Les évêques et la propagande de l’Action catholique/2

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II

(De l’Action du 30 octobre)


Un journaliste catholique peut voir des intérêts religieux où il n’y en a pas, où nul du moins n’est tenu d’en voir. De même il peut croire que le côté moral que présente toute guerre autorise les évêques, comme gardiens de la morale, à se prononcer pour le compte des catholiques en ce qui a trait au devoir militaire. Dans les deux cas il se trompera déplorablement, mais dans les deux cas aussi il aura au moins l’excuse de faire — peu importe combien mal — son métier de journaliste catholique ; dans les deux cas son excès de zèle ne suffira pas par lui-même à faire douter de sa bonne foi. Au contraire, dès que la sauce politique se mêle à la sauce théologique, je prends pour acquis qu’on sait très bien ce qu’on tente de me faire avaler ; tout de suite je flaire, sous la robe, l’éternel Scapin.

Puisque l’Action catholique faisait tant que de mettre la théologie au service de l’impérialisme militaire, le moins qu’on pouvait exiger d’elle, c’était de ne pas mêler les arguments politiques aux théologiques. La métropole tient de Dieu le droit de lever au Canada autant de troupes que nous pouvons en fournir : c’est clair, c’est net, c’est catégorique. Quel besoin « l’organe de Son Éminence le cardinal Bégin » — comme dit la Patrie — a-t-il ensuite d’étayer sa thèse sur les arguments qui traînent depuis un an dans les journaux impérialistes à tant du pouce carré ? Par exemple, à quelle fin, dans quel but, pourquoi — oui, pourquoi ? — agrémente-t-il de considérations comme celles-ci cet article du 16 septembre où il pose en principe le droit divin du gouvernement anglais en matière militaire :

Il n’est pas juste ni logique, pour quiconque veut examiner l’ensemble des intérêts canadiens et les voir sous tout leur vrai jour, de les considérer comme séparés de ceux de l’Angleterre auxquels ils sont liés.

Il est certes bon de travailler à promouvoir les intérêts du Canada, et c’est contribuer directement encore que partiellement au bien de l’empire britannique, que de contribuer à celui du Canada ; mais il faut rester tout de même dans le domaine des réalités, et voir aussi que ce qui diminuerait la force et la richesse de l’empire britannique diminuerait aussi nécessairement la force et la richesse du Canada, partie intégrante de cet empire…

Ainsi que la flotte allemande fût assez forte aujourd’hui pour passer à travers de la flotte anglaise et pour réduire le commerce britannique au rôle assez précaire où la flotte anglaise a réduit le commerce allemand ; qu’une escadre allemande pût fermer l’entrée du golfe, débarquer des troupes chez nous, venir bombarder Québec et même Montréal, que deviendrait notre sort avec une Angleterre diminuée ou vaincue ?

Il sera trop tard pour nous défendre chez nous, lorsque l’attaque aura pu être portée ici ; et nous devons savoir que la protection de la doctrine de Monroe, si elle veut, à condition de le pouvoir, empêcher toute conquête, européenne en territoire américain, ne s’opposerait pas aux faits de guerre transitoires, du genre de ceux commis en Belgique.

C’est un inconvénient d’avoir à subir les conséquences des guerres où l’Angleterre se trouve engagée ; mais qui peut dire quel inconvénient ce pourrait être pour nous d’être engagés dans une guerre sans l’appui et la protection de l’Angleterre ?

Ce plaidoyer se réduit en somme aux propositions suivantes :

1o Les intérêts économiques du Canada (la force et la richesse) sont identiques à ceux de l’Angleterre ;

2o Les intérêts militaires du Canada (la force) sont identiques à ceux de l’Angleterre ;

3o Le moyen de protéger le Canada, ce n’est pas de préparer la défense de nos côtes et de nos frontières, c’est de mettre nos ressources à la disposition de l’Angleterre pour la guerre européenne ;

4o La doctrine de Monroe « ne s’opposerait pas aux faits de guerre transitoire du genre de ceux commis en Belgique » ;

5o L’appui et la protection que nous donnent l’Angleterre compensent l’inconvénient qu’il y a pour nous « à subir les conséquences des guerres où l’Angleterre est engagée ».

