que Clément Romain a existé et si on n’explique pas tout ce qui le concerne par des malentendus et des confusions avec Flavius Clemens. Or ce sont, au contraire, les données sur Flavius Clemens qui sont indécises, contradictoires. Nous ne nions pas les lueurs de christianisme qui semblent sortir des obscurs décombres de la famille flavienne ; mais, pour tirer de tout cela un grand fait historique au moyen duquel on rectifie les traditions incertaines, il a fallu un étrange parti pris, ou plutôt ce manque de mesure dans l’induction qui nuit si souvent, en Allemagne, aux plus rares qualités de diligence et d’application. On repousse de solides témoignages, et on y substitue de faibles hypothèses ; on récuse des textes satisfaisants, et on accueille presque sans examen les combinaisons hasardées d’une archéologie complaisante. Du nouveau, voilà ce que l’on veut à tout prix, et le nouveau, on l’obtient par l’exagération d’idées souvent justes et pénétrantes. D’un faible courant bien constaté dans quelque baie écartée, on conclut à l’existence d’un grand courant océanique. L’observation était bonne, mais on en tire de fausses conséquences. Loin de moi la pensée de nier ou d’atténuer les services que la science allemande a rendus à nos difficiles études ; mais, pour profiter réellement de ces services, il faut y regarder de très-près et y appliquer un grand esprit de discernement. Il faut surtout être bien décidé à ne tenir aucun compte des critiques hautaines d’hommes à système, qui vous traitent d’ignorant et d’arriéré, parce que vous n’admettez pas d’emblée la dernière nouveauté, éclose du cerveau d’un jeune docteur, et qui peut être bonne tout au plus à servir d’excitation à la recherche, dans les cercles d’érudits.

  1. C’est ce qu’on observe dans la série des historiens arabes depuis Tabari, dans Moïse de Khorène, dans Firdousi. L’écrivain postérieur absorbe complètement et sans y rien changer les récits de ceux qui l’ont précédé.
  2. Irénée, Adv. hær., III, xi, 8.
  3. Luc, i, 1.
  4. Voir saint Jérôme, Præf. in evang. ad Damasum.
  5. Τοῦ ἐν ἁγίοις πατρὸς ἡμῶν Κλήμεντος, ἐπισκόπου Ῥώμης, αἱ δύο πρὸς Κορινθίους ἐπιστολαί, ἐκ χειρογράφου τῆς ἐν Φαναρίῳ Κωνσταντινουπόλεως βιϐλιοθήκης τοῦ παναγίου Τάφου, νῦν πρῶτον ἐκδιδομέναι πληρεῖς…… ὑπὸ Φιλοθέου Βρυεννίου, μητροπολίτου Σεῤῥῶν. Constantinople, 1875. V. Journal des Savants, janv. 1877.
  6. S. Clement of Rome, An appendix. Londres, 1877.
  7. Irénée, V, xxviii, 4.
  8. V. ci-après, p. 493, 494.
  9. J. Dallæus, De scriptis quæ sub Dionysii Areopagitæ et Ignatii Antiocheni nominibus circumferuntur.
  10. M. Zahn a sans succès relevé cette opinion. Ignatius von Antiochien, Gotha, 1873.
  11. Ad Eph., § 6.
  12. Ad Smyrn., § 8.
  13. Ad Eph., § 4. Voir encore Ad Trall., § 3, 7 ; Ad Eph., § 3, 5 ; Ad Magn., § 3, 6, 7 ; Ad Polyc., § 4, 6, etc.
  14. Ad Smyrn., § 8.
  15. M. Pfleiderer (Der Paulinismus, Leipzig, 1873, p. 482 et suiv.) a bien montré les rapports des épîtres ignatiennes avec les épîtres pastorales attribuées à Paul, surtout en ce qui concerne les erreurs combattues.
  16. II Tim., iv, 6, 8.
  17. Ad Eph., § 12.
  18. Scholten, De Apostel Joh. in Klein-Azië, p. 25-27.
  19. Voir Zahn, op. cit., p. 34, 35, 62, 67.
  20. Voir Zahn, p. 54, 55.
  21. Patrum apostolicorum opera, p. 368 et suiv.
  22. Ci-après, p. 488-491.
  23. Voir le paragraphe 7, surtout la fin depuis ὕδωρ δὲ ζῶν.
  24. Dressel, p. xxxi, lxi-lxii. Le manuscrit du Fanar d’où le métropolite Philothée Bryenne a tiré les épîtres clémentines contient aussi la collection des treize lettres ignatiennes, c’est-à-dire la collection interpolée.
  25. Zahn, p. 85, 94.
  26. Ouvr. cité, p. 517.
  27. C’est la date que les travaux de M. Waddington assignent à la mort de Polycarpe. Voir ci-après, p. 425, note 1.
  28. Ce qui infirme ce raisonnement, c’est que, dans ces mêmes Actes (§ 22), se trouve une phrase qui en rappelle beaucoup une autre de l’épître prétendue d’Ignace aux Éphésiens, § 12 (un des endroits dont il est le plus difficile d’admettre l’authenticité). Nous croyons qu’ici c’est le faussaire qui s’est souvenu des Actes de Polycarpe ; mais, dès lors, nous serions faibles devant un adversaire qui nous soutiendrait qu’il en a été de même pour le passage précité de l’épître aux Romains.
  29. P. 54, 95, 96, 116, 166, 492.
  30. Dressel, p. 136, notes.
  31. Le § 13, en effet, cadre mal avec l’ensemble de l’épître. L’épithète de μακάριος, appliquée à Ignace au § 9, suppose Ignace mort, tandis que le § 13, surtout dans la version latine, suppose Ignace encore vivant.
  32. Zahn, p. 91, 92. Une telle réunion, cependant, ne paraît pas fort ancienne, et, comme nous l’avons dit, le post-scriptum manque dans ces sortes de copies des lettres de Polycarpe.
  33. Il n’est nullement sûr que, dans ce passage, l’auteur ait pensé à Ignace. Il est parlé des confesseurs au pluriel, tandis qu’Ignace ne paraît pas avoir eu de compagnon de chaîne et de martyre. La manière dont le nom d’Ignace revient, au § 9, écarte l’idée qu’il ait déjà été question de lui au § 1er.
  34. Comparez Rom., § 10, et Eph., § 2, mention de Crocus.
  35. T. III, 30 D. et 938 A, édit. de La Rue.