Les évêques et la propagande de l’Action catholique/1

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I

(De l’Action du 24 octobre 1915)

Ainsi donc, « le gouvernement légitime du Canada ayant décidé que le concours que nous devions donner à l’Angleterre devait consister en hommes et en argent », l’Action catholique « a cru que ce mode d’accomplir nos obligations envers la métropole, mode déterminé par l’autorité compétente, qui seule pouvait en juger avec pleine connaissance, ne répugnait ni au droit naturel ni au droit constitutionnel, que personne n’a démontré avoir été violé en cette circonstance par le parlement du Canada ».

« Telle a été » l’attitude de l’Action catholique, « et telle elle serait encore » si elle avait « aujourd’hui à la prendre »[1].

En d’autres termes, l’Action catholique aurait bien pu — comme tant d’autres, hélas ! — s’insurger contre « l’autorité légitime ». Elle a préféré s’y soumettre, parce qu’il ne lui paraissait pas que l’envoi de troupes en Europe fût un de ces abus de la puissance civile auxquels les théologiens enseignent qu’il est permis de résister par les armes. Pour un peu elle affirmerait qu’elle n’a accepté la politique militaire du cabinet Borden qu’à son corps défendant, comme on se soumet à une tyrannie inévitable, qu’on a le droit d’exécrer, mais qui a pour elle le droit du plus fort. Faut-il qu’on soit mauvaise langue, que surtout on en veuille à l’Église, pour oser prétendre que ce qu’elle a voulu prouver c’est non pas que le gouvernement canadien pouvait envoyer des troupes sans violer le droit naturel, — ce que personne n’a jamais contesté, — mais qu’il ne pouvait pas ne pas en envoyer sans violer ce même droit naturel, — ce qui n’est pas tout à fait la même chose, et ce qui est même à peu près tout le contraire.

Or, le 11 septembre 1914, l’abbé D’Amours, directeur de l’Action catholique, alors appelée l’Action sociale, écrivait :


Notre devoir national ne peut être étudié et connu qu’en fonction des droits de souveraineté possédés par l’Angleterre sur le Canada, qu’en fonction aussi des conditions et des nécessités de notre conservation nationale… Antérieurement à notre consentement comme peuple, et même indépendamment de ce consentement, nous avons des devoirs envers l’Angleterre, comme elle a des droits sur nous. Ces droits et ces devoirs sont antérieurs et supérieurs même à la constitution qui nous régit…

Au point de vue du droit constitutionnel comme du droit naturel, il nous appartient certes pour une part d’avoir voix aux Conseils où l’on détermine l’étendue de ces droits et de ces devoirs corrélatifs (droits de la métropole, devoirs de la colonie), mais notre admission aux délibérations ne peut ni ne doit faire oublier les droits qu’exerce chez nous, tout à fait légitimement, la Couronne britannique…

Notre loyauté envers l’Angleterre repose sur un devoir rigoureux, le devoir d’obéir aux puissances établies par Dieu pour gouverner la société. Notre obéissance au pouvoir établi est un devoir de notre religion, une vertu de notre foi.

Ce serait une grave erreur, au point de vue du droit naturel, qui l’emporte sur tous les autres droits, que de dire que nous n’avons d’obligations que celles sur lesquelles nous aurions été appelé à délibérer dans nos assemblées et dans nos parlements.

Et le 14 septembre 1914 :

Pour ne pas parler de la question de notre intérêt sur lequel nous reviendrons, et sans discuter si oui ou non notre constitution nous oblige à prendre part au présent conflit, nous croyons que le Canada, partie intégrante de l’empire britannique, dont il n’a pas raison de vouloir se séparer, est bien moralement obligé d’aider et de soutenir la métropole dans le conflit actuel.

Quelle doit être cette aide efficace ? Elle doit être raisonnable, certes, mais il semble bien que c’est à la métropole de la déterminer, puisqu’elle est juge, en dernier ressort, de l’étendue de ses besoins et de ses moyens, puisque c’est à elle qu’appartient l’autorité de la souveraineté, la sauvegarde des intérêts généraux de tout l’empire…

Quelle doit être la mesure de ce concours ? Elle doit être celle que réclame la nécessité de vaincre. Et de cette mesure, en droit comme en fait, ce qui ne comporte pas la nécessité d’abuser, l’Angleterre est juge en dernier ressort, puisque c’est à elle que revient, avec la charge de défendre l’empire, l’autorité nécessaire pour accomplir cette grande tâche.

Et le 16 septembre 1914 :

Notre devoir de loyauté envers la Couronne britannique exige que nous aidions effectivement l’Angleterre dans la présente guerre, selon nos ressources, selon aussi les besoins et les nécessités de l’empire, dont la métropole est juge en dernier ressort.

