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Les Évangiles (Renan)/XII. Les chrétiens de la famille Flavia. - Flavius Josèphe

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CHAPITRE XII.


LES CHRÉTIENS DE LA FAMILLE FLAVIA. FLAVIUS JOSÈPHE.


La loi fatale du césarisme s’accomplissait. Le roi légitime s’améliore en vieillissant sur le trône ; le césar commence bien et finit mal. Chaque année signalait en Domitien le progrès des mauvaises passions. L’homme avait toujours été pervers ; son ingratitude envers son père et son frère aîné fut quelque chose d’abominable ; cependant son premier gouvernement ne fut pas d’un mauvais souverain[1]. C’est peu à peu que la jalousie sombre contre tout mérite, la perfidie raffinée, la noire malice, qui étaient dans sa nature, se décelèrent. Tibère avait été très-cruel, mais par une sorte de rage philosophique contre l’humanité, qui eut sa grandeur et ne l’empêcha pas d’être à quelques égards l’homme le plus intelligent de son temps. Caligula fut un bouffon lugubre, à la fois grotesque et terrible, mais amusant et peu dangereux pour ceux qui ne l’approchaient pas. Sous le règne de cette incarnation de l’ironie satanique qui s’appela Néron, une sorte de stupeur tint l’âme du monde en suspens ; on avait la conscience d’assister à une crise sans précédents, à la lutte définitive du bien et du mal. Après sa mort, on respira ; le mal semblait enchaîné ; la perversité du siècle paraissait adoucie. Qu’on songe à l’horreur qui s’empara de toutes les âmes honnêtes quand on vit la Bête renaître[2], quand on reconnut que l’abnégation de tous les gens de bien de l’empire n’avait abouti qu’à livrer le monde à un souverain bien plus digne d’exécration que les monstres qu’on croyait relégués dans les souvenirs du passé.

Domitien est probablement l’homme le plus méchant qui ait jamais existé[3]. Commode est plus odieux, car il est fils d’un père admirable ; mais Commode est une sorte de brute ; Domitien est un homme fort sensé, d’une méchanceté réfléchie. Chez lui, il n’y avait pas l’atténuation de la folie ; sa tête était parfaitement saine, froide et claire. C’était un homme politique sérieux et logique. Il n’avait pas d’imagination, et si, à une certaine époque de sa vie, il s’exerça en quelques genres de littérature et fit d’assez bons vers, ce fut par affectation, pour paraître étranger aux affaires[4] ; bientôt il y renonça et n’y pensa plus[5]. Il n’aimait pas les arts ; la musique le laissait indifférent[6] ; son tempérament mélancolique ne se plaisait que dans la solitude. On l’observait des heures se promenant seul ; on était sûr alors de voir éclater quelque plan pervers. Cruel sans phrases, il souriait presque toujours avant de tuer. On sentait reparaître une basse extraction. Les Césars de la maison d’Auguste, prodigues et avides de gloire, sont mauvais, souvent absurdes, rarement vulgaires. Domitien est bourgeois dans le crime ; il en tire profit. Peu riche, il fait argent de tout, pousse l’impôt à ses dernières limites[7]. Sa face sinistre ne connut jamais le fou rire de Caligula. Néron, tyran fort littéraire, toujours préoccupé de se faire aimer et admirer du monde, entendait la raillerie et la provoquait ; celui-ci n’avait rien de burlesque ; il ne prêtait pas au ridicule ; il était trop tragique[8]. Ses mœurs ne valaient pas mieux que celles du fils d’Agrippine ; mais à l’infamie il joignait l’égoïsme sournois, une affectation hypocrite de sévérité, des airs de censeur rigide (sanctissimus censor)[9], qui n’étaient que des prétextes pour faire périr des innocents[10]. C’est quelque chose de pénible à supporter que le ton de vertu austère que prennent ses adulateurs, Martial, Stace, Quintilien, quand ils veulent relever le titre auquel il tenait le plus, celui de sauveur des dieux et de restaurateur des mœurs.

Sa vanité ne le cédait pas à celle qui poussa Néron à tant de pitoyables équipées, et elle était beaucoup moins naïve. Ses faux triomphes, ses victoires prétendues, ses monuments pleins d’une adulation menteuse, ses consulats accumulés étaient quelque chose de nauséabond, de beaucoup plus irritant que les dix-huit cents couronnes de Néron et sa procession de périodonique.

Les autres tyrannies que l’on avait traversées s’étaient montrées bien moins savantes. Celle-ci était administrative, méticuleuse, organisée. Le tyran jouait lui-même de sa personne le rôle de chef de police et de juge instructeur. Ce fut une Terreur juridique. On procédait avec la légalité dérisoire du tribunal révolutionnaire. Flavius Sabinus, cousin de l’empereur, fut mis à mort pour un lapsus du crieur, qui le proclama imperator au lieu de consul ; un historien grec, pour certaines images qui parurent obscures ; tous les copistes furent mis en croix. Un Romain distingué fut tué parce qu’il aimait à réciter les harangues de Tite-Live, qu’il avait chez lui des cartes de géographie, et qu’il avait donné à deux esclaves les noms de Magon et d’Annibal ; un militaire fort estimé, Sallustius Lucullus, périt pour avoir souffert que son nom fût donné à des lances d’un nouveau modèle, dont il était l’inventeur[11]. Jamais l’industrie des délateurs ne fut portée si loin ; les agents provocateurs, les espions pénétraient partout. La folle croyance que l’empereur avait dans les astrologues redoublait le danger. Les suppôts de Caligula et de Néron avaient été de vils Orientaux, étrangers à la société romaine et satisfaits quand ils étaient riches. Les délateurs de Domitien, sortes de Fouquier-Tinville, sinistres et blêmes, frappaient à coup sûr. L’empereur concertait avec les accusateurs et les faux témoins ce qu’il fallait qu’ils dissent ; il assistait ensuite lui-même aux tortures, se divertissait de la pâleur peinte sur tous les visages, et semblait compter les soupirs qu’arrachait la pitié. Néron s’épargnait la vue des crimes qu’il ordonnait. Celui-ci voulait tout voir. Il avait des raffinements de cruauté sans nom. Son esprit était tellement dissimulé, qu’on l’offensait également en le flattant et en ne le flattant pas ; sa défiance, sa jalousie, n’avaient pas de bornes. Tout homme estimé, tout homme de cœur était pour lui un rival[12]. Néron, du moins, n’en voulait qu’aux chanteurs et ne tenait pas nécessairement tout homme d’État, tout militaire supérieur, pour un ennemi.

