Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LexiqueEtLangue

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NOTES SUR LE LEXIQUE
ET LA LANGUE DE RABELAIS



Jai tellement hâte de livrer au public ce glossaire, auquel je travaille depuis si longtemps, que je ne le ferai pas précéder d’une longue étude sur la langue de Rabelais, suffisamment satisfait si mon commentaire et le glossaire qui va suivre en fournissaient à d’autres de sûrs et abondants matériaux.

Le travail que j’ai placé à la suite du recueil de la Pléiade peut d’ailleurs en tenir lieu dans une certaine mesure.


Supériorité du glossaire sur les notes au bas des pages. Le glossaire fait le rapprochement des locutions qui se contrôlent et souvent s’expliquent l’une par l’autre. Les notes, résultats de recherches partielles, d’hypothèses successives pour la nécessité du moment, se combattent et souvent se détruisent l’une l’autre.


La nécessité d’un glossaire pour les œuvres de Rabelais s’est manifestée de bonne heure, car c’est à lui-même qu’elle a d’abord apparu (Briesue declaration d’aucunes dictions plus obscures contenues on quatriesme liure).

Il faut remarquer que ce premier lexique de Rabelais se compose en grande partie de mots savants, nouveaux alors, courants aujourd’hui. La difficulté a changé de nature. Ce sont les mots populaires et locaux qu’il s’agirait d’expliquer.


Avant qu’Henri Estienne ait publié ses Dialogues du langage françois italianisé & autrement déguisé, Rabelais plaisante déjà sur le langage courtisan lanternois. Panurge promet d’en faire « vn beau petit dictionnaire, lequel ne durera gueres plus qu’vne paire de souliers neufz. »

Ce ne sont pas non plus les latinisateurs qu’il préconise. Il n’y a pas à insister sur ce point. Sa charmante critique de la langue de l’écolier limousin est un des morceaux les plus connus de son livre.

Quel est donc le langage qu’il adopte, qu’il recommande, dont il donne avec une verve intarissable des modèles si nombreux et si variés ?

C’est le patrius sermo. L’ensemble des parlers des ancêtres de toutes provinces, de toutes conditions, de tous métiers pratiqués jusqu’alors ; et comme la langue érudite surgit à cette époque en même temps que renaissent les sciences antiques, rien ne manque au vocabulaire de Rabelais, qui peut être considéré comme le monument le plus important du langage français au milieu du xvie siècle. Il est complet de tout point, depuis la plus haute éloquence jusqu’aux injures les plus vulgaires. Son livre n’est pas un tableau, mais un miroir de la société du temps.

La langue de Rabelais, c’est la langue du xvie siècle dans toute sa vaste étendue. Calvin nous fait connaître la langue religieuse, Montaigne la langue philosophique, Brantôme le caquetage des courtisans ; mais Rabelais, dans sa vaste synthèse, embrasse la langue religieuse la plus élevée, ainsi que la langue philosophique, les langages techniques, les dialectes, l’argot, et descend même plus bas.

Il connaît quelquefois le mot mieux que la chose. Jal le lui reproche, mais malgré quelques inexactitudes, certaines impropriétés, l’effet littéraire pittoresque n’en est pas moins produit sur tout lecteur qui n’est pas historiographe de la marine.

Il ne hait pas la période, mais il a horreur de la périphrase. En cela il est bien Français, bien populairement Français.


Rabelais, c’est la grande source, le grand courant de notre langue : cum flueret lutulentus

La comparaison des mots de notre glossaire de Rabelais et de celui de la Pléiade est bien instructive à cet égard.

La Pléiade emploie souvent au figuré les mots techniques, dont Rabelais, lui, ne se sert qu’au propre.

Rabelais a fait gaiement et spontanément pour la langue ce que la Pléiade a tenté à grand bruit et à grand’peine.

Les innovations de la Pléiade indiquées dans la Défense et Illustration sont toutes dans Rabelais. Mais il les a uniquement employées à constituer la prose ; sa poésie au contraire est plate, moyenâgeuse, nullement moderne. L’originalité de Du Bellay est d’appliquer les principes de Rabelais à constituer, à instaurer le langage poétique.

