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Les Îles de la Madeleine et les Madelinots/16

La bibliothèque libre.
Imprimerie Générale de Rimouski (p. 168-179).

COUTUMES

Les petites industries domestiques ont toujours été en honneur chez les Madelinots, surtout chez les Madelinotes qui sont les femmes les plus industrieuses, les plus vaillantes et les plus actives que l’on puisse trouver, comme se plaisait à le proclamer le major Holland. Dès 1765, les femmes fabriquaient tout ce qui servait aux vêtements de leurs familles. Tous les voyageurs qui dans la suite ont laissé quelques notes sur ces îles, font les mêmes observations ; quelques-uns vont même jusqu’à exagérer un tantinet la part très active que nos vaillantes Madelinotes prennent au travail de la pêche. En 1765, on y élève déjà des moutons et des vaches ; au fur et à mesure que grandit la population, le cheptel se multiplie. Les pâturages sont abondants et il croît assez d’herbe sauvage pour qu’avec le moindre travail de culture on puisse récolter le foin de l’hivernage. Il semble qu’on se livre plutôt à l’élevage du mouton, sans doute parce que, pour eux, c’est le plus facile et le plus nécessaire. En 1830, Baddeley en compta 550, lesquels permirent de fabriquer 1275 verges de tissus. C’est le lot de la femme. Avec la laine qu’elle tond elle-même, qu’elle carde et file de ses mains au rouet, elle tisse des couvertes, de la flanelle, de l’étoffe pour les besoins de la maison. Et de ses doigts agiles, elle tricote des gilets de laine, des camisoles, des bonnets, des bas, des mitaines, des gants… Elle tricote tout le temps qu’elle ne fait pas autre chose, et même en faisant autre chose : en soignant le pot-au-feu, en allant faire une visite à la voisine, en caquetant dans les veillées intimes, en se rendant au rivage à l’arrivée des pêcheurs, en allant aux bluets, aux coqs, au magasin, partout, la Madelinote du 19e siècle — et celle du 20e lui ressemble — apporte sa brochure et broche les yeux fermés. La première chose qu’on constate avec surprise, c’est qu’elle a fini sa mitaine ou son bas ; c’est l’affaire d’une courte veillée.

Le Rév. Geo. Patterson, auteur d’une remarquable étude sur les Îles de la Madeleine, écrit en 1891 : « Je dois avouer ici que de toutes les créatures industrieuses que j’aie vues, les femmes françaises méritent la palme. À côté de leur part de travail dans la pêche, la culture de la terre est en grande partie leur ouvrage. En plus de leurs devoirs de ménagères, elles filent la laine à la vieille méthode, la tissent en étoffe pour elles et leurs familles. Et quant au tricotage, elles se croiraient impardonnables d’aller quelque part, même à une petite distance, sans mettre en action les aiguilles à tricoter. Voyez ces deux jeunes filles qui s’en vont en charrette le long du chemin ; tandis que l’une guide, l’autre ajoute quelques broches à son bas. » La coutume surprend un peu l’étranger, moins aujourd’hui cependant depuis que le tricot est à la mode dans les villes ; il l’a toujours été aux Îles. Les longs hivers madelinots sont propices à ces industries domestiques. Tous les enfants y prennent part. Pendant que le père raccommode ses filets, la mère prépare sa pièce. Après la classe, les leçons étudiées, les garçonnets « brochent des têtes de cages, » les fillettes « font de la défaisure, »[1] les plus grandes écharpillent, la mère file au rouet, la grand’mère dorlote bébé, puis le père, quand il n’a pas été faire son petit tour chez le voisin, fume sa pipe en cousant des bottes sauvages à ses gars. Sorte de mocassin, la botte sauvage qui est encore aujourd’hui la chaussure des hommes pour l’hiver, fut aussi celle des femmes jusque vers 1880. La plupart des vieux et des vieilles, en nous contant des histoires du temps passé, n’oublient pas de nous dire, un peu malicieusement, qu’ils ont été longtemps à la messe en bottes sauvages, que dans ce temps-là le monde n’était pas fier comme aujourd’hui, et que les garçons n’avaient pas honte d’aller voir leurs blondes en bottes sauvages, ni les filles de porter la câline[2] le dimanche. C’est que la chaussure fine — qu’on persiste à appeler chaussure française — coûtait bien cher alors ; et seulement les plus fortunés pouvaient de temps à autre en acheter une paire, qu’ils ménageaient comme leurs yeux. Cela ne les empêchait pas de couler des jours heureux et de passer d’agréables soirées, pour faire diversion aux occupations ordinaires.

