Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/13

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 66-71).

Comment Pantagruel conſeille Panurge preuoir l’heur
ou malheur de ſon mariage par ſonges.


Chapitre XIII.


Or puys que ne conuenons enſemble en l’expoſition des ſors Virgilianes, prenons aultre voye de divination. Quelle ? (demanda Panurge). Bonne, (reſpondit Pantagruel) antique, & authenticque, c’eſt par ſonges. Car en ſongeant auecques conditions les quelles deſcriuent Hippocrates lib. περί ἑνπνίων[1], Platon, Plotin, Iamblicque, Syneſius, Ariſtoteles, Xenophon, Galen, Plutarche, Artemidorus Daldianus, Herophilus, Q. Calaber, Theocrite, Pline, Athenæus, et aultres, l’ame ſouuent prevoit les choſes futures. Ia n’eſt beſoing plus au long vous le prouuer. Vous l’entendez par exemple vulguaire, quand vous voyez lors que les enfans bien nettiz, bien repeuz, & alaictez, dorment profondement, les nourrices s’en aller eſbatre en liberté, comme pour icelle heure licentiées à faire ce que vouldront : car leur preſence au tour du bers ſembleroit inutile. En ceſte façon noſtre ame lors que le corps dort, & que la concoction eſt de tous endroictz paracheuée, rien plus n’y eſtant neceſſaire iusques au reueil, s’eſbat & reueoit ſa patrie, qui eſt le ciel. De là reçeoit participation inſigne de ſa prime & diuine origine, & en contemplation de ceſte infinie & intellectuale ſphære[2], le centre de laquelle eſt en chaſcun lieu de l’vniuers, la circunference poinct (c’eſt Dieu ſcelon la doctrine de Hermes[3] triſmegiſtus) à laquelle rien ne aduient, rien ne paſſe, rien ne dechet, tous temps ſont præſens : note non ſeulement les choſes paſſées en mouuement inferieurs, mais auſſi les futures : & les raportent à ſon corps, & par les ſens & organes d’icelluy les expoſant aux amis, eſt dicte vaticinatrice & prophete. Vray eſt qu’elle ne les raporte en telle ſyncerité, comme les auoit veues, obſtant l’imperfection & fragilité de ſens corporelz : comme la Lune receuant du Soleil ſa lumiere, ne nous la communicque telle, tant lucide, tant pure, tant viue & ardente comme l’auoit receue. Pourtant reſte à ces vaticinations ſomniales interprete, qui ſoit dextre, ſaige, induſtrieux, expert, rational, & abſolu Onirocrite, & Oniropole : ainſi ſont appelez des Græcs. C’eſt pourquoy Heraclitus diſoit[4] rien par ſonge ne nous eſtre expoſé, rien auſſi ne nous eſtre celé : ſeulement nous eſtre donnée ſignification & indice des choſes aduenir ou pour l’heur & malheur noſtre, ou pour l’heur & malheur d’aultruy. Les ſacres letres le teſmoignent, les hiſtoires prophanes l’aſceurent : nous expoſant mille cas aduenuz ſcelon les ſonges tant de la perſone ſongeante, que d’aultruy pareillement. Les Atlanticques & ceulx qui habitent en l’iſle de Thaſos l’une des Cyclades, ſont priuez de ceſte commodité, on pays desquelz iamais perſone ne ſongea. Auſſi feurent Cleon de Daulie, Thraſymedes, & de noſtre temps le docte Villanouanus François, lesquelz oncques ne ſongerent. Demain doncques ſus l’heure que la ioyeuſe Aurore aux doigtz roſatz dechaſſera les tenebres nocturnes, adonnez vous à ſonger parfondement. Ce pendent deſpouillez vous de toute affection humaine : d’amour, de haine, d’eſpoir, & de craincte. Car comme iadis le grand vaticinateur Proteus eſtant deſguiſé & transformé en feu, en eau, en tigre, en dracon, & aultres masques eſtranges ne prædiſoit les choſes aduenir : pour les prædire force eſtoit, qu’il feuſt reſtitué en ſa propre & naïfue forme : auſſi ne peult l’home recepuoir diuinité, & art de vaticiner, ſinon lors que la partie qui en luy plus eſt diuine (c’eſt Νοῦς & Mens) ſoit coye, tranquille, paiſible, non occupée ne diſtraicte par paſſions & affections foraines.