Le silence, pendant ce temps, fut effroyable. Le sénat passa quelques années dans une morne stupeur. Ce qu’il y avait de terrible, c’est qu’on n’entrevoyait aucune issue. L’empereur avait trente-six ans. Les accès de fièvre du mal qu’on avait vus jusque-là avaient été courts ; on sentait que c’étaient des crises, qu’elles ne pouvaient durer. Cette fois, il n’y avait pas de raison pour que cela finît. L’armée était contente, le peuple indifférent[13]. Domitien, il est vrai, n’arriva jamais à la popularité de Néron, et, en l’an 88, un imposteur croyait avoir des chances de le renverser en se présentant comme le maître adoré qui avait donné au peuple de si belles journées[14]. Néanmoins on n’avait pas trop perdu. Les spectacles étaient tout aussi monstrueux qu’ils l’avaient jamais été. L’amphithéâtre flavien (le Colisée), inauguré sous Titus, avait même vu des progrès dans l’art ignoble d’amuser le peuple[15]. Nul danger donc de ce côté[16]. Lui, cependant, ne lisait que les Mémoires de Tibère[17]. Il avait du mépris pour la familiarité qu’encouragea son père Vespasien ; il traitait d’enfantillage la bonté de son frère Titus et l’illusion qu’il avait eue de prétendre gouverner l’humanité en se faisant aimer. Il prétendait connaître mieux que personne les exigences d’un pouvoir sans constitution, obligé de se défendre, de se fonder chaque jour.

On sentait, en effet, que ces horreurs avaient leur raison politique, que ce n’était pas les caprices d’un frénétique. La hideuse image de la souveraineté nouvelle, telle que l’avaient faite les nécessités du temps, soupçonneuse, craignant tout de tous, tête de Méduse qui glaçait d’effroi, apparaissait en ce masque odieux, injecté de sang, dont le savant terroriste semblait avoir cuirassé son visage contre toute pudeur[18].

C’était principalement sur sa propre maison que se portaient ses fureurs[19]. Presque tous ses cousins ou neveux périrent. Tout ce qui lui rappelait Titus l’exaspérait. Cette famille singulière, qui n’avait pas les préjugés, le sang-froid aristocratiques, la profonde désillusion de la haute noblesse romaine, offrait des contrastes étranges. D’épouvantables tragédies s’y jouaient. Quel destin, par exemple, que celui de cette Julia Sabina, fille de Titus, traînée de crime en crime, finissant comme l’héroïne d’un roman de bas étage, dans les douleurs de l’avortement[20] ! Tant de perversité provoquait d’étranges réactions. Les parties sentimentales et tendres de la nature de Titus se retrouvaient chez quelques membres de la famille, surtout dans la branche de Flavius Sabinus, frère de Vespasien. Flavius Sabinus, qui fut longtemps préfet de Rome, et tint en particulier cette fonction l’an 64[21], put déjà connaître les chrétiens ; c’était un homme doux, humain, et auquel on adressait déjà ce reproche « de bassesse d’âme »[22], qui devait perdre son fils. Pour la férocité romaine un tel mot était synonyme d’humanité. Les nombreux juifs qui entraient dans la familiarité de la famille flavienne devaient trouver surtout de ce côté des auditeurs déjà préparés et attentifs[23].

Il est hors de doute, en effet, que les idées chrétiennes ou judéo-chrétiennes pénétrèrent dans la famille impériale, surtout dans la branche collatérale de cette famille. Flavius Clemens, fils de Flavius Sabinus, et par conséquent cousin germain de Domitien, avait épousé Flavia Domitilla, sa petite-cousine, fille d’une autre Flavia Domitilla, fille elle-même de Vespasien, morte avant l’avènement de son père à l’empire[24]. Par des voies qui nous sont inconnues, mais qui probablement se rattachaient aux relations de la famille Flavia avec les juifs, Clemens et Domitilla adoptèrent les mœurs juives, c’est-à-dire sans doute ce judaïsme mitigé, qui ne différait du christianisme que par l’importance attachée au rôle de Jésus. Ce judaïsme des prosélytes, borné aux préceptes noachiques, était justement celui que prêchait Josèphe, le client de la famille Flavia[25]. C’était celui que l’on représentait comme ayant été défini par l’accord de tous les apôtres à Jérusalem[26]. Clemens s’y laissa séduire. Peut-être Domitille alla-t-elle plus loin, et mérita-t-elle le nom de chrétienne[27]. Il ne faut rien exagérer cependant. Flavius Clemens et Flavia Domitilla ne paraissent pas avoir été de véritables membres de l’Église de Rome. Comme tant d’autres Romains distingués, ils sentaient le vide du culte officiel, l’insuffisance de la loi morale qui sortait du paganisme, la repoussante laideur des mœurs et de la société du temps. Le charme des idées judéo-chrétiennes agit sur eux. Ils reconnurent de ce côté la vie et l’avenir ; mais sans doute ils ne furent pas ostensiblement chrétiens. Nous verrons plus tard Flavie Domitille agir plus en Romaine qu’en chrétienne et ne pas reculer devant l’assassinat d’un tyran. Le seul fait d’accepter le consulat était pour Clemens accepter l’obligation de sacrifices et de cérémonies essentiellement idolâtres[28]. Clemens était la seconde personne de l’État. Il avait deux enfants que Domitien destinait à lui succéder, et auxquels celui-ci avait déjà donné les noms de Vespasien et de Domitien[29]. L’éducation de ces enfants était confiée à un des hommes les plus corrects du temps, au rhéteur Quintilien[30], à qui Clemens fit accorder les insignes honoraires du consulat[31]. Or Quintilien poussait l’horreur des idées juives au même degré que l’horreur des idées républicaines. À côté des Gracques, il place « l’auteur de la superstition judaïque » parmi les révolutionnaires les plus néfastes[32]. Quintilien pensait-il à Moïse ou à Jésus[33] ? Peut-être ne le savait-il pas exactement lui-même. « Superstition judaïque » était encore la catégorie générale qui comprenait les juifs et les chrétiens[34]. Les chrétiens n’étaient pas, du reste, les seuls qui pratiquassent la vie juive sans s’imposer la circoncision. Beaucoup de ceux qu’attirait le mosaïsme se bornaient à l’observation du sabbat[35]. Une même pureté de vie, une même horreur contre le polythéisme[36] réunissaient tous ces petits groupes d’hommes pieux, dont les païens superficiels se contentaient de dire : « Ils mènent la vie juive[37]. »

Si les Clemens furent chrétiens, ce furent donc, on l’avouera, des chrétiens bien indécis. Ce que vit le public de la conversion de ces deux personnes illustres fut peu de chose. Le monde distrait qui les entourait ne savait pas bien dire s’ils étaient juifs ou chrétiens. Ces sortes de changements se reconnaissaient seulement à deux symptômes, d’abord une aversion mal dissimulée pour la religion nationale, un éloignement de tout rite apparent, qu’on supposait tenir au culte secret d’un Dieu intangible, innommable[38] ; en second lieu, une apparente indolence, un total abandon des devoirs et des honneurs de la vie civique, inséparables de l’idolâtrie[39]. Goût de la retraite, recherche d’une vie paisible et retirée, aversion pour les théâtres, pour les spectacles et pour les scènes cruelles que la vie romaine offrait à chaque pas, relations fraternelles avec ces personnes d’un rang humble, n’ayant rien de militaire, que les Romains méprisaient, éloignement des affaires publiques[40], devenues choses frivoles pour celui qui croyait à la prochaine venue du Christ, habitudes méditatives, esprit de détachement, voilà ce que le Romain désignait d’un seul mot, ignavia. Selon les idées du temps, chacun était obligé d’avoir autant d’ambition que le comportaient sa naissance et sa fortune. L’homme d’un rang élevé qui se désintéressait de la lutte de la vie, qui craignait de répandre le sang, qui prenait un air doux et humain était un paresseux, un homme avili, incapable d’aucune entreprise[41]. Impie et lâche, telles étaient les qualifications qui s’attachaient à lui, et qui, dans une société très-vigoureuse encore, devaient infailliblement finir par le perdre.

Clemens et Domitilla ne furent pas, du reste, les seuls que le coup de vent du règne de Domitien inclina vers le christianisme. La terreur et la tristesse des temps fléchissaient les âmes. Beaucoup de personnes de l’aristocratie romaine prêtaient l’oreille à des enseignements qui, au milieu de la nuit qu’on traversait, montraient le ciel pur d’un royaume idéal[42]. Le monde était si sombre, si méchant ! Jamais, d’ailleurs, la propagande juive n’avait été aussi active[43]. Peut-être faut-il rapporter à ce temps la conversion d’une dame romaine, Veturia Paulla, qui se convertit à l’âge de soixante et dix ans, prit le nom de Sara, et fut mère des synagogues du Champ de Mars et de Volumnus, durant seize ans encore[44]. Une grande partie du mouvement de ces immenses faubourgs de Rome, où s’agitait un bas peuple bien supérieur en nombre à la société aristocratique renfermée dans l’enceinte de Servius Tullius[45], venait des enfants d’Israël. Relégués près de la porte Capène[46], le long du ruisseau malsain de la fontaine Égérie[47], ils étaient là, mendiant, exerçant des métiers interlopes, des arts de tsiganes, disant la bonne aventure, levant des contributions sur les visiteurs du bois d’Égérie, qu’on leur avait loué. L’impression produite sur les esprits par cette race étrange était plus vive que jamais[48] : « Tel à qui le sort a donné pour père un observateur du sabbat, non content d’adorer le Dieu du ciel et de mettre au même rang la chair de porc et la chair humaine, se hâte bientôt de se débarrasser du prépuce. Habitué à mépriser les lois romaines, il étudie et observe avec tremblement le droit juif que Moïse a déposé dans un volume mystérieux. Là, il apprend à ne montrer le chemin qu’à celui qui pratique la même religion que lui, et, quand on lui demande où est la fontaine, à n’y conduire que les circoncis. La faute en est au père qui adopta le repos du septième jour et s’interdit ce jour-là tous les actes de la vie[49]. »

Le samedi, en effet, malgré toute la mauvaise humeur des vrais Romains, ne ressemblait pas, à Rome, aux autres jours[50]. Le monde de petits marchands qui, les jours ordinaires, remplissait les places publiques semblait rentrer sous terre. Cette irrégularité, plus encore que leur type facilement reconnaissable, attirait l’attention et faisait de ces bizarres étrangers l’objet de la conversation des oisifs.

Les juifs souffraient, comme tout le monde, de la dureté des temps. L’avidité de Domitien fit porter à l’excès tous les impôts, et en particulier la capitation, nommée fiscus judaïcus, à laquelle les juifs étaient sujets[51]. Jusque-là, on n’avait exigé ce tribut que de ceux qui s’avouaient juifs. Beaucoup dissimulaient leur origine et ne le payaient pas. Pour écarter cette tolérance, on eut recours à des constatations odieuses. Suétone se souvenait d’avoir vu, dans sa jeunesse, un vieillard de quatre-vingt-dix ans mis à nu devant une nombreuse assistance, pour que l’on vérifiât s’il était circoncis. Ces rigueurs eurent pour conséquence de faire pratiquer, dans un grand nombre de cas, l’opération de l’épispasme ; le nombre des recutiti à cette date est très-considérable[52]. De telles recherches, d’un autre côté, amenèrent les fonctionnaires romains à une découverte qui les étonna : c’est qu’il y avait des gens menant en tout la vie juive et qui pourtant n’étaient pas circoncis. Le fisc décida que cette catégorie de personnes, les improfessi, ainsi qu’on les appelait[53], payeraient la capitation comme les circoncis[54]. « La vie juive », et non la circoncision, fut ainsi taxée, et les chrétiens se virent assujettis à l’impôt. Les plaintes que soulevèrent ces abus émurent même les hommes d’État les moins sympathiques aux juifs et aux chrétiens ; les libéraux furent choqués de ces visites corporelles, de ces distinctions faites par l’État sur le sens de certaines dénominations religieuses, et mirent la suppression de cet abus à leur programme pour l’avenir[55].

