Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Biographie

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NOTICE BIOGRAPHIQUE
SUR RABELAIS



Létude de la vie de Rabelais, épineuse pour celui qui entreprend de l’écrire, l’est aussi, dans une certaine mesure, pour le lecteur, qui devient forcément, en beaucoup de circonstances, une sorte de collaborateur involontaire, et se trouve appelé à prendre parti sur des questions difficiles, sur des problèmes, sinon insolubles, du moins non encore résolus.

Quoique trop peu nombreux, les témoignages sur lesquels s’appuie un travail de ce genre, sont souvent si contradictoires qu’il faut, en mainte circonstance, substituer la discussion des faits au récit, et parfois le résultat, assez décourageant, d’un examen consciencieux est de remplacer ce qui a été longtemps regardé comme certain par une hypothèse probable, mais impossible à démontrer.


C’est précisément ce qui arrive quant à la date de naissance de Rabelais. On lit partout que Rabelais est né en 1483. Mais ses plus récents biographes (dont Rathery a résumé et appuyé les arguments) sont d’avis qu’il faut le rajeunir d’une douzaine d’années ; et ils le font naître vers 1495. Aucun texte n’autorise cet expédient commode ; mais il a pour lui une grande vraisemblance ; il replace plus naturellement Rabelais au milieu du groupe de ses amis et de ses camarades de jeunesse ; il lui fait obtenir à un âge moins avancé son grade de bachelier à la Faculté de médecine de Montpellier. Ajoutons que le jurisconsulte André Tiraqueau n’aurait guère pu louer Rabelais en 1524 de posséder une science « au-dessus de son âge[1] » si Rabelais à cette date avait eu déjà quarante et un ans. L’éloge est bien plus naturel s’il en avait seulement vingt-neuf ou trente.

Pour le lieu de sa naissance nulle difficulté. Rabelais se qualifie lui-même Chinonensis en s’inscrivant à la Faculté de Montpellier ; Salmon Macrin, son ami, emploie, en parlant de lui, la même épithète, et se plaît à rappeler que les beaux noyers de Loudun, sa ville natale, ne sont pas fort éloignés de Chinon. Enfin Brantôme, contemporain de notre auteur[2], dit que le proverbe « la ville de Chinon, petite ville et chasteau de grand renom », se trouverait justifié « quand ce ne seroit que nostre bon maistre Rabelais a esté natif de là[3] ».

On sait même dans quelle maison de Chinon Rabelais dut naître. Cette maison existe encore, et une tradition ininterrompue ne permet pas de la confondre avec aucune autre. Le président Jacques de Thou la désigne dans ses Mémoires. Il raconte qu’avant que le roi (Henri IV) vînt en Anjou, il s’était rendu lui-même à Chinon avec son ami Calignon. Il était logé « dans une grande maison qui autrefois avoit appartenu à François Rabelais… La mémoire d’un homme si agréable, qui avoit employé toute sa vie et toutes ses études à inspirer la joye, donna lieu au président de Thou et à Calignon de plaisanter avec ses mânes, sur ce que sa maison étoit devenue une Hostellerie où l’on faisoit une débauche continuelle ; son jardin le rendez-vous des habitans les jours de fêtes ; et le cabinet de ses livres qui donne dessus, un celier pour mettre du vin. » Sur la prière de Calignon, de Thou fit à ce sujet d’assez jolis vers qui sont rapportés dans les Mémoires, et dans lesquels il insiste très nettement sur cette circonstance : que la maison laissée par le père de Rabelais, fut, après la mort de ce dernier, transformée en cabaret. Le père n’était donc pas, comme on l’a dit, aubergiste à l’enseigne de la Lamproie, puisque la maison ne devint une auberge qu’après la mort de son fils. D’autres ont avancé, sans preuves, que ce père de Rabelais était apothicaire. Nous n’en savons rien. Nous ne sommes même pas certains qu’il ait possédé, près de Chinon, le clos de la Devinière ; on le lui attribue généralement, et même Le Duchat y fait naître Rabelais. Mais cette tradition peut bien ne reposer que sur les allusions que fait notre auteur au « bon vin blanc du cru de la Devinière », ailleurs, (souvenir moins agréable) aux cheussons ou cousins dont le lieu était infesté.


Il est à peu près constant que Rabelais étudia d’abord en l’abbaye de Sully (ce nom s’écrit aussi Seully, Suillé, Seuillé, ou Sévillé). De Sully, il passa au couvent de la Basmette, ou de la Baumette (à un quart de lieue d’Angers) ainsi nommé d’une grotte qui, bien que beaucoup plus petite, rappelait par sa forme la célèbre Sainte-Baume voisine de Marseille. Bruneau, sieur de Tartifume, avocat à Angers, mort en 1626, et qui avait pu, dans sa jeunesse, recueillir des renseignements assez voisins des faits qu’il raconte, dit formellement[4] : « Messire François Rabelais a été novice en ce couvent, du quel aussi il faict mention au Ier livre de son Gargantua[5]. » On croit que c’est à la Baumette que Rabelais connut les frères du Bellay, qui devinrent ses protecteurs sans jamais cesser d’être ses amis ; et Geoffroy d’Estissac, plus tard évêque de Maillezais.

De la Baumette, Rabelais vint au couvent des Cordeliers de Fontenay-le-Comte. C’est là qu’il commence à rassembler ce trésor de connaissances infiniment variées, dont la richesse étonne ses lecteurs. M. Eugène Noël applique à Rabelais ce que Rabelais dit de Gargantua : « Le voyant estudier et proffiter, eussiez dict que tel estoit son esprit entre les livres, comme est le feu parmy les brandes, tant il l’avoit infatigable et strident. »

Rabelais dut rester à Fontenay environ quinze ans (de 1509 à 1524) ; il y acheva son noviciat, et y franchit successivement tous les degrés de la hiérarchie ecclésiastique, jusqu’à la prêtrise inclusivement, Benjamin Fillon[6] nous le montre signant le 5 avril 1519, en qualité de frère mineur, l’acte d’acquisition de la moitié d’une auberge de Fontenay-le-Comte, vendue aux Cordeliers de cette ville. Parmi les signataires de l’acte, au nombre de douze environ, deux nous sont connus : Artus Coultant et Pierre Amy. Le nom du premier figure, légèrement parodié, dans le Tiers Livre où Panurge lui attribue un récit des plus gaillards. Le second, Pierre Amy, probablement un peu plus âgé que Rabelais, fut son initiateur et son guide dans l’étude et l’amour de l’antiquité. Pierre Amy, épris d’hellénisme, avait puisé sa passion pour les lettres grecques dans les leçons et les conseils de Budé, le véritable fondateur de ces études en France. Il entretenait avec Budé une correspondance régulière, malheureusement perdue. Nous avons seulement deux lettres de Budé à Pierre Amy, et deux lettres du même à Rabelais.