La pièce d’étoffe terminée, il restait une autre opération à lui faire subir, avant de la convertir en robes, culottes et vestons. C’était le foulage : la journée de plaisir des garçons et des filles. Quelle agréable corvée pour la jeunesse ! Je ne saurais décrire au juste quel procédé on employait pour ce travail. Je sais qu’il y avait une espèce d’auge immense, remplie d’eau chaude et de savon domestique ; que les filles se plaçaient d’un côté, les garçons de l’autre ; et que du matin au soir on travaillait l’étoffe pour la fouler et la rendre épaisse et ferme comme du drap anglais. Inutile de dire qu’on ne gardait pas un silence monacal et qu’on n’avait pas toujours les yeux modestement baissés dans l’auge. C’était l’occasion où les amoureux se déclaraient leur feu. Aussi la maîtresse, tout en préparant son fricot, avait-elle à surveiller soigneusement son affaire, pour que les jeunesses ne lui gâtent pas son étoffe et pour que tout se passe dans l’ordre. Les histoires, les contes, les taquineries, les rires jetaient une note gaie dans l’atmosphère. À midi, on se mettait à table, et, pour agrémenter le repas, on rappelait les incidents de l’avant-midi. Vers le soir, l’ouvrage achevé, les garçons allaient s’attifer pour la veillée que les jeunes filles se hâtaient de préparer. C’était la récompense vivement attendue de leur journée. La maison s’emplissait bientôt de vieux et de jeunes. Les femmes, armées de leurs inséparables brochures, se mettaient à tricoter tout en jasant de l’événement sensationnel du jour, puis chacune disait avec un tout petit brin d’exagération combien elle avait filé de livres de laine, tricoté de paires de mitaines, quand elle finirait sa pièce et ce qu’elle fabriquerait cet hiver. Les hommes allumaient une vieille bouffarde et parlaient des glaces : y aurait-il des loups-marins, quelles goélettes iraient, quels en seraient les équipages, les accidents passés et ceux qui pourraient encore se rencontrer, etc… Pendant ce temps, les jeunes s’amusaient à chanter et à rire. Et tout en chantant, ils se mettaient à danser. Les vieux durs à cuire s’animaient — la danse les électrisait — ils se mêlaient aux jeunes pour une quadrille, puis pour un cotillon inoffensif ; c’est à qui montrerait le plus d’habileté, de souplesse dans la gigue. Pendant ce temps, un chaudron de tire ronronnait sur le feu ; histoire d’adoucir la langue, en attendant le réveillon pantagruélique. À cette occasion, on sortait de leurs cachettes les tartes, les gâteaux et les galettes confectionnés par l’habile ménagère, en prévision de cette soirée.

Ces veillées se répétaient assez fréquemment, puisque chaque famille avait sa foulerie, qu’il y avait les Fêtes, la Chandeleur, les Jours Gras, les noces, à part des carderies, des grands ménages, des battages, etc., qui se faisaient par corvées et donnaient lieu également à des divertissements de cette sorte. Et les jeunes, sans parler des vieux, en profitaient d’autant plus que du printemps à l’automne, ils vivaient en ermites sur la mer et n’avaient pas le temps de s’amuser, ni d’aller voir leurs dulcinées. Dans ces veillées, ils chantaient de vieilles chansons et complaintes apportées d’Acadie ou des chants populaires éclos au terroir si fertile et si poétique de nos îles.

Pendant le carême et les avents, pas de danses ni de divertissements. On se rassemble tout de même pour la veillée, car la pénitence serait par trop forte de ne plus aller faire son petit tour, si profondément ancré dans les mœurs, puis on chante des cantiques,[3] on parle des misères d’autrefois et de celles d’aujourd’hui, on s’attendrit aux récits des vieux sur leurs carêmes antiques, et quand on peut décrocher un beau livre, quel délicieux régal ! C’est le silence complet pendant des heures de lecture à haute voix. Parfois, c’est un discours politique, précieusement et respectueusement conservé dans un tiroir. Alors la conversation, la discussion s’engage sur le sujet et voilà nos pêcheurs métamorphosés en parlementaires improvisés, qui feraient bonne figure parmi nos Honorables Députés de Québec et d’Ottawa !