Ie le veulx, diſt Panurge. Fauldra il peu ou beaucoup ſoupper à ce ſoir ? Ie ne le demande ſans cauſe. Car ſi bien & largement ie ne ſouppe, ie ne dors rien qui vaille, la nuict ne foys que rauaſſer, & autant ſonge creux que pour lors reſtoit mon ventre. Poinct ſoupper (reſpondit Pantagruel) ſeroit le meilleur, attendu voſtre bon en poinct & habitude. Amphiaraus vaticinateur antique vouloit ceulx qui par ſonges recepuoient les oracles, rien tout celluy iour ne manger, & vin ne boyre troys iours dauant. Nous ne vſerons de tant extreme, & rigoureuſe diæte. Bien croy ie l’homme replet de viandes & crapule, difficilement concepuoir notice des choſes ſpirituelles : ne ſuys toutesfoys en l’opinion de ceulx qui apres longs & obſtinez ieuſnes cuydent plus auant entrer en contemplation des choſes celeſtes. Souuenir aſſez vous peut comment Gargantua mon pere (lequel par honneur ie nomme) nous a ſouuent dict, les eſcriptz de ces hermites ieuſneurs autant eſtre fades, ieiunes, & de mauluaiſe ſaliue, comme eſtoient leurs corps lors qu’ilz compoſoient : & difficile choſe eſtre, bons & ſerains reſter les eſpritz, eſtant le corps en inanition : veu que les Philoſophes & Medicins afferment les eſpritz animaulx ſourdre, naiſtre, & practiquer par le ſang arterial purifié & affiné à perfection dedans le retz admirable, qui giſt ſoubs les ventricules du cerueau. Nous baillans exemple d’un Philoſophe, qui en ſolitude penſant eſtre, & hors la tourbe pour mieulx commenter, diſcourir, & compoſer : ce pendent toutesfoys au tour de luy abayent les chiens, vllent les loups, rugient les Lyons, hanniſſent les cheuaulx, barrient les elephans, ſiflent les ſerpens, braiſlent les aſnes, ſonnent les cigalles, lamentent les tourterelles : c’eſt à dire plus eſtoit troublé, que s’il feuſt à la foyre de Fontenay, ou Niort : car la faim eſtoit on corps : pour à laquelle remedier, abaye l’eſtomach, la veue eſblouit, les venes ſugcent de la propre ſubſtance des membres carniformes : & retirent en bas ceſtuy eſprit vaguabond, negligent du traictement de ſon nourriſſon & hoſte naturel, qui eſt le corps : comme ſi l’oizeau ſus le poing eſtant, vouloit en l’aër ſon vol prendre, & incontinent par les longes ſeroit plus bas deprimé. Et à ce propous nous alleguant l’auctorité de Homere pere de toute Philoſophie, qui dict les Gregeoys lors, non plus toſt, auoir mis à leurs larmes fin du dueil de Patroclus le grand amy de Achilles, quand la faim ſe declaira[5], & leurs ventres proteſterent plus de larmes ne les fournir. Car en corps exinaniz par long ieuſne plus n’eſtoit de quoy pleurer & larmoier. Mediocrité eſt en tous cas louée : & icy la maintiendrez. Vous mangerez à ſoupper non febues, non lieures, ne aultre chair, non Poulpre (qu’on nomme Polype) non choulx, ne aultres viandes qui peuſſent vos eſpritz animaulx troubler & obſusquer. Car comme le mirouoir ne peult repræſenter les ſimulachres des choſes obiectées & à luy expoſées, ſi ſa poliſſure eſt par halaines ou temps nubileux obſuſquée, auſſi l’eſprit ne receoit les formes de diuination par ſonges, ſi le corps eſt inquieté & troublé par les vapeurs & fumées des viandes præcedentes, à cauſe de la ſympathie, laquelle eſt entre eulx deux indiſſoluble. Vous mangerez bonnes poyres Cruſtumenies, & Berguamottes, vne pome de Court pendu, quelques pruneaulx de Tours, quelques Cerizes de mon verger. Et ne ſera pourquoy doibuez craindre que vos ſonges en prouiennent doubteux, fallaces, ou ſuſpectz, comme les ont declairez aulcuns Peripateticques on temps de Automne : lors ſçauoir eſt que les humains plus copieuſement vſent de fructaiges qu’en aultre ſaiſon. Ce que les anciens prophetes & poëtes myſticquement nous enſeignent, diſans les vains & fallacieux ſonges geſir & eſtre cachez ſoubs les feuilles cheutes en terre. Par ce qu’en Automne les feuilles tombent des arbres. Car ceſte ferueur naturelle laquelle abonde es fruictz nouueaulx, & laquelle par ſon ebullition facillement euapore es parties animales (comme nous voyons faire le moult) eſt long temps a, expirée & reſolüe. Et boyrez belle eau de ma fontaine. La condition (diſt Panurge) eſt quelque peu dure. Ie y conſens toutesfois. Couſte & vaille[6]. Proteſtant deſieuner demain à bonne heure, incontinent apres mes ſongeailles. Au ſurplus ie me recommende aux deux portes de Homere[7], Morpheus, à Icelon, à Phantaſus & Phabetor. Si au beſoing ilz me ſecourent, ie leurs erigeray vn autel ioyeux tout compoſé de fin dumet. Si en Laconie i’eſtois dedans le temple de Ino entre Oetyle & Thalames, par elle ſeroit par perplexité reſolüe en dormant à beaulx & ioyeulx ſonges.