La première lettre est une réponse à Pierre Amy, écrite d’Autun, où Budé, en qualité de maître des requêtes, avait accompagné François Ier. Elle est seulement datée du 14 août ; mais le séjour du roi à Autun en 1521, un an avant l’impression du recueil des lettres grecques de Budé, permet de suppléer la date qui nous fait défaut. Au reste cette lettre est toute en lieux communs assez fastidieux pour nous, qui aimerions mieux des faits ; mais qui avaient pour les contemporains leur charme et même leur utilité. Dans ces lettres grecques, qui étaient surtout des exercices et des modèles de style, Budé sacrifiait naturellement le principal à l’accessoire, et le fond à la forme. Il ne s’appliquait guère qu’à mériter les éloges des érudits, à exciter leur admiration. Dans celle-ci, selon la coutume, il déplore le malheur d’être éloigné des études par les occupations de sa charge à la cour ; il se garde, bien toutefois de chercher à se dégager. « Je ressemble, dit-il, à celui qui, tenant le loup par les oreilles, ne peut se délivrer de cet esclavage. » Les dernières lignes seules nous intéressent ici : « Saluez pour moi Rabelais, votre frère en religion et votre compagnon d’études. »

Un peu plus tard, probablement vers le mois d’octobre ou de novembre, Rabelais, s’étant perfectionné dans l’étude du grec, se hasarda, sur le conseil, ou plutôt l’injonction d’Amy, à écrire une longue lettre à Budé, avec l’espoir d’obtenir une réponse. La réponse ne vint pas. Rabelais, poussé encore sans doute par son compagnon, écrivit une seconde lettre, érudite et badine à la fois, pour réclamer vivement cette réponse espérée. Il menaçait plaisamment d’intenter une action contre Pierre Amy, qui l’avait imprudemment engagé dans cette infructueuse démarche. Cette seconde lettre est datée du 4 mars (1522) ; nous l’avons publiée d’après un autographe qui offre tous les caractères matériels et extérieurs d’authenticité. À la vérité, le style, obscur, embarrassé, froidement plaisant, contraste fort avec les vives et brillantes dédicaces latines écrites par Rabelais quelques années plus tard. Mais il faut mettre en compte la gêne qu’éprouve un écrivain encore inexpérimenté, en s’adressant à un patron littéraire dont la réputation est dans tout son éclat. Une autre circonstance un peu suspecte, c’est que tous les faits allégués dans cette lettre de Rabelais à Budé se trouvent indiqués dans la réponse authentique de Budé à Rabelais ; réponse de tout temps connue, et qui fournissait, il faut l’avouer, à un.faussaire une matière des plus tentantes.

La réponse de Budé (datée du 12 avril), constate en effet le vif désir de Rabelais d’arracher une lettre au célèbre helléniste. Comme dans sa correspondance avec Pierre Amy, Budé s’excuse de ses lenteurs sur ses nombreuses occupations. En style redondant et travaillé, il se plaint de l’embarras des affaires, de la sujétion où le retient la vie de cour. Il examine, conformément au droit romain, avec beaucoup de subtilité et un enjouement assez pédantesque, dans quelle forme Rabelais eût été fondé à intenter à Pierre Amy l’action dont il le menaçait.

Deux autres lettres de Budé nous restent à examiner ; ce sont les plus importantes ; elles nous apprennent quelques faits curieux, qui, par malheur, n’y sont pas racontés avec autant de détails que nous le souhaiterions.

La première, adressée à Pierre Amy, et datée du 23 février (probablement de l’année 1522), commence ex abrupto et suit très exactement les préceptes de la rhétorique, mais n’en est pas moins animée d’une vive et réelle émotion :

« Dieu protecteur de la communauté et de votre amitié, s’écrie-t-il, qu’ai-je entendu ? Vous, tête qui m’êtes si chère, et Rabelais, votre Thésée, tourmentés à cause de votre grand amour de la langue grecque, par vos frères acharnés contre le beau, vous subissez beaucoup d’indignes traitements. Ô sinistre démence de ces hommes ! Ô merveilleuse absurdité ! Étrangers et insensibles à tout sentiment du beau, c’est vous, dont il convenait que toute votre communauté fût fière et glorieuse à cause de votre promptitude à vous élever au faîte du savoir, (c’est vous) qu’à force de dénigrement et de ligues, ils ont contraint de délaisser vos belles et sérieuses occupations ; comme s’il était réglé que toutes les communautés doivent s’engourdir dans l’ignorance des belles études ; et chérir cette sottise qu’ils appellent simplicité conventuelle. »

Il rappelle les attaques dirigées contre Érasme et contre lui-même ; loue Amy d’avoir souffert pour l’amour du grec, et se réjouit de le voir enfin hors d’ennui :

« Nous nous sommes félicité, lui dit-il en terminant, d’apprendre que, grâce à Dieu, vous vous êtes éloigné, non point à tort, à ce qu’on trouve, ni même sans gloire, et que vous avez tiré ce profit de la folie des hommes, que vous travaillez maintenant, à ce que j’ai compris, avec plus de plaisir et de facilité qu’auparavant, et aussi en meilleure santé ; car j’ai entendu dire que, d’abord indisposé à cause de l’inquiétude et du tourment que vous avez eu à subir, vous vous portez mieux maintenant. »

Budé, ignorant si Rabelais avait acompagné Amy, lui dit en terminant : « Saluez quatre fois le bien doué et savant Rabelais ; de vive voix, s’il est près de vous ; ou autrement par lettre. »

Ce n’était pas sans hésitation que Pierre Amy avait pris le parti de la fuite ; et dans son doute il avait résolu de s’en remettre au hasard. Il avait consulté, sans trop y croire, les « sorts virgiliens » et leur avait obéi. Aussi Rabelais, énumérant les réponses justes et favorables qu’ils ont quelquefois fournies, a-t-il soin de remarquer que leur conseil s’est trouvé prudent « en M. Pierre Amy, quand il explora pour sçavoir s’il eschapperoit de l’embusche des Farfadetz, et rencontra ce vers. (Aeneid. 3.)

Heu ! fuge crudeles terras, fuge littus avarum.
Laisse soudain ces nations barbares,
Laisse soudain ces rivages avares.

Puis eschappa de leurs mains sain et saulve. »

Immédiatement après la lettre que nous venons d’analyser, on trouve dans le recueil de 1522 une lettre de Budé à Rabelais qui reproduit, plutôt qu’elle ne les complète, les faits que nous venons de rapporter.

