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Les Œuvres de la pensée française/Volume II/I

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Les Œuvres de la pensée française
Henri Didier (iip. 1-19).

v. — Le xviiie siècle


La littérature vers 1700

L’école classique, après quelques tâtonnements, avait produit des chef-d’œuvre. Après Racine, Molière, La Rochefoucauld, il parut difficile de sonder encore le cœur humain. L’analyse des sentiments n’avait-elle pas donné, et au delà, tout ce qu’on en pouvait attendre ? On cherche une matière nouvelle. La science, qui, grâce à la méthode de Descartes, a pris, pendant la seconde moitié du xviie siècle, un immense développement, — va la fournir. Les découvertes de Newton ont fait connaître aux hommes l’infini du temps et de l’espace, la fragilité et la brièveté des mondes. L’homme ne peut plus se croire le roi de l’Univers. Il va s’intéresser aux choses et aux bêtes. Il va surtout s’habituer à considérer l’homme dans ses rapports sociaux, et non plus seulement dans son intimité psychologique. La décadence de la monarchie absolue l’incitant à rechercher un meilleur mode de gouvernement, il s’occupera de politique.

Le passé a montré ses tares. Il faut repenser et refaire. Tout naturellement les esprits se dégagent du respect de la tradition. Les hommes nouveaux s’attaquent à la religion qui a, de tout son pouvoir, entravé le développement des sciences et dont les sciences viennent de révéler les mensonges ; à la monarchie qui vient d’entraîner la France aux pires désastres ; aux Anciens dont l’insuffisance scientifique est démontrée et qui ne peuvent servir de modèles qu’en matière de psychologie, genre dont on est fatigué. Tout ce mouvement peut se formuler ainsi : croyance absolue dans le progrès incessant de l’esprit humain.

Cet état d’esprit présidera à l’avènement d’une morale utilitaire, qui rendra ses droits à l’instinct, dans la mesure où celui-ci ne gêne pas la société ; et d’une littérature scientifique, soit que les écrivains mettent le public au courant des découvertes de la science, soit que, peignant des caractères, ils regardent l’homme avec leur raison autant qu’avec leur sensibilité.

Le style se pliera naturellement aux besoins nouveaux. Les œuvres n’étant plus dictées par le seul sentiment mais aussi par la raison, la phrase deviendra courte, précise.

Les précurseurs

On sent que Bayle, Fontenelle, La Bruyère, dont nous avons tracé dans le chapitre précédent des portraits rapides, étaient les précurseurs de ce mouvement.

Il faut encore citer Charles Perrault (1628-1703), qui s’attaqua résolument aux Anciens, exposa la loi du progrès et soutint que le siècle de Louis XIV égalait pour le moins le siècle de Périclès ou le siècle d’Auguste. Il est resté populaire pour ses Contes (1697) recueil de ces très anciennes légendes, naïves et délicieuses, nées des sources même de l’âme française, avec lesquelles les mères de France bercent les petits enfants.

Turcaret ; Gil Blas

Le Sage (1668-1747) écrit, pour vivre, des comédies et des romans. Son Turcaret (1709), portrait d’un ancien laquais devenu fermier général, est la meilleure comédie qui ait été jouée depuis Molière. Le Sage s’y souvient sans doute de l’auteur du Misanthrope, mais, alors qu’il peint surtout des coquins, il les portraicture en souriant, sans se soucier d’aucune morale, avec un détachement dont Molière eut été incapable. Il montre dans ses romans (le Diable Boîteux, 1707 ; Gil Blas, 1715-1724-1735) la même impartialité, la même indifférence morale. Gil Blas passe par toutes les conditions sociales, de valet à ministre, traverse les mondes les plus divers. C’est pour l’auteur, un moyen de nous présenter une série de types variés, des caractères assez semblables à ceux de La Bruyère, mais enchassés dans une intrigue romanesque. Mais au lieu de la passion de La Bruyère, Le Sage ne montre qu’une grâce aisée, une ironie légère, une intelligence indulgente.

