Les Évangiles (Renan)/IX. Propagation du christianisme. - L’Égypte. — Le sibyllisme

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CHAPITRE IX.


PROPAGATION DU CHRISTIANISME. — L’ÉGYPTE. — LE SIBYLLISME.


La tolérance dont jouit le christianisme sous le règne des Flavius fut éminemment favorable à son développement. Antioche, Éphèse, Corinthe, Rome surtout, étaient des centres actifs où le nom de Jésus prenait de jour en jour plus d’importance, et d’où la foi nouvelle rayonnait. Si l’on excepte les ébionites exclusifs de la Batanée, les relations entre les judéo-chrétiens et les païens convertis devenaient chaque jour plus faciles ; les préjugés tombaient ; la fusion s’opérait. Dans beaucoup de villes importantes, il y avait deux presbytérats et deux episcopi, l’un pour les chrétiens de provenance juive, l’autre pour les fidèles d’origine païenne. On supposait que l’épiscopos des païens convertis avait été institué par saint Paul, et l’autre par quelque apôtre de Jérusalem[1]. Il est vrai qu’au iiie et au ive siècle, on abusa de cette hypothèse pour sortir des embarras où les Églises se trouvèrent, quand elles voulurent faire des successions régulières d’évêques avec les éléments disparates de la tradition. Néanmoins la duplicité de certaines grandes Églises paraît avoir été un fait réel. Telle était la diversité d’éducation des deux fractions de la communauté chrétienne, que les mêmes pasteurs ne pouvaient guère donner aux deux l’enseignement dont elles avaient besoin[2].

Les choses se passaient surtout ainsi quand à la différence d’origine se joignait la différence de langue, comme à Antioche, où l’un des groupes parlait grec, l’autre syriaque. Antioche paraît avoir eu deux successions de presbyteri, l’une se rattachant idéalement à saint Pierre, l’autre à saint Paul. La constitution de ces deux listes se fit par les procédés mêmes qui servirent à dresser la liste des évêques de Rome. On prit les plus anciens noms de presbyteri dont on se souvenait, celui d’un certain Evhode, fort respecté[3], celui d’Ignace, qui eut beaucoup plus de célébrité, et on en fit les chefs de file de deux séries[4]. Ignace ne mourut que sous le règne de Trajan ; saint Paul vit pour la dernière fois Antioche en l’an 54. Il se passa donc pour Ignace la même chose que pour Clément, pour Papias, et pour un grand nombre de personnages de la deuxième et de la troisième génération chrétienne ; on força les dates pour qu’ils fussent censés avoir reçu des apôtres leur institution ou leur enseignement.

L’Égypte, qui fut longtemps très en retard avec le christianisme[5], reçut probablement sous les Flavius le germe de la croyance nouvelle. La tradition de la prédication de Marc à Alexandrie[6] est une de ces inventions tardives par lesquelles les grandes Églises cherchèrent à s’attribuer une antiquité apostolique. On sait assez bien les lignes générales de la vie de saint Marc ; c’est vers Rome, non vers Alexandrie, qu’on le voit se diriger. Quand toutes les grandes Églises prétendirent avoir eu des fondateurs apostoliques, l’Église d’Alexandrie, devenue très-considérable à son tour, voulut suppléer aux titres de noblesse qu’elle n’avait pas. Marc était presque le seul entre les personnages de l’histoire apostolique qui n’eût pas encore été adopté. En réalité, la cause de cette absence du nom de l’Égypte dans les récits des Actes des Apôtres et dans les épîtres de saint Paul est que l’Égypte eut une sorte de pré-christianisme, qui la tint longtemps fermée au christianisme proprement dit. Elle avait Philon, elle avait les thérapeutes, c’est-à-dire des doctrines si semblables à celles qui se produisaient en Judée et en Galilée, qu’elle était comme dispensée d’accorder à celles-ci une oreille attentive. Plus tard on soutint que les thérapeutes n’étaient autre chose que les chrétiens de saint Marc[7], dont Philon aurait décrit le genre de vie. C’était là une étrange hallucination. Dans un certain sens, cependant, cette bizarre confusion n’était pas tout à fait aussi dénuée de vérité qu’on pourrait le croire au premier coup d’œil.