Rabelais, n’ayant obtenu depuis longtemps aucune réponse à ses nombreux envois, avait pris le parti de faire remettre directement à Budé par Tiraqueau une lettre que Budé reçut à son arrivée à Paris, au retour d’un voyage fait à la suite de la cour. Budé, dans sa réponse à cette lettre, cherche à se disculper ; il affirme qu’en douze mois il n’a reçu qu’une seule lettre, à laquelle, à la vérité, il n’a point répondu, mais qui, par son contenu, ne demandait pas impérieusement une réponse. Il ignorait d’ailleurs le lieu de résidence de Rabelais : « Je ne pus apprendre, ajoute-t-il, dans quelle communauté résidait l’excellent Amy, votre fidèle Pirithoüs et Pylade. J’ai compati aux souffrances de votre couple amical, quand vous vous plaigniez d’être troublés par les coryphées de la congrégation, et d’être empêchés de lire les ouvrages grecs ; mais j’ai appris d’un de ceux de la communauté que je chéris le plus, et que je connais pour un amateur du beau, qu’on vous avait rendu à tous deux ce que vous adorez ; je veux dire ces livres enlevés arbitrairement ; et qu’ainsi vous êtes rétablis dans la sécurité et la paix d’autrefois. » Le reste de la lettre, d’ailleurs fort curieux, s’écarte un peu de notre sujet. Budé y revient à son thème de prédilection, l’éloge de la langue grecque, qu’il regarde à la fois comme la plus belle portion et l’instrument le plus efficace de cette science encyclopédique si chère à la Renaissance et à son correspondant Rabelais. Il défend les hellénistes de tous les crimes dont on les accuse, et surtout du crime de luthériser, ainsi qu’il ose dire, en introduisant dans son grec, si pur d’ordinaire, ce néologisme audacieux et nécessaire.

Une épître latine de Pierre Amy à André Tiraqueau[7] nous apprend qu’Aymery Bouchard, président à Saintes, avait retiré chez lui Amy, selon toute apparence au moment de sa fuite. Mais si heureux qu’il se trouve dans cette retraite, il regrette ceux qu’il a quittés : « J’éprouve une violente contrariété, dit-il, lorsque je prévois que, si j’ai dû, dans l’intérêt d’Aymery, rester longtemps éloigné de ceux dont le regret me consume (c’est-à-dire vous-même et notre cher Rabelais, le plus érudit de nos frères franciscains), d’un autre côté, pour revenir près de vous, ce qui, à ma grande joie, ne tardera guère, il faudra m’arracher aux délices d’Aymery. Mais je trouve une puissante consolation dans la pensée qu’en jouissant de l’un de vous deux, je jouis de l’autre, tant vous vous ressemblez par le caractère et par la science ; et que ce même Rabelais, si diligent à remplir les devoirs de l’amitié, nous tiendra compagnie par ses lettres, tant latines, dont la composition lui est familière, que grecques, dans lesquelles il s’essaye depuis quelque temps… Je me réserve de vous en dire plus long quand nous pourrons à loisir reprendre nos séances sous notre bosquet de lauriers, ou nos promenades dans les allées de notre petit jardin. »

L’ouvrage de Bouchard, où est insérée cette lettre de Pierre Amy, était une réponse à un traité de Tiraqueau (des lois matrimoniales et du droit marital selon la coutume du Poitou), publié en 1513 et 1515. Tiraqueau répliqua en 1524 par une nouvelle édition de ce traité, où ses bons et fréquents rapports avec Rabelais sont attestés plusieurs fois.

En tête du livre, on lit un sixain en grec, dans lequel Rabelais, définitivement familiarisé avec l’emploi de cette langue, n’hésite pas à placer son ami au-dessus de Platon. Pierry Amy ajoute un quatrain à la louange de Rabelais, qui probablement avait encore besoin de cette recommandation auprès du public érudit. Plus loin, au courant de l’ouvrage, Tiraqueau nous fait très ingénieusement connaître ce qu’il doit à la perspicacité et à l’érudition de « son cher Rabelais, frère franciscain très savant dans l’une et l’autre langue » (c’est-à-dire en grec et en latin ; le français ne comptait pas encore aux yeux de ces savants hommes.) Rapportant ensuite un passage du premier livre d’Hérodote, Tiraqueau remarque qu’il est omis dans la traduction latine de Laurent Valla : « Mais, ajoute-t-il, François Rabelais, frère mineur, homme très habile dans les deux langues et en toute espèce de doctrine au-dessus de ce que comporte son âge et la coutume, pour ne pas dire le trop grand scrupule de son ordre, a traduit fort élégamment ce livre dans son intégrité[8]. »

Ainsi que Tiraqueau en témoigne, l’ordre des Franciscains favorisait peu l’étude, et surtout celle du grec. Rabelais, se flattant que son amour du savoir lui serait plus facilement pardonné chez les Bénédictins, sollicita et obtint du pape Clément VII (dont l’avènement se place en 1523), l’autorisation de passer dans le couvent de cet ordre, à Maillezais. L’abbaye avait été érigée en évêché en 1317, et avait rang d’église-cathédrale. Maillezais est à quatre ou cinq lieues seulement de Fontenay-le-Comte. Rabelais, en s’y transportant, restait au centre de ses relations et de ses amitiés. Ce fut probablement Geoffroy d’Estissac, évêque de Maillezais, qui négocia cette affaire avec la cour de Rome. Au reçu de l’indult pontifical, Geoffroy d’Estissac installa Rabelais à Ligugé, dans sa propre maison, voulant l’avoir sans cesse auprès de lui. Bon théologien, très versé dans les matières ecclésiastiques, il ne négligeait pas les belles lettres et toutes les sortes de savoir le captivaient. Jean Bouchet nous l’apprend dans une « épistre responsive » à une invitation également rimée, que Rabelais lui avait adressée, en la datant ainsi :

A Ligugé, ce malin de septembre
Sixiesme jour, en ma petite chambre,
Que de mon lict ie me renouvellais
Ton serviteur et amy Rabellays.

Jean Bouchet, dans sa réponse, loue ainsi Geoffroy d’Estissac :

Il ayme gens lettrez
En grec, latin et françois, bien estrez
A diviser d’histoire ou theologie,[9]
Dont tu es l’un : car en toute clergie
Tu es expert. A ce moyen, te print
Pour le servir, dont très grant heur te vint.
Tu ne pouvais trouver meilleur service
Pour tepourvoir bien tost de bénéfice.

