Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/29
Comment Pantagruel paſſa l’iſle de Tapinois en la
quelle regnoit Quareſmeprenant[1].
Chapitre XXIX.
es naufz du ioyeulx conuoy refaictes & reparees : les victuailles refraiſchiz : les Macræons plus que contens & ſatisfaictz de la deſpenſe que y auoit faict Pantagruel : nos gens plus ioyeulx que de couſtume, au iour ſubſequent feut voile faicte au ſerain & delicieux Aguyon[BD 1], en grande alaigreſſe. Sus le hault du iour feut par Xenomanes monſtré de loing l’iſle de Tapinois en laquelle regnoit Quareſmeprenant : duquel Pantagruel auoit aultre foys ouy parler, & l’euſt voluntiers veu en perſone, ne feut que Xenomanes l’en deſcouraigea, tant pour le grand detour du chemin, que pour le maigre paſſetemps qu’il diſt eſtre en toute l’iſle & court du Seigneur. Vous y voirez (diſt il) pour tout potaige vn grand aualleur de poys gris, vn grand cacquerotier, vn grand preneur de Taulpes, vn grand boteleur de foin, vn demy geant à poil follet & double tonſure extraict de Lanternoys, bien grand Lanternier : confalonnier[BD 2] des Ichtyophages[BD 3] : dictateur de Mouſtardois : fouetteur de petitz enfans : calcineur de cendres : pere & nourriſſon des medicins : foiſonnant en pardons, indulgences, & ſtations : home de bien : bon catholic, & de grande deuotion. Il pleure les troys pars du iour. Iamais ne ſe trouue aux nopces. Vray eſt que c’eſt le plus induſtrieux faiſeur de lardoueres & brochettes[2] qui ſoit en quarante royaulmes. Il a enuiron ſix ans que paſſant par Tapinois i’en emportay vne groſſe, & la donnay aux bouchers de Quande. Ilz les eſtimerent beaucoup, & non ſans cauſe. Ie vous en monſtreray à noſtre retour deux attachees ſus le grand portail. Les alimens des quelz il ſe paiſt ſont aubers ſallez, casquets, morrions ſallez, & ſalades ſallees[3]. Dont quelquefoys patit vne loude piſſechaulde. Ses habillemens ſont ioyeulx, tant en façon comme en couleur. Car il porte gris & froid : rien dauant, & rien darrière : & les manches de meſmes.
Vous me ferez plaiſir, diſt Pantagruel, ſi comme m’auez expoſé ſes veſtemens, ſes alimens, ſa maniere de faire, & ſes paſſetemps, auſſi me expoſez ſa forme & corpulence en toutes ſes parties. Ie t’en prie Couillette, diſt frere Ian : Car ie l’ay trouué dedans mon breuiaire : & s’en fuyt[4] apres les feſtes mobiles. Voluntiers, reſpondit Xenomanes. Nous en oyrons par aduenture plus amplement parler paſſans l’iſle Farouche, en laquelle dominent les Andouilles farfelues ſes ennemies mortelles : contre lesquelles il a guerre ſempiternelle. Et ne feuſt l’aide du noble Mardigras leur protecteur & bon voiſin, ce grand Lanternier Quareſmeprenant les euſt ià pieça exterminees de leur manoir. Sont elles (demandoit frere Ian) maſles ou femelles ? anges ou mortelles ? femes ou pucelles. Elles ſont, reſpondit Xenomanes, femelles en ſexe, mortelles en condition : aulcunes pucelles, aultres non. Ie me donne au Diable, diſt frere Ian, ſi ie ne ſuys pour elles. Quel deſordre eſt ce en nature faire guerre contre les femmes ? Retournons. Sacmentons ce grand villain.
Combatre Quareſmeprenant (diſt Panurge) de par tous les Diables ? Ie ne ſuys pas ſi fol & hardy enſemble. Quid iuris, ſi nous trouuions enueloppez entre Andouilles & Quareſmeprenant ? Entre l’enclume & les marteaulx ? Cancre. Houſtez vous de là. Tirons oultre. Adieu vous diz Quareſmeprenant. Ie vous recommande les Andouilles : & n’oubliez pas les Boudins.
- ↑ Quareſmeprenant. Au propre : « qui prend carême. » Ce mot s’applique d’ordinaire aux trois jours gras avant le mercredi des Cendres et particulièrement au mardi. Ici il désigne le carême lui-même, dont ce chapitre et les trois suivants sont une description bouffonne. « Il faut, dit Le Duchat avec assez de vraisemblance, que d’un côté ce portrait regarde la bizarrerie de l’habit des moines en général, à qui leurs règles preſcrivent un carême continuel, & de l’autre l’erreur de ceux qui font conſiſter une bonne partie de la religion chrétienne dans l’obſervation du carême & de ſes dévotions. »
- ↑ Faiſeur de lardoueres & brochettes. « C’eſt en carême, & principalement ſur ſa fin, que les bouchers prennent leur tems pour faire des brochettes. » (Le Duchat). Quand Xenomanes dit qu’il en emporta vne groſſe, il faut entendre douze douzaines.
- ↑ Salades ſallees. Jeu de mots sur salade, casque, et salade, légumes assaisonnés au sel. L’énumération des « aubers, caſquets, morrions, » n’a pour objet que de préparer cette équivoque.
- ↑ S’en fuyt. Ainsi dans 1552 ; ailleurs : S’en ſuit.