Les épis (LeMay)/45

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Les épisLa Cie J.-Alfred Guay (p. 217-220).

Tentation


Oh ! quel amour profane
M’a soudain enivré !
Je crois que je me damne…
Secourez-moi, sainte Anne,
Sainte Anne de Beaupré !

Depuis que je l’ai vue au bord de la fontaine
S’asseoir rêveuse, et puis, sur la cime lointaine
Fixer son grand œil noir,
Je cherche dans l’espace un lumineux sillage ;
Mon cœur est agité comme un léger feuillage
Par la brise du soir.

Depuis que je l’ai vue, à la moisson dernière,
Demeurer tout un jour sous les flots de lumière,
Dans le champ de blé mûr,

Glaner les blonds épis oubliés sur la planche,
Aux moissonneurs lassés verser, d’une main blanche,
Le cidre frais et pur,

Oh ! quel amour profane
M’a soudain enivré !
Je crois que je me damne…
Secourez-moi, sainte Anne,
Sainte Anne de Beaupré !

Depuis que je l’ai vue, à l’ombre d’un grand chêne,
Orner coquettement ses longs cheveux d’ébène
De l’humble fleur des champs ;
Depuis que je l’ai vue, innocente et superbe,
Dans le calme du soir s’agenouiller sur l’herbe,
Pour écouter des chants…

Chants de l’onde à la rive ou de l’oiseau sur l’arbre,
Mon cœur indifférent, que je croyais de marbre,
S’est tout à coup fondu,
Et la nuit est en moi. Le bonheur, la souffrance,
L’amour et le remords, la crainte et l’espérance,
Tout semble confondu.


Oh ! quel amour profane
M’a soudain enivré !
Je crois que je me damne…
Secourez-moi, sainte Anne,
Sainte Anne de Beaupré !

Depuis que je l’ai vue, un soir des grosses gerbes,
Parmi les cheveux blancs et parmi les imberbes,
Pour clore les travaux,
Au son du violon s’élancer en cadence,
Comme, les jours d’été, le papillon qui danse
Dans les effluves chauds,

Oh ! quel amour profane
M’a soudain enivré !
Je crois que je me damne…
Secourez-moi, sainte Anne,
Sainte Anne de Beaupré !

Depuis que je l’ai vue écrivant, solitaire,
Sur la grève sonore, à l’heure du mystère,
Deux noms entrelacés,
Et les traçant plus loin, sur des sables arides,
Quand le flot qui montait, sous ses baisers humides,
Les avait effacés ;


Mon âme va, nacelle, au gré de chaque brise ;
Elle est désemparée, et son aile se brise
Sous un souffle inconnu.
Et je voudrais prier. Le feu court dans mes veines,
Et ma bouche se tait. Mes prières sont vaines.
Devant Dieu je suis nu !

Oh ! quel amour profane
M’a soudain enivré !
Je crois que je me damne…
Secourez-moi, sainte Anne,
Sainte Anne de Beaupré !