Et Jean Boucher ne tarit pas d’éloges sur le charmant séjour de Ligugé ; il loue l’habitation, les promenades, le vin exquis, les fruits savoureux, l’humeur accueillante du maître ; l’affabilité de tous les commensaux. Rabelais semble avoir partagé cet enthousiasme attendri ; et toujours il se rappela le temps passé à Ligugé comme le plus calme et le plus heureux de sa vie.

Mais le désir de voir et l’humeur inquiète
L’emportèrent enfin,

et sans en avoir obtenu l’autorisation, un beau jour, il échangea son vêtement de religieux pour l’habit de prêtre séculier et se mit à courir le monde.

Que fit-il durant ces premières années d’indépendance ? Aucun document certain ne l’indique. Ceux de ses biographes qui semblent le mieux inspirés, Antoine Leroy, Rathery, Quicherat pensent qu’il parcourut diverses universités, et croient retrouver dans Pantagruel quelques souvenirs de ce tour de France. Il est certain, du moins que Rabelais mit ce temps à profit pour son instruction. Car, inscrit le 17 septembre 1530 comme étudiant sur le registre de la Faculté de médecine à Montpellier, il y fut reçu bachelier moins de six semaines après, le 1er novembre ; et, en 1531, il y expliqua publiquement les Aphorismes d’Hippocrate, et ensuite l’Art médical de Galien.


Ces travaux sérieux n’excluaient pas tout à fait les divertissements burlesques. Rabelais nous raconte la farce de la Femme mute jouée à Montpellier par lui et ses camarades « Antoine Saporta, Guy Bouguier, Balthasar Noyer, Tollet, Jean Quentin, François Robinet, Jean Perdrier » et le plaisir avec lequel il en parle permettrait de supposer qu’il en est l’auteur, ou que du moins il a eu grand’part à la composition[10] : « Ie ne riz oncques tant, que ie feis à ce Patelinage. »

Toutefois, Montpellier n’offrit pas à Rabelais un charme bien durable[11]. Il brûlait du désir de mettre ses idées au jour, de les exprimer par le livre et de les publier par l’imprimerie. Lyon l’attira ainsi par la renommée de ses presses infatigables, qui répandaient alors des écrits de tout genre à travers le monde entier.

Nous l’y trouvons officiellement installé comme médecin de l’Hôtel-Dieu (ou grand hôpital du pont du Rhône), en remplacement de Pierre Roland, aux gages de quarante livres par an, le 15 février 1532. À peine arrivé, il entreprend une série de publications fort diverses, plaisantes ou sérieuses, érudites ou populaires.

En tête d’un recueil qui forme le second volume des Épîtres médicales de Jean Manardi, médecin de Ferrare, il place une dédicace, datée du 3 juin 1532, et adressée à André Tiraqueau, lieutenant au tribunal de Fontenay-le-Comte. Il le charge de saluer l’illustre évêque de Maillezais, Geoffroy d’Estissac, son très bienveillant Mécène[12]. Cette dédicace (le plus ancien ouvrage de Rabelais) est écrite dans un latin facile et élégant, dont la précision et la fermeté incisive nous semblent très remarquables. Dans ce premier ouvrage, il se montre tel qu’il restera jusqu’à la fin, l’admirateur passionné de la Renaissance : « Tandis que votre connaissance du droit, dit-il à Tiraqueau, en est arrivée à un point qui ne laisse rien à désirer pour sa restauration, il est encore des gens à qui l’on ne peut tirer des mains leurs gloses barbares et surannées. Dans notre officine de médecine, qui cependant se nettoie de jour en jour, combien peu d’hommes cherchent à faire pour le mieux ! Une bonne chose du moins, c’est que dans presque toutes les classes on sent qu’il y a des gens qui passent pour médecins, et qui, si on les examine à fond, se trouvent vides de science, de bonne foi et de prudence, et tout remplis d’arrogance, d’envie et d’ordure. Ils font des expériences qui coûtent la vie aux malades, comme Pline le leur a reproché jadis ; et sont à redouter un peu plus que les maladies même. Maintenant les personnes de distinction tiennent en haute estime ceux que recommande leur attachement à la médecine ancienne et pure de toute erreur. Si ces opinions viennent à se fortifier et à se répandre, ces charlatans et ces affronteurs, qui de toute part ont appauvri les corps humains, seront bientôt réduits à la besace. »

Le parfait bon sens qui préserve Rabelais des préjugés de ses contemporains, les sarcasmes dont il poursuit les méthodes surannées et gothiques du passé, l’on fait considérer assez mal à propos comme un novateur, un homme de l’avenir. Novateur, il l’est en un certain sens ; car c’est mériter ce titre que de vouloir appliquer, à la culture des sciences, des principes différents de ceux qui sont généralement suivis. Homme de l’avenir, il ne saurait être considéré comme tel. S’il approuve Manardi, ce n’est pas pour avoir défendu des idées nouvelles, c’est au contraire pour s’être appliqué à « rendre à la médecine ancienne et légitime son éclat d’autrefois ». À ses yeux la restauration de la science et de la philosophie antique est la conséquence naturelle de la Renaissance des lettres. Pour toutes choses, c’est au passé, mais à un passé fort reculé, c’est à l’antiquité grecque et latine qu’il demande les règles à suivre et les modèles à imiter.


Deux mois après avoir publié les lettres de Manardi, Rabelais faisait paraître une traduction latine de quelques livres d’Hippocrate et de Galien, ornée d’une dédicace à Geoffroy d’Estissac. Cette édition présente un certain nombre de corrections, qu’il juge importantes, tirées d’un ancien manuscrit grec qui lui appartenait, et dont il avait fait usage l’année précédente dans le cours professé à Montpellier. Le titre de ce volume porte un distique latin que personne n’a remarqué, et dont voici la traduction : « Ici est la source inépuisable de l’art médical. Buvez-y, à moins qu’une mare d’eau dormante ne convienne mieux à vos goûts. » Ici encore c’est dans le passé que Rabelais place la vraie source de toute science, et déjà, comme plus tard dans son roman, les « buveurs » représentent les hommes passionnés pour la recherche de la vérité.


Tandis que le jurisconsulte Tiraqueau ne négligeait pas la littérature médicale, et fournissait parfois à Rabelais d’utiles renseignements, celui-ci de son côté s’intéressait fort aux études de son ami. En 1532, il se mit en tête de publier un texte juridique. C’était un testament romain qui venait, disait-on, d’être découvert, et semblait offrir un monument remarquable et authentique. Aussitôt que Rabelais en eut reçu communication, il en prit copie et, un peu hâtivement, il y joignit un contrat de vente également supposé, et publia le tout à deux mille exemplaires. Il avait même enrichi le texte d’une dédicace où il appréciait la valeur de cette prétendue découverte. Malheureusement les deux pièces étaient fausses[13] ; Rabelais, informé bientôt de la supercherie, mit autant d’ardeur à détruire l’édition qu’il en avait apporté à la publier. Un seul exemplaire (dont on ignore même le possesseur actuel, s’il existe encore) échappa à sa vigilance, et nous a conservé le témoignage de cette excursion inconsidérée de Rabelais en dehors du domaine de ses travaux accoutumés.