De ces propositions, la première est manifestement fausse, toutes les autres sont plus que contestables. Même la quatrième n’est devenue plausible qu’en ces derniers temps, et pour deux raisons étrangères à la volonté du peuple américain, qui sont : d’une part l’imbécilité, l’impotence, montrée par l’Angleterre depuis le commencement de la guerre ; d’autre part, l’imbécilité non moins grande de notre pays, qui pouvant mettre sur pied de guerre deux ou trois cent mille hommes, et ayant tout le temps voulu pour fortifier ses ports, a préféré abandonner ses hommes et son argent à l’imbécile gouvernement anglais, plutôt que de s’apprêter à seconder une vigoureuse intervention du monroïsme.

Mais plausibles ou non, nul ne peut me forcer à y souscrire, car elles sont d’un ordre où le jugement de S. E. le cardinal Bégin et de S. G. Mgr Bruchési n’a en soi pas plus de valeur que celui de la plus humble de leurs ouailles. Ce sont, purement et simplement, des opinions politiques. Quoi que dise l’Action catholique, je resterai toujours libre de croire et de dire :

1o Qu’un pays d’expansion intérieure, comme le Canada, n’a pas les mêmes intérêts économiques qu’un pays d’expansion extérieure, comme la Grande-Bretagne ;

2o Que le Canada, du fait qu’il n’a pas de colonies, qu’il n’a pas besoin de colonies, n’a pas dans la guerre actuelle, en face de l’Allemagne, les mêmes intérêts militaires que les boutiquiers anglais, pour qui l’Angleterre a fait toutes ses guerres contemporaines et conquis ou volé un cinquième du globe ;

3o Que le Canada serait aujourd’hui plus en état de faire face à une attaque allemande, s’il avait, avec le concours assuré de tous ses enfants, organisé sa propre défense, au lieu de mettre toutes ses ressources en hommes et en argent aux ordres d’un gouvernement dont l’inintelligence et l’incapacité n’ont eu d’égal, depuis le commencement de la guerre, que l’aveuglement de ses administrés ;

4o. Que les Américains seraient peut-être plus tentés de contrecarrer, les visées éventuelles de l’Allemagne sur le Canada, si, laissant à son propre sort cette Angleterre dévorée de cupidité et d’égoïsme, nous avions mieux préparé la défense de notre territoire ;

5o Que ni l’Action catholique ni personne ne peut trouver à notre état colonial, au point de vue militaire, aucun avantage qui en compense les inconvénients.

Et si je suis libre de croire tout cela, de soutenir tout cela, je nie à un journal qui est par essence un organe religieux le droit de mêler les opinions contraires à une thèse théologique qui ne tend rien moins qu’à violenter les consciences.

* * *

l’Action catholique ne s’est pas prononcée seulement sur l’impérialisme militaire. Elle a cru pouvoir aussi porter jugement sur deux questions connexes, dont l’actualité, déjà très grande, ira toujours, grandissante en notre pays : c’est à savoir la constitution politique de l’empire et l’opposition du principe des nationalités au principe d’autorité dans le gouvernement des peuples.

* * *

De tous les problèmes qui préoccupent présentement nos hommes d’État, il n’en est pas de plus grave, ni dont la solution s’annonce plus difficile, que celle des relations futures de la Grande-Bretagne et de ses colonies. Au point de vue canadien, l’envoi de cent mille hommes en Europe, avec les dépenses et les changements fiscaux qu’il entraîne, est un problème enfantin comparé à celui-là. Il a suffi d’un signe à M. Borden, à Sam Hughes, à M. Laurier, pour faire voter par les Chambres une expédition militaire qu’une opinion publique savamment travaillée par la presse impérialiste semblait réclamer à l’unanimité : il faudra plus de réflexion, ce nous semble, et de plus solides qualités d’hommes d’Etat, pour arrêter les nouvelles conditions d’existence politique des cinq ou six cents millions d’hommes qui forment la population de l’empire. Cette fois M. Borden et M. Laurier pourront mettre leurs idées en commun sans que personne y trouve à redire : il n’y en aura pas trop de leurs deux têtes pour nous tirer d’affaire, si toutefois il y en a assez.

