Les Œuvres de Mesdames Des Roches/Catherine des Roches/Dialogue de Vertu & Fortune
Dialogue de Vertu & Fortune
on iour Fortune, il y a long temps que ie
vous cherche pour vous ſupplier de faire
quelque choſe en ma faueur. For. Ie ne vous
cherche point Vertu, ny ne veux rien faire pour
vous, car vous auez accouſtumé d’empeſcher
tous mes deſſeins & de ruiner vne grand partie
de mes ouurages. Ver. Eſcoutez, or ſi ie vous
cherche, ce n’eſt pas que i’aye beſoing de vous, ie
m’apuie de toutes parts ſur moymeſme, ſans flechir
d’vn coſté ny d’autre, & pource ie n’ay que
faire d’vn ayde eſtrãgere. For. Vous ne deuiez
donc point employer vainement voz pas pour
me venit trouuer puis que vous n’auez que faire
de moy. Ver. Ie n’ay que faire de vous, mais i’ay
affaire à vous pour vous preſenter vne requeſte
qui vous fera autãt honorable qu’à moy agréable ſ’il vous plaiſt de l’accorder. For. Et qu’eſt-ce. Ver. C’eſt que ie vous prie de traicter doucemẽt ceux qui me fauorifent & vous en ferez doreſnauant
beaucoup plus eſtimee. For. Vrayemẽt
vous aurez bõne raiſon de vouloir reformer
les abus. Allez allez, gouuernez vous à voſtre
fantaſie & me laiſſez gouuerner à la miẽne. Ver.
Les Egyptiẽs auoient vne loy. For. Ie n’ay que
faire d’eux ny d’elle, & m’eſtonne commẽt vous
vous en ſouciez, veu qu’ils ont faict ſi peu de
cõte de vous.Il me ſouuient que i’enfermay Seſoſtris
dans vne maiſon où il eut bruſlé ſans vous
qui conſeillaſtes à la Royne ſa femme de le ſauver
par la perte de ſes enfans, & toutesfois elle
ne vous feit point apres édifier vn temple comme
les Romains à la fortune feminine pour l’amour
de Volumnia. Ver. I’edifies mes temples
ſactez dedans les ames vertueuſes, & ne demande
autre ſacrifice que la volonté mais ſ’il vous
eut pleu tantoſt de me preſter lavoſtre, ie vous
euſſe raconté vne loy d’Egypte laquelle condamnoit
en peine ou amende celuy qui voyant
faire mal ne ſe mettoit en deuoir de l’empeſcher.
Voila parquoy i’eſſaye de vous adoucir enuers
les bons, affin que vous ſoyez plus humaine à
leur humanité. For. Mais ie vous prie aller
entretenir diuinement la diuinité de ceux qui
vous ont en reuerence, vous ne ſerez pas fort
empeſchee à contenter ſi peu de gens : quant à moy ie veux touſiours prendre mes plaiſirs accouſtumez
tournant inceſſamment ma rouë,
ie veux abaiſſer les plus grands comme i’ay faict
Dyoniſius, ie veux hauſſer les plus petits comme
i’ay fait Agatocles, ie ſuis Royne des hommes
& veux diſpoſer d’eux entierement, ceux
meſme qui vous obeiſſent, encores ſont ils ſubjects
à moy. Ver. Ouy bien leurs richeſſes, mais
non pas leurs perſonnes. For. Ie puis diſpoſer
de leurs vies autant que de leurs biẽs, ie fey precipiter
Ægee dedans la mer, pource que la nef
de ſon fils n’auoit point changé de voile, & ſauuay
Arion le tirant des ondes impetueuſes en
vn port de ſalut. Ver. Encores que vous ayez
puiſſance ſur les richeſſes & la vie, vous ne commandez
pas à la raiſon. For. Ha vrayement ie la
vous quitte faictes en bien voſtre profit, ie penſe
que vous n’aurez pas beaucoup de ſectateurs.
Mais ie vous prie regardez voz pieds vous les
voirrez apuyez ſur vn cube dont la forme ſe raporte
à vn element ſeul, & ſi pourrez voir tournãt
les yeux vers moy que ie ſuis eſleuce ſur vne
boule ronde faicte à l’imitation de tout ce grand
vniuers : Ces deux figures montrent cõbien mõ
pouuoir eſt plus que le voſtre, puiſque ie maiſtriſe
preſque tout le monde & que vous n’en
auez pas la quatrieſme pattie à gouuerner. Ver.