Et le 24 septembre 1914 :

L’amour de la patrie et le dévouement à ses intérêts sont aussi des devoirs, et ils vont aussi plus loin que la simple obéissance aux lois et aux ordres du souverain…

Pour nous, nous tenons que le droit naturel existe réellement et pratiquement en dehors et au-dessus du droit positif. Nous affirmons que nos devoirs et envers la patrie canadienne et envers la patrie britannique ou anglaise, ne sont pas nécessairement limités à l’obéissance aux constitutions et aux lois positives, qui nous régissent habituellement. Dans les très graves circonstances présentes, nous tenons pour certain, faisant abstraction des obligations qui résultent ou peuvent résulter des constitutions et des lois positives, que nous avons l’obligation morale d’aider effectivement l’Angleterre, selon ses besoins et selon nos moyens, dans les limites que l’autorité légitime a le droit de déterminer.

Tout cela était dirigé contre ceux qui niaient l’obligation constitutionnelle ou morale du Canada d’envoyer des troupes à l’étranger.

L’abbé D’Amours cherche aujourd’hui à faire croire que par l’autorité légitime il entendait alors le parlement canadien. Nous demandons à tout homme qui sait lire si tels étaient bien le sens et la portée de ses articles des 11, 14, 16 et 24 septembre 1914 ; si au contraire l’autorité légitime, à cette époque, ce n’était pas pour lui le souverain anglais, agissant par lui-même, de droit divin, sans consulter les représentantes attitrés de ses sujets.

Dès cette époque les leçons de droit naturel de l’abbé D’Amours n’allaient pas comme sur des roulettes. Il y eut un collaborateur du Devoir qui, avec une dépense un peu forte de munitions scolastico-théologiques, remit tant bien que mal les choses au point. Il vint aussi des protestations, tout au moins des murmures, d’un pays qui s’appelle Rimouski, où il y a de bons théologiens et où on connaît notre escobar « dans les coins » pour l’avoir pratiqué.

Le directeur de l’Action sociale crut se tirer d’affaire par deux subterfuges.

Le 16 septembre, lui dont toute la campagne n’avait pas de sens, si elle ne tendait pas à justifier l’envoi de troupes en Europe, et d’autant de troupes que l’Angleterre pourrait en exiger sans verser dans cette tyrannie extrême qui équivaut virtuellement à l’assassinat et qui seule, au regard des théologiens de l’école D’Amours, autorise la révolte, — le 16 septembre, il répondait sans broncher au théologien du Devoir :

En aucune ligne, ni aucune phrase de nos articles nous n’avons dit qu’il nous faut participer à la guerre même actuelle, « en hommes et en argent ». Nous avons affirmé notre devoir d’aider efficacement l’Angleterre selon ses besoins et selon nos moyens, mais dans aucune partie de nos articles nous n’avons déterminé de quelle manière spécifique cette aide devait être fournie.

Le 23 septembre, lui qui avait sorti tout son bataclan théologique pour établir le droit « naturel » de l’Angleterre de nous saigner jusqu’à la mort exclusivement pour toutes ses guerres, elle invoquait à l’appui de sa thèse…  : devinez quoi ? — Le don de quelques milliers de fromages à l’Angleterre par M. Gouin !  !  !

Écoutez-moi ça, je vous prie :

Rien que nous sachions ne prescrit dans le droit constitutionnel de nos provinces d’envoyer des secours à l’Angleterre. Cependant les gouvernements provinciaux, quelques-uns même sans consulter les chambres, et par conséquent en passant à côté du droit constitutionnel ou même par-dessus, sans que le peuple ni aucune autorité sociale n’ait protesté, et même avec l’approbation unanime de tous, ont cru de leur devoir d’appuyer la mère-patrie de secours effectifs, qu’ils se sont hâtés d’expédier. Tous ont donc cru qu’il y avait présentement pour eux un devoir, et ils se sont empressés de l’accomplir.

Ce devoir est-il prescrit par notre droit constitutionnel ? Nous ne le croyons pas. Est-il prescrit par le droit naturel qui veut que les citoyens aiment, défendent et secourent leur pays, sans s’en tenir au stricte devoir d’obéir à la loi positive ? Nous le croyons.

On ne peut donc pas dire ni laisser entendre que la constitution est l’application de tout le droit naturel, ni que celui-ci ne étende pas au-delà des limites de celle-là.