Ce problème, il se discute depuis plus de quinze ans dans les parlements et dans la presse. Parmi les Canadiens les plus en vue, les uns veulent le statu quo, les autres un changement. De quel droit, de quelle autorité l’Action catholique vient-elle s’ingérer dans le débat et prendre fait et cause pour l’une ou l’autre thèse ? À quelle fin, dans quel but, pourquoi — oui, pourquoi, — disait-elle dans son édition du 1er février 1915 :

L’aide donnée à l’Angleterre par le Canada, le concours actuel du Dominion canadien dans la défense de l’empire britannique constituent-ils, de droit et de fait, un acheminement vers l’impérialisme ? De ce que nous coopérons à la défense de l’empire, tout entier menacé et virtuellement attaqué, s’ensuit-il que nous devions avoir voix délibérante dans les conseils de cet empire, et que nous devions acheter cette prérogative au prix du sacrifice partiel de notre autonomie actuelle ?

Nous ne le croyons pas…

Pour garder un juste milieu entre les impérialistes et les séparatistes, entre l’absolu des autonomistes et celui des impérialistes dont les extrêmes se touchent, nous avons rappelé l’existence de nos obligations morales d’aider l’Angleterre dans le présent conflit, sans rien changer de nos obligations légales ou constitutionnelles actuelles…

…Nous voulons le maintien du lieu colonial, dans les conditions où il existe maintenant, et nous voulons aussi accomplir notre devoir d’aider l’Angleterre dans la présente guerre…

Notre parlement aide librement et spontanément l’Angleterre, sans mettre celle-ci dans la nécessité périlleuse, ou de resserrer ou de relâcher les liens qui nous unissent à elle, par conséquent, sans exagérer ni diminuer notre réelle mais partielle autonomie. Notre parlement en accomplissant librement et spontanément son devoir n’exige ni ne désire aucune augmentation de droits ou de prérogatives qui comporterait nécessairement une diminution de nos libertés et de notre initiative. Il ne dit pas imprudemment à l’Angleterre si vous voulez notre aide donnez-nous d’abord une part de votre souveraineté, sachant bien que cette part trop mince et assez fictive de souveraineté parlementante (sic) n’irait pas sans une diminution très réelle de nos libertés et de notre » autonomie présentes.

Nous sommes, nous aussi, opposés à la centralisation politique de l’empire. Autant que quiconque, nous nous ferons un devoir de combattre tout projet portant rétrocession réelle de pouvoirs politiques du Canada à l’Angleterre. Mais là n’est pas la question. Il s’agit seulement de savoir si un débat essentiellement politique, touchant l’avenir même du pays, sera préjugé au nom des catholiques canadiens par un journal essentiellement religieux, organe de S. E. le cardinal-archevêque de Québec. Qu’elle s’exerce pour ou contre nous, pour ou contre M. Laurier, pour ou contre M. Borden, l’ingérence de l’Action catholique ne nous en paraîtra ni moins déplacée ni moins odieuse. Tout partisan du statu quo que nous sommes, il ne nous plaît pas que la doctrine adverse soit condamnée par une feuille qui ne tire pas de l’intérêt politique canadien, ni même britannique, les motifs de son orientation, et qui demain, pour un autre chapeau rouge, pourra tout aussi bien prêcher la fédération impériale. Non qu’il nous plaise à nous, comme à Martine, d’être battus ; car nous tenons plutôt que désormais, au Canada, toute cause purement politique qui aura l’approbation officielle de l’épiscopat sera presque à coup sûr perdue d’avance. Tout ce que nous voulons dire, c’est qu’en politique nous n’aimons pas plus les évêques comme alliés que comme adversaires, et qu’ils répondront pleinement à nos vœux s’ils daignent bien consentir à se mêler de ce qui les regarde.

* * *

Le 9 mars, l’Action catholique, revenant sur la nécessité de son prétendu juste milieu en matière de politique impériale, attaque de front, avec l’impérialisme, ce qu’elle appelle le principe révolutionnaire des nationalités. Laissons-lui une fois de plus la parole :

Disons bien catégoriquement, pour tous ceux qui ont l’honnêteté et l’intelligence de nous lire avant de nous juger, que nous ne sommes pas plus partisans de l’impérialisme que du nationalisme.

Ces deux systèmes, faux et funestes l’un et l’autre, en autant qu’ils oublient et contredisent les principes du droit chrétien, en autant qu’ils sont inspirés par l’orgueil d’une domination ou d’une émancipation injustifiées, nous répugnent autant l’un que l’autre. Ni l’un ni l’autre n’ont jamais été prônés ni favorisés par la sagesse immuable de l’Église.