Le christianisme, en effet, paraît avoir eu longtemps en Égypte un caractère indécis. Les membres des vieilles communautés de thérapeutes du lac Maréotis, s’il faut admettre leur existence, devaient paraître des saints aux disciples de Jésus ; les exégètes de l’école de Philon, comme Apollos, côtoyaient le christianisme, y entraient même, sans toujours y rester ; les auteurs juifs alexandrins de livres apocryphes se rapprochaient beaucoup des idées qui prévalurent, dit-on, au concile de Jérusalem. Quand des juifs animés de pareils sentiments entendaient parler de Jésus, ils n’avaient pas à se convertir pour sympathiser avec ses disciples. La confraternité s’établissait d’elle-même. Un curieux monument de cet esprit particulier à l’Égypte nous a été conservé dans l’un des poëmes sibyllins, poëme daté avec une grande précision du règne de Titus ou des premières années de Domitien, et que les critiques ont pu avec des raisons presque égales regarder comme chrétien et comme essénien ou thérapeute. La vérité est que l’auteur est un sectaire juif, flottant entre le christianisme, le baptisme, l’essénisme, et inspiré avant tout par l’idée dominante des sibyllistes, qui était de prêcher aux païens le monothéisme et la morale sous le couvert d’un judaïsme simplifié.

Le sibyllisme naquit à Alexandrie vers le temps même où le genre apocalyptique naissait en Palestine. Ces deux genres parallèles durent leur création à des situations d’esprit analogues. Une des règles de toute apocalypse est l’attribution de l’ouvrage à quelque célébrité des siècles passés. L’opinion de ce temps est que la liste des grands prophètes est close, qu’aucun moderne ne peut avoir la prétention de s’égaler aux anciens inspirés. Que fait alors l’homme possédé du désir de produire sa pensée et de lui donner l’autorité qui lui manquerait s’il la présentait comme sienne ? Il prend le manteau d’un ancien homme de Dieu, lance hardiment son livre sous un nom vénéré. Cela ne causait pas une ombre de scrupule au faussaire, qui, pour répandre une idée qu’il croyait juste, faisait abnégation de sa propre personne. Loin qu’il crût faire injure au sage antique dont il prenait le nom, il pensait lui faire honneur en lui attribuant de bonnes et belles pensées. Et quant au public auquel de tels écrits s’adressaient, l’absence complète de critique faisait qu’il ne s’élevait pas une ombre d’objection. En Palestine, les autorités choisies pour servir de prête-nom à ces révélations nouvelles furent des personnages réels ou fictifs dont la sainteté était acceptée de tous, Daniel, Hénoch, Moïse, Salomon, Baruch, Esdras. À Alexandrie, où les juifs étaient initiés à la littérature grecque, et où ils aspiraient à exercer une influence intellectuelle et morale sur les païens, les faussaires choisirent des philosophes ou des moralistes grecs renommés. C’est ainsi que l’on vit Aristobule alléguer de fausses citations d’Homère, d’Hésiode, de Linus, et qu’on eut bientôt un pseudo-Orphée, un pseudo-Pythagore, une correspondance apocryphe d’Héraclite, un poëme moral attribué à Phocylide[8]. Le but de tous ces ouvrages est le même ; il s’agit de prêcher aux idolâtres le déisme[9] et les préceptes dits noachiques, c’est-à-dire un judaïsme mitigé à leur usage, un judaïsme réduit presque aux proportions de la loi naturelle. On maintenait seulement deux ou trois abstinences qui, aux yeux des juifs les plus larges, passaient presque pour faire partie de la loi naturelle[10].

Les sibylles devaient s’offrir d’elles-mêmes à l’esprit de faussaires en quête d’autorités incontestées sous le couvert desquelles ils pussent présenter aux Grecs les idées qui leur étaient chères. Il courait déjà dans le public des petits poëmes, prétendus cuméens, érythréens, pleins de menaces, présageant aux différents pays des catastrophes. Ces dictons, dont l’effet était grand sur les imaginations, surtout lorsque des coïncidences fortuites semblaient les justifier, étaient conçus dans le vieil hexamètre épique, en une langue qui affectait de ressembler à celle d’Homère. Les faussaires juifs adoptèrent le même rhythme, et, pour mieux faire illusion à des gens crédules, semèrent dans leur texte quelques-unes de ces menaces que l’on croyait provenir des vierges fatidiques de la haute antiquité.

