Les Œuvres de la pensée française — Du XVIIIe siècle à nos jours/Texte entier

La bibliothèque libre.
Les Œuvres de la pensée française
Henri Didier (iip. 1-60).

v. — Le xviiie siècle


La littérature vers 1700

L’école classique, après quelques tâtonnements, avait produit des chef-d’œuvre. Après Racine, Molière, La Rochefoucauld, il parut difficile de sonder encore le cœur humain. L’analyse des sentiments n’avait-elle pas donné, et au delà, tout ce qu’on en pouvait attendre ? On cherche une matière nouvelle. La science, qui, grâce à la méthode de Descartes, a pris, pendant la seconde moitié du xviie siècle, un immense développement, — va la fournir. Les découvertes de Newton ont fait connaître aux hommes l’infini du temps et de l’espace, la fragilité et la brièveté des mondes. L’homme ne peut plus se croire le roi de l’Univers. Il va s’intéresser aux choses et aux bêtes. Il va surtout s’habituer à considérer l’homme dans ses rapports sociaux, et non plus seulement dans son intimité psychologique. La décadence de la monarchie absolue l’incitant à rechercher un meilleur mode de gouvernement, il s’occupera de politique.

Le passé a montré ses tares. Il faut repenser et refaire. Tout naturellement les esprits se dégagent du respect de la tradition. Les hommes nouveaux s’attaquent à la religion qui a, de tout son pouvoir, entravé le développement des sciences et dont les sciences viennent de révéler les mensonges ; à la monarchie qui vient d’entraîner la France aux pires désastres ; aux Anciens dont l’insuffisance scientifique est démontrée et qui ne peuvent servir de modèles qu’en matière de psychologie, genre dont on est fatigué. Tout ce mouvement peut se formuler ainsi : croyance absolue dans le progrès incessant de l’esprit humain.

Cet état d’esprit présidera à l’avènement d’une morale utilitaire, qui rendra ses droits à l’instinct, dans la mesure où celui-ci ne gêne pas la société ; et d’une littérature scientifique, soit que les écrivains mettent le public au courant des découvertes de la science, soit que, peignant des caractères, ils regardent l’homme avec leur raison autant qu’avec leur sensibilité.

Le style se pliera naturellement aux besoins nouveaux. Les œuvres n’étant plus dictées par le seul sentiment mais aussi par la raison, la phrase deviendra courte, précise.

Les précurseurs

On sent que Bayle, Fontenelle, La Bruyère, dont nous avons tracé dans le chapitre précédent des portraits rapides, étaient les précurseurs de ