Les Îles de la Madeleine et les Madelinots/15

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Imprimerie Générale de Rimouski (p. 159-167).

AGRICULTURE

À l’origine, on croyait les Îles de la Madeleine incultes à cause de leur apparence tourmentée, de l’aspect désolé de certains points et de leurs immenses étendues de sable qui rappelaient les déserts du Sahara. Le major Holland, par exemple, prétend « que d’après les plus exactes observations et les plus strictes informations, l’Île ne semble pas capable de produire suffisamment pour la subsistance de sa population actuelle ou à venir ». On est un peu surpris de ce rapport, après le témoignage de Cartier : C’est la meilleure terre que nous eussions oncques vues ». Mais on l’est encore davantage quand l’abbé Miville affirme, en 1852 : que les Îles de la Madeleine ne sont nullement propres à l’agriculture : « Je crois que la seule inspection de ces îles ferait verser des larmes aux habitants des campagnes de Québec, s’ils se voyaient obligés de cultiver de semblables terres. » Or, ces deux témoignages, à 87 ans l’un de l’autre, sont tout à fait relatifs pour ne pas dire archi-faux. Holland, ayant visité l’établissement de pêche de la Grande-Échouerie où vivait un groupe de familles, trouva que le sol en était pauvre, presque partout sablonneux, et le mentionna dans son rapport sans spécifier si c’est l’île de l’est — Coffin — ou tout le groupe de la Madeleine qu’on prenait communément pour une seule et même île à cette époque. Il note toutefois qu’on y élève des moutons, que l’Île Brion et l’Île d’Entrée renferment des prairies naturelles.

« Il semblerait, dit Bouchette, que la capacité générale du sol pour l’agriculture n’a pas été appréciée à sa juste valeur dans le rapport du major Holland. » Et continuant, il évalue la superficie totale des Îles à 78,000 acres, en chiffres ronds : « la surface variée que cette étendue de terrain présente en inclinant depuis les sommets élevés et rocheux jusqu’aux bords des falaises perpendiculaires qui caractérisent une partie des côtes de ces îles, ou jusqu’au niveau des marais, fondrières et barres de sable qui constituent un autre trait de sa configuration générale, offre une grande diversité de sols, depuis ceux qui sont stériles et incultivables jusqu’à ceux qui sont extrêmement fertiles et propres à la culture, et souvent, entre ces deux extrêmes, des terrains riches ou peu fertiles, selon qu’ils proviennent plus ou moins de la dégradation de roches contenant l’élément fertilisant, et selon que le dépôt fertilisant est superposé à des couches plus ou moins propices, pour les objets de l’agriculture. » (op. cit. p. 64.)

Il est prouvé qu’il s’y faisait de la culture avant l’arrivée des colons de Miquelon, puisque les anciens habitants étaient en moyens de céder les communes aux nouveaux pour le foin nécessaire à l’hivernage des animaux qu’ils avaient amenés. À cette époque, il y aurait donc eu un peu de défrichement et des bestiaux pour les besoins de la communauté. Aucun chiffre cependant ne vient préciser la situation avant le recensement de 1831 qui donne 2823 têtes de bétail, 2193 acres de terre en culture, près de 600 minots de grain et 25,500 minots de patates pour une population de 1057 âmes. Baddeley remarquait l’année précédente que les habitants étaient le long des côtes, qu’entre les montagnes il y avait de belles vallées couvertes de gras pâturages pour les bestiaux à venir et qu’on y élevait plus d’ovins que de bovins. Bouchette signale l’avantageuse position des Îles, sous le rapport de la population et de l’agriculture, comparées au reste du comté de Gaspé et même à la province entière : « Leurs habitants pourraient jouir d’une assez grande prospérité et d’une aisance indépendante, si l’absence de protection jointe à des souffrances domestiques, (il reste à décider si elles sont réelles ou présumées) énumérées dans leur mémoire à Sa Majesté, n’avait pas eu pour effet de les éloigner des travaux de l’agriculture auxquels la nature favorable du sol aurait pu les porter. »