Comme l’Église, en nous inspirant de son esprit qui suffit à toutes nos aspirations et à toutes nos revendications, de ses enseignements qui renferment tous nos devoirs, nous tenons pour assuré que nous pouvons et devons reconnaître et accomplir tous nos devoirs envers l’autorité souveraine qui nous régit, sans adopter les exagérations d’un impérialisme trop dominateur, comme nous devons défendre nos droits légitimes et travailler au bien de notre nation, sans verser dans les exagérations d’un nationalisme qui s’inspire de plus en plus du faux principe des nationalités, dont l’origine révolutionnaire n’est que trop connue…

Comme nous avons nos raisons pour ne pas verser dans les faussetés de l’impérialisme, nous avons aussi nos raisons pour ne pas verser dans celles du nationalisme, devenues plus évidentes en ces derniers temps.

L’impérialisme britannique est à la fois économique, politique et militaire.

Nous prenons pour acquis que l’Action catholique ne veut pas parler du premier ; que l’organe de S. E. le cardinal-archevêque de Québec ne fait pas dépendre le sort du christianisme de l’adoption ou du rejet d’une nouvelle politique douanière par l’Angleterre et ses colonies.

Quant à l’impérialisme politique, comme ses propres partisans n’y ont jamais vu qu’un moyen de réaliser l’impérialisme militaire — c’est-à-dire le régime que le Canada a tacitement accepté par son mode de participation à la guerre actuelle — tout ce que l’Action catholique pourra écrire pour le dénoncer ne sera que moutarde après le dîner, poudre aux yeux, escamotage. Maintenant que le Canada a virtuellement reconnu l’autorité du War Office sur le Canada, il nous importe beaucoup moins que le régime parlementaire de l’empire soit ou non modifié. Il y aurait même, au point de vue militaire, un certain avantage pour le Canada à connaître exactement, et le plus tôt possible, l’étendue de ses nouvelles obligations ; et parce que cet avantage frappera tout le monde, l’impérialisme politique est dès maintenant assuré de profiter des concessions qu’on aura faites à l’impérialisme militaire. Si quelqu’un, en tout cas, a le droit de s’alarmer à la perspective d’une participation du Canada aux conseils impériaux, ce n’est point, ce ne peut pas être, le journaliste qui fait découler des prérogatives divines du roi d’Angleterre, — car à ses yeux le représentant de Dieu, c’est le souverain, non le gouvernement, — la prétendue obligation du Canada d’envoyer des troupes en Europe. Si l’autorité du roi est souveraine en matière militaire, elle l’est également en matière politique : nos biens comme nos personnes sont au roi. Et alors, à quoi rime le tremblement où tombe l’organe officiel de S. E. le cardinal-archevêque de Québec à la seule pensée que M. Laurier pourrait un jour siéger au parlement impérial ? De toute évidence, la sortie de l’Action catholique contre l’impérialisme politique a pour unique objet de masquer le coup de Jarnac — non, le coup de D’Amours — porté au nationalisme anti-impérialiste dans le même article. De fait, à partir du 9 mars, l’abbé D’Amours ne reviendra plus sur les dangers de la fédération impériale, mais il mettra tous les théologiens modernes à contribution pour essayer de faire de M. Bourassa un suppôt de la Révolution. Il apportera tour à tour dans le maniement de ces textes rébarbatifs le doigté d’un faussaire et la grâce d’un baleineau. Le 25 mai, il termine ainsi une demi-page de citations :

Nous pourrions ajouter bien d’autres témoignages, si l’espace d’un article le permettait, montrant que ce fameux principe des nationalités est la négation du droit et la destruction de l’ordre, conduisant les nations à une anarchie internationale…

Ce faux principe des nationalités, comme l’appelle Le Play, soit qu’il s’inspire de l’égoïsme de race, soit qu’il rejette tout droit et toute autorité qui n’émanent pas de la volonté populaire, est subversif de l’ordre social comme de l’ordre chrétien…