Les mémoires de Saint-Simon

Saint-Simon (1675-1755), duc et pair, avait vécu à Versailles pendant les dernières années du règne de Louis XIV, puis avait fait partie du conseil de Régence. À la mort du Régent, il quitta le monde et la cour et entreprit la rédaction de ses Mémoires dont des fragments importants parurent en 1788, mais dont l’édition complète ne fut publiée que beaucoup plus tard (1829-1831).

Saint-Simon fut le spectateur intelligent et curieux de son siècle. Négligent de la forme, car il n’est pas un écrivain de profession, mais un grand seigneur qui s’amuse, il abonde pourtant en expressions vives, imagées. Son style rapide est plein de termes pittoresques. Il lui sert à peindre avec une vie intense les coulisses du monde et de la politique, et les personnages qu’on y rencontre. Les portraits sont aigus, profonds, d’un trait vif et finement caricatural. Les Mémoires sont moins une œuvre littéraire qu’un document sur les hommes de ce temps, mais un document d’une valeur exceptionnelle.

Les Comédies de Marivaux

Marivaux (1688-1763), né à Paris, est, parmi les hommes de son temps, le vivant prolongement de l’école de Racine. Mais la tragédie, qui ne peut mettre en scène que des sentiments nettement définis, avait beaucoup parlé d’amour sans jamais s’occuper de la naissance de l’amour. Molière, lui, n’avait demandé au sentiment que des ressorts pour l’intrigue. Marivaux créa la comédie amoureuse. Il montra comment l’intérêt s’empare doucement d’un cœur de femme, comme celle-ci, encore ignorante d’elle-même, doit lutter avec l’égoïsme, l’orgueil, l’amour-propre et quelles étapes elle doit franchir avant de « voir clair dans son cœur ». Ce sujet fait le fond de presque toutes les comédies de Marivaux : le Jeu de l’Amour et du Hasard (1730), le Legs (1736), les Fausses Confidences (1737)… Marivaux groupe autour de son sujet tout intérieur des personnages très fantaisistes, très élégants, et qui font penser à la fois à la comédie italienne et aux toiles de Watteau. Ses qualités profondes sont évidemment filles de Racine, mais par la grande place qu’il fait à la sensibilité sans pour cela tomber jamais dans la sensiblerie, par l’esprit de ses analyses, par la légèreté de sa manière, il appartient bien à son siècle.

La littérature sentimentale. Manon Lescaut

Marivaux a laissé plusieurs romans dont deux inachevés : la Vie de Marianne et le Paysan Parvenu qui poussent eux aussi à l’extrême la délicatesse de l’analyse. Mais leurs personnages appartiennent plus à leur temps que ceux des comédies. Ils s’étudient sans cesse eux-mêmes, ont résolu de se pousser dans le monde et y arrivent en effet, Marianne par les hommes, et Jacob, le paysan parvenu, par les femmes. De petits tableaux populaires coupent agréablement ces analyses un peu subtiles.

Mais le grand maître du roman est alors l’abbé Prévost (1697-1763), qui d’abord novice chez les jésuites, puis soldat, eut sa vie bouleversée par une violente passion. Ses romans, fort nombreux, sont aujourd’hui très oubliés, mais l’un d’eux, Manon Lescaut, septième volume de la série Mémoires d’un homme de qualité (1728-1732) est universellement célèbre. Pour la première fois la vérité la plus poignante entrait sans voiles dans la littérature. Le héros, des Grieux, et l’héroïne, Manon, sont des types humains que l’auteur n’a parés d’aucune vertu. Bien plus il nous les montre avec toutes leurs tares, leurs faiblesses qui peu à peu les dégradent et les avilissent, les font descendre l’un et l’autre jusqu’aux plus bas degré de l’échelle sociale. Mais la violence de leurs passions nous les rend tout de même sympathiques.

