Les Œuvres de Mesdames Des Roches/Epistre à ma fille

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EPISTRE A MA
fille


Les anciens amateurs de ſçauoir,
Diſoiẽt qu’à Dieu faut rẽdre le deuoir,
Puis au pays, & le tiers au lignage,
Les induiſant à force de courage,
Soit quelques fois pour ſouffrir paſſiõ,
Soit pour dompter la forte affection.
Au ſeigneur Dieu ie porte reuerence,
Pour mon pays, ie n’ay point de puiſſance,
Les hommes ont toute l’autorité,
Contre raiſon & contre l’équité :
Mais enuers toy fille qui m’es ſi proche
Ce me feroit vn grand blaſme & reproche
De te conduire au ſentier plus battu,
Veu que ton cueur est né à la vertu,
Il ne ſuffit pourtant d’eſtre bien nees,
Le ſens acquis nous rend morigences,
Et le flambeau dans noſtre ame allumé
Sans le ſcauoir eſt bientoſt conſommé.
La lettre ſert d’vne ſaincte racine,
Pour le regime, & pour la Medecine :
La lettre peut changer le vitieux,
La lettre accroiſt le cueur du vertueux,
La lettre eſt l’art qui prenant la matiere
Luy peut donner ſa forme plus entiere.

Ce brief diſcours ſur vn tel argument
Soit bien receu de ton entendement,
Ma fille unique, & de moy cher tenue,
Non pour autant que tu en es venue
Et que dans toy ie me voy vn pourtraict
Du poil, du teint, de la taille, & du traict,
Façon, maintien, parolle, contenance,
Et l’aage ſeul en faict la difference :
Ny pour nous voir tant ſemblables de corps,
Ny des eſprits les gracieux accords,
Ny ceſte douce aymable ſympathie,
Qui faict aymer la ſemblable partie,
N’ont point du tout cauſé l’entier effect
Demon amour enuers toy ſi parfaict,
Ny les efforts mis en moy par nature,
Ny pour autant qu’és de ma nourriture.
Mais le penſer, qu’entre tant de mal-heurs,
De maux, d’ennuis, de peines, de douleurs,
Suiection, tourment travail, triſteſſe,
Qui puis treze ans ne m’ont point donné ceſſe,
Tu as, enfant, apporté vn cueur fort,
Pour reſiſter au violent effort
Qui m’accabloit, & m’offris dès enfance
Amour, conſeil, ſupport, obeiſſance.
Le tout puiſſant à qui i’eu mon recours,
A faict de toy naiſtre mon ſeul ſecours :
Or ie ne puis de plus grands benefices
Recompenſer tes louables offices,
Que te prier de faire ton deuoir

Enuers la Muſe & le diuin ſçauoir.
„ Mais le vray centre & globe de l’eſtude
„ C’eſt de donner à vertu habitude,
„ Et ſe vouloir en elle inſinuer,
„ L’abit ſe faict difficile à muer.
Tu es au temps pour apprendre bien nee,
Et ſembles eſtre aux Muſes inclinee,
Le Ciel te face auoir tant de déſir
Des ſainctes mœurs le ſeul iuſte plaiſir,
Et le Dœmon, qui l’œuure a commencee
Guide ſi bien l’effect de ta penſee,
Que teſmoignant à la poſterité.
Combien d’honneur tu auras merité,
Tu ſois vn iour par vertu immortelle,
Ie t’ay touſiours ſouhaitee eſtre telle.