Remarquons du reste que, contrairement à l’opinion commune, Du Bellay parle de Rabelais comme d’un maître et d’un modèle.

Le langage de la Pléiade est le commencement de la langue moderne ; celui de Rabelais est la transition de l’ancien français au nouveau.


Les anciens glossaires de nos vieux auteurs français ont pour objet principal et presque unique l’explication des mots difficiles.

Mieux préparés, en général, à la lecture de nos anciens textes, les lecteurs de notre temps sont moins exigeants à cet égard et ont une intelligence moins incomplète des auteurs dont ils abordent la lecture.

De là une nécessité moins absolue d’expliquer en gros et une fois pour toutes, dans un glossaire qui ne s’applique pas à chaque passage, des mots dont le sens général est à peu près connu, mais aussi un besoin absolu de faire saisir au lecteur l’emploi particulier du mot dans chaque passage, les nuances de son sens, sa valeur intime et variable. L’étude ne doit plus être uniquement philologique, elle doit être aussi littéraire et nous faire connaître ce protée qu’est un mot non seulement sous son aspect le plus général, mais encore dans ses incarnations successives, dans les avatars par lesquels il se transforme, passant d’une signification première à une autre fort différente et même quelquefois opposée.

Il faudrait non pas une explication approximative, mais une interprétation variable, adéquate à chaque passage.

Expliquer Rabelais, c’est une grande ambition, mais qui ne demande heureusement ni du génie ni même du talent. Une grande abnégation y suffit. Il faut faire un effort constant pour laisser parler l’auteur ; quand on le connaît bien dans les coins suivant une expression vulgaire, mais qui rend bien notre idée, on s’aperçoit que la pensée, la tournure, le mot qui est obscur en un endroit est presque toujours répété dans un autre sous une forme plus claire. Un patient travail de rapprochement est beaucoup plus efficace que toutes les conjectures.


La définition bien faite n’est que la résultante des exemples recueillis, et un de plus rencontré court risque de la fausser. Il est dangereux de trop expliquer Rabelais. Par bonheur, si l’on y regarde de près, on s’aperçoit qu’il s’explique et se commente assez souvent lui-même, et il est à coup sûr le meilleur de tous ses commentateurs. De plus, dans ses longues énumérations d’équivalents et de synonymes, les termes s’éclaircissent les uns par les autres. Lorsque dans un même article du glossaire le mot reparaît quatre ou cinq fois avec des nuances et des acceptions différentes, on en a pour ainsi dire fait le tour, et on est mieux renseigné que par une définition. Ce genre d’études est conforme à la nature, qui ne nous définit nulle part les mojs, mais qui nous en fait connaître le sens par la variété de leurs emplois.


Beaucoup d’exemples, peu de définitions.

1° Aucune de celles qu’on trouve dans tous les dictionnaires.

2° Aucune pour les mots que leur emploi dans la phrase, les synonymes dont ils sont accompagnés, définissent mieux qu’aucune définition.

3° Aucune pour les mots qui sont plus clairs que leur définition ou ceux dont la dérivation est évidente.

4° Aucune pour ceux que nous avons admis pour être complets, mais sur lesquels il est à propos de ne point insister, parce que, selon la judicieuse remarque de la comtesse d’Escarbagnas, ils s’expliquent assez d’eux-mêmes.


Ce recueil est un glossaire, non une encyclopédie. Il énumère les mots, il n’explique point les choses.


Je ne définis pas les mots qu’on trouve partout, noir par exemple, ni ceux qu’on ne trouve nulle part.


Je n’ai jamais cru devoir expliquer aux autres ce que je ne comprenais pas moi-même. Ces mots obscurs, je ne les ai d’ailleurs jamais dissimulés, et ils m’ont paru les plus utiles à recueillir. De plus heureux les expliqueront. Car, pour finir par un mot de notre auteur, maille à maille se fait le haubergeon.