Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/10

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Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 39-43).

De ce qu’est signifié par les couleurs blanc & bleu.

Chapitre X.



Le blanc doncques signifie ioye, soulas, & liesse : & non à tort le signifie, mais à bon droict & iuste tiltre. Ce que pourrez verifier si arriere mises voz affections, voulez entendre ce que presentement vous exposeray.

Aristoteles dict que supposent deux choses contraires en leur espece : comme bien & mal : vertu & vice : froid & chauld : blanc & noir : volupté & doleur : ioye & dueil, & ainsi de aultres, si vous les coublez en telle façon, q’vn contraire d’vne espece conuienne raisonnablement à l’vn contraire d’vne aultre, il est consequent que l’autre contraire compete auecques l’autre residu. Exemple : Vertus & Vice sont contraires en vne espece, aussy sont Bien & Mal. Si l’vn des contraires de la premiere espece conuient à l’vn de la seconde comme vertus & bien : car il est sceut que vertus est bonne, ainsi feront les deux residuz, qui sont mal & vice, car vice est mauluais.

Ceste reigle logicale entendue, prenez ces deux contraires, ioye & tristesse : puis ces deux, blanc & noir. Car ilz sont contraires physicalement. Si ainsi doncques est que noir signifie dueil, à bon droict blanc signifiera ioye.

Et n’est ceste signifiance par imposition humaine instituee, mais receue par consentement de tout le monde, que les philosophes nomment ius gentium, droict vniuersel, valable par toutes contrees.

Comme assez scauez, que tous peuples, toutes nations (ie excepte les antiques Syracusans & quelques Argiues : qui auoient l’ame de trauers) toutes langues, voulens exteriorement demonstrer leur tristesse, portent habit de noir : & tout dueil est faict par noir. Lequel consentement vniuersel n’est faict que nature n’en donne quelque argument & raison : laquelle vn chascun peut soubdain par soy comprendre sans aultrement estre instruict de personne, laquelle nous appellons droict naturel.

Par le blanc, à mesmes induction de nature, tout le monde a entendu ioye, liesse, soulas, plaisir, & delectation.

Au temps passé les Thraces & Cretes signoient les iours bien fortunez & joyeux, de pierres blanches : les tristes & defortunez, de noires.

La nuyct n’est elle funeste, triste, & melancholieuse ? Elle est noire & obscure par priuation. La clarté n’esiouit elle toute nature ? Elle est blanche plus que chose que soit. A quoy prouuer ie vous pourrois renuoyer au liure de Laurens Valle contre Bartole, mais le tesmoignage euangelicque vous contentera. Math. xvij, est dict que à la transfiguration de nostre seigneur : vestimenta eius facta sunt alba sicut lux, ses vestemens feurent faictz blancs comme la lumiere. Par laquelle blancheur lumineuse donnoit entendre à ses troys apostres l’idee & figure des ioyes eternelles. Car par la clarté sont tous humains esiouiz. Comme d’une vieille que n’avoit dens en gueulle, encores disoit elle : Bona lux. Et Thobie (cap. v) quand il eut perdu la veue, lors que Raphael le salua, respondit : « Quelle joye pourray je avoir, qui poinct ne voy la lumiere du ciel ? » En telle couleur tesmoignerent les anges la joye de tout l’univers à la Resurrection du Saulveur (Joan. xx) et à son Ascension (Act. j). De semblable parure veit Sainct Jean Evangeliste (Apocal. iiij et vij) les fideles vestuz en la celeste et beatifiée Hierusalem.

Lisez les histoires antiques, tant Grecques que Romaines. Vous trouverez que la ville de Albe (premier patron de Rome) feut et construicte et appellée à l’invention d’une truye blanche.

Vous trouverez que, si à aulcun, après avoir eu des ennemis victoire, estoit decreté qu’il entrast à Rome en estat triumphant, il y entroit sur un char tiré par chevaulx blancs ; autant celluy qui y entroit en ovation ; car par signe ny couleur ne pouvoyent plus certainement exprimer la joye de leur venue que par la blancheur.

Vous trouverez que Pericles, duc des Atheniens, voulut celle part de ses gensdarmes, esquelz par sort estoient advenus les febves blanches, passer toute la journée en joye, solas et repos, cependent que ceulx de l’autre part batailleroient. Mille aultres exemples et lieux à ce propos vous pourrois je exposer, mais ce n’est icy le lieu.

Moyennant laquelle intelligence povez resouldre un probleme, lequel Alexandre Aphrodise a reputé insolube : « Pourquoy le leon, qui de son seul cry et rugissement espovante tous animaulx, seulement crainct et revere le coq blanc ? » Car (ainsi que dict Proclus, lib. De Sacrificio et Magia ) c’est parce que la presence de la vertus du soleil, qui est l’organe et promptuaire de toute lumiere terrestre et syderale, plus est symbolisante et competente au coq blanc, tant pour icelle couleur que pour sa proprieté et ordre specificque, que au leon. Plus dict que en forme leonine ont esté diables souvent veuz, lesquelz à la presence d’un coq blanc soubdainement sont disparuz.

Ce est la cause pourquoy Galli (ce sont les Françoys, ainsi appellez parce que blancs sont naturellement comme laict que les Grecz nomme gala) voluntiers portent plumes blanches sur leurs bonnetz ; car par nature ilz sont joyeux, candides, gratieux et bien amez, et pour leur symbole et enseigne ont la fleur plus que nulle aultre blanche : c’est le lys.

Si demandez comment par couleur blanche nature nous induict entendre joye et liesse, je vous responds que l’analogie et conformité est telle. Car — comme le blanc exteriorement disgrege et esparte la veue, dissolvent manifestement les espritz visifz, selon l’opinion de Aristoteles en ses Problemes et des perspectifz (et le voyez par experience quand vous passez les montz couvers de neige, en sorte que vous plaignez de ne pouvoir bien reguarder, ainsi que Xenophon escript estre advenu à ses gens, et comme Galen expose amplement, lib. x, De usu partium) — tout ainsi le cueur par joye excellente est interiorement espart et patist manifeste resolution des esperitz viteaulx ; laquelle tant peut estre acreue que le cueur demoureroit spolié de son entretien, et par consequent seroit la vie estaincte par ceste perichairie, comme dict Galen lib. xij Metho., li. v, De locis affectis, et li. ij, De symptomaton causis, et comme estre au temps passé advenu tesmoignent Marc Tulle, li. j Quœstio. Tuscul., Verrius, Aristoteles, Tite Live, après la bataille de Cannes, Pline. lib. vij, c. xxxij et liij, A. Gellius, li. iij, xv., et aultres, à Diagoras Rodien, Chilo, Sophocles, Diony, tyrant de Sicile, Philippides, Philemon, Polycrata, Philistion, M. Juventi et aultres qui moururent de joye, et comme dict Avicenne (in ij canone et lib. De Viribus cordis) du zaphran, lequel tant esjouist le cueur qu’il le despouille de vie, si on en prend en dose excessifve, par resolution et dilatation superflue. Icy voyez Alex. Aphrodisien, lib. primo Problematum, c. xix.. Et pour cause.

Mais quoy ! j’entre plus avant en ceste matiere que ne establissois au commencement. Icy doncques calleray mes voilles, remettant le reste au livre en ce consommé du tout, et diray en un mot que le bleu signifie certainement le ciel et choses celestes, par mesmes symboles que le blanc signifioit joye et plaisir.