La littérature sentimentale s’illustre encore du nom de Vauvenargues (1715-1747), officier mort à 32 ans, presque inconnu de ses contemporains, bien que Voltaire en fit grand cas. Il essaya, après Pascal et La Rochefoucauld, de mettre le cœur humain en maximes. Mais sa ressemblance avec ces penseurs de l’autre siècle est plus extérieure que réelle. Il combat la morale ascétique de Pascal, déteste la doctrine du renoncement et croit à l’excellence des passions qu’il veut qu’on laisse se développer. Il pense que l’homme ne trouvera le bonheur que dans l’action. Son œuvre est la négation du christianisme.

Lettres persanes, Esprit des lois

Un esprit de tout premier ordre, Montesquieu (1689-1755), introduit la politique dans la littérature et invente la sociologie. Magistrat et homme du monde, doué d’une curiosité passionnée, voyageur infatigable, il parcourut l’Europe entière.

Il fit paraître en 1721 les Lettres Persanes. Deux Persans font, sous forme de lettres, un tableau satirique de la société parisienne au temps de la Régence. C’est un ouvrage qui fait penser à Gil Blas, mais où l’auteur montre une impertinence aristocratique ignorée de Le Sage. Il attaquait plus directement les abus du gouvernement et du clergé.

Puis Montesquieu, s’adonnant aux études historiques, publia les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734). Là, l’histoire ne se borne plus à rappeler sèchement les faits, elle les analyse dans leurs causes et dans leurs conséquences et tâche d’en tirer des leçons.

Enfin parut l’Esprit des Lois (1748), opuscule de cent pages, divisé en petits paragraphes, qui contient toute la pensée de Montesquieu et les bases de la sociologie moderne. L’auteur, se basant sur l’expérience, s’efforce de déterminer, d’après les circonstances de la formation d’un peuple et le climat sous lequel il vit, quelles seront les phases de son développement, les crises qui pourront l’entraver, les moyens de faciliter son évolution. Il croit donc à l’influence des causes naturelles mais aussi au pouvoir de redressement d’une loi raisonnable qui tiendrait compte de l’esprit et du tempérament du peuple auquel elle s’adresse.

Parmi les littérateurs de son temps qui se bornent souvent à vulgariser la science et les travaux des spécialistes, Montesquieu est un créateur qui n’expose que sa pensée.

Voltaire

Tout au contraire, le roi littéraire du siècle, Voltaire (1694-1778), n’eut peut-être pas une idée à lui. Bourgeois de Paris, soucieux de s’y créer une situation brillante, il utilisa des dons littéraires prodigieux à faire connaître au public les idées des autres. Au théâtre qu’il emplit pendant soixante ans de son nom, il se borna à imiter. C’est d’abord Racine qu’il prit pour modèle, puis Shakespeare dont il avait connu les œuvres en Angleterre. Sa tragédie de Zaïre (1732) se souvient d’Othello. Il transforma pourtant la mise en scène, y introduisit quelque sens de la vérité historique. Peu doué pour l’étude de la psychologie, il remplaça l’analyse des sentiments par un artificiel pathétique de situation dont après lui le mélodrame s’empara. Ni Zaïre, ni Mérope (1743), ses deux plus grands succès, ne se sont complètement maintenus.

On lui a souvent attribué l’honneur d’avoir créé l’histoire moderne, à cause de ses trois grands ouvrages historiques : le Siècle de Louis XIV (1751), l’Essai sur les mœurs (1756), le Précis du règne de Louis XV (1768), ouvrages en effet très remarquables, mais qui doivent cependant céder à Montesquieu la gloire d’avoir ouvert la voie. Comme Montesquieu, Voltaire s’efforce de tirer une leçon de l’histoire, et cette leçon est fort simple : les religions et en particulier le Christianisme ont causé les malheurs des hommes ; il faut combattre les religions en s’appuyant sur la raison. Cette idée un peu simpliste fausse la ligne générale de l’œuvre. Mais il n’en reste pas moins que Voltaire a de grandes qualités d’historien, une érudition étendue, une ardente curiosité qui lui fait préférer le tableau des mœurs à celui des batailles, un grand sens du pittoresque, et une forme vive et nette, d’une clarté sans égale.