C’est une longue histoire que celle du nationalisme européen, et Dieu nous garde de tenter ici de la résumer. Kosciuszko et Poniatowski en Pologne, Stein en Prusse, Canaris et Capo d’Istrie en Grèce, Kossuth en Hongrie, O’Connell en Irlande, Mazzini, Cavour et Garibaldi en Italie, ont à eux seuls vécu et agi la moitié de la politique européenne au XIXe siècle. L’Église a été sévère pour ceux de leurs actes qui pouvaient la compromettre auprès du pouvoir civil. De même qu’aux XVIIe et XVIIIe siècle les casuistes avaient autant de codes de morale privée qu’il y avait d’ordres de puissance dans la société, de même au XIXe siècle les hommes d’Église n’ont pas manqué qui par instinct d’obéissance passive, et plus souvent par intérêt, se sont rangés avec les oppresseurs contre les opprimés. Il y a ceci toutefois à remarquer, qu’autant les adeptes du droit divin ont fait de zèle contre le nationalisme envisagé à l’abstrait, autant ils se sont, en général, montrés prudents dans leurs appréciations des hommes et des partis nationalistes. On eût dit qu’ils prévoyaient le jour où, le nationalisme ayant triomphé presque partout, ils seraient heureux de combler de bénédictions ces peuples vaillants dont ils condamnaient alors les aspirations au nom du droit divin des rois. Aujourd’hui, même en Italie, où le nationalisme dut longtemps chercher l’ombre des Loges pour échapper aux délations de l’épiscopat et à la persécution autrichienne, on dit du mal du carbonarisme et on glorifie Mazzini, on condamne la Révolution et on bénit Cavour ; Garibaldi aurait limité ses exploits aux Deux-Siciles, que sa mémoire serait secrètement vénérée au Vatican. Et qu’est-ce que cela prouve, sinon que les théologiens sont des hommes, et que, comme hommes, si le temporel de l’Église, y compris celui des théologiens, tient parfois trop de place dans leurs préoccupations, ils ont aussi l’âme ouverte à ce sentiment qui fait la gloire et la dignité de l’homme : l’attachement à la langue, à la nationalité ?

Mais ce que j’en dis, moi, c’est par luxe — pour acquitter en passant, d’un coup de pied à la bête malpropre qui lève la patte sur les statues d’O’Connell, de Poniatowski, de Kossuth, de Cavour, un peu de la dette de reconnaissance que tout homme libre doit se reconnaître envers ces grands briseurs de chaînes.

Le lecteur se doute bien qu’au fond je ne vois pas grand’chose de commun entre Mazzini et M. Armand Lavergne, entre les Faucheurs de la Mort et les électeurs de Drummond-Arthabaska, entre la bataille de Navarin et l’élection de M. Paul-Émile Lamarche comme député de Nicolet. Et il ne s’attend pas, le lecteur, à ce que je fasse grands frais d’argumentation pour démontrer que le nationalisme canadien — entendu comme opposition à l’impérialisme britannique — ne fut jamais visé par d’autre théologien que le faquin de l’Action catholique, subventionné à même l’argent de feu Cecil Rhodes, s’il n’est pas plutôt frappé d’aliénation mentale. Cela, il l’admet, le lecteur, il le sait ; et si j’entreprenais d’en faire la preuve, il croirait tout simplement que je me moque du monde.

* * *

Une autre question politique s’est agitée au Canada en ces dernières années, et plus que jamais en ces derniers mois ; nous voulons parler des droits du français à l’école dans les provinces anglaises, particulièrement en Ontario.

Par elle-même cette question n’a, quoi qu’on dise, aucun caractère religieux. Elle intéresse les Canadiens-Français catholiques, mais comme Français, non comme catholiques. Les prêtres et évêques canadiens-français y sont intéressés, mais comme Français, non comme prêtres ou évêques. Les laïques y ont la même compétence que les ecclésiastiques, et un libre-penseur peut, par amour de la justice, y faire cause commune avec un laïque catholique, avec un prêtre, un évêque, un cardinal.

Ceci posé, voyons ce que pense sur le sujet l’Action catholique, organe de S. E. le cardinal-archevêque de Québec :

De notre côté, — disait le 2 septembre dernier l’Action catholique, — il faut bien le reconnaître, nous n’avons pas tous fait ce qu’il eût fallu faire pour dissiper cette ignorance et ces préjugés, nous avons même fait parfois ce qu’il fallait faire pour les entretenir.