La forme de l’apocalypse alexandrine fut ainsi le sibyllisme. Quand un juif ami du bien et du vrai, dans cette école tolérante et sympathique, voulait adresser aux païens des avertissements, des conseils, il faisait parler une des prophétesses du monde païen, pour donner à ses prédications une force qu’elles n’auraient pas eue sans cela. Il prenait le ton des oracles érythréens, s’efforçait d’imiter le style traditionnel de la poésie prophétique des Grecs, s’emparait de quelques-unes de ces menaces versifiées qui faisaient beaucoup d’impression sur le peuple, et encadrait le tout dans des prédications pieuses. Répétons-le, de telles fraudes à bonne intention ne répugnaient alors à personne. À côté de la fabrique juive de faux classiques, dont l’artifice consistait à mettre dans la bouche des philosophes et des moralistes grecs les maximes qu’on désirait inculquer, il s’était établi, dès le iie siècle avant Jésus-Christ, un pseudo-sibyllisme dans l’intérêt des mêmes idées[11]. Au temps des Flavius, un Alexandrin reprit la tradition depuis longtemps interrompue et ajouta aux oracles antérieurs quelques pages nouvelles. Ces pages sont d’une remarquable beauté[12].


Heureux qui adore le grand Dieu, celui que les mains des hommes n’ont pas fabriqué, qui n’a pas de temple, que l’œil des mortels ne peut voir, ni leur main mesurer ! Heureux ceux qui prient avant de manger et de boire, qui, à la vue des temples, font un signe de protestation, et ont horreur des autels souillés de sang ! Le meurtre, les gains honteux, l’adultère, les crimes contre nature leur font horreur. Les autres hommes, livrés à leurs désirs pervers, poursuivent ces saintes gens de leurs rires et de leurs injures ; dans leur folie, ils les accusent des crimes qu’ils commettent eux-mêmes ; mais le jugement de Dieu s’accomplira. Les impies seront précipités dans les ténèbres ; les hommes pieux, au contraire, habiteront une terre fertile, l’Esprit de Dieu leur donnant vie et grâce.


Après ce début, viennent les parties essentielles de toute apocalypse : d’abord une théorie sur la succession des empires, sorte de philosophie de l’histoire, imitée de Daniel ; puis les signes au ciel, les tremblements de terre, les îles émergeant du fond des mers, les guerres, les famines, tout l’appareil qui annonce l’approche du jugement de Dieu. L’auteur mentionne en particulier le tremblement de terre de Laodicée, arrivé en l’an 60, celui de Myre, les invasions de la mer en Lycie qui eurent lieu en 68[13]. Les malheurs de Jérusalem lui apparaissent ensuite. Un roi puissant, meurtrier de sa mère, s’enfuit d’Italie, ignoré, inconnu, sous le déguisement d’un esclave, et se réfugie au delà de l’Euphrate. Là, il attend caché, tandis que les compétiteurs de l’empire se font des guerres sanglantes. Un chef romain livrera le temple aux flammes, détruira la nation juive. Les entrailles de l’Italie se déchireront ; une flamme en sortira, montera jusqu’au ciel, consumant les villes, faisant périr des milliers d’hommes ; une poussière noire remplira l’atmosphère ; des lapilli rouges comme du minium tomberont du ciel. Alors, il faut l’espérer, les hommes reconnaîtront la colère du Dieu Très-Haut, colère qui est tombée sur eux parce qu’ils ont détruit l’innocente tribu des hommes pieux. Pour comble de malheur, le roi fugitif, caché derrière l’Euphrate, tirera sa grande épée et repassera l’Euphrate avec des myriades d’hommes.

On voit quelle suite immédiate cet ouvrage fait à l’Apocalypse de Jean. Reprenant les idées du Voyant de 68 ou 69, le sibylliste de l’an 81 ou 82, confirmé dans ses sombres prévisions par l’éruption du Vésuve, relève la croyance populaire de Néron vivant au delà de l’Euphrate, et annonce son retour comme prochain. Quelques indices, en effet, font croire qu’il y eut un faux Néron sous Titus. Une tentative plus sérieuse eut lieu en 88, et faillit amener une guerre avec les Parthes[14]. La prophétie de notre sibylliste est sans doute antérieure à cette date. Il annonce, en effet, une guerre terrible ; or l’affaire du faux Néron, sous Titus, si elle eut lieu, ne fut pas sérieuse, et, quant au faux Néron de 88, il ne causa non plus qu’une fausse alerte[15].