Les vexations introduites par Domitien contribuèrent beaucoup à enlever au christianisme le caractère indécis qu’il avait encore. À côté de l’orthodoxie sévère des docteurs de Jérusalem, puis de Iabné, il y avait eu jusque-là, dans le judaïsme, des écoles analogues au christianisme sans être identiques avec lui. Apollos, au sein de l’Église, fut un exemple de ces juifs chercheurs qui essayaient beaucoup de sectes sans se tenir résolument à aucune. Josèphe, quand il écrivait pour les Romains, réduisait son judaïsme à une sorte de déisme, avouant que la circoncision et les pratiques juives étaient bonnes pour les Juifs de race, que le vrai culte est celui que chacun adopte en toute liberté. Flavius Clemens fut-il chrétien dans la rigueur du mot ? On en peut douter. Il aimait la « vie juive », il pratiquait les mœurs juives : voilà ce qui frappa ses contemporains. Ils n’approfondirent pas davantage, et peut-être Clemens lui-même ne sut-il jamais bien à quelle catégorie de juifs il appartenait. La clarté ne se fit que quand le fisc s’en mêla. La circoncision reçut ce jour-là un coup fatal. L’avidité de Domitien étendit l’impôt des juifs, le fiscus Judaïcus, même à ceux qui, sans être Juifs de race et sans être circoncis, pratiquaient les mœurs juives. Alors les catégories furent tranchées ; il y eut le juif pur, dont on établissait la qualité par des visites corporelles, et le juif par à peu près, l’improfessus, qui ne prenait du judaïsme que sa morale honnête et son culte épuré.

Les peines édictées par une loi spéciale contre la circoncision des non-juifs contribuèrent au même résultat. On ignore la date précise de cette loi ; mais elle paraît bien être de l’époque des Flavius. Tout citoyen romain qui se fait circoncire est puni de la déportation perpétuelle et de la perte de tous ses biens. Un maître s’expose à la même peine en permettant à ses esclaves de se soumettre à l’opération ; le médecin opérateur est puni de mort. Le juif qui fait circoncire ses esclaves non-juifs s’expose également à la mort[56]. Cela était bien conforme à la politique romaine, tolérante envers les cultes étrangers, quand ils se renfermaient dans le cercle de leurs nationaux ; sévère, dès que ces cultes faisaient de la propagande. Mais on conçoit combien de telles mesures étaient décisives dans la lutte des juifs circoncis et des incirconcis ou improfessi. Ces derniers seuls pouvaient exercer un prosélytisme sérieux. Par loi d’empire, la circoncision était condamnée à ne plus sortir de la famille étroite des enfants d’Israël.

Agrippa II et probablement Bérénice moururent vers ce temps[57]. Ce fut une perte immense pour la colonie juive, que ces hauts personnages couvraient de leur crédit auprès des Flavius. Quant à Josèphe, au milieu de cette lutte ardente, il redoublait d’activité. Il avait cette facilité superficielle qui fait que le Juif, transporté dans une civilisation qui lui est étrangère, se met avec une merveilleuse prestesse au courant des idées au milieu desquelles il se trouve jeté, et voit par quel côté il peut les exploiter. Domitien le protégeait, mais fut probablement indifférent à ses écrits. L’impératrice Domitia le comblait de faveurs[58]. Il était, en outre, le client d’un certain Épaphrodite, personnage considérable[59], supposé identique à l’Épaphrodite de Néron, que Domitien avait pris à son service[60]. Cet Épaphrodite, esprit curieux, libéral et qui encourageait les études historiques, s’intéressait au judaïsme. Ne sachant pas l’hébreu, et probablement ne comprenant pas bien la version grecque de la Bible, il engagea Josèphe à composer une histoire du peuple juif. Josèphe accueillit une telle pensée avec empressement. Elle répondait parfaitement aux suggestions de sa vanité littéraire et de son judaïsme libéral. L’objection que faisaient aux juifs les personnes instruites, imbues des beautés de l’histoire grecque et de l’histoire romaine, était que le peuple juif n’avait pas d’histoire, que les Grecs ne s’étaient pas souciés de le connaître, que les bons auteurs ne prononçaient pas son nom, qu’il n’avait jamais eu de rapport avec les peuples nobles, qu’on ne trouvait pas dans son passé d’histoires héroïques comme celles des Gynégire et des Scævola. Prouver que le peuple juif, lui aussi, avait une haute antiquité, qu’il possédait le souvenir de héros comparables à ceux de la Grèce, qu’il avait eu dans le cours des siècles les plus belles relations de peuple à peuple, que beaucoup d’Hellènes savants avaient parlé de lui ; tel fut le but que le protégé d’Épaphrodite réalisa en une vaste composition, divisée en vingt livres et intitulée Archéologie judaïque. La Bible en fournit naturellement la base ; Josèphe y fait des additions, sans valeur pour les temps antiques, puisqu’il n’avait sur ces temps d’autres documents hébreux que ceux que nous possédons nous-mêmes, mais qui, pour les périodes plus modernes, sont d’un intérêt de premier ordre, puisqu’elles remplissent une lacune dans la série de l’histoire sacrée.

Josèphe ajouta à ce curieux ouvrage, en guise d’appendice, une autobiographie ou plutôt une apologie de sa propre conduite[61]. Ses anciens ennemis de Galilée, qui, à tort ou à raison, le qualifiaient de traître, vivaient encore et ne lui laissaient pas de repos. Juste de Tibériade, écrivant de son côté l’histoire de la catastrophe de sa patrie, l’accusait de mensonge et présentait sa conduite en Galilée sous le jour le plus odieux[62]. Il faut rendre cette justice à Josèphe qu’il ne fit rien pour perdre ce dangereux rival, ce qui lui eût été facile, vu la faveur dont il jouissait en haut lieu. Josèphe, d’un autre côté, est assez faible, quand il se défend contre les accusations de Juste, en invoquant les approbations officielles de Titus et d’Agrippa. On ne peut trop regretter qu’un écrit qui nous eût montré l’histoire de la guerre de Judée écrite au point de vue révolutionnaire soit perdu pour nous[63]. Il semble du reste que les témoins de cette catastrophe étrange éprouvassent le besoin de la raconter. Antonius Julianus, un des lieutenants de Titus, en fit un récit qui servit de base à celui de Tacite[64], et que le sort nous a pareillement envié.