Il s’en écartait moins dans des publications d’un genre tout populaire qu’il commença vers la même époque et poursuivit plus ou moins régulièrement pendant quinze ans. Une bonne partie des almanachs qui circulaient en France, était imprimée à Lyon. L’idée vint à Rabelais de publier un almanach ; et nous avons les titres et quelques fragments de plusieurs livrets de ce genre, mis au jour entre 1535 et 1550. La Pantagrueline prognostication nous est parvenue tout entière ; d’abord exclusivement relative à l’année 1533, elle prit ensuite un caractère plus général, et fut destinée à « l’an perpétuel ».

Si l’on écarte de ces écrits les plaisanteries amusantes, mais parfois d’un goût assez douteux, qui étaient destinées à les rendre populaires, on est frappé de la grandeur de la doctrine qui en fait le fond et de la véritable éloquence avec laquelle elle est exprimée.

Parlant ainsi, dans l’Almanach pour l’an 1533, des événements à venir il s’écrie :

« Ce sont secrets du conseil estroit du Roy eternel, qui tout ce qui est, & qui se fait, modere a son franc arbitre & bon plaisir… Dont en tous cas il nous convient humilier, & le prier, ainsy que nous a enseigné Iesus Christ nostre Seigneur, Que soit fait non ce que nous souhaitons & demandons, mais ce que luy plaist, & qu’il a estably, deuant que les cieux fussent formez. Seulement que en tout & par tout son glorieux nom soit sanctifié. »

En tête de la Pantagrueline prognostication, il écrit cette magnifique page, qui, si l’on modifiait quelque archaïsme, et qu’on en retranchât la dernière ligne, pourrait passer pour un fragment de Bossuet :

« Quelque chose que vous disent ces folz astrologues de Louain, de Nurnberg, de Tubinge, & de Lyon, ne croyez que ceste année y aie autre gouuerneur de l’vniuersel monde que Dieu le createur, lequel par sa diuine parole tout regist, & modere, par laquelle sont toutes choses en leur nature, & propriete, & condition : & sans la maintenance, & gouuernement duquel toutes choses seroient en vn moment reduictes a neant, comme de neant elles ont esté par luy produises en leur estre. Car de luy vient, en luy est, & par luy se parfaict tout estre, & tout bien : toute vie & mouuement, comme dict la trompette euangelicque mon seigneur sainct Paul Ro .xj. Doncques le gouuerneur de ceste année, & toutes autres selon nostre veridicque resolution sera Dieu tout puissant. Et n’aura Saturne, ne Mars, ne Iupiter, ne autre planete, certes non les anges, ny les saincts, ny les hommes, ny les diables, vertuz, efficace, ne influence aucunes, si Dieu de son bon plaifir ne leur donne. Comme dict Auicenne que les causes fecondes n’ont influence ne action aucune, si la cause premiere n’y influe. Dict-il pas vray, le petit bon hommet ? »

On sent que cette page est l’expression d’une conviction sincère. Quel intérêt eût eu Rabelais à faire ici parade d’un sentiment qu’il n’eût pas éprouvé ? Une profession de foi religieuse n’était pas exigible en tête d’un almanach et quelques bonnes prédictions l’eussent fait vendre à beaucoup plus d’exemplaires que ne pouvait faire une protestation véhémente contre l’astrologie, cette fausse science alors si accréditée[14].


Enfin, vers la même époque doit se placer la composition et, tout au moins, la publication des deux premiers livres du roman de Rabelais, qui, sans avoir occupé la plus grande partie de ses heures, resta son œuvre par excellence : Gargantua, Pantagruel. Mais, c’est ici la partie la plus difficile de nos recherches. Nous ne savons pas exactement la date où parurent ces deux livres ; nous ne savons même pas dans quel ordre ils ont paru. Logiquement, dans le récit, Gargantua précède Pantagruel. Mais il est probable que Pantagruel a précédé chronologiquement Gargantua ; et toutefois, sur ce point essentiel de la biographie de notre auteur, nous sommes réduits aux conjectures et aux hypothèses.

On devine plutôt qu’on ne sait que Rabelais refit pour l’éditeur lyonnais, François Juste (l’éditeur de ses almanachs), une facétie traditionnelle et dès longtemps populaire, qu’il intitula : Les grandes et inestimables cronicques du grant et enorme geant Gargantua ; qu’ensuite, amusé par son sujet et par le succès de ce livret, il y ajouta, comme une suite, son Pantagruel ; qu’enfin il substitua au premier et informe essai un nouveau et définitif Gargantua, qui est devenu le premier livre du roman, comme Pantagruel en est le second, suivi du Tiers livre et du Quart livre. Quant au cinquième livre, publication posthume, s’il renferme probablement du Rabelais authentique on sait que dans l’ensemble, et quel qu’en soit l’auteur, il n’est pas de Rabelais ; quoique, trois fois sur quatre, les citations sur lesquelles on juge Rabelais et on prétend le faire juger, soient tirées de ce cinquième livre.

On voudrait préciser un peu plus les faits ; mais il ne faut le faire qu’avec toute sorte de réserves. Les grandes et inestimables chronicques durent paraître dès 1532. Pantagruel est probablement de la fin de la même année. Gargantua enfin paraît avoir été publié en 1534.

Selon Antoine Le Roy l’insuccès de l’édition des Aphorismes d’Hippocrate aurait donné lieu à la composition du Gargantua et du Pantagruel. Rabelais voulait indemniser son libraire de la perte subie ; mais cette assertion paraît bien hasardée. La Bibliothèque nationale possède un exemplaire d’une seconde édition de cet ouvrage, réimprimée onze ans après la première ; donc celle-ci s’était vendue. La suppression du Testament de Cuspidius, mince livret de quinze feuillets, n’avait pas non plus ruiné Sébastien Gryphe. Enfin que pouvait gagner celui-ci à la publication d’un livre dont les premières éditions connues ont paru, non pas chez lui, mais chez Claude Nourry et chez François Juste ?