Ie ne doute point de voſtre puiſſance, mais ie
ſuis marrie dont pouuãt faire ce qu’il vous plaiſt vous faictes mal pluſtoſt que bien. For. Ie tiens
pour bien tout ce que ie fay, puiſque ie le veux,
mon plaiſir eſt ma loy. Ver. Mon deuoir eſt la
miene, eſcoutez, que ie parle à vous. For. Ie n’ay
pas loiſir. Ver. Demeurez vn peu ſ’il vous plaiſt.
For. Ie ne veux point, laiſſez, vous me ferez tõber.
Ver. Nõ feray dea ie vous ſouſtiendray ? Or
voyez comment vous auez tantoſt expoſé à voſtre
aduantage, ce qui vous eſt deſauantageux :
car eſtant ſouſtenuë par vne boule ronde, & vn
baſton rompu, vous eſtes à toute heure en danger
de tomber. For. C’eſt tout vn, ie repren
touſiours nouuelle force en tombant comme
faiſoit Anthee, mais voſtre pillier eſt plus ſeur
que le mien : Ouy vrayemẽt ie ne le ſçaurois faire
tomber. Ver. C’eſt pource qu’il eſt faict à la
ſimilitude des autels. For. Si eſt-ce que les autels
ſont bien quelques fois abbatus, le pays de
Poëtou en rend bon teſmoignage principalement
ſa maiſtreſſe ville, où il n’en reſta pas vn
en ſon entier. Ver. Helas vous dictes vray. For.
Ils furent demolis en deſpit de moy, pource que
bien ſouuent ils me ſeruoyẽt d’appuy, ceux qui
les ruinerent eſtoyent ennemis des vertus & des
lettres, ils auoyent ſeulemẽt ie ne ſçay quel vain
maſque de religion apparente moins religieuſe
en effect que celle qu’ils monſtroient de vouloir
reformer : auſſi feirent ils bien connoiſtre qu’ils
eſtoient guidez par auarice, & non point par deuotiõ : car ils ſ’adreſſerent premieremẽt aux threſors
faignant de vouloir retrancher les ceremonies,
comme celuy qui voulant corriger la pompe
d’Apollon, & celle d’Eſculape, oſta la robe
de l’vn, & la barbe de l’autre : mais ie prie
Dieu que ce qu’ils deroberent dans cette pauure
ville leur ſoit comme l’Or de Toulouſe, aux
ſoldats de Cépio. For. Ie ſuis bien contẽte qu’il
aduiene ainſi quand ie les auray eſleuez vn peu
plus hauts, afin que le ſaut leur ſoit plus difficile
à prendre. Ver. Non ie vous fuplie, ne les abuſez
point d’auãtage, vous auez trop fait pour
eux, auſſi bien ne vous en ſçauẽt ils point de gré,
mais aidez moy doreſnauãt à deffẽdre Poëtiers ;
ie ne ſeray pas enuers vous ingrate de ce plaiſir,
& fuiuant la couſtume des Spartins ſacrifiõs aux
Muſes eſperant que noſtre bien-faict ne fera pas
enſeuely dedãs l’oubly. For. Ouy, mais de tout
ce que nous ferons de bien l’honneur vous en
ſera dõné & ie demeureray ſans louange. Ver.
Nõ feray ie vous en aſſeure, tout ainſi que les anciens
auoient apris de faire vn meſme temple à
Pollux & Caſtor, encor’que Iupiter fut pere de
l’vn, & Tyndare de l’autre, ainſi veux ie que nous
ſoyons honorees toutes deux enſemble, combien
que ie me reconnoiſſe pour la treſ-aymee
fille de Dieu, & vous pour ſa ſeruãte. For. C’eſt
la raiſon que l’obeiſſe à la fille de mon maiſtre :
mais fortune peut elle faire quelque choſe de raiſonnable. Ie crain demeurant auecque vous
de perdre mon nom & d’oublier mes effects ordinaires.
Ver. Ha que vous n’auez garde, auſſi
bien ne vous ay-ie pas cherché à ceſte intention,
c’eſt pour m’ayder à garder Poëtiers que ie vous
demande, & pour eſtre nuiſante à ceux qui luy
voudroyẽt nuire : Car faiſant mal ſelő voſtre aduis
à ceux qui luy en veulẽt faire, vous ferez biẽ :
cõduiſez dõc toutes leurs entrepriſes au rebours
de ce qu’ils deſirent : cependant venez ouyr vne
Oraiſon que ie veux preſenter à Dieu, & vous
l’accõpaignerez d’vn autre ſ’il vous est agreable.