La fécondité de Josèphe était inépuisable. Comme beaucoup de personnes élevaient des doutes sur ce qu’il disait dans son Archéologie et objectaient que, si la nation juive eût été aussi ancienne qu’il la faisait, les historiens grecs en auraient parlé, il entreprit à ce sujet un mémoire justificatif, qu’on peut regarder comme le premier monument de l’apologétique juive et chrétienne. Déjà, vers le milieu du iie siècle avant Jésus-Christ, Aristobule, le péripatéticien juif, avait soutenu que les poètes et les philosophes grecs avaient connu les écrits hébreux et y avaient emprunté tous les passages de leurs écrits qui ont une apparence monothéiste. Pour le prouver, il forgea sans scrupule des passages d’auteurs profanes, d’Homère, d’Hésiode, de Linus, qu’il prétendait empruntés à l’Écriture[65]. Josèphe reprit la tâche avec plus d’honnêteté, mais aussi peu de critique. Il fallait réfuter des savants qui, comme Lysimaque d’Alexandrie, Apollonius Molon (vers cent ans avant Jésus-Christ), s’étaient exprimés d’une manière défavorable sur le compte des Juifs. Il fallait surtout détruire l’autorité du savant égyptien Apion, qui, cinquante ans avant le temps où nous sommes, avait, soit dans son histoire d’Égypte, soit dans un traité distinct, déployé une immense érudition pour contester l’ancienneté de la religion juive. Aux yeux d’un Égyptien, d’un Grec, cela équivalait à lui enlever toute noblesse. Apion avait eu des relations à Rome avec le monde impérial ; Tibère l’appelait « la cymbale du monde »[66] ; Pline trouvait qu’il eût mieux valu l’en appeler le tam-tam[67]. Son livre pouvait être encore lu à Rome sous les Flavius.

La science d’Apion était celle d’un pédant vaniteux et léger[68] ; mais celle que Josèphe lui oppose ne vaut guère mieux. L’érudition grecque était pour lui une spécialité improvisée, puisque sa première éducation avait été juive et toute consacrée à la Loi[69]. Son livre n’est et ne pouvait être qu’un plaidoyer sans critique : on sent à chaque page le parti pris de l’avocat, faisant flèche de tout bois. Josèphe ne fabrique pas de textes ; mais il reçoit de toute main ; les faux historiens, les classiques frelatés de l’école juive d’Alexandrie, les documents sans valeur entassés dans le livre « sur les Juifs » qui circulait sous le nom d’Alexandre Polyhistor[70], sont par lui avidement acceptés ; par lui cette littérature suspecte des Eupolème, des Cléodème, des soi-disant Hécatée d’Abdère, Démétrius de Phalère, etc., fait son entrée dans la science et la trouble gravement. Les apologistes et les historiens chrétiens, Justin, Clément d’Alexandrie, Eusèbe, Moïse de Khorène le suivront dans cette mauvaise voie. Le public auquel s’adressait Josèphe était superficiel en fait d’érudition ; il se contentait facilement ; la culture rationnelle du temps des Césars avait disparu ; l’esprit humain baissait rapidement et offrait à tous les charlatanismes une proie assurée.

Telle était cette littérature de juifs lettrés et libéraux, groupés autour des principaux représentants d’une dynastie libérale elle-même en son origine, mais pour le moment dévorée par un furieux. Josèphe formait des projets d’ouvrages sans fin. Il avait cinquante-six ans. Avec son style artificiel et bigarré de lambeaux hétérogènes, il se croyait sérieusement grand écrivain ; il s’imaginait savoir le grec, dont il n’avait qu’un usage d’emprunt. Il voulait reprendre sa Guerre des Juifs, l’abréger, en faire une suite de son Archéologie et raconter tout ce qui était arrivé aux Juifs depuis la fin de la guerre jusqu’au moment où il écrivait. Il méditait surtout un ouvrage philosophique en quatre livres sur Dieu et son essence, selon les opinions des juifs, et sur les lois mosaïques, afin de rendre compte des prohibitions qui y sont contenues et qui étonnaient fort les païens[71]. La mort l’empêcha sans doute d’exécuter ses nouveaux desseins. Il est probable que, s’il avait composé ces écrits, ils nous seraient arrivés comme les autres. Josèphe, en effet, eut une destinée littéraire fort étrange. Il resta inconnu à la tradition juive talmudique ; mais il fut adopté par les chrétiens comme un des leurs, et presque comme un écrivain sacré. Ses écrits complétaient l’histoire sainte, laquelle, réduite aux documents bibliques, n’offre qu’une page blanche pour certains siècles. Ils formaient une sorte de commentaire des Évangiles, dont la suite historique eût été inintelligible sans les données que fournissait l’historien juif sur l’époque des Hérodes. Ils flattaient surtout une des théories favorites des chrétiens et fournissaient une des bases de l’apologétique chrétienne, par le récit du siège de Jérusalem[72].

Une des idées, en effet, auxquelles les chrétiens tenaient le plus, c’est que Jésus avait prédit la ruine de la ville rebelle à sa voix[73]. Quoi de plus fort, pour montrer l’accomplissement littéral de cette prophétie, que le récit, fait par un Juif, des atrocités inouïes qui accompagnèrent la destruction du temple[74] ? Josèphe devint ainsi un témoin fondamental et un supplément de la Bible. Il fut lu et copié assidûment par les chrétiens. Il s’en fit, si j’ose le dire, une édition chrétienne, où l’on put se permettre certaines corrections pour les passages qui choquaient les copistes. Trois passages surtout présentent sous ce rapport des doutes que la critique n’a pas encore levés complètement : ce sont les passages relatifs à Jean-Baptiste, à Jésus et à Jacques[75]. Certes, il est possible que ces passages, au moins celui qui est relatif à Jésus, soient des interpolations faites par les chrétiens à un livre qu’ils s’étaient en quelque sorte approprié. Nous préférons croire cependant qu’aux trois endroits en question il était parlé en effet de Jean-Baptiste, de Jésus et de Jacques, et que le travail de l’éditeur chrétien, si l’on peut s’exprimer ainsi, s’est borné à retrancher du passage sur Jésus certains membres de phrase, à modifier quelques expressions choquantes pour un lecteur orthodoxe[76].

Quant au cercle réduit des prosélytes aristocratiques, d’un goût littéraire médiocre, pour qui Josèphe composa son livre, la satisfaction dut y être entière. Les difficultés des vieux textes étaient habilement déguisées. L’histoire juive prenait l’allure d’une histoire hellénique, semée de harangues, conduite selon les règles de la rhétorique profane. Grâce à un étalage charlatanesque d’érudition, à un choix de citations douteuses ou légèrement falsifiées, on avait réponse à toutes les objections. Un rationalisme discret jetait un voile sur les merveilles trop naïves des anciens livres hébreux ; après avoir lu le récit des plus grands miracles, on restait libre d’en croire ce qu’on voulait[77]. Pour les non-israélites, jamais un mot blessant ; pourvu qu’on veuille bien reconnaître la noblesse historique de sa race, Josèphe est satisfait. À chaque page, une douce philosophie, sympathique à toute vertu, envisageant les préceptes rituels de la Loi comme un devoir pour les seuls israélites, et proclamant hautement que chaque homme juste a la qualité essentielle pour devenir fils d’Abraham. Un simple déisme métaphysique et rationaliste, une morale purement naturelle, voilà ce qui remplace la sombre théologie de Jéhovah. La Bible, ainsi rendue tout humaine, paraissait au transfuge de Jotapata devenue plus acceptable. Il se trompait ; son livre, précieux pour le savant, ne dépasse point en valeur, aux yeux de l’homme de goût, une de ces Bibles fades du xviie siècle, où les vieux textes les plus terribles sont traduits en une langue académique et décorés de vignettes en style rococo.