Quand la piété, la foi, la justice auront entièrement disparu, quand personne n’aura plus souci des hommes pieux, que tous chercheront à les tuer, prenant plaisir à les insulter, plongeant les mains dans leur sang, alors on verra le bout de la patience divine ; frémissant de colère, Dieu anéantira la race des hommes par un vaste incendie[16].


Ah ! malheureux mortels, changez de conduite ; ne poussez pas le grand Dieu aux derniers accès de la fureur ; laissant là les épées, les querelles, les meurtres, les violences, baignez dans les eaux courantes votre corps tout entier ; tendant vos mains vers le ciel, demandez le pardon de vos œuvres passées, et guérissez[17] par vos prières[18] votre funeste impiété. Alors Dieu reviendra sur sa résolution et ne vous perdra pas. Sa colère s’apaisera, si vous cultivez[19] dans vos cœurs la précieuse piété. Mais, si, persistant dans votre mauvais esprit, vous ne m’obéissez pas, et que, chérissant votre folie, vous receviez mal ces avertissements, le feu se répandra sur la terre, et voici quels en seront les signes. Au lever du soleil, des épées au ciel, des bruits de trompette ; le monde entier entendra des mugissements et un fracas terrible. Le feu brûlera la terre ; toute la race des hommes périra ; le monde sera réduit à une poussière noirâtre.

Quand tout sera en cendres, et que Dieu aura éteint l’énorme incendie qu’il avait allumé, le Tout-Puissant rendra de nouveau la forme aux os et à la poussière des hommes, et rétablira les mortels comme ils étaient auparavant. Alors aura lieu le jugement, par lequel Dieu lui-même jugera le monde. Ceux qui se seront abandonnés aux impiétés, la terre répandue sur leur tête les recouvrira ; ils seront précipités dans les abîmes du sombre Tartare et de la géhenne, sœur du Styx. Au contraire, ceux qui auront pratiqué la piété revivront dans le monde du grand Dieu éternel, au sein du bonheur impérissable, Dieu leur donnant, en récompense de leur piété, l’esprit, la vie et la grâce. Alors tous se verront eux-mêmes, les yeux fixés sur la lumière charmante d’un soleil qui ne se couchera pas. O heureux l’homme qui vivra jusqu’à ce temps-là !


L’auteur de ce poëme était-il chrétien ? Il l’était assurément de cœur ; mais il l’était à sa manière. Les critiques qui voient dans ce morceau l’œuvre d’un disciple de Jésus, s’appuient principalement sur l’invitation adressée aux gentils de se convertir et de se laver le corps entier dans les fleuves[20]. Mais le baptême n’était pas exclusivement propre aux chrétiens. Il y avait, à côté du christianisme, des sectes de baptistes, d’hémérobaptistes, à qui le vers sibyllin conviendrait mieux, puisque le baptême chrétien n’était administré qu’une fois, tandis que le baptême dont il est question dans le poëme paraît avoir été, comme la prière qui l’accompagne[21], une pratique pieuse effaçant les péchés, un sacrement susceptible d’être renouvelé, et qu’on s’administrait soi-même. Ce qui serait tout à fait inconcevable, c’est que, dans une apocalypse chrétienne de près de deux cents vers, écrite au commencement du règne de Domitien, il ne fût pas une seule fois question de Jésus ressuscité, venant en Fils de l’homme sur les nuées du ciel juger les vivants et les morts. Ajoutons à cela un emploi d’expressions mythologiques, dont il n’y a pas d’exemple chez les écrivains chrétiens du ier siècle, un style artificiel, pastiche du vieux style homérique, qui suppose chez l’auteur la lecture des poëtes profanes et un long séjour aux écoles des grammairiens d’Alexandrie[22].