Mais Voltaire ne se contente pas d’être auteur dramatique et historien. Il veut être avant tout un philosophe. De très nombreux écrits s’efforcent de justifier ce titre. Ce sont les Lettres Philosophiques (1734), le Traité sur la Tolérance (1763), le Dictionnaire Philosophique (1764), et plusieurs petits romans : Zadig (1748), Candide (1759), l’Ingénu (1767), la Princesse de Babylone (1768), critiques sociales ou politiques plutôt qu’œuvres d’imagination. Le nom de philosophe n’en est pas moins un peu gros pour Voltaire, dont les idées ne sauraient constituer un système. Il n’est pas ennemi de la constitution qui régit la France de Louis XV. Et même, ce gouvernement ayant permis au petit bourgeois qu’est Voltaire de devenir un des grands de ce monde, ami des rois, presque roi lui-même dans sa terre de Ferney, Voltaire est partisan d’un solide despotisme qui protège les gens riches. En revanche, il attaque le Christianisme qui prétend empêcher les honnêtes gens de jouir de la vie et dont les arrêts gênent la liberté d’écrire… Il est, selon les cas, optimiste ou pessimiste.

Avec tous ses défauts, Voltaire est cependant, par son esprit malin et vif, par ses qualités de clarté, par son style nerveux, un très grand écrivain français. De tels dons, en lui permettant de mettre les plus grandes questions à la portée de tout le monde, lui valurent une immense influence. Il a contribué pour une large part à ruiner définitivement en France le goût du merveilleux, et les historiens des temps modernes ont pu, grâce à lui, écrire librement l’histoire du passé.

L’Encyclopédie

Le mouvement rationaliste et scientifique de la première moitié du siècle aboutit à la publication de l’Encyclopédie (1751-1772) que l’on peut considérer comme son triomphe définitif. Un nouveau venu de la littérature, Denis Diderot (1713-1784), et le mathématicien d’Alembert eurent la plus grande part dans cette entreprise. Il s’agissait de composer un vaste dictionnaire comprenant un résumé complet de toutes les sciences et de toutes les philosophies. Les directeurs de l’entreprise firent appel à la collaboration des premiers écrivains de France et des savants les plus connus. Voltaire, Montesquieu y écrivirent. Jean-Jacques Rousseau, alors à ses débuts, y signa les articles sur la musique. Marmontel se chargea de la littérature, l’abbé Morellet de la théologie, Daubenton de l’histoire naturelle, d’Holbach de la chimie, Quesnay et Turgot de l’économie politique. Tous les grands noms du siècle apportèrent leur contribution à cet ouvrage qui devait vaincre pour toujours l’ignorance et répandre partout les idées nouvelles.

Denis Diderot

Ce Diderot (1713-1784) que l’Encyclopédie venait de révéler, était un argumentateur brillant. Dans ce triomphe de rationalisme, il apparaît bien comme le moins raisonnable des hommes. Les grands esprits du siècle, Bayle, Fontenelle, Montesquieu, Voltaire lui-même à ses heures, se souciaient surtout d’examiner froidement les faits et ne se prononçaient jamais sans un sourire de scepticisme. Diderot, plus qu’un esprit, est un tempérament. Fils d’un coutelier de Langres, il avait connu la misère ; il a tous les caractères de l’homme du peuple : promptitude à se décider et à se passionner, force surabondante, désir de jouir, bonté du cœur, et vulgarité. Aussi le meilleur régime politique et la meilleure doctrine morale lui paraissent devoir être ceux qui permettront le libre développement des facultés de l’individu, la satisfaction de tous ses instincts. Le sentiment, qui n’est en somme que la supérieure de l’instinct, voilà son Dieu, voilà la religion qu’il préconisera toute sa vie et dans toutes ses œuvres, qu’il s’agisse de ses petits romans comme la Religieuse (1760), le Neveu de Rameau (1761), Jacques le Fataliste (1773), de ses écrits philosophiques comme le Rêve de d’Alembert (1769), le Supplément au Voyage de Bougainville (1772), de ses drames comme le Fils naturel (1757), le Père de Famille (1758), Est-il bon est-il méchant ? (1781), ou de ses articles de critique d’art à propos des salons.