« Cependant, malgré l’étendue bornée et la position isolée de ces îles et leur éloignement du comté de Gaspé, on verra par les statistiques de ce comté, fournies par les recensements de 1834 et de 1837, que la population des Îles de la Magdeleine est plus dense que celle des anciens établissements du pays situés sur le bord du golfe Saint-Laurent, non seulement sous le rapport de l’étendue territoriale du comté et de l’île de la Magdeleine respectivement, mais sous le rapport de l’étendue des terres cultivées, dans ces deux localités ; et que ces îles contiennent, en proportion de l’étendue des terres cultivées qui s’y trouvent, une population plus dense que celle du Bas-Canada, comparée à ses terres en culture. La population dans le dernier cas étant de cinq acres et demie par personne, suivant le recensement de 1831 et de quatre par personne suivant celui de 1844. » Suivant le recensement de 1831, le comté de Gaspé, moins les Îles de la Madeleine, contenait un habitant par une acre et un dixième en culture tandis que les Îles avaient presque un tiers des terres cultivées de tout le comté de Gaspé ou près de deux acres par personne. Le recensement de 1844 signale une augmentation considérable des produits de l’agriculture. Les terres cultivées s’élèvent à 2335 acres, ou une acre et un quart par personne, tandis que dans Gaspé c’est une acre par personne. « En même temps que sous d’autres rapports, on voit, en examinant les statistiques des établissements situés dans les municipalités du littoral du golfe, que les îles de la Magdeleine contiennent une plus grande population, plus de terres en culture et plus de produits agricoles, de bétail et d’étoffes de manufacture domestique que trois ou quatre municipalités du comté de Gaspé réunies, la municipalité de Percé, contenant quelques-uns des plus anciens établissements de culture et de pêche du littoral du Golfe Saint-Laurent, seule exceptée ». (ibid.)

De 1844 à 1850, l’étendue des terres cultivées n’a monté que de 33 % mais « les produits agricoles en grains paraissent avoir augmenté dans la proportion de 1 à 9 et le bétail de 35%, ce qui indique non seulement une augmentation des terres en culture en proportion de la population mais aussi que les habitants des Îles de la Magdeleine ont depuis quelques années porté plus d’attention et de soins à la culture du sol et à l’élève du bétail qui, ainsi qu’on peut le constater par les rapports de la douane pour les cinq dernières années (1845-50), devient un article d’exportation important. »

Baddeley prétend que les bestiaux des Îles fournissent une viande supérieure à toute celle qu’il a mangée dans le Canada ; plusieurs après lui diront la même chose. Il y avait donc moyen de cultiver particulièrement cette branche de l’industrie agricole puisqu’un débouché facile s’offrait et parce que des pâturages naturels étaient là tout prêts. L’Île d’Entrée, par exemple, aura toujours un bétail nombreux et remarquable, et c’est elle surtout qui exportera. Nous avons vu par le témoignage de Bouchette que le tiers de la superficie de ces Îles est une terre riche pour les besoins de l’agriculture, ce qui renverse les observations contraires. En 1852, le capitaine A. Painchaud affirme que le sol y est très fertile, produisant de quinze à vingt minots de grain pour un avec peu de travail ; que les engrais de toutes espèces abondent et que les gras pâturages ne manquent pas. « Quant à l’agriculture, dit P. Winter, il est reconnu que les terres et le climat sont tels qu’on y peut produire tout ce qui peut être produit dans les districts de Québec et Kamouraska. J’y ai vu d’excellents grains de toutes espèces et d’aussi beau blé qu’en aucune autre partie de la province ; on y fait du beurre délicieux et du fromage, d’aucuns ayant jusqu’à dix vaches à lait. »

