Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/41

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Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 152-154).

Comment le moyne feist dormir Gargantua, et de ses heures et bréviaire.

Chapitre XXXXI.



Le souper achevé, consulterent sus l’affaire instant, et feut conclud que environ la minuict ilz sortiroient à l’escarmouche pour sçavoir quel guet et diligence faisoient leurs ennemys ; en ce pendent, qu’il se reposeroient quelque peu pour estre plus frais. Mais Gargantua ne povoit dormir en quelque façon qu’il se mist. Dont luy dist le moyne : « Je ne dors jamais bien à mon aise, sinon quand je suis au sermon ou quand je prie Dieu. Je vous supplye, commençons, vous et moy, les sept pseaulmes pour veoir si tantost ne serez endormy. » L’invention pleut très bien à Gargantua, et, commenceant le premier pseaulme, sus le poinct de Beati quorum s’endormirent et l’un et l’aultre. Mais le moyne ne faillit oncques à s’esveiller avant la minuict tant il estoit habitué à l’heure des matines claustralles. Luy esveillé, tous les aultres esveilla, chantant à pleine voix la chanson :

«  Ho, Regnault, reveille toy, veille ;

O, Regnault, reveille toy. »

Quand tous furent esveillez, il dict : « Messieurs, l’on dict que matines commencent par tousser, et souper par boyre. Faisons au rebours ; commençons maintenant noz matines par boyre, et de soir, à l’entrée de souper, nous tousserons à qui mieulx mieulx. » Dont dist Gargantua : « Boyre si tost après le dormir, ce n’est vescu en diete de medicine. Il se fault premier escurer l’estomach des superfluitez et excremens.

— C’est (dist le moyne) bien mediciné ! Cent diables me saultent au corps s’il n’y a plus de vieulx hyvrognes qu’il n’y a de vieulx medicins ! J’ay composé avecques mon appetit en telle paction que tousjours il se couche avecques moy, et à cela je donne bon ordre le jour durant, aussy avecques moy il se lieve. Rendez tant que vouldrez vos cures, je m’en voys après mon tyrouer.

— Quel tyrouer (dist Gargantua) entendez vous ?

— Mon breviaire (dist le moyne), car — tout ainsi que les faulconniers, davant que paistre leurs oyseaux, les font tyrer quelque pied de poulle pour leurs purger le cerveau des phlegmes et pour les mettre en appetit, — ainsi, prenant ce joyeux petit breviaire au matin, je m’escure tout le poulmon, et voy me là prest à boyre.

— À quel usaiges (dist Gargantua) dictez vous ces belles heures ?

— À l’usaige (dist le moyne) de Fecan, à troys pseaulmes et troys leçons ou rien du tout qui ne veult. Jamais je ne me assubjectis à heures : les heures sont faictez pour l’homme, et non l’homme pour les heures. Pour tant je foys des miennes à guise d’estrivieres ; je les acourcis ou allonge quand bon me semble : brevis oratio penetrat celos, longa potatio evacuat cyphos. Où est escript cela ?

— Par ma foy (dist Ponocrates), je ne sçay, mon petit couillaust ; mais tu vaulx trop !

— En cela (dist le moyne) je vous ressemble. Mais venite apotemus. » L’on apresta carbonnades à force et belles souppes de primes, et beut le moyne à son plaisir. Aulcuns luy tindrent compaignie, les aultres s’en deporterent. Après, chascun commença soy armer et accoustrer, et armerent le moyne contre son vouloir, car il ne vouloit aultres armes que son froc davant son estomach et le baston de la croix en son poing. Toutesfoys, à leur plaisir feut armé de pied en cap et monté sus un bon coursier du royaulme, et un gros braquemart au cousté, ensemble Gargantua, Ponocrates, Gymnaste, Eudemon et vingt et cinq des plus adventureux de la maison de Grandgousier, tous armez à l’advantaige, la lance au poing, montez comme sainct George, chascun ayant un harquebouzier en crope.