La plus ancienne édition datée d’un des livres du roman de Rabelais qu’on connaisse jusqu’à présent est le Pantagruel de 1533. Il se vendait à Lyon en la maison de Françoys Juste, demourant deuant nostre-dame de Confort. Il est annoncé sur le titre comme augmenté et corrigé fraichement par maistre Iehan Iunel, docteur en theologie ; sans prendre cette indication au sérieux, il faut regarder comme plus ancienne, et probablement originale une autre édition imprimée en caractères gothiques, qui malheureusement est sans date et se vendait dans une librairie toute voisine de celle de François Juste, en la maison de Claude Nourry dict le Prince, pres nostre dame de Confort.

Sur le titre de cette première édition, l’ouvrage est annoncé comme composé nouvellement par maistre Alcofrybas Nasier. Ce nom bizarre est l’anagramme exact et complet de Francois Rabelays, les éditions suivantes portent simplement : par maistre Alcofribas, comme si l’éditeur n’eût pas compris, ou qu’il eût voulu dissimuler la signification de cet anagramme et le véritable nom de l’auteur.


Rabelais ne tenait jamais longtemps en place. Après deux ans de séjour à Lyon (de la fin de 1531 à la fin de 1533), il quitta cette ville. Jean du Bellay, évêque de Paris, l’attachait à sa personne et l’emmenait à Rome en qualité de médecin. Rabelais passa à Rome les trois premiers mois de 1534. Puis il revint à Lyon et dut y séjourner un peu plus d’une année. Ensuite il repart pour Rome, où il reste auprès de Jean du Bellay depuis juillet 1535 jusqu’à mars 1536. Il quitte Rome alors après avoir régularisé sa situation ecclésiastique, rentre en France, traverse Paris, gagne Montpellier où il prend sa licence en médecine le 3 avril (1539) puis le doctorat le 22 mai suivant ; et commente en septembre les Pronostics d’Hippocrate sur le texte grec. Il fait en public la dissection du cadavre d’un criminel, fort peu de temps après les premières tentatives, jugées si hardies, d’André Vesale. En 1540, par la protection de Jean du Bellay, et avec un nouvel indult du Saint-Siège, il entre dans la collégiale des chanoines Bénédictins de Saint-Maur-les-Fossés, qu’il appelle (dans l’épître à Odet de Chatillon en tête du quart livre) « paradis de salubrité, aménité, sérénité, commodité, délices, et tous honestes plaisirs de agriculture et vie rusticque ». Un autre eût voulu vieillir dans ce « paradis ». Rabelais ne fit que le traverser. Mais après ce rapide aperçu, revenons avec plus de détails sur l’histoire de ces six années si accidentées (1534-1540).


La dédicace latine de la Topographie de Rome antique par Marliani nous offre force détails intéressants. Après avoir exprimé en termes émus sa reconnaissance envers Jean du Bellay qui l’avait attaché à lui durant ce voyage, Rabelais nous expose le plan d’études qu’il s’était tracé. Il se proposait de visiter les savants en réputation dans les diverses villes qu’il traverserait. Toujours zélé pour tout ce qui intéressait sa profession, il voulait connaître les plantes, les animaux, les remèdes qui manquaient encore à la France, et abondaient, disait-on, en Italie. Par la plume et par le pinceau il voulait décrire si bien l’aspect de Rome, qu’il en pût toujours avoir les sites et les monuments sous les yeux, son beau voyage terminé. Avant le départ il avait eu soin de recueillir dans les écrivains grecs et latins quantité de notes qu’il emportait avec lui. Sur plus d’un point, son attente se trouva trompée. L’Italie ne lui offrit aucune plante, aucun animal qui ne lui fût déjà connu. Il ne mentionne, comme digne d’attention, qu’un platane qui ombrageait la grotte de Diane Aricie dans le voisinage du Mont Albain. Mais les recherches archéologiques le passionnèrent si bien qu’il méditait d’écrire une Topographie de Rome antique. Du Bellay encourageait ses recherches, achetait même une vigne étendue, y faisait commencer des fouilles. Nicolas Le Roy et Claude Chappuis, attachés comme Rabelais à la maison de l’ambassadeur, s’associaient avec zèle à ces études. Marliani les prévint en publiant son livre. Rabelais se résigna très philosophiquement, remercia même plaisamment Marliani de lui avoir rendu le même service que Lucine apporte aux femmes en mal d’enfant, en lui épargnant l’accouchement toujours pénible. Il fit mieux, et quand il reçut à Lyon où il était retourné l’ouvrage de Marliani, pour montrer mieux sa bonne grâce, il écrivit pour ce livre l’intéressante préface où nous avons puisé ces détails.


Nous ne savons à quelle date il convient de rapporter un mystérieux épisode de la vie de Rabelais, attesté d’une façon irrécusable par huit petites pièces de vers latins de Boissonné, professeur à l’Université de Toulouse. La première a pour titre : Sur Théodule Rabelais, enfant de deux mois défunt. S’agit-il vraiment d’un fils de François Rabelais ? Tout semble l’attester. Le père y est déclaré docte, érudit, pourvu de toutes les connaissances qui conviennent à un homme bon, pieux, et honnête. Une autre pièce nous apprend que l’enfant était né à Lyon ; une troisième qu’en sa courte vie « il a eu pour serviteurs des pontifes romains ». En voilà assez pour exciter vivement notre curiosité, trop peu pour la satisfaire. Nous sommes surpris de voir Boissonné saluer cette naissance qui nous paraît un scandale, et plus surpris encore que des princes de l’Église aient prodigué les caresses à cet enfant. N’oublions pas toutefois que plusieurs cardinaux inclinaient déjà vers des principes très peu orthodoxes, et que l’un d’eux, Odet de Coligny, devait plus tard embrasser la Réforme et se marier.


Rabelais reste à Rome de juillet 1535 à mars 1536. Pour cette période, les documents datés sont assez abondants. Rabelais entretenait alors avec l’évêque de Maillezais une correspondance fort suivie, lui écrivant au moins chaque semaine, mais ne lui adressant ses lettres que lorsqu’il en trouvait l’occasion. Nous avons trois séries de ces envois, appartenant à la fin de son séjour, et datées du 30 décembre 1535, et des 28 janvier et 15 février 1536. Il y est question de tout : de politique, de diplomatie, de bruits de ville, d’horticulture ; mais principalement des démarches faites par Rabelais pour obtenir une absolution qui lui permît de reprendre l’habit de saint Benoît et d’exercer la médecine, à l’exception des opérations sanglantes, interdites aux ecclésiastiques par les canons.