Son art sensuel apporte à ce xviiie siècle, un peu desséché par l’intelligence pure, une note nouvelle. Tout sensations, amant du bruit, du mouvement et de la couleur, il ramène dans la prose française la grande phrase oratoire que les écrivains dédaignaient depuis qu’ils prétendaient ne plus s’adresser qu’à l’esprit. Parfois même la force du sentiment lui fait trouver des accents poétiques.

Jean-Jacques Rousseau

Comme Diderot, avec qui d’ailleurs il fut intimement lié à l’époque de ses débuts littéraires, Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) préfère le sentiment à l’intelligence ; ou plutôt, il est tellement dominé par ses sentiments qu’il ne saurait avoir une idée qui, dès son éclosion, ne se change en une passion. Né à Genève, d’un père horloger, et ayant jusqu’à quarante ans mené la vie la plus aventureuse, Rousseau s’est développé librement, en dehors de toute tradition, en marge de la Société. Très orgueilleux, très content de lui-même, il pense être une preuve vivante des défauts de l’organisation sociale qui, de son temps, déforme l’homme, et le dépouille de ses meilleures qualités. Enivrés par les progrès des sciences, les Fontenelle et les Voltaire avaient dédaigné les traditions des générations précédentes ; Rousseau va plus loin : il attaque les idées de sa propre génération. Ainsi l’homme prend peu à peu une plus grande confiance en lui-même, Rousseau ose à peu près dire : « Moi seul ai raison contre tous les hommes passés ou présents. »

Il publie d’abord des opuscules : le Discours sur les Sciences et les Arts (1750), le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754), la Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758). Partout il soutient son idée favorite : l’homme est originellement bon ; c’est la société qui le corrompt ; plus la civilisation se raffine, plus l’homme devient méchant. Nous retrouvons ces théories dans la Nouvelle Héloïse (1761) roman sous forme de lettres dont de nombreuses pages sont consacrées aux délices de la vie champêtre et des mœurs édifiantes des montagnards.

Le Contrat Social (1762) est la profession de foi politique de Rousseau. Il y construit une société idéale où règne l’égalité la plus parfaite. Les lois sont votées par la majorité et nul ne peut s’y soustraire sans encourir les peines les plus graves. Dans l’Émile (1762), Rousseau expose ses théories sur l’éducation. Au milieu de quelques exagérations, on trouve dans ce livre toutes les idées de la pédagogie la plus moderne : exercices physiques, plein air, enseignement par la pratique, leçons de choses, et surtout cette idée que l’éducation doit faire un homme et non un répertoire de connaissances mal assimilées.

Les Confessions, publiées après la mort de Rousseau, sont la plus étonnamment sincère des biographies. Pour la première fois, dans un ouvrage de cette étendue, un écrivain n’étudie que lui-même, n’expose que lui-même. Avec une plus grande franchise que celle de Diderot, avec aussi moins de libertinage, Rousseau a ramené la passion dans la littérature française. L’amour le plus ardent, le plus tumultueux emplit la Nouvelle Héloïse, en même temps qu’un sentiment de la nature qui, depuis La Fontaine et Mme de Sévigné, s’était presque complètement perdu au milieu de la vie artificielle des salons. Cet aventurier qui a vécu longtemps à la campagne a besoin du paysage des Alpes, des lacs, des prairies, des forêts où l’on peut se sentir seul. Il écrit les Rêveries d’un promeneur solitaire (1781), et nous apprend dans ses Confessions qu’il ne peut pas travailler dans sa chambre, qu’il lui faut autour de lui la vie des arbres et le grand air, que tous ses livres ont été composés au rythme de sa marche, au cours de ses longues promenades.

