Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/44

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 207-210).

Comment Pantagruel racompte vne estrange histoire
des perplexitez du iugement humain.


Chapitre XLIIII.


Comme feut (dist Pantagruel) la controuerse debatue dauant Cn. Dolabella[1], proconsul en Asie. Le cas est tel. Vne femme en Smyrne de son premier mary eut vn enfant nommé Abecé. Le mary defunct, apres certain temps elle se remaria : & de son second mary eut vn filz nomme Effege. Aduint (comme vous sçauez que rare est l’affection des peratres, vitrices, nouerces, & meratres enuers les enfans des defuncts premiers peres & meres) que cestuy mary & son filz occultement, en trahison, de guet à pens, tuerent Abecé. La femme entendent la trahison & meschanseté ne voulut le forfaict rester impuny : & les feist mourir tous deux, vengeante la mort de son filz premier. Elle feut par la iustice apprehendée & menée dauant Cn. Dolabella. En sa præsence elle confessa le cas, sans rien dissimuler, seulement alleguoit que de droict & par raison elle les auoit occis. C’estoit l’estat du procés. Il trouua l’affaire tant ambigu, qu’il ne sçauoit en quelle partie incliner. Le crime de la femme estoit grand, laquelle auoit occis ses mary second & enfant. Mais la cause du meurtre luy sembloit tant naturelle, & comme fondée en droict des peuples, veu qu’ilz auoient tué son filz premier, eulx ensemble, en trahison, de guet à pens, non par luy oultragez ne iniuriez, seulement par auarice de occuper le total heritage : que pour la decision il enuoya es Areopagites en Athenes, entendre quel seroit sur ce leur aduis & iugement. Les Areopagites feirent response, que cent ans apres personellement on leur enuoiast les parties contendentes, affin de respondre à certains interroguatoires, qui n’estoient on procés verbal contenuz. C’estoit à dire que tant grande leurs sembloit la perplexité & obscurité de la matiere, qu’ilz ne sçauoient qu’en dire ne iuger. Qui eust decidé le cas au sort des dez, il n’eust erré, aduint ce que pourroit. Si contre la femme, elle meritoit punition, veu qu’elle auoit faict la vengence de soy, laquelle apartenoit à Iustice : Si pour la femme, elle sembloit auoir eu cause de douleur atroce. Mais en Bridoye la continuation de tant d’années me estonne.

Ie ne sçaurois (respondit Epistemon) à vostre demande categoricquement respondre. Force est que le confesse. Coniecturallement ie refererois cestuy heur de iugement en l’aspect beneuole des cieulx, & faueur des Intelligences motrices. Les quelles en contemplation de la simplicité & affection syncere du iuge Bridoye : qui soy deffiant de son sçauoir & capacité : congnoissant les antinomies & contrarietez des loix, des edictz, des coustumes & ordonnances : entendent la fraulde du Calumniateur infernal, lequel souuent se transfigure en messagier de lumiere, par ses ministres les peruers aduocatz, Conseilliers, Procureurs, & aultres telz suppoz, tourne le noir en blanc, faict phantasticquement sembler à l’vne & l’aultre partie, qu’elle a bon droict, comme vous sçauez qu’il n’est si mauluaise cause qui ne trouue son aduocat, sans cela iamais ne seroit procés on monde : se recommenderoit humblement à Dieu le iuste iuge : inuocqueroit à son ayde la grace celeste : se deporteroit en l’esprit sacrosainct, du hazard & perplexité de sentence definitiue : & par ce sort exploreroit son decret & bon plaisir, que nous appelions Arrest : remueroient & tourneroient les dez pour tomber en chanse de celluy qui muny de iuste complaincte requeroit son bon droict estre par Iustice maintenu. Comme disent les Talmudistes, en sort n’estre mal aulcun contenu : seulement par sort estre en anxieté & doubte des humains manifestée la volunté diuine.

Ie ne vouldrois penser ne dire, aussi certes ne croy ie, tant anomale estre l’iniquité, & corruptele tant euidente de ceulx qui de droict respondent en icelluy parlement Myrelinguois en Myrelingues, que pirement ne seroit vn procés decidé par iect des dez, aduint ce que pourroit, qu’il est passant par leurs mains pleines de sang & de peruerse affection. Attendu mesmement, que tout leur directoire en iudicature vsuale a esté baillé par vn Tribunian home mescreant, infidele, barbare, tant maling, tant peruers, tant auare & inique, qu’il vendoit les loix, les edictz, les rescriptz, les constitutions & ordonnances en purs deniers, à la partie plus offrante. Et ainsi leurs a taillé leurs morseaulx par ces petitz boutz & eschantillons des loix qu’ilz ont en vsaige : la reste supprimant & abolissant qui faisoit pour la loy totale : de paour que la loy entiere restante & les liures des antiques Iurisconsultes veux sus l’exposition des douze tables, & edictz des Præteurs, feust du monde apertement sa merchanceté congneue. Pourtant seroit ce souuent meilleur (c’est à dire moins de mal en aduiendroit) es parties controuerses, marcher sus chausses trapes, que de son droict soy deporter en leurs responses & iugemens : Comme soubhaitoit Caton[2] de son temps, & conseilloit que la court iudiciaire feust de chausses trappes pauée.


  1. La controuerſe dehatue dauant Cn. Dolabella. Ce fait est raconté par Valère Maxime, VIII, 4, Ammien Marcellin, XXIX, et Aulu-Gelle, XII, 7. Comme aucun d’eux ne nomme les personnages et que Rabelais craindrait, en agissant de même, de rendre son récit obscur, il désigne simplement, à la façon des mathématiciens, le premier fils par les lettres a b c, le second par les lettres e f g, comme s’il s’agissait de comparer deux triangles.
  2. Comme ſoubhaitoit Caton. Voyez Pline, XXIX, 1.