L’induit qui lui accorda cette absolution et le privilège d’exercer la médecine est daté du 18 janvier 1536 ; il est rédigé dans les termes les plus flatteurs. Paul III déclare vouloir récompenser en lui le zèle de la religion, la science des lettres, l’honnêteté de la vie et des mœurs, la probité et la vertu. On pourrait croire que ce sont là formules purement officielles, toujours usitées dans ces sortes d’actes. Mais dans une de ses lettres, Rabelais insiste longuement sur l’extrême bonne grâce dont la chancellerie pontificale a fait preuve à son égard, et surtout sur le gratis qu’on lui a exceptionnellement accordé. Dans la supplique adressée au pape, Rabelais faisait amende honorable de son « apostasie ». Certain d’avance que l’évêque de Paris, le cardinal du Bellay, lui ferait ouvrir les portes de la collégiale de Saint-Maurles-Fossés, il demande au pape l’autorisation d’entrer dans tout monastère de Bénédictins qui consentira à le recevoir. Non seulement sa demande fut accueillie, mais le cardinal de Genutiis, juge du Palais, et le cardinal Simoneta, auditeur de la Chambre, prirent avec la plus grande sollicitude les mesures nécessaires pour que l’absolution qui lui était accordée fût irréfragable en France, et firent même en sorte qu’il l’obtînt gratis, ou du moins n’eût plus à payer, comme il dit dans une de ses lettres, que « le référendaire, procureurs et autres tels barbouilleurs de parchemin ». Le cardinal du Bellay et l’évêque de Màcon, dont il était le commensal ordinaire, s’offrirent à employer en sa faveur « non seulement leurs paroles, mais entièrement le nom du Roy. » Ce puissant appui lui fut inutile, et Rabelais rentra en France muni d’un induit rédigé dans les termes les plus favorables, où l’on rendait témoignage « de son zèle pour la religion et de sa science dans les lettres ».


Au mois de mars 1537 nous trouvons Rabelais à Paris, où il prend part à un banquet donné en l’honneur de Dolet ; celui-ci, poursuivi au sujet d’un meurtre commis à Lyon, le 31 décembre 1536, venait d’obtenir sa grâce. C’est Dolet lui-même qui prend soin de nous faire en vers latins le récit du repas ; il ne manque point à citer parmi les convives « François Rabelais, l’honneur de la médecine, qui peut rappeler les morts des portes du tombeau, et les rendre à la lumière ». Sans s’attarder à Paris, Rabelais s’empresse d’aller reprendre à Montpellier ses occupations médicales. Les registres de la Faculté nous apprennent qu’il passa sa licence le 3 avril 1537, son doctorat le 22 mai de la même année, et qu’il interprétait, le 27 septembre, le texte grec des Pronostics d’Hippocrate. En 1540, le cardinal du Bellay fait entrer Rabelais au couvent de Saint-Maur-les-Fossés. Une difficulté se présentait : l’induit de Paul III avait autorisé Rabelais à entrer dans un couvent de Bénédictins ; mais Saint-Maur, devenu collégiale, était destiné à recevoir non des moines, mais des chanoines. Rabelais adressa donc à Paul III une nouvelle supplique pour lui demander la confirmation et l’extension de son premier induit, et notamment le droit d’exercer partout la médecine et de posséder régulièrement ses bénéfices ecclésiastiques, présents ou à venir. Nous n’avons point la pièce en réponse à cette requête ; mais il est certain que les grâces sollicitées par Rabelais lui furent accordées.

Dès l’année suivante, et peut-être la même année, il reprit sa vie errante. Nous apprenons par des vers de condoléance que Boissonné charge Rabelais de lire à Guillaume de Langey, à l’occasion de la mort de la dame de Langey, sa femme (juillet 1541), que Rabelais était à cette date à Turin, où Langey résidait, comme vice-roi de Piémont. Est-ce en même temps que Rabelais avait rédigé en latin un ouvrage militaire, qui fut traduit en français par Claude Massuau, sous le titre suivant, que nous a conservé Du Verdier : Stratagèmes, c’est à dire prouesses et ruses de guerre du pieux et très célèbre chevalier de Langey, au commencement de la tierce guerre cesariane. 1542. Malheureusement, ni l’original ni la traduction ne sont parvenus jusqu’à nous.

La protection de Langey s’exerça de plusieurs façons en faveur de Rabelais. M. Heulhard, à qui l’on doit la découverte de tant de précieux détails qui précisent et complètent sur plusieurs points la biographie de notre personnage, a signalé le premier, dans le Discours de la Court presésté au Roy par M. Claude Chappuys, publié en 1543, une liste de maistres des requestes où figure :

… Rabelais a nul qu’a soy semblable
Par son savoir partout recommandable.

Malheureusement le précieux appui de Langey devait manquer bientôt à Rabelais. Le vice-roi de Piémont mourut le 10 janvier 1543. Rabelais en ressentit une vive affliction qu’attestent plusieurs passages de son roman. Pantagruel, parlant du don que possèdent les mourants de prédire l’avenir, dit : « Seulement vous veulx ramenteuoir le docte & preux cheualier Guillaume du Bellay, seigneur iadis de Langey, lequel on mont de Tarare, mourut le 10 ianuier… de nostre supputation, l’an 1543. en compte romanicque. Les troys & quatre heures auant son décès, il employa en paroles viguoureuses, en sens tranquil & serain, nous predisant ce que depuis, part auons veu, part attendons aduenir. » Ailleurs, Eudemon rappelant les « prodiges tant diuers & horrificques » qui signalèrent cette mort, cite « Rabelays » parmi les « amis, domesticques & seruiteurs du deffunct ». Guillaume de Langey avait songé à Rabelais dans son testament, qui renfermait un article ainsi conçu : « Au sieur de Rabelais & a messire Gabriel Taphenon medecins, veult & ordonne ledit sieur testateur qu’il leur soit donné oultre leurs sallaires & vaccations, c’est assauoir : audict Rabelais cinquante liures tournois par an, iusques a ce que ses heritiers l’ayent pouruu ou fait pourueoir en l’eglise iusques a trois cents liures tournois par an ; au dit Taphenon, cinquante escuz sol, vne fois payés. »

La faveur du roi restait acquise à Rabelais. Le 19 septembre 1545, François Ier accordait au tiers livre et, en même temps, aux deux livres précédents, à Gargantua et à Pantagruel, un privilège où l’auteur du roman est traité de la façon la plus flatteuse.

Le jugement et le supplice d’Étienne Dolet (exécuté le 3 août 1546) paraissent avoir effrayé Rabelais, quoiqu’on ne trouve aucune preuve qu’il ait été jamais menacé, ni même inquiété sérieusement. Mais il faisait profession de soutenir ses doctrines, jusqu’au feu exclusivement. La France ne lui paraissant pas assez sûre, il se réfugia à Metz, d’où il écrit au cardinal Du Bellay : « Si vous ne aués de moy pitié, ie ne sache que doibue faire, sinon en dernier desespoir, me asseruir a quelqun de par deça, auec dommage & perte euidente de mes estudes. » À Metz, il était médecin aux gages de la ville ; et nous avons cité des extraits de comptes où il est fait mention de lui et de ses services.