Moins grossièrement sensible que Diderot, plus profondément peut-être, en tous cas d’une manière plus exquise, Rousseau ne peut pas se contenter de la petite phrase algébrique mise à la mode par ses prédécesseurs. Il reprend la tradition abandonnée depuis Bossuet, écrit par périodes nombreuses, largement aérées, sonores, souvent musicales, dont plus artiste encore que penseur, il s’ennivrait en travaillant. Son influence est peut-être la plus forte qui se soit jamais fait sentir. Ses idées ont amené la Révolution Française. Son style contient les germes de tout le Romantisme.

Paul et Virginie

Malgré l’opposition de plus en plus vive du clan rationaliste et de l’Encyclopédie, Rousseau avait conquis sur ses contemporains une influence considérable. En littérature son premier disciple fut son ami Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814). Croyance à la bonté primitive de l’homme, adoration de la nature, phrase pittoresque, nombreuse et harmonieuse : telles sont, comme pour Rousseau, les caractères distinctifs de l’œuvre de Bernardin de Saint-Pierre, Études de la Nature (1784), Paul et Virginie (1787), roman demeuré très longtemps populaire. Mais comme il avait fait de longs voyages, la nature qu’il peint est celle des pays exotiques. Ainsi, après les paysages alpestres de Rousseau, le public apprend à aimer les palmiers de l’Île de France et de Bourbon.

L’histoire naturelle et le Discours sur le style

Vivant à l’écart des Encyclopédistes et des salons, menant la vie la plus régulière et la plus ordonnée, Buffon (1707-1788), directeur du Jardin du Roi (Jardin des Plantes), consacra toute sa vie à une vaste Histoire Naturelle (1749-1778), qu’il dut cependant laisser inachevée. Aux meilleures qualités scientifiques, amour du document, conscience scrupuleuse dans la documentation, il joignait une imagination magnifique qui lui a fait découvrir ou pressentir les principales lois de l’évolution, lois qui seront développées plus tard par son disciple Lamarck et par l’Anglais Darwin. On lui a reproché d’avoir donné trop d’importance à l’homme, d’en avoir fait le but de la nature et d’avoir classé les animaux, très artificiellement, d’après leur degré de ressemblance avec lui. Mais dans les tableaux qu’il trace de la Terre, aux âges successifs de sa formation, il y a des visions de poète qui égalent les plus belles pages de Lucrèce. Comme Rousseau, Buffon a recours, pour peindre ces tableaux grandioses, à la grande phrase à période du siècle de Bossuet… Son discours de réception à l’Académie, Discours sur le Style (1753), est demeuré classique. Il y dit l’importance des effets littéraires, la nécessité absolue de couler les idées dans un moule approprié au caractère de l’écrivain. Les idées se vulgariseront, tomberont dans le domaine public. Le style seul perpétuera le nom de l’auteur. Sa phrase « le Style est l’homme même » est proverbiale.