Dès qu’une jeune fille savait manier les broches, elle commençait à se tricoter des bas : douze paires n’étaient pas de trop pour commencer le trousseau. Ensuite sa mère l’initiait aux secrets du métier. Quand elle était devenue assez expérimentée, elle confectionnait sa couverte, sa catalogne, qu’elle tissait avec redoublement de diligence et d’amour, pour elle et pour le prince charmant qui faisait battre bien fort son cœur épris et monter du sang à ses joues. Petit à petit, le coffre s’emplissait de belles flanelles et de chauds tricots. On y ajoutait des tapis, habilement dessinés et crochetés. À dix-sept, dix-huit ans, quand la jeune fille était demandée en mariage, elle avait peu de dentelle, de fanfreluches et de bébéleries, mais elle pouvait garnir plusieurs lits, bien habiller son mari, bien tenir sa maison, occuper ses dix doigts et élever des enfants. Car, il ne faut pas oublier qu’en plus du travail qu’accomplit vaillamment notre Acadienne, elle élève une douzaine d’enfants, regorgeant de vie et de santé.

La jeune fille apporte aussi sa vache, sa brebis et quelques volailles. C’est sa dot. Elle n’est peut-être pas brillante, mais c’est de règle ; et quand un père y manque par négligence où mesquinerie, la tradition constate qu’il lui arrive malheur : l’animal qu’il n’a pas donné meurt tout d’un coup. Le garçon, lui, aura un coin de l’enclos paternel, un cheval, sa barge et ses agrès de pêche ou une part de goélette. Souvent le nouveau ménage demeure avec les parents de l’époux, jusqu’au mariage de son frère, ou en attendant de se loger. Quand c’est celui qui doit garder les vieux, il hérite de tout, quitte à entretenir ses parents leur vie durant. Parfois il devra aussi donner aux frères et sœurs leurs parts d’héritage, au décès du père.

Les hommes profitaient encore de l’hiver pour réparer leurs embarcations de pêche, en construire de nouvelles et se préparer à la chasse aux phoques. Nos Nemrod, tous très habiles tireurs, chassaient aussi le gibier de mer qui abondait. Un homme, ayant un fusil, était sûr de ne pas pâtir. Au mois de mars, on commençait à gréer ses goélettes pour les premiers beaux jours d’avril et, quand les havre étaient trop gelés, on les sciait pour frayer un chemin aux bateaux. Certains printemps, il fallait se couper ainsi un canal de trois milles de longueur, dans une glace épaisse. Bien dur labeur qui causa plus d’un malheur !

« Ils sont pauvres sans paupérisme et indépendants sans orgueil », constate Baddeley en 1830, et il ajoute : « Je suis entré chez plusieurs et j’y ai trouvé de la courtoisie, du bonheur, de la propreté et du confort ». Leurs maisons de bois, couvertes en bardeaux blanchis à la chaux, ont un air très propret. Les toits et les châssis sont peints avec de l’ocre rouge qu’ils trouvent dans les caps et détrempent à l’huile de loup-marin ou de pourcil ; l’intérieur est toujours simple, mais propre et en ordre. La bonne note, donnée par l’abbé Ferland aux femmes de la Côte-Nord, s’applique également à celles des Îles d’où elles venaient. Ainsi, ces modestes foyers renfermaient beaucoup de bonheur. Que peut-on désirer de plus ? De mendiants, point. Quand l’un d’eux, par maladie, incendie ou désastre maritime, était réduit à la mendicité, ses voisins faisaient le tour de la paroisse et lui recueillaient assez de vivres et vêtements pour le tirer de sa mauvaise position. Entre eux régnait cette fraternité chrétienne que l’on rencontre ordinairement entre les membres d’une même famille. Le morceau du voisin a toujours été de rigueur quand on fait boucherie. D’ailleurs, les liens de parenté qui les unissaient, l’isolement, leur genre de vie, l’égalité de leur condition sociale et surtout la pratique sincère de leurs devoirs religieux, tout contribuait à les faire vivre en bonne harmonie et charité parfaite. Sans doute qu’il s’élevait parfois des contestations, des disputes bruyantes, causées par la jalousie et la médisance, mais les conseils du prêtre ou ceux d’un vieillard[4] avaient vite calmé et rasséréné les esprits et les cœurs ; et aussitôt, sans rancune, ils étaient tout prêts à se rendre service comme par le passé. Tous ceux qui les connaissent se plaisent à remarquer leurs heureuses dispositions natives à la tranquillité et à la paix. Quand on sentira le besoin d’une prison, ce ne sera pas pour les Madelinots, mais pour les étrangers qui fréquentent ces lieux et y propagent le mépris des lois divines et humaines. Avec tout un régiment de circonstances atténuantes, ne vous semble-t-il pas qu’on peut sans scrupule excuser quelques petites taches au tableau ? Il y en a bien dans le soleil ! C’est ce que dit Baddeley quand il demande de l’indulgence à leur endroit, « car sans cette contrebande, ils manqueraient souvent des choses indispensables à la vie. »