La littérature sibyllique paraît donc avoir eu son origine dans les communautés esséniennes ou thérapeutes[23] ; or les thérapeutes, les esséniens, les baptistes, les sibyllistes, vivaient dans un ordre d’idées fort analogues à celles des chrétiens, et ne différaient de ceux-ci que par le culte de la personne de Jésus. Plus tard, sans doute, toutes ces sectes juives se fondirent dans l’Église. De plus en plus, il ne restait que deux classes de juifs : d’une part, le juif observateur strict de la Loi, talmudiste, casuiste, le pharisien en un mot ; de l’autre, le juif large, réduisant le judaïsme à une sorte de religion naturelle ouverte aux païens vertueux. Vers l’an 80, il y avait encore, surtout en Égypte, des sectes qui se plaçaient à ce point de vue, sans pourtant adhérer à Jésus. Bientôt il n’y en aura plus, et l’Église chrétienne contiendra tous ceux qui veulent se soustraire aux exigences excessives de la Loi sans cesser d’appartenir à la famille spirituelle d’Abraham.

Le livre coté le quatrième dans la collection sibylline n’est pas le seul écrit de son espèce qu’ait produit l’époque de Domitien. Le morceau qui sert de préface à la collection tout entière, et qui nous a été conservé par Théophile, évêque d’Antioche (fin du iie siècle), ressemble beaucoup au livre quatrième et se termine de la même manière[24] : « Une trombe de feu fondra sur vous ; des torches ardentes vous brûleront durant l’éternité ; mais ceux qui auront adoré le vrai Dieu infini hériteront de la vie, habitant à jamais le riant jardin du Paradis, mangeant le doux pain qui descend du ciel étoilé[25]. » Ce fragment semble, au premier coup d’œil, présenter en quelques expressions des indices de christianisme ; mais on trouve dans Philon des expressions tout à fait analogues. Le christianisme naissant eut, en dehors du rôle divin prêté à la personne de Jésus, si peu de traits spécialement propres, que la rigoureuse distinction de ce qui est chrétien et de ce qui ne l’est pas devient par moments extrêmement délicate.

Un détail caractéristique des apocalypses sibyllines, c’est que, d’après elles, le monde finira par une conflagration. Plusieurs textes bibliques conduisaient à cette idée[26]. On ne la rencontre pas néanmoins dans la grande Apocalypse chrétienne, celle qui porte le nom de Jean. La première trace qu’on en trouve chez les chrétiens est dans la seconde Épître de Pierre, écrit supposé bien tardivement[27]. La croyance dont il s’agit paraît ainsi s’être développée dans le milieu alexandrin, et l’on est autorisé à croire qu’elle vint en partie de la philosophie grecque ; plusieurs écoles, en particulier les stoïciens, avaient pour principe que le monde serait consumé par le feu[28]. Les esséniens avaient adopté la même opinion[29] ; elle devint en quelque sorte la base de tous les écrits attribués à la Sibylle[30], tant que cette fiction littéraire continua de servir de cadre aux rêves des esprits inquiets de l’avenir. C’est là et dans les écrits du faux Hystaspe que les docteurs chrétiens la trouvèrent. Telle était l’autorité de ces oracles supposés qu’ils la prirent naïvement pour révélée[31]. L’imagination de la foule païenne était hantée par des terreurs du même genre, exploitées également par plus d’un imposteur[32].

Annianus, Avilius, Cerdon, Primus, qu’on donne pour successeurs à saint Marc[33], furent sans doute d’anciens presbyteri, dont le nom s’était conservé, et dont on fit des évêques, quand il fut reçu que l’épiscopat était d’institution divine et que chaque siège devait montrer une succession non interrompue de présidents, jusqu’au personnage apostolique qui était censé en être le fondateur[34]. Quoi qu’il en soit, l’Église d’Alexandrie paraît avoir eu tout d’abord un caractère tranché. Elle était fort antijuive ; c’est de son sein que nous verrons sortir, dans quatorze ou quinze ans, le plus énergique manifeste de séparation complète entre le judaïsme et le christianisme, le traité connu sous le nom d’« Épître de Barnabé ». Ce sera bien autre chose dans cinquante ans, quand le gnosticisme y naîtra, proclamant que le judaïsme est l’œuvre d’un dieu mauvais et que la mission essentielle de Jésus a été de détrôner Jéhovah. Le rôle capital d’Alexandrie ou, si l’on veut, de l’Égypte dans le développement de la théologie chrétienne se dessinera clairement alors. Un Christ nouveau apparaîtra, ressemblant à celui que nous connaissons jusqu’ici comme les paraboles de Galilée ressemblent aux mythes osiriens ou au symbolisme de la mère d’Apis.