  1. Suétone, Dom., 3, 8, 9 ; Dion Cassius, Eutrope et Aurélius Victor.
  2. Subnero, portio Neronis, Nero calvus. Tertull., Apol., 5 ; Juvénal, iv, 38.
  3. Suétone, Dom. ; Dion Cassius, livre LXVII ; Tacite, Agricola, 45, etc. ; Pline le Jeune, Panég. de Traj. ; Philostrate, Vie d’Apollonius, VII et VIII.
  4. Tacite, Hist., IV, 86 ; Suétone, Dom., 2. Cf. Pline, Hist. nat., præf. ; Quintilien, IV, præf. ; X, i, 6 ; Valérius Flaccus, I, 12.
  5. Suétone, Dom., 20.
  6. Philostrate, Apoll., VII, 2.
  7. Suét., Dom., 12.
  8. Philostrate, Vie d’Apoll., VII, 12.
  9. Quintilien, Inst., IV, præf. Cf. Martial, VI, 2, 4, 7 ; VIII, 80 ; IX, 7, 104 ; Stace, Silves, III, iv, 74 ; IV, iii, 213 ; Suét., Dom., 7. Le titre de censor figure dans la plupart des inscriptions et des monnaies de Domitien (Orelli, nos 766, 768 ; Cohen, I, 387 et suiv.).
  10. Dion Cassius, LXVII, 8.
  11. Suétone, Dom., 10.
  12. Tacite, Agric., 41.
  13. Suétone, Dom., 23.
  14. Voir l’Antechrist, p. 319.
  15. Dion Cassius, LXVI, 25 ; LXVII, 8 ; Suét., Dom., 4. Cf. Martial, VI, 4 ; Stace, Silves, IV, ix, et le livre De spectaculis, recueil de petites pièces de divers auteurs, en tête de Martial. Cf. Mémoires de l’Acad. des inscriptions, sav. étr., t. VIII, 2e part., p. 144, 153-155.
  16. Juv., iv, 153-154, se rapporte aux derniers mois de Domitien.
  17. Suétone, Dom., 20.
  18. Tacite, Agric., 45 ; Philostrate, Apoll., VII, 28.
  19. Pline, Panégyr., 48, 68.
  20. Suétone, Dom., 22 ; Dion Cassius, LXVII, 3 ; Pline, Lettres, IV, 10.
  21. Borghesi, Œuvr. compl., t. III, p. 372 et suiv.
  22. « Haudquaquam erecto animo,… mitem virum,… in fine vitæ suæ segnem. » Tacite, Hist., III, 65, 75.
  23. Il est vrai que Josèphe ne parle pas des Clemens. La cause en est sans doute dans la jalousie féroce de Domitien. Chez Quintilien (IV, præf.), de même, l’expression sororis suæ nepotes semble indiquer la crainte d’exciter la jalousie de Domitien en nommant Clemens ou Domitilla.
  24. On connaît avec certitude trois Flavie Domitille : 1o la femme de Vespasien, 2o sa fille, 3o sa petite-fille, femme de Clémens. La Flavie Domitille, qui semble être le personnage principal de l’inscription no 776 d’Orelli (Gruter, 245, 5), serait la femme de Clemens (de Rossi, Bull., 1865, p. 21, 22, 23 ; Journ. des sav., janv. 1870, p. 24 ; Corpus inscr. lat., tome VI [encore inédit], no 948 ; la restitution qu’on propose offre des difficultés venant de la place insolite des mots filia et neptis). Quant à une Flavie Domitille, distincte de la femme de Clemens, et vierge selon la légende, elle n’a pas de réalité ; il y faut voir un pur dédoublement de Flavie Domitille, petite-fille de Vespasien et femme de Flavius Clemens. C’est par erreur que Bruttius (Chron. d’Eusèbe, p. 160-163, édit. de Schœne, en observant que la version arménienne de la Chronique d’Eusèbe, présente un texte différent de celui qu’a suivi saint Jérôme) fait de la Domitille qui fut persécutée une nièce de Flavius Clemens. L’Église a saisi avec empressement l’assertion de Bruttius, pour laisser subsister la vieille légende d’une Flavie Domitille vierge et vouée à la vie religieuse. Beaucoup de critiques, il est vrai, donnent raison à Bruttius contre Dion. Dans leur système, Flavie Domitille, femme de Clemens, n’aurait rien souffert ; la Flavie chrétienne aurait bien été une nièce de Clemens. Mais Suétone indirectement et Philostrate enveloppent Flavie Domitille, femme de Clemens, dans la disgrâce de son mari ; l’erreur de Dion serait en elle-même bien plus inexplicable que celle de Bruttius. Cf. Mommsen, Corp. inscr. lat., VI, p. 172-173. — Les nouvelles découvertes dans le champ de l’archéologie et de l’épigraphie flaviennes (de Rossi, Bull. di arch. crist., 1875, 69 et suiv. ; Revue archéol., mars 1876, p. 172-174) n’ont rien changé à ces résultats.
  25. Ant., XX, ii, et Vita, 23.
  26. Le livre où se trouve ce canon prétendu de Jérusalem (Act., xv) fut justement rédigé à Rome vers ce temps. Voir ci-après, p. 446-447.
  27. Dion Cassius, LXVII, 14 ; Suétone, Domit., 15, n’impliquent rien qui dépasse le judaïsme. On a cru reconnaître notre Clemens dans le père du célèbre Onkélos, fils de Calonyme, prétendu neveu de Titus, qui, dit-on, se serait converti au judaïsme (Talm. de Bab., Gittin, 56 b ; Aboda zara, 11 a). Transcrits en hébreu, les noms de Clemens et de Calonyme diffèrent à peine ; mais on n’obtient cette combinaison qu’en attribuant à Calonyme ce qui est dit d’Onkélos. Le passage de Bruttius, allégué par Eusèbe (Chron., loc. cit. ; Hist. ecclés., III, 18), ferait nettement de Domitille une chrétienne ; mais Eusèbe ne le cite pas textuellement. En tout cas, il est singulier qu’Eusèbe ne parle pas en même temps du christianisme de Clemens, qu’il a occasion de nommer. La traduction