Le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro

Le xviiie siècle s’intéressant peu à l’étude du sentiment, ne pouvait avoir qu’un théâtre médiocre, imitations artificielles du théâtre de Racine ou tentatives avortées vers un art nouveau. Nivelle de La Chaussée (1691-1754) essaya d’intéresser ses contemporains à une comédie qui a gardé le nom de comédie larmoyante, et qui tâche d’agir sur les nerfs des spectateurs, de provoquer leurs larmes par le spectacle de la vertu malheureuse. Diderot, lui, remplaça la peinture des caractères par celle des conditions, mit le juge ou le marchand à la place de l’avare et du misanthrope. Le Père de famille (1757), le Fils naturel (1758), n’obtinrent qu’un succès médiocre. Seul Beaumarchais (1732-1799) sut créer des œuvres viables : le Barbier de Séville (1774), et le Mariage de Figaro (1784) chefs-d’œuvre qui ont gardé jusqu’aujourd’hui une extraordinaire jeunesse. Il modernisait tout à coup le théâtre, l’arrachant à ses traditions, en faisait, dans de la gaîté, un instrument d’attaque contre le régime politique et social. C’est là qu’est la nouveauté de son œuvre plutôt que dans le choix du sujet (intrigues empruntées au théâtre espagnol) ou dans la peinture des personnages, plus extérieure que profonde. Le barbier Figaro, porte-parole de l’auteur, démolit une à une toutes les traditions de la monarchie dans des tirades brillantes, d’un rythme prodigieux qui entraîne l’auditeur, le charme, l’emporte, l’étourdit, au milieu d’un étincellement de verve et d’esprit, avec des phrases vivantes, des mots vigoureux, des expressions vives, trempées comme des lames d’épée.

André Chénier

À la fin du siècle, un petit cercle d’historiens applique à l’étude de l’antiquité les méthodes scientifiques à la mode. Cela donne, dans le domaine littéraire, des œuvres de vulgarisation : le Voyage pittoresque en Grèce de Choiseul Gouffier, et le Voyage du Jeune Anacharsis de l’abbé Barthélémy. L’exhumation de la ville morte de Pompéï avait contribué encore à remettre l’antique à la mode, lorsque arriva le poète André Chénier (1762-1794) qui, né à Constantinople d’une mère grecque et par conséquent prédisposé par son époque et par sa naissance à aimer la Grèce, s’appliqua à faire entrer ce goût de l’antique dans la poésie. Mais, alors que le xviie siècle, avec Racine, avait cherché dans l’antiquité une littérature abstraite, plus morale que sensuelle et dégagée du détail pittoresque, Chénier, survenant dans un moment où le sentiment était fort en honneur, tira de la Grèce surtout des éléments plastiques et laissa de côté tout ce que Racine y avait apporté d’éléments moraux. On voit ainsi comment ce goût de l’antique qui avait donné naissance au théâtre classique devint, renouvelé par Chénier, la source du romantisme. On a souvent discuté si Chénier était classique ou romantique : à la vérité il est classique en ce qu’il parle de la Grèce et romantique dans sa façon de la concevoir.

Il a écrit encore des élégies dans le goût du xviie siècle qui sont moins intéressantes, et il avait projeté un grand poème l’Hermès, dont il n’a laissé que des fragments. C’est une espèce de De Natura Rerum où il voulait faire entrer toute l’histoire de la Terre. En outre, emporté par le mouvement révolutionnaire, il écrivit des Iambes qui introduisirent dans la poésie française le lyrisme satirique et préparèrent la voie aux Châtiments de Victor Hugo. Son vers est parmi les plus harmonieux, les plus délicieusement musicaux qu’on ait écrits.

Il fut arrêté par le gouvernement de la Terreur et guillotiné.


Les hommes de la Révolution

La littérature du xviiie siècle avait presque exclusivement été une littérature de combat. À partir du jour où les attaques contre le régime purent être portées à la tribune où on put exprimer oralement les revendications qu’on avait jusqu’alors écrites, la littérature dépouillée du rôle de combattant que l’éloquence lui ravissait, n’eut tout à coup plus rien à dire. C’est ce qui explique le vide littéraire de l’époque de la Révolution, où on ne trouve guère à citer que quelques poèmes populaires, comme le Chant du Départ de Marie-Joseph Chénier.

Les hommes de la Révolution ne pensaient qu’à agir. Leur littérature, aboutissant logique des œuvres de Voltaire et de Montesquieu, ne s’adressait qu’à la masse et ignorait l’individu. Par réaction, la littérature qui lui succéda fut fougueusement individuelle.