En 1852, il n’y a pas encore de moulin à farine, ce qui empêche les insulaires de se livrer davantage à la culture des grains, surtout des blés. Une souscription générale a déjà produit quelques fonds et a permis de se procurer la plupart des matériaux à cet effet, mais elle n’est pas suffisante. Et l’abbé Boudreault demande au gouvernement de leur venir en aide, vu qu’ils n’ont eu aucun secours jusqu’ici. Quelques années plus tard le moulin était construit dans la paroisse du Bassin et servait pour toutes les Îles. C’était un avantage considérable, car jusque là les habitants devaient faire moudre leurs grains sur l’Île du Prince-Édouard. Déjà les Îles se suffisent à elles-mêmes pour les produits de la ferme et sont en état d’exporter un peu. Les Madelinots comptent si bien sur leurs terres pour les principaux articles de consommation qu’ils ont à souffrir des années de mauvaises récoltes. Les pêcheurs étrangers qui fréquentent ces Îles ont souvent recours aux habitants pour certaines denrées : légumes, viande, beurre, œufs, qu’ils échangent pour des hardes, du sucre, du thé, de la mélasse, des chaussures, du tabac, la plupart du temps à l’insu du douanier. En 1830, Baddeley trouva douze goélettes de Québec, Pictou et Halifax qui faisaient un commerce de cabotage et même de contrebande aux Îles, à part celles de l’endroit qui, tout en allant pêcher au Labrador, y faisaient aussi du négoce. Elles en rapportaient des pelleteries, par exemple, qu’elles vendaient ensuite aux Américains. Les marchands résidents étaient à la fois armateurs, car ils devaient pourvoir eux-mêmes aux moyens de communiquer avec la grand’terre pour écouler leur poisson et s’approvisionner. Deux sortes de marchands — le sédentaire et l’ambulant — à part le contrebandier, s’y partageaient le trafic. Le gros du commerce avait pour principal objet les articles de pêche. Une tentative d’exploitation du gypse et de l’ocre rouge n’eut pas de résultats heureux. Vers 1885, il fallut songer à importer le charbon pour le chauffage, et le bois de construction à peu près vers la même époque. Plusieurs goélettes établirent un service entre les Îles et Pictou, Port-Hood, Inverness, Sydney, en Nouvelle-Écosse, pour le charbon, et Bouctouche, New-Castle, Chatham, Campbelton, au Nouveau-Brunswick, pour le bois marchand[1].

Les Îles eurent bientôt toute une flotte adonnée au trafic. Le commerce se stabilisa, s’orienta, et la navigation connut un quart de siècle intéressant, d’une activité plus intense qu’aujourd’hui. Québec et Halifax étaient les grands voyages difficiles, dangereux. On y allait chaque automne avec une cargaison de poisson renouveler les approvisionnements d’hiver. Des souvenirs de tragique mémoire ont parfois tristement illustré ces expéditions lointaines, sans amoindrir l’humeur voyageuse des insulaires qui continuent encore aujourd’hui, et s’en font un jeu, leurs légendaires voyages d’Halifax. Jusqu’en 1876, tout le transport se faisait par goélettes. Cette année-là apparut le premier bateau à vapeur qui devait faire le cabotage entre les Îles et la terre ferme. Depuis huit ans, une petite goélette y apportait les malles une fois le mois. Ce nouveau service favorisa le commerce et atténua un peu l’isolement des insulaires. Pendant trente ans, il y aura ainsi un petit vapeur une fois ou deux par quinzaine, puis, vers 1905, deux fois la semaine, du commencement de mai à la fin de décembre. Le gouvernement fédéral y commença vers 1900 la construction de quais à eau profonde, pour servir à la fois de débarcadères et d’abris[2]. Amélioration immense ! Personne ne songea à regretter l’ancien mode de débarquement par chaloupes. Le transport actuel beaucoup plus commode et plus facile permet aux insulaires de s’organiser pour expédier plus rapidement leurs produits sur le marché. L’agriculture qui a fait de remarquables progrès depuis une quinzaine d’années pourrait encore être plus intense et permettre l’exportation de plusieurs produits. Ce qui manque, ce n’est pas la possibilité de produire ni d’exporter, c’est l’organisation, c’est la création d’un marché… Ce n’est pas irréalisable. Déjà Terre-Neuve y vint chercher plusieurs cargaisons de pommes de terre et de navets, il y a quinze ans ; mais cette porte entr’ouverte se referma aussitôt faute d’initiative, d’esprit d’organisation et de sens commercial de la part des Madelinots. Depuis trois ou quatre ans on exporte de 4000 à 6000 douzaines d’œufs chaque année. C’est beau et c’est peu… Toutefois, l’importation est assez restreinte, à part la farine, et l’on peut dire en somme que les Îles se suffisent à elles-mêmes dans les produits de la ferme. Les sociétés d’agriculture, les cercles agricoles, les cercles de fermières ont fait un bien considérable et crée chez l’insulaire un véritable enthousiasme pour la culture de la terre. Des gens du pays m’affirment même que les pêcheurs y prennent plus de goût et s’y appliquent plus qu’à la pêche, tout en restant toujours pêcheurs par nécessité, par atavisme. Avant 1913, la société d’agriculture de Gaspé No 2 comprenait les Îles de la Madeleine, mais à cette date ces dernières furent constituées en une société locale pour tous les habitants des Îles, avec siège principal à la Dune-du-Sud. En 1919, les progrès incessants et les besoins impérieux de l’agriculture firent organiser une deuxième société, avec siège principal au Cap-aux-Meules, comprenant tout le territoire de ce comté au sud-ouest du Havre-aux-Maisons. En même temps, des cercles agricoles se fondaient dans les différentes paroisses : le premier est celui du Havre-Aubert, en 1912, puis de l’Étang-du-Nord en 1913, de la Grosse-Île en 1914 et du Bassin en 1917[3]. Les octrois accordés à ces cercles et à ces sociétés permettent à leurs membres d’établir des expositions, des concours de toutes sortes, d’acheter des animaux de race pure, de primer ces animaux, etc. D’une manière générale, ils fonctionnent bien et ils ont réalisé un grand progrès en industrie animale. (Ant. Mathieu).