Mais ces subterfuges, on y avait recours par précaution ; ils n’engageaient à rien. L’abbé D’Amours s’essayait tout simplement une fois de plus à dire non après avoir dit oui. Les évêques n’avaient pas encore parlé. On ne savait pas encore s’ils parleraient. En attendant, le plus sûr était de se trouver à avoir dit sur l’expédition militaire canadienne oui et non presque en même temps.

Les choses ne devaient pas tarder à changer d’aspect.

Le 12 octobre l’Action sociale avait le bonheur de pouvoir publier in extenso un mandement épiscopal collectif où, parmi d’excellents avis sur la pratique de la charité en temps de guerre, on lisait :

Nous ne saurions nous le dissimuler : ce conflit, l’un des plus terribles que le monde ait encore vu (sic), ne peut manquer d’avoir sa répercussion sur notre pays. L’Angleterre y est engagée, et qui ne voit que le sort de toutes les parties de l’empire se trouve lié au sort de ses armées ? Elle compte à bon droit sur notre concours, et ce concours, nous sommes heureux de le dire, lui a été généreusement offert en hommes et en argent.

Aussitôt notre D’Amours rechange de ton. Il est maintenant à couvert. Il le prend de haut avec ceux dans la crainte de qui il rampait la veille. Voyez seulement par vous-même tout ce qu’il y a d’arrogance concentrée, de sourde haine, dans la dernière de ces deux phrases, sifflée plutôt qu’écrite :

Nous ne voyons pas, pour nous, la nécessité ni l’opportunité d’examiner actuellement devant tout le peuple du Canada, si varié d’origines et de sentiments, les probabilités d’une guerre entre l’Angleterre et la France, ni de représenter cette guerre comme certaine, ni même de supposer qu’elle puisse survenir avant dix ans. Si cette guerre survenait, nous en serions sans doute tous affligés, mais nous trouverions, pour notre part, dans notre histoire, dans la direction de nos évêques passés et présents, dans les prescriptions de la loi naturelle, que tout le monde ne tourne pas en dérision, — et dont l’église est la gardienne et l’interprète pour les catholiques, la ligne de conduite que Dieu nous ordonne de suivre, en pareille occurrence[2]

Hein ! il ne vous l’envoie pas dire. Si le 16 septembre il écrivait, — ou du moins donnait à entendre — qu’il ne prêchait pas plus des hommes et de l’argent qu’une autre forme de contribution, c’était pour nous « amuser ». Si le 23 septembre il avait l’air de dire que le gouvernement d’Ottawa satisferait pleinement aux exigences du droit naturel en offrant à l’Angleterre quelques milliers de caisses de Vitaline[3], c’était pour « se payer notre tête », pour nous jouer un bon tour. Ce qu’il a toujours pensé, ce qu’il peut maintenant affirmer en brandissant — sur nos têtes les foudres pleines de bonne volonté de Mgr  Paul-Eugène Roy et de Mgr  Bruchési, c’est que, dans une question comme la participation du Canada aux guerres extérieures de l’Angleterre, les catholiques canadiens ne peuvent avoir d’opinion que celle de leurs évêques. Il y a même, dans sa manière à lui d’envisager l’éventualité d’une guerre anglo-française, quelque chose de si brutal, de si inhumain, ou de si peu humain, qu’on est tenté de se demander si on trouverait un laïque canadien-français capable de s’exprimer ainsi, sur un tel sujet ; si les écrivains qui mettent hors de pair la sécheresse de cœur et la méchanceté de certains hommes d’Église n’ont pas un peu raison. Mais Guitrel a enfin l’anneau : malheur à qui s’est moqué de ses ambitions…[4] Cette noble France, sur le sort de qui, la veille encore, on versait des larmes de tendresse filiale, avec quelle sérénité d’âme on lui marcherait sur le corps ! Un mot, un signe des évêques et l’on verra si D’Amours hésitera à prêcher la croisade contre un pays d’où nous sommes issus, que nous devons aimer, mais dont la seule survivance est un défi au Ciel.

Il rougira bientôt de cet accès de rage, qui est surtout une maladresse. Peu à peu, pour se donner l’air d’interpréter le saint esprit, il ne prendra même plus la peine de discuter avec ces mécréants de nationalistes. Un libéral-nationaliste dont l’irrévérence ressemble fort à celle d’Armand Lavergne a osé, paraît-il, lui écrire : « Prière de nous ficher la paix avec votre droit naturel. » Vous ou moi, nous aurions compris par là que le droit naturel pouvait être chose très respectable, mais que le casuiste de l’Action sociale s’en servait à tort et à travers. Lui, il feint de croire que l’autre a blasphémé. Il se compose une physionomie de grand-vicaire, il emprunte aux évêques leur ton et leur style, et il dit[5] :

Un libéral-nationaliste… nous écrit entre autres aménités où éclatent son libéralisme et son nationalisme : « Prière de nous ficher la paix avec votre droit naturel. »

Nous tenons pour certain que ce pauvre homme-là a cru faire acte de force intellectuelle et de bravoure morale, en nous offrant ainsi gratuitement un spécimen de son ignorance. Sait-il, lui, que la loi naturelle, d’après S. Thomas, est la participation de la foi éternelle dans les créatures raisonnables ?