  1. Épiphane, hær. lxviii, 7 ; Constit. apost., VII, 46.
  2. Vers l’an 200, le prêtre Caïus est ordonné à Rome ἐθνῶν ἐπίσκοπος. Photius, cod. xlviii.
  3. Épître supposée d’Ignace aux Antiochéniens, § 7.
  4. Cette διαδοχή n’eut jamais la fixité de celle des évêques supposés de Rome. Origène, Eusèbe, Théodoret, saint Jean Chrysostome et saint Jérôme n’y concordent pas bien.
  5. Voir les Apôtres, p. 283 et suiv.
  6. Eusèbe, H. E., II, 16 ; Épiphane, hær li, 6 ; saint Jérôme, De viris ill., 8 ; Nicéphore, H. E., II, 15, 43. L’adhuc judaïzantem de saint Jérôme est aussi probablement une supposition a priori.
  7. Philon était mort depuis longtemps à la date où l’apostolat de saint Marc à Alexandrie aurait pu avoir lieu.
  8. Pour les deux derniers ouvrages, voir les éditions de Bernays. Pour les autres, voir le De monarchia attribué à saint Justin, 2 ; Clément d’Alex., Strom., V, ch. 14 ; Eusèbe, Præp. evang., XIII, ch. 12. Les citations fausses ou falsifiées des poëtes grecs, épiques, tragiques, comiques, si fréquentes dans les Pères apologistes, peuvent provenir aussi de la fabrique juive alexandrine, en particulier d’Aristobule. Voir surtout Clément d’Alex., Strom., liv. V ; Eus., Præp. evang., liv. XIII, et le De monarchia entier.
  9. Voir surtout le beau passage de Ménandre ou Philémon, probablement de fabrique juive alexandrine, dans De monarchia, 4 ; Clém. d’Alex., Strom., V, 14 ; Eus., Præp. evang., XIII, 13.
  10. Voir Saint Paul, p. 91-92.
  11. Carm. sib., III, §§ 2 et 4.
  12. Carm. sib., livre IV entier.
  13. Voir l’Antechrist, p. 328, 337. Pour le tremblement de terre de Chypre, voir Eusèbe, Chron., à l’année 76, 77 ou 78 (édit. Schœne).
  14. Voir l’Antechrist, p. 319-320, note.
  15. « Mota prope Parthorum arma falsi Neronis ludibrio. » Tac., Hist., I, 2.
  16. Carm. sib., IV, 161 et suiv.
  17. Ἰάσασθε renferme peut-être une allusion au nom des thérapeutes (θεραπεύειν) ou des esséniens (asaïa, médecins).
  18. Εὐλογίαίς.
  19. Ἀσκήσητε.
  20. Carm. sib., IV, 164.
  21. Ibid., IV, 165-166.
  22. Les épîtres de saint Jacques et de saint Jude offrent cependant une grécité un peu du même genre.
  23. Cf. Josèphe, B. J., II, viii, 12.
  24. Carm. sib., proœm., v. 81-87 ; comp. III, 60-61.
  25. Cf. Philon, Allégories de la Loi, III, § 59 ; Carm. sib., VIII, 403 et suiv.
  26. Deuter., xxvii, 22 (Justin, Apol. I, 44, 60) ; Isaïe, lxvi, 15.
  27. II Petri, iii, 7, 12.
  28. Ἐκπύρωσις. Cf. Cic., Quæst. acad., II, 37 ; Ovide, Metam., I, 256 et suiv. ; Sénèque, Consol. ad Marciam, 26 ; Quæst. nat., III, 28 ; De monarchia, attribué à saint Justin, 3.
  29. Philosophumena, IX, 27 ; Josèphe, B. J., II, viii, 11.
  30. Voir, par exemple, II, 194 et suiv. ; III, 72 et suiv., 82 et suiv. ; VII, 118 et suiv. ; 141 et suiv. ; VIII, 203 et suiv., 217 et suiv., 337 et suiv.
  31. Cf. Justin, Apol. I, 20, 44 ; Apol. II, 7 ; Lactance, De ira Dei, 23 ; Div. Inst., VII, 18.
  32. Jules Capitolin, Marc-Aurèle, 13.
  33. Eusèbe, H. E., II, 24 ; III, 14, 21 ; IV, 1, 4 ; Constit. apost., VII, 46.
  34. Voir ci-dessus, p. 137-139 et p. 156-158.