Ô ſeigneur dont la prouidence
Tient tout en ſon obeiſſante,
Preſtez nous, Dieu ſouuerain,
Voſtre heureuſe & puiſſante main.
Afin que nous puiſſions deffendre
Ce peuple icy qui veut eſpandre
Sa vie, ſon corps & ſon cœur,
Sacrifiez pour voſtre honneur.
Ayez ſoing des femmes gentilles,
Gardez bien les pudicques filles,
Preſeruez les hommes auſſi
Qui de voz bontez ont ſouci.
Si quelque ennemy ſe trauaille,
Pour ruiner noſtre muraille,
Si quelcun cherche les moyens
De ſurprendre noz Citoyens.
Accablez le de la tempeſte,
Qui punit la pariure teſte
Et le cœur ſuperbe & felon
De l’incredule Pharaon.
I’ay dict, fortune, vous plaiſt il de dire ? For. Ouy dea ie ſuis contente de vous accompaigner à ſi bon œuure.
Dieu qui ſans eſtre meu, mouuez tout ce grãd mõde,
Conduiſant arreſté, la courſe vagabonde
De tant de feux luiſans, ornement de voz Cieux :
Regardant aſſeuré, tous les hommes en craincte,
Plaiſe vous d’exauſer vne priere ſaincte
Qui procede d’un cœur humble & deuotieux.
Seigneur bien que ie fois inconſtante & volage,
Si eſt-ce que ie rends continuel hommage
À voſtre maieſté reconnoiſſant touſiours
Que de vous ſeul ie tiens mon ſceptre & ma regence,
Qu’il vous plaiſt de me voir conſtante en inconſtance,
Et me nommer Fortune au variable cours.
Si mes faueurs eſtoient de plus longue duree
La foy que l’on vous doit ſeroit mal-aſſeuree,
L’on ne penſeroit plus que vous fuſſiez l’Eſtant,
L’on oubliroit du tout à vous faire ſeruice
Ce monde deuiendroit eſcole de tout vice,
Voila pourquoy ſeigneur, ie change en vn inſtant.
Ie me monſtre parfois & ſuperbe & maligne,
Ie deuien tout ſoudain gracieuſe & benigne :
Mais tout ce que ie fay c’eſt pour vous obeir,
Pourueu que ie vous ſois humble & obeiſſante :
Ie veux que l’on m’apelle & traitreſſe & meſchante
Et ne me deplay point de me faire hair.
Ô Dieu ſi mes effects vous ſont pour agreables,
Accordez ſ’il vous plaiſt mes requeſtes ſemblables
À celles de Vertu : vueillez mettre à repos
Noſtre pauure Poetiers, & ſi quelcun ſ’apreſte
De l’oſer aſſaillir, qu’il ſente ſur la teſte
La tuile que Pyrrhus ſentit dedans Argos.
Et bien. Vertu, eſtes vous ſatisfaicte ? Ver. Ouy en partie, & le ſeray du tout ſ’il vous plaiſt auſſi bien faire que bien dire. For. On diroit que vous eſtes en deffiance de moy. Ver. Non ſuis, car voſtre deſaſſeurãce m’aſſeure, vous auez accouſtumé d’arreſter fort peu de temps en vn poinct, ſi bien qu’ayant deſia faict beaucoup de mal à noſtre Poëtiers i’eſpere qu’à l’aduenir vous luy ferez meilleure. For. Mais pourquoy en eſtes vous ſi curieuſe. Ver. Pource que ie ſuis reueree de quelques vns qui demeurent dedans. For. Ie croy qu’ils ne ſont pas en grãd nombre. Ver. Le nombre des bons n’eſt iamais grand, auſſi dict on que celuy qui veut demeurer auec les vertueux cherche la ſolitude : or combiẽ que ie ſois honoree de peu, ce peu vaut beaucoup. For. Quant à moy ie ne penſe eſtre aymee de perſonne du monde, ceux meſmes auſquels ie fay le plus de biẽ ont opinion qu’il eſt tout cauſé par leur propre valeur, comme ce Capitaine Grec à qui ie rendoy les villes pendãt qu’il dormoit, & toutesfois il me deſauoüa, diſant que ie n’auoy point de part en ſa victoire, mais je me vẽgé bie de luy, car depuis il n’executa beau fait. Ver. Vous fraudez bien ſouvent l’eſperance de ceux qui vous ayment, cela eſt cauſe dont quelques vns d’entre eux diſſimulent l’affectiõ qu’ils vous portent, pource qu’ils ne ſont point aſſeurez à quelle fin ils ſeront conduits par vous, de moy ie reçois tous ceux qui me cherchẽt quand