Les annales de la vieille et sainte Acadie « ne contiennent pas un seul cas de crime ni de vol, de débauche ni de naissance illégitime, » celles des Îles de la Madeleine leur ressemblent de bien près. « Le vol, le meurtre et autres offenses criminelles semblent être inconnus dans ces Îles », écrit le même Baddeley ; ils ont le caractère « doux et bienfaisant, » affirme à son tour l’abbé Brunet. « À l’exception de deux ou trois mauvais sujets étrangers qui mettent ici le désordre et une confusion horrible, la population acadienne est, comme par le passé, paisible et soumise, » reprend l’abbé Bélanger, quinze ans plus tard. « Pas d’esprit de violence entre eux, dit Patterson en 1891, et j’ajouterai qu’ils ont beaucoup de courtoisie française. Vous ne rencontrez jamais un garçon sur votre chemin, sans qu’il vous fasse un salut dont ne rougiraient pas les plus selects Parisiens. » Baddeley constate que malgré leurs habitudes sobres en général, ils se permettent quelques licences après un bon printemps aux phoques. Ce fut trop longtemps une coutume de fêter les succès d’une saison de pêche par des réjouissances et libations un peu trop spiritueuses et peu spirituelles. C’est probablement leur plus grand défaut qu’ils tiennent de leurs ancêtres bretons ou normands. Les missionnaires s’en plaignent amèrement et avec raison, surtout quand s’y mêlent la danse et les « frolics ». Cependant, il n’y a pas de débauches à notre sens, car pour eux la débauche, c’est le vent qui les empêche de sortir en mer ou la pluie qui les retient à la maison, même sans rhum… et sans bagosse.

Leur piété éclairée et agissante a toujours été proverbiale jusqu’aujourd’hui. Baddeley dit qu’il eut de la peine à se trouver un guide le dimanche qui est bien le jour du Seigneur, là plus que partout ailleurs. En été, ils le passent souvent sans prêtre, soit que le curé aille à la mission voisine ou qu’un voyage nécessaire sur le continent le retienne loin de ses ouailles. Alors, à l’heure de la messe, toute la famille se met en prière, puis chante le Kyrie, le Gloria ou le Credo ; dans le cours de la journée, la plupart font une visite au Saint-Sacrement. Et il faut une forte brise et une grosse mer pour arrêter les pêcheurs éloignés d’aller à la messe du dimanche. Dans nos îles, on ne fait pas les choses à moitié : le plus grand nombre sanctifie l’après-midi par vêpres ; et nulle part ailleurs on ne rencontre de plus belle assistance. « J’assistai aux offices du dimanche, messe et vêpres, dit l’honorable Pascal Poirier, en 1914. Il y avait autant de monde à vêpres qu’à la messe : cela est la bonne vieille coutume acadienne, religieusement conservée aux Îles de la M. » C’est leur invincible attachement à la religion catholique qui a conservé « leurs mœurs pures, leur esprit droit et docile à l’égard de l’autorité civile et religieuse », suivant la remarque du protestant Baddeley.

« Les habitants des Îles de la M. ont en général le caractère gai, jovial et aimable », écrit Bouchette en 1851. Ils prennent le temps un peu comme il vient : s’il fait beau et que la pêche donne, tout le monde est content, et une joie exubérante rayonne et s’épanouit sur leurs visages. On travaille avec entrain et énergie. On bâtit parfois mille châteaux en Espagne, et, comme Perrette, on croit déjà tenir le porcelet quand un revers, une tempête désastreuse, une pêche manquée, une mauvaise récolte viennent assombrir les esprits et jeter sur le riant tableau d’hier un voile de mélancolie. Adieu veau, vache, cochon, couvée !