arménienne de la Chronique ne semble l’impliquer que par suite de fautes et de corrections arbitraires. Comment Eusèbe, dans l’Histoire ecclésiastique, et saint Jérôme auraient-ils omis une particularité aussi importante, si elle avait été dans la Chronique ? Le silence de Tertullien, qui avait tant d’occasions de parler d’un tel fait dans l’Apologétique, et des Pères de l’Église est aussi bien bizarre. Le souvenir des Flavius chrétiens est sensible, il est vrai, dans les Homélies pseudo-clémentines, Hom., iv, 7 ; xii, 8 ; xiv, 10, mais fort interverti. Ce que dit saint Jérôme (Ad Eustoch., Epit. Paulæ, p. 672, Mart., IV, 2e part.) est un écho d’Eusèbe. Depuis le ive siècle, du reste, Domitille obtient les honneurs de la sainteté. Un sectaire, ennemi du mariage, comme il y en eut toujours beaucoup à Rome, s’empara tardivement d’elle, en fit une vierge martyre, et construisit sur cette donnée le roman des saints Nérée et Achillée. Quant à Clemens, l’opinion de sa sainteté eut beaucoup de peine à s’établir. Le Syncelle (p. 650, Bonn) en fait expressément un martyr. L’inscription trouvée sous l’autel de saint Clément en 1725 (Greppo, Trois mém., p. 174 et suiv. ; de Rossi, Bull., 1863, p. 39, et 1865, p. 23) fut mise au moyen âge sur un corps qu’on crut être le sien, et qu’on transporta dans l’église de son homonyme saint Clément Romain.
  28. Ovide, Fast., I, 79-86 ; Pont., IV, iv, 23-42. Comp. Tertullien, De idolol., 17-20 ; Origène, Contre Celse, VIII, 74, 75.
  29. Suét., Dom., 15. Cf. Mionnet, t. III, p. 223, nos 1246, 1247.
  30. Quintilien, Instit. orat., l. IV, præf.
  31. Ausone, Grat. actio ad Grat. pro cons., col. 940, Migne. Cf. Juvénal, vii, 197.
  32. « Et est conditoribus urbium infame contraxisse aliquam perniciosam ceteris gentem, qualis est primus Judaïcæ superstitionis auctor ; et Gracchorum leges invisæ » (III, vii, 21).
  33. Il s’agit plus probablement de Moïse. Cf. Juv., xiv, 102.
  34. « Sub umbraculo insignissimæ religionis certe licitæ. » Tertullien, Apol., 21. Cf. Dion Cassius, LXVIII, 1 ; Spartien, Caracalla, 1 ; Origène, Contre Celse, I, 2 ; Sulp. Sev., II, 31 ; Orose, VII, 6. — Tacite, qui distingue nettement les juifs et les chrétiens, regarde la circoncision comme essentielle aux prosélytes juifs (transgressi in morem eorum). Tac., Hist., V, 5.
  35. Metuens sabbata. Juv., xiv, 96. Ces observateurs du sabbat, qui ne sont ni juifs complets ni chrétiens décidés, sont peut-être ceux que Hégésippe appelle masbothéens (dans Eus., H. E., IV, xxii, 5 et 6).
  36. Homél. pseudo-clém., iv, 24.
  37. Judaïcam vivere vitam. Suétone, Dom., 12. Οἱ ἐς τὰ τῶν Ἰουδαίων ἔθη ἐξοκέλλοντες. Dion Cassius, LXVII, 14. Ἰουδαϊκὸς βίος, ibid., LXVIII, 1. Comp. Josèphe, Ant., XX, ii, 5 : χαίρειν τοῖς Ἰουδαίων ἔθεσιν…… ζηλοῦν τὰ πάτρια τῶν Ἰουδαίων. Notez aussi γυνή μου θεοσεϐής ἐστιν καὶ μᾶλλον ἰουδαΐζει, dans les Acta Pilati, a, ch. ii, 1. Tischendorf, Evang. apocr., p. 214.
  38. Ἀθεότης. Dion Cassius, LXVII, 14. Cf. Justin, Apol. I, 6, 8, 10, 13 ; Actes de saint Polycarpe, 3, 9, 12 ; Tertullien, Apolog., 24 ; Arnobe, Adv. nat., III, 28 ; Minucius Félix, Octav., 8, 10, 12.
  39. Contemptissima ignavia. Suétone, Dom., 15.
  40. Tertullien, Apol., ch. 38, 42, 43.
  41. Voir, par exemple, Tacite, Hist., III, 65, 75. La cause principale de la mort de Sénécion fut qu’il ne demandait pas les fonctions auxquelles il avait droit. Dion Cassius, LXVII, 13.
  42. Dion Cassius, LXVII, 11 : πολλοί.
  43. Juvénal, vi, 541 et suiv. ; xiv, 96 et suiv.
  44. Orelli, no 2522. L’inscription paraît postérieure à l’époque des Flavius ; malheureusement on n’en possède plus l’original. On a identifié cette Véturie avec la Bélurit du Talmud, qui se convertit avec tous ses esclaves et eut des entretiens avec Gamaliel sur les Écritures. Grætz, Gesch. der Jud., IV, p. 123, 506, 507.
  45. On évalue cette dernière à 280, 000 âmes.
  46. Au-dessous de la villa Mattei. V. Saint Paul, p. 101 ; Levy, Epigr. Beiträge, p. 307.
  47. Juvénal, iii, 11 et suiv. Cf. vi, 542 et suiv.
  48. Voir les Apôtres, p. 288 et suiv.
  49. Juvénal, xiv, 96-106.
  50. Voir les Apôtres, p. 295.
  51. Voir l’Antechrist, p. 538. Cf. Pline, Hist. nat., XII, 111-113.
  52. Martial, VII, xxix, 4 ; Talm. de Bab., Jebamoth, 72 a.
  53. Suétone, Dom., 12. La leçon uti professi est une faute (voir l’édition de Roth). On entend quelquefois cette professio d’une déclaration que les prosélytes auraient dû faire devant un magistrat ; mais l’ensemble de la phrase prouve que professio signifie ici ce qui constituait la profession complète du judaïsme, dont le signe était la circoncision. Ces improfessi étaient ceux qu’on appelait aussi οἱ σεϐόμενοι (Jos., Ant., XIV, vii, 2 ; Act., x, 2), religioni judaïcæ metuentes (Orelli, no 2523 ; Corpus inscr. lat., V, 88, en observant les erreurs de Levy, Epigr. Beiträge, p. 312-313, et d’Apianus, p. 358 ; cf. Corp., V, 240, 123, 88, 102, 161), ou simplement metuentes (cf. Juv., xiv, 96, 101). Les mots intra Urbem qu’on lisait autrefois dans le passage de Suétone doivent être biffés.