Il ne séjourna pas longtemps à Metz. Il ne resta jamais longtemps nulle part ; et cette passion d’errer semblait s’accroître chez lui avec les années. Au commencement de 1548, le cardinal Du Bellay, qui avait été renvoyé à Rome par Henri II, y fit venir Rabelais. Le 3 février 1549, naissait au château de Saint-Germain-en-Laye Louis, duc d’Orléans, second fils de Henri II et de Catherine de Médicis. (Cet enfant mourut en bas-âge) Dès que la nouvelle de sa naissance fut connue à Rome, Du Bellay célébra une grande fête dans son palais. Rien n’y manqua : tournoi, combat de taureaux, danses, souper. L’imprimeur Gryphe en publia la relation intitulée : La sciomachie & festins faits à Rome au Palais de Monseigneur Reuerendissime Cardinal du Bellay, pour l’heureuse naissance de mon seigneur d’Orléans. Le tout extraict d’une copie des lettres escrites a mon seigneur le reuerendissime Cardinal de Guise, par M. François Rabelais, docteur en medecine. »

Le cardinal Du Bellay fut rappelé en France, et Rabelais l’y suivit. Le 18 janvier 1551 (nouveau style) Rabelais fut pourvu de la cure de Meudon. Son protecteur Du Bellay, « pour recouurement de santé après longue & fascheuse maladie, » s’était retiré à Saint-Maur. Un jour que le cardinal Odet de Châtillon était venu lui rendre visite, il y trouva Rabelais qu’il entretint longuement des dispositions favorables du roi Henri II à son égard. Encouragé par cette bonne nouvelle, Rabelais n’hésita plus à publier le quart livre. Néanmoins, soit de son propre mouvement, soit sur le conseil de ses protecteurs et amis, il crut devoir résigner d’abord par deux actes signés le même jour (9 janvier 1552, nouveau style) ses deux cures de Saint-Christophe du Jambet et de Saint-Martin de Meudon. Celui qu’on a si souvent appelé « le Curé de Meudon », fut curé de Meudon tout juste onze mois et vingt jours ; et pendant ce court laps de temps il est probable qu’il exerça fort peu ses fonctions curiales. Les traditions recueillies au siècle suivant, à Meudon, par des biographes crédules, sont tout à fait sans valeur[15]. Tout ce qu’on sait d’authentique sur l’administration curiale de Rabelais se réduit à ceci : l’évêque de Paris, Eustache Du Bellay, au cours d’une visite pastorale, étant venu à Meudon, il ne trouva que le vicaire.

Moins de trois semaines après qu’il avait recouvré son indépendance, le 28 janvier 1552, Rabelais adresse la dédicace du quart livre à Odet de Châtillon, et se place sous la protection officielle de ce prélat : « Presentement hors de toute intimidation, lui dit-il, ie mectz la plume au vent ; esperant que par vostre benigne faueur vous me ferez contre les calumniateurs comme vn fecond Hercules Gaulloys. » Et il termine ainsi en attribuant audacieusement à son nouveau défenseur toute la responsabilité de son œuvre : « Au surplus vous promettant que ceulx qui par moy seront rencontrez congratulans de ces ioyeulx escriptz, tous ie adiureray vous en sçauoir gré total… par vostre exhortation tant honorable m’auez donné & couraige & inuention : & sans vous m’estoit le cueur failly, & restoit tarie la fontaine de mes esprits animaulx. »

Des poursuites ordonnées par le parlement suspendirent momentanément la vente de l’ouvrage qui, néanmoins, reprit bientôt son cours. Mais les incertitudes et les obscurités qui avaient enveloppé le berceau de Rabelais, s’épaississent de nouveau autour de sa tombe. Sa mort paraît toutefois devoir être rapportée à l’année 1553. Quant au lieu de sa sépulture, le plus sage semble de s’en tenir à l’opinion de Colletet, qui termine ainsi la biographie de Rabelais :

« Il mourut, non point à Meudon comme l’a dit Scevole de Sainte-Marthe, et comme la plus part des escriuains le croyent, mais a Paris, en la rue des Iardins, sur la paroisse de Saint-Paul, au cymetierre duquel il fut enterré, et proche d’vn grand arbre que l’on voyoit encore il y a quelques années. »


  1. Voy. ci-dessous page xv.
  2. Du moins Brantôme, né vers 1540, avait déjà treize ans à la mort de Rabelais.
  3. Ce lieu de naissance incontestable a été toutefois contesté, mais, quand les divergences tombent sur des points aussi certains, elles ne méritent pas qu’on s’y arrête.
  4. Dans son ouvrage manuscrit sur Angers, Philandinopolis — conservé dans la Bibliothèque de cette ville, p. 82.
  5. Mention d’ailleurs bien vague, et qui atteste au plus que Rabelais visita la Basmette.
  6. Poitou et Vendée, article Fontenay-le-Comte, in 4°, 1861.
  7. Insérée en tête d'un livre d’Aymery Bouchard, Τῆς γυναιϰείας φύτλης adversus Andream Tiraquellum.
  8. Voir, à propos de ce texte, ci-dessus, p. iv.
  9. On prononçait thologie.
  10. M. Germain, le savant historien de Montpellier, a signalé plusieurs représentations de ce genre, organisées par les étudiants en médecine de cette ville, bien avant l’arrivée de Rabelais.
  11. Il était encore à Montpellier le 23 octobre 1531. Ce jour-là, il signe une reddition de compte présentée par un procureur de l’Université.
  12. Dans la même dédicace il charge Tiraqueau de saluer son cher Hilaire Coguet. Cet ami de Rabelais nous est totalement inconnu, mais les éditeurs devaient-ils pour cela supprimer son nom, comme ils ont fait ?
  13. Fabriquées l’une et l’autre, le testament dit de Cuspidius par Pomponius Lætus qui déclara la fraude dans son Histoire ; et l’acte de vente par Jovien Pontan qui avoue sa faute dans le dialogue intitulé Aetius.
  14. Voir la lettre à Geoffroy d’Estissac où Rabelais, lui envoyant un livre de pronostics (intitulé De eversione Europæ) qui tournait alors la tête aux Romains, et inquiétait même le pape Paul III, ajoute ces mots : « De ma part je n’y adiouste foy aucune. »
  15. Du médecin et du diplomate qu’il a été, nul souvenir. Du curé de Meudon qu’il n’a été qu’un moment et nominativement, mémoire éternelle et légendaire. (Note isolée de M. Marty-Laveaux.)