Cinq concours et deux expositions ont eu lieu depuis dix ans ; des champs de démonstration — établis depuis 1913 — ont aussi grandement contribué à faire l’éducation agricole de ces laboureurs de la mer et leur ont permis de donner à la culture de la terre un élan remarquable. L’enseignement ménager n’est pas négligé, lui non plus. Il se donne aux jeunes filles qui fréquentent le couvent Notre-Dame-des-Flots et aux dames et demoiselles qui font partie du cercle de fermières du Havre-Aubert. (Mathieu).

Le peuple est plein de bonne volonté ; désireux de s’instruire, d’améliorer et de perfectionner ses méthodes de culture et d’élevage ; il profiterait encore plus largement des choses agricoles qui lui sont fournies libéralement s’il n’était pas aussi défiant et aussi susceptible. (Mathieu).

D’après le dernier recensement, (1921) il y a 1019 fermes sur les Îles de la Madeleine, comprenant 22,393 acres de terre évaluées à $710,790, et des bâtiments pour $892,555. Ce qui fait une moyenne de 22 acres par ferme. Comme on le voit, la terre ne suffit pas, il faut l’aide de la mer pour vivre. Il n’y a pas sur toutes les Îles dix vrais cultivateurs vivant exclusivement de la terre, je pourrais même dire qu’il n’y en a pas un… Le même recensement donne 11,340 têtes de bétail, — 1,164 chevaux, 1,702 vaches à lait, 3,346 moutons, 3,276 porcs — et 18,472 oiseaux de basse-cour. Ces animaux sont estimés à $346,338.


  1. Avant cette époque, les naufrages de vaisseaux chargés de bois étaient assez fréquents pour suffire aux besoins des habitants, excepté pour le bardeau qu’on importait de Québec ou de la Gaspésie.

    Vers 1870, M. Hippolyte Thériault vit en une seule nuit trois navires chargés de bois à la côte entre le Cap de l’Hôpital et la Pointe-aux-Loups. Et tout cela fut dépensé par les insulaires pour construire leurs maisons. Celles-ci, avant 1860, étaient en madriers. Environ 25x30 pieds, elles n’avaient que huit pieds de poteaux, pas de cuisine à côté, pas de chambres au grenier. Toute la famille s’accommodait de cet espace restreint. Le gros Frédéric Arseneault fut le premier à se construire une maison de douze pieds de poteaux, mais il était riche…

  2. On avait commencé à en construire un à l’Étang-du-Nord en 1881, mais on ne put l’achever parce que la mer et les glaces le mangeaient à mesure.
  3. Celui de Grosse-Île ne fonctionne plus depuis 1919.