Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/38

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Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 141-143).

Comment Gargantua mangea en sallade six pelerins.

Chapitre XXXVIII.



Le propos requiert que racontons ce qu’advint à six pelerins, qui venoient de Sainct Sebastien, près de Nantes, et pour soy hezberger celle nuict, de peur des ennemys, s’estoient mussez au jardin dessus les poyzars, entre les choulx et lectues. Gargantua se trouva quelque peu alteré et demanda si l’on pourroit trouver de lectues pour faire sallade, et, entendent qu’il y en avoit des plus belles et grandes du pays, car elles estoient grandes comme pruniers ou noyers, y voulut aller luy mesmes et en emporta en sa main ce que bon luy sembla. Ensemble emporta les six pelerins, lesquels avoient si grand paour qu’ilz ne ausoient ny parler ny tousser.

Les lavant doncques premierement en la fontaine, les pelerins disoient en voix basse l’un à l’aultre : « Qu’est il de faire ? Nous noyons icy, entre ces lectues. Parlerons nous ? Mais, si nous parlons, il nous tuera comme espies. » Et, comme ilz deliberoient ainsi, Gargantua les mist avecques ses lectues dedans un plat de la maison, grand comme la tonne de Cisteaulx, et, avecques huille et vinaigre et sel, les mangeoit pour soy refraischir davant souper, et avoit jà engoullé cinq des pelerins. Le sixiesme estoit dedans le plat, caché soubz une lectue, excepté son bourdon qui apparoissoit au dessus. Lequel voyant, Grandgousier dist à Gargantua :

«  Je croys que c’est là une corne de limasson ; ne le mangez poinct

— Pourquoy ? (dist Gargantua). Ilz sont bons tout ce moys. »

Et, tyrant le bourdon, ensemble enleva le pelerin, et le mangeoit très bien ; puis beut un horrible traict de vin pineau, et attendirent que l’on apprestast le souper.

Les pelerins ainsi devorez se tirerent hors les meulles de ses dentz le mieulx que faire peurent, et pensoient qu’on les eust mys en quelque basse fousse des prisons, et, lors que Gargantua beut le grand traict, cuyderent noyer en sa bouche, et le torrent du vin presque les emporta au gouffre de son estomach ; toutesfoys, saultans avec leurs bourdons, comme font les micquelotz, se mirent en franchise l’orée des dentz. Mais, par malheur, l’un d’eux, tastant avecques son bourdon le pays à sçavoir s’ilz estoient en sceureté, frappa rudement en la faulte d’une dent creuze et ferut le nerf de la mandibule, dont feist très forte douleur à Gargantua, et commença crier de raige qu’il enduroit. Pour doncques se soulaiger du mal, feist aporter son curedentz et, sortant vers le noyer grollier, vous denigea Messieurs les pelerins.

Car il arrapoit l’un par les jambes, l’aultre par les espaules, l’aultre par la bezace, l’aultre par la foilluze, l’aultre par l’escharpe, et le pauvre haire qui l’avoit feru du bourdon, le accrochea par la braguette ; toutesfoys ce luy fut un grand heur, car il luy percea une brosse chancreuze qui le martyrisoit depuis le temps qu’ilz eurent passé Ancenys.

Ainsi les pelerins denigez s’enfuyrent à travers la plante a beau trot, et appaisa la douleur.

En laquelle heure feut appellé par Eudemon pour soupper, car tout estoit prest :

«  Je m’en voys doncques (dist il) pisser mon malheur. »

Lors pissa si copieusement que l’urine trancha le chemin aux pelerins, et furent contrainctz passer la grande boyre. Passans de là par l’orée de la Touche, en plain chemin tomberent tous, excepté Fournillier, en une trape qu’on avoit faict pour prandre les loups à la trainnée, dont escapperent moyennant l’industrie dudict Fournillier, qui rompit tous les lacz et cordages. De là issus, pour le reste de celle nuyct coucherent en une loge près le Couldray, et là feurent reconfortez de leur malheur par les bonnes parolles d’un de leur compaignie, nommé Lasdaller, lequel leur remonstra que ceste adventure avoit esté predicte par David, Ps. :

«  Cum exurgerent homines in nos, forte vivos deglutissent nos, quand nous feusmes mangez en salade au grain du sel ; cum irasceretur furor eorum in nos, forsitan aqua absorbuisset nos, quand il beut le grand traict ; torrentem pertransivit anima nostra, quand nous passasmes la grande boyre ; forsitan pertransisset anima nostra aquam intolerabilem, de son urine, dont il nous tailla le chemin. Benedictus Dominus, qui non dedit nos in captionem dentibus eorum. Anima nostra, sicut passer erepta est de laquea venantium, quand nous tombasmes en la trape ; laqueus contritus est par Fournillier, et nos liberati sumus. Adjutorium nostrum, etc. »