  54. Suétone, Dom., 12.
  55. V. ci-après, p. 346.
  56. De seditiosis, dans Paul, Sentent., V, xxii, §§3 et 4. Antonin renouvelle les mêmes défenses. Digeste, XLVIII, viii, 11.
  57. Agrippa II était sûrement mort avant que Josèphe écrivît son autobiographie (ch. 65). Il l’était même probablement avant que Josèphe achevât ses Antiquités (notez XX, ix, 4). Le passage Contre Apion, I, 9, ne prouve rien. L’assertion de Photius, cod. xxxii, qui fait mourir Agrippa en l’an 100, est inconciliable avec Josèphe. Les dernières monnaies connues d’Agrippa, émises sous le règne de Domitien, correspondraient, selon M. Madden (Jew. coin., p. 133 ; cf. p. 113 et suiv.), à l’année 95, et, selon M. de Saulcy (Num. de la terre sainte, p. 316), à l’année 86. Les points de départ des ères qui figurent sur les monnaies d’Agrippa donnent lieu aux difficultés les plus graves. D’un autre côté, les indications qu’on croit tirer de la Chronique d’Eusèbe pour le faire mourir peu après la prise de Jérusalem reposent sur des malentendus. Les monnaies s’y opposent absolument.
  58. Jos., Vita, 76.
  59. Jos., Ant., I, proœm., 2 ; Contre Apion, II, 41 ; Vita, 76.
  60. Le nom d’Épaphrodite était très-commun. Si l’Épaphrodite de Josèphe avait rempli une fonction importante (a libellis, Suét., Dom., 14) auprès de Domitien, Josèphe le dirait. Il dit seulement que son Épaphrodite a été mêlé à de grandes affaires, et a traversé des fortunes diverses, dans lesquelles il a montré beaucoup de force et de vertu. Il serait surprenant, d’un autre côté, qu’un tel personnage ne nous fût pas connu d’ailleurs. L’Épaphrodite, maître d’Épictète, n’a rien à faire ici.
  61. Cet écrit est antérieur à la mort de Domitien (voir ch. 76).
  62. Jos., Vita, 9, 17, 37, 65, 70, 74.
  63. Diog. Laërte, II, v, 41 ; Photius, cod. xxxiii ; Comment. sur l’œuvre des six jours, attribué à Eustathe, init. (Lyon, 1629, p. 1) ; saint Jérôme, De viris ill., 14 ; Suidas, au mot Τιϐεριάς.
  64. Minucius Felix, 33. Voir l’Antechrist, p. 511, note. Vespasien et Titus avaient, à ce qu’il paraît, écrit des mémoires sur le même sujet. Jos., Vita, 65.
  65. Clém. d’Alex., Strom., V, 14 ; Eus., Præp. evang., XIII, 12.
  66. Cymbalum mundi.
  67. Tympanum famæ. Pline, Hist. nat., præf., 25.
  68. Pline, Hist. nat., præf., l. c. ; Sénèque, Epist. 88 ; Aulu-Gelle, VI, 8 ; VII, 8.
  69. Saint Jérôme en fait la remarque, Epist. 84 (Mart., IV, 2e part., col. 655) : « Tanta sæcularium profert testimonia ut mihi miraculum subeat quomodo vir hebræus et ab infantia sacris litteris eruditus cunctam Græcorum bibliothecam evolverit. Cf. Ant., XX, xi, 2.
  70. Si l’on croit qu’un Περὶ Ἰουδαίων a été écrit par Polyhistor, il faut admettre au moins que ce célèbre érudit a été grossièrement trompé par les fraudes des Juifs d’Alexandrie. V. Mém. de l’Acad. des inscr., t. XXIII, 2e partie, p. 318.
  71. Jos., Ant., proœm., 4 ; I, i, 1 ; x, 5 ; III, v, 6 ; vi, 6 ; viii, 10 ; IV, viii, 4 ; XX, xi, 2 (cf. XX, ii, 6) ; Contre Apion, I, 14.
  72. Saint Justin ne paraît pas avoir connu les écrits de Josèphe ; mais l’auteur du roman de Clément les avait lus (Homél. v, 2). La première citation expresse est dans Théophile, Ad Autol., III, 23. Puis viennent Minucius Félix, 33 (passage douteux, voy. Halm) ; Cohortatio ad Græcos (faussement attribuée à Justin), 9 ; plus tard, Eusèbe, saint Chrysostome, saint Augustin.
  73. Matth., xxiii, 38 ; Luc, xiii, 33 ; xxiii, 27 et suiv., et les discours apocalyptiques.
  74. Minucius Félix, 33 ; Eusèbe, Démonstr. évang., VI, ch. 18 ; Théophanie, 8 et 9.
  75. Ant., XVIII, iii, 3 ; v, 2 ; XX, ix, 1.
  76. Surtout ἦν pour ἐνομίζετο. Voir Vie de Jésus, p. xl, xli. Cf. saint Jérôme, De viris ill., c. 13. La transition par laquelle reprend le paragraphe suivant (Ant., XVIII, iii, 4) semble supposer que l’apparition de Jésus était présentée comme un événement fâcheux pour la nation (ἕτερον τι δεινόν), et même comme une œuvre d’imposture, puisque le fait que Josèphe est amené à raconter pour suivre le même ordre d’idées est une supercherie religieuse. Que la nature de cette supercherie renferme, comme on l’a quelquefois supposé, une allusion à la conception surnaturelle de Jésus, c’est ce qui est tout à fait invraisemblable. Il y a plus : si Josèphe s’était exprimé sur le compte de Jésus d’une façon tout à fait désavantageuse, les chrétiens l’eussent traité en ennemi et ne l’eussent pas adopté. On n’admet à correction que les écrivains qui ne sont pas tout à fait pervers.
  77. Voir surtout Ant., II, xvi, 5.