Ainsi au lieu de nous tenir fermes sur la défense de nos droits, nous nous sommes parfois laissé emporter — c’était assez naturel, mais ni sage ni profitable — à des attaques qui eussent été de bonne guerre, si nous avions été véritablement en guerre, mais qui étaient de mauvaise politique. Nous avons ainsi donné à soupçonner, faussement il est vrai, que nous n’acceptons qu’à regret notre sort, que nous entretenons l’espoir de secouer la domination anglaise à la première occasion favorable, que nous tenons la tentation de maudire le jour où nous sommes devenus sujets britanniques.

Cette fausse tactique et cette légèreté de parole n’auraient eu aucune mauvaise conséquence, si nos compatriotes de langue anglaise eussent connu les vrais sentiments et la conduite réelle de notre peuple, autant qu’ils connaissent les imprudentes paroles de quelques-uns des nôtres. Mais le malheur a voulu qu’il y eût parmi nous quelques patriotes plus zélés que sages qui n’ont pas vu que leurs imprudences nuisaient à notre cause en fournissant des prétextes très utiles à nos adversaires qui ne demandaient pas mieux que de les exploiter contre nous.

La vérité réelle, historique qu’il eût fallu et qu’il faut encore tenir en évidence sans fournir à personne raison d’en douter, c’est comme le disait hier encore l’Événement et comme l’ont tant de fois redit tous les chefs et les vrais guides de notre race, que la majorité, l’unanimité des Canadiens-français est heureuse de vivre sous la protection du drapeau britannique et croit que ce serait un grand malheur pour elle que de voir changer notre statut politique actuel.

Il y aurait à ce sujet une Comparaison historique intéressante et salutaire à instituer neutre l’attitude constante de notre clergé, qui a su défendre avantageusement nos droits religieux et nationaux, et l’attitude de nos patriotes et de nos politiciens qui n’ont pas tous voulu adopter la même tactique de même modération, qui ont exagéré dans le sens de la conciliation des principes ou dans celui de l’exagération de la violence, sans entente ni discipline, chacun suivant son tempérament, et qui ont abouti souvent au triste résultat ou de ne pas combattre, ou de perdre des batailles, après les avoir imprudemment engagées ou provoquées.

Ici encore il apparaît que les hommes d’Eglise ont été les plus sages politiques, non pas tant parce qu’ils avaient plus de talent ou plus de dévouement que parce qu’ils avaient plus de principes, plus de pondération, plus de science et d’entente de la morale publique.

Il faudrait la plume d’un Léon Bloy pour qualifier la sans-pareille bassesse d’âme qui s’étale à chaque ligne de cet article. Entre le traître ordinaire et l’abbé D’Amours, il y a toute la différence qui sépare le gabegiste du simoniaque. Le directeur de l’Action catholique a comme la fringale de la trahison. Il en fait un art, plus que cela, un sadisme. C’est à se demander si, dans cette question de l’enseignement bilingue, il trahit inconsciemment, pour le seul plaisir de porter un coup de stylet à M. Bourassa, ou s’il ne frappe pas plutôt M. Bourassa pour servir les politiciens francophobes d’Ontario en ayant l’air de défendre l’école bilingue. Ce n’est pas par un écart de plume que dans mon premier article sur l’Action catholique, les évêques et la guerre », je le traitais de « petit abbé jésuite et italien, pour qui nulle besogne ne fut jamais trop ardue, ni trop scélérate, ni trop vile » : les lignes qui précèdent montrent ce dont il est capable comme audace, comme scélératesse et comme vilenie. Je pourrais le convaincre vingt fois de mensonge en refaisant brièvement l’historique de la lutte scolaire ontarienne. Je lui permettrai de se clouer lui-même au pilori s’il veut seulement essayer de répondre aux questions suivantes :

1o Selon lui, qu’est-ce que les Canadiens-Français auraient pu faire pour dissiper l’ignorance et les préjugés des Anglais d’Ontario, et qu’ils n’ont pas fait ?

2o Qu’est-ce que nous avons fait pour entretenir cette ignorance et ces préjugés, et dont nous aurions pu nous abstenir sans nous manquer de respect à nous-mêmes ?

3o Où, quand et comment avons-nous attaqué nos concitoyens anglais au lieu de nous borner à défendre nos droits ? Où, quand et comment avons-nous « donné à soupçonner que nous « entretenons l’espoir de secouer la domination anglaise à la première occasion favorable » ?