Puys demanda à Pantagruel. Seroit ce poinct bien faict ſi ie mettoys deſſoubs mon coiſſin quelques branches de Laurier ? Il n’eſt (reſpondit Pantagruel) ia beſoing. C’eſt choſe ſuperſtitieuſe : & n’eſt que abus ce qu’en eſcript Serapion Aſcalonites, Antiphon, Philochorus, Artemon, & Fulgentius Placiades. Autant vous en diroys ie de l’eſpaule guauſche du Crocodile & du Chameleon, ſauf l’honneur du vieulx Democrite. Autant de la pierre des Bactrians nommée Eumetrides. Autant de la corne de Hammon. Ainſi nomment les Æthiopiens vne pierre precieuſe à couleur d’or & forme d’vne corne de belier, comme eſt la corne de Iuppiter Hammonien : affirmans autant eſtre vrays & infallibles les ſonges de ceulx qui la portent, que ſont les oracles diuins. Par aduenture eſt ce que eſcripuent Homere & Virgile des deux portes de ſonge[7], es quelles vous eſtes recommendé. L’vne eſt de Iuoyre, par laquelle entrent les ſonges confus, fallaces, & incertains, comme à trauers l’iuoire, tant ſoit deliée que vouldrez, poſſible n’eſt rien veoir : ſa denſité & opacité empeſche la penetration des eſpritz viſifz & reception des eſpeces viſibles. L’aultre eſt de corne, par laquelle entrent les ſonges certains, vrays, & infallibles, comme à trauers la corne par ſa reſplendeur & diaphaneïté apparoiſſent toutes eſpeces certainement & diſtinctement. Vous voulez inferer (diſt frere Ian) que les ſonges des coquz cornuz, comme ſera Panurge, Dieu aydant & la femme ſon touſiours vrays & infallibles.


  1. περί ένπνίων. « Sur les Songes. »
  2. Le centre de laquelle eſt en chaſcun lieu de l’vniuers ; la circunference poinct. On retrouve la même définition à la fin du cinquieſme livre (t. III, p. 178) : « Ceſte ſphere intellectuale, de laquelle en tous lieux eſt le centre, & n’a en lieu aucun circonferance, que nous appelions dieu. » C’est peut-être de ce dernier endroit que Pascal a tiré jusqu’à la forme de cette fameuse pensée qui lui a fait tant d’honneur : « C’eſt une ſphere infinie dont le centre eſt partout, la circonférence nulle part. » (Pensées, collection Lemerre, t. I, p. 26, et Notes, t. II, p. 226-227.) Il y a un indice qui permet de croire qu’au moment où l’illustre philosophe recueillait les matériaux de l’ouvrage qu’il n’a pu faire, il venait de lire le cinquieſme livre. En effet, dans le titre du chapitre XXV (t. III, p. 99), il est question de « l’Iſle d’Odes, en laquelle les chemins cheminent. » et dans le recueil de Pascal on trouve cette pensée bizarre, étrangère a l’objet de ses études, et qui semble n’être que la transcription, sous une forme plus générale, du passage que nous venons de citer : « Les rivières ſont des chemins qui marchent & qui portent où l’on veut aller. » (Pensées, collect. Lemerre, t. II, p. 152)
  3. Scelon la doctrine de Hermes. Voyez Mercurius Trismegistus, Pimander, c. 2.
  4. Heraclitus diſoit… Rabelais tire cela du traité de Plutarque : Pourquoi la Pythienne ne rendait plus d’oracles en vers (XXI) : Τὸ ὃναρ οὗ τὸ μαντεῖόν ὲστι τὸ ὲν Δελφοῖς οὔτε λέγει, οὔτε ϰρύπτει, ὰλλὰ σημαίνει. Ce texte n’est pas du reste le plus généralement suivi.
  5. Quand la faim ſe declaira. Voyez Iliade, XIII, 20.
  6. Couſte & vaille.

    .... Il ne m’en chault, couſte & vaille.
    Encor ay-ie denier & maille
    Qu’oncques ne virent pere ne mere.

  7. a et b Aux deux portes de Homere, et, à la page suivante, l. 18 : Deux portes de ſonge. Voyez Odyssée, XIX, 562, et Énéide, VI, 894.