Sait-il, lui, que les plaisanteries que certaines gens se permettent et croient vraiment spirituelles à l’endroit du droit naturel touchent, avec une étourderie que l’ignorance n’excuse que partiellement, aux fondements mêmes de la morale privée et publique ? Sait-il, lui, que l’autorité du législateur et de tout gouvernement leur est conférée en vertu du droit naturel, qui est antérieur et supérieur à tout autre droit ?

Sait-il que la loi naturelle, dont il plaisante, n’a pour adversaires que les destructeurs de la morale publique et privée ?

Voilà ce que le faquin appelle aujourd’hui "ne pas s’opposer” à une politique qui "ne répugne pas au droit naturel ni au droit constitutionnel”.

On vient de le voir, il a, dans dix articles différents, représenté l’envoi de troupes en Europe comme une obligation morale supérieure à toute prescription constitutionnelle. À dix reprises différentes, il a dit et répété, de la façon la plus explicite, la plus catégorique, que c’était méconnaître la loi naturelle, la voix même de Dieu, que de désapprouver cet acte. Et subitement, tout d’un coup, comme ça, il se trouve qu’il n’a rien dit, si ce n’est cette chose éminemment simple, éminemment raisonnable, que le gouvernement canadien n’a violé ni le droit naturel ni le droit constitutionnel en offrant des troupes à l’Angleterre.

Mais, au fait, nous nous sommes peut-être trompés, nos yeux périssables nous ont peut-être induits en erreur. Relisons, relisons plutôt ce curieux et éloquent échantillon de journalisme « catholique » :

Or, donc, — écrivait le 5 octobre 1915 l’Action catholique, — le gouvernement légitime du Canada ayant décidé que le concours que nous devions donner à l’Angleterre devait consister en hommes et en argent, nous avons cru que ce mode d’accomplir nos obligations envers la métropole, mode déterminé par l’autorité compétente, qui seule pouvait en juger en pleine connaissance, ne répugnait ni au droit naturel ni au droit constitutionnel, que personne n’a démontré avoir été violé en cette circonstance par le parlement du Canada.

Telle a été notre attitude, et telle elle serait encore si nous avions aujourd’hui à les prendre.

Le faquin a sans doute voulu dire : « Telle ne fut pas notre attitude, et telle elle serait si nous avions aujourd’hui à la prendre. »

Nous le comprenons entre les lignes.

Et nous le croyons sans peine.

Avant toutefois de le laisser passer au nationalisme (il en est capable), je veux, pour l’inciter au ferme propos, lui montrer sans atténuation, en ami, ce qu’il fut véritablement durant ces quinze derniers mois. Je veux lui prouver que non seulement au sujet de nos devoirs militaires envers l’Angleterre, mais dans la plupart des questions politiques qui ont tenu la scène, il a fait, plus en grand et au risque de conséquences infiniment plus graves, comme ce curé de ma paroisse natale qui prêtait les oripeaux fanés de sa modeste église pour les triomphes de sir Hector Langevin.

Alors — et alors seulement — je reviendrai aux évêques pour leur demander compte du patronage officiel qu’ils permettent que certains d’entre eux accordent à l’Action catholique.

Et alors seulement — mais alors — je lui permettrai à lui, de menteur, à lui le fourbe, sinon de changer son fusil d’épaule, — puisque les gens de son espèce, prêtres ou laïques, D’Amours ou Tartes, prêchent la guerre sans jamais aller en guerre, — de changer de main son goupillon.

Car il n’y a si bon ami dont il ne faille à la fin se séparer, comme disait le feu roi Dagobert en jetant son chien par la fenêtre.

  1. De l’Action catholique du 5 octobre, sous le titre de « Simple mise au point ».
  2. Numéro du 30 octobre.
  3. Réminiscence de la guerre sud-africaine.
  4. Ceux qui voudront lier plus ample connaissance avec Guitrel, et en même temps connaître, dans la personne du brave abbé Lantaigne, un autre type de candidat à l’épiscopat, n’auront qu’à lire l’Orme du Mail, le Mannequin d’Osier et l’Anneau d’améthyste de M. Anatole France — écrivain peu édifiant sous certains rapports, mais assez fin observateur du monde contemporain.
  5. 5 février 1915.