4o Ceux dont l’Action catholique déplore les « imprudences » n’ont-ils pas reçu à maintes reprises les remerciements publics de la minorité ontarienne ? Sans eux, quel mouvement de sympathie existerait-il à l’heure actuelle dans le Québec pour les Canadiens d’Ontario ? Les discours les plus énergiques de M. Bourassa sur la question scolaire ont-ils jamais provoqué chez les francophobes d’Ontario plus de rage que certaine lettre de S. E. le cardinal Bégin ou que les souscriptions nationales organisées par la Société Saint-Jean-Baptiste en 1913, par l’Association de la Jeunesse en 1915 ? Et serait-ce à dire que Son Éminence est un cerveau brûlé, et que le Québec a tort d’envoyer des secours pécuniaires aux persécutés ?

5o Quel est le Canadien-Français, nationaliste ou autre, qui n’a pas déclaré en toute circonstance que le drapeau britannique devait garder nôtre allégeance tant qu’il ne serait pas synonyme de tyrannie religieuse et nationale ? L’Action catholique le prend bien froidement avec les demi-sauvages du gouvernement ontarien : on reconnaît l’indifférence foncière du haut clergé pour les questions de langue. Mais n’est-ce pas le même journal qui écrivait l’hiver dernier, à propos de l’annulation d’un règlement anti-alcoolique à la Baie Saint-Paul par le juge Letellier pour cause d’ingérence cléricale, que le plus sûr moyen de faire amender certaines lois — en l’espèce, la loi sur l’intimidation de l’électeur, — c’est de les violer bravement, inlassablement ?

6o L’épiscopat canadien se fit le plus ardent défenseur de la langue française à une époque où il ne pouvait agir autrement sans laisser le champ libre aux agents d’anglicanisation du cabinet britannique, — sans s’exposer, par conséquent, à perdre sa propre raison d’être. Mais en quoi son rôle a-t-il été depuis plus digne d’éloge que celui des Bédard, des Papineau, des Parent, des Lafontaine, des Morin, et, pour en arriver tout de suite à nos jours en sautant par-dessus 1890 et 1896, — alors que, s’il fallait s’en rapporter au jugement, contestable il est vrai, des délégués apostoliques, c’était l’épiscopat qui manquait de pondération, — des Bourassa, des Lavergne, des Belcourt et des Landry ? Quel lourd fardeau d’ignominie les laïques canadiens-français des quatre ou cinq dernières générations devront porter devant l’Histoire, nous le savons ; rien que d’être les fils de tels pères, empoisonne et affaiblit notre existence, nous incline comme fatalement aux capitulations. Mais ne pourrait-on pas plaider à leur décharge précisément l’habitude où on les avait formés de ne pas compter sur eux-mêmes, de s’en rapporter entièrement à l’épiscopat pour la revendication des droits nationaux comme des droits religieux ? En ce moment même, que fait l’organe de S. E. le cardinal Bégin, sinon de calomnier délibérément l’action laïque pour la décourager ?

* * *

Ainsi donc, qu’il s’agit de nos obligations militaires envers la métropole, de la fédération impériale, du nationalisme anti-impérialiste ou du nationalisme au sens que prend ce mot dans nos affaires intérieures, l’Action catholique, depuis l’automne de 1914, a fait de la politique, rien que de la politique.

Or, si le lecteur veut bien évoquer ses souvenirs, il verra que durant cette période il n’a virtuellement pas été question d’autre chose dans la presse canadienne.

Même l’action sociale, qui fut la raison d’être de sa fondation, n’a tenu qu’une place infime dans la tâche quotidienne de l’Action catholique. Pousser à l’envoi de troupes canadiennes en Europe, disserter sur les avantages ou les désavantages de la fédération impériale, représenter le nationalisme anti-impérialiste comme une hérésie, miner en sous-main les meilleurs avocats de la minorité ontarienne : telle a été depuis bientôt quinze mois sa besogne. Les évêques ne croient-ils pas que le temps est venu de mettre fin à cet état de choses ? Croient-ils que cette simonie puisse durer plus longtemps sans provoquer une dure réaction ? S’imaginent-ils que tout le monde est devenu aveugle, sourd et muet, dans la bonne province de Québec ?