bien ils m’auroient depriſee, comme Polemõ, ie ne laiſſe pas de leur tendre la main. For. Pource que vous auez touſiours eſté bonne, vous pouuez ſeurement demeurer telle, ie voudroy bien maintenant vous enſuiure ſ’il eſtoit en mõ pouuoir, mais je crain ſi ie me depoſe de mon autorité, pour deuenir meilleure d’eſtre plus iniuriée que Sylla quand il ſe fut démis de la Dictature, & de receuoir maintes offences de ceux qui penſent eſtre offencez par moy. Ver. Ô Fortune mamye, ſ’il vous plaiſt d’amender d’oreſ-nauant voſtre condition, que ie vous conduiray biẽ en vn lieu de ſeur accez, où vous ſerez humainement receue par vne excellente perſonne qui me fauoriſe beaucoup, vous ſerez là ſauüee de tous dangers demeurant aupres de moy, & n’aurez plus la peine de tourner continuellement vne roue, comme le miſérable Ixion. For. Ma peine m’eſt agreable, & me ſemble que vous deuriez pluſtoſt dire que ie tourne ma roue, cõme les intelligẽces font tourner les Cieux. Ver. Le mouuoir des cieux eſt proufitable & celuy de voſtre roue dommageable : ainfi l’vn eſt bon, pource qu’il ayde & conſerue, l’autre mauuais, pource qu’il gaſte & ruine. For. Si ne pouuez vous nier que faiſant mal aux vns, ie ne face bien aux autres, tout ainſi que le ſoleil, lequel donnant le iour à ceux qui nous ſont oppoſez nous faict les nuicts par ſon abſence, mais ie voy bien que c’eſt, vous eſtes enuieuſe ſur mon pouuoir, pource que ie fay bien & mal, & vous ne pouuez faire que l’vn des deux. Ver. Si i’eſtois enuieuſe ie ne ſerois point Vertu, car l’enuie en vn grand vice, n’ayez donc point telle opinion de moy ſ’il vous plaift, & ne penſez point eſtre digne de plus d’eſtime pour faire bien & mal, l’ennemy du genre humain ſeroit en cela de moitié de loüange auec vous : quantà ce que vous m’arguez m’arguez d’impuiſſance diſant que je ne puis faire mal, ie prens, vn tel blaſme pour loüange, & ſi nous demeurons quelque tẽps enſemble i’eſpere que vous connoiſtrez mon pouuoir, mon deuoir, & mon vouloir, eſtre tellement vnis qu’ils ne ſeront iamais ſeparez. For. La douceur de voz propos m’a ſi bien gaignee, que ie voudroy n’eſtre iamais ſeparee d’aivec vous. Ver. Vous ferez bien de fauoriſer quelquesfois de voſtre preſence ceux qui me chaſsẽt, affin qu’ils ne ſoiết pas mal-heureux de tout poinct. For. Ha ie proteſte de n’aymer jamais ceux qui vous haisſent, & ſi pour vn temps ie me montre amiable enuers eux, ce ſera pour leur faire ſentir apres ma rigueur plus aſpre. Pour ce dés maintenãt menez moy où bon vous ſemblera, & vous aſſurez que ie n’ay rien de plus cher en ce monde que le deſir de vous obeyr. Ver. Pour cette heure gardons Poëtiers comme nous auons deliberé, cependant il ſe preſentera quelque bonne occaſiõ pour vous offrir a l’excellence dont ie vous ay parlé, laquelle nonobſtant voſtre defaueur eſt montée par mon moyen iuſques à vn tel degré, que voſtre grãdeur ne ſçauroit pas beaucoup accroiſtre la ſienne. For. Il ne faut donc point que ie me preſẽte là de pœur d’eſtre meſpriſee. Ver. Mais vous en ſerez plus digne de prix ; car vous gaignerez de l’honneur en donnant du profit, & poſſible que vous reſiouiſſant d’vn ſi beau gain vous aurez enuie d’vſer touſiours de vous meſme par diſcretion, eſleuant les plus vertueux. For. À la verité ie me fay tort de fauoriſer les hommes de peu de valeur, mais afin qu’il ne m’auienne plus de faillir ainſi, ie veux doreſnauant ſuiure voz pas, ſçachant bien qu’il vaut mieux eſtre guidee par vn clair voyant, que de conduire vn grand nombre d’aueugles.