On songe alors à la misère possible, mais on s’encourage aussi vite qu’on se déconforte et on se prend à espérer, envers et contre tout. « Le bon Dieu ferme une porte et Il en ouvre une autre », disent les femmes qui ne capitulent jamais. On se jette à genoux et l’on demande à la Reine des flots de protéger et bénir ces laboureurs inlassables de la mer ; on se rappelle avec plaisir et confiance que le Seigneur nourrit généreusement les petits oiseaux et habille somptueusement le lis de la vallée… Et la foi triomphe : demain sera ce que Dieu voudra…

Ils ont des manières très familières et cordiales, de nature à surprendre, de prime abord, mais qui nous prouvent péremptoirement combien est profonde et sincère l’intimité indéfectible qui les unit. Les mots monsieur, madame, sont peu en usage, excepté pour monsieur le curé ou les étrangers. Pas de timbres ni de sonnettes à leurs portes qui sont toujours ouvertes aux visiteurs. Pas besoin de frapper : vous entrez comme chez vous, à la bonne franquette. On vous salue et vous invite aimablement à prendre un siège ; mais si c’est pendant la prière du soir, n’attendez pas qu’on se dérange : mettez-vous tout simplement à genoux et priez. Anciennement la prière du soir se faisait en commun à la demeure du vénérable grand-père ; et là se réunissaient ses enfants et petits enfants, neveux et nièces, devant le vieux crucifix de la famille.

Jamais de disputes ni de chicanes avec leurs voisins anglais. Les deux groupes se mêlent peu ou point dans les relations intimes, aussi la bonne entente est parfaite. Chacun jouit de sa propre liberté que l’autre respecte. On s’efforce d’être bilingue, surtout à cause des transactions commerciales où, il faut bien l’avouer, c’est l’anglais qui prédomine, tandis que dans les relations sociales, c’est le doux parler de France. Les femmes, à peu d’exceptions près, sont unilingues. Chacun se trouve donc obligé, d’une manière ou d’une autre, de se servir de la langue de son voisin. Et les Acadiens qui, entre eux, ne conversent jamais en anglais, se saluent souvent à l’anglaise et mêlent à leur langage des mots étrangers, sans s’en apercevoir et parfois sans le savoir. Pourquoi cette ridicule manie ?

La poésie toute pastorale et patriarcale qui embauma toujours l’atmosphère des Îles de la Madeleine lui attacha ses fils par des liens indestructibles, quelque pénible qu’y fut leur vie de durs labeurs ; et le Madelinot, où qu’il soit, ne parle jamais de ce cher coin de pays sans une profonde émotion, sans larmes des yeux et de la voix. Aussi, aime-t-il à y retourner en de fréquents pèlerinages, comme à un lieu sacré ; se bercer sur la mer dont l’absence lui serre et tenaille le cœur ; revoir ces rivages, ces terres, suivre ces sentiers qui lui rappellent tant d’agréables souvenirs d’enfance et de jeunesse ; revivre, en quelque sorte avec son monde, la vie des anciens jours…

« Mémoire de notre passé, lieux toujours charmants qui ont été témoins de nos premiers jeux et des premiers bouillonnements de notre cœur, tradition de famille, enseignements aimés de notre enfance, vous êtes toujours pour nous revêtus d’un prisme incomparable ! Les chants qui nous ont bercés, la langue et jusqu’à l’accent qui nous les ont transmis, tout ce qui tient à ces souvenirs du jeune âge, à ces premières émotions de l’adolescence, nous laisse des impressions qu’aucune jouissance matérielle n’égalera jamais. Puis viennent les œuvres de notre virilité ; pouvons-nous revoir avec indifférence les objets qui ont subi l’empreinte de notre travail, ces terres que nous avons façonnées, ces arbres que nous avons plantés, ces progrès que nous avons semés et que nous avons vus grandir, en nous passionnant pour notre œuvre.

« Tout cela nous émeut, nous réjouit, nous attriste par des sentiments multiples et saisissants, supérieurs à tout dans leur vivacité, et plus pénétrant dans leur action que les jouissances les plus raffinées. Il faut bien qu’il en soit ainsi, puisque nous voyons tous les hommes, dans les climats les plus sévères, dans les pays les plus pauvres, tous invinciblement attachés, par des charmes secrets, à ce mythe indéfinissable, insaisissable et chéri, que nous appelons la patrie ! » (R. de S.-Père, L’Acadie, p. 160.)


  1. Vieux tricot taillé qu’on défait pour l’écharpiller.
  2. Sorte de coiffe.
  3. Le Cantique de Marseille est, chez les insulaires, le grand chansonnier de ces temps de pénitence.
  4. Alex. Thériault, qui avait une bonne instruction et une force herculéenne, remplit les fonctions de juge local pendant de longues années. Sa sentence était toujours finale et malheur à qui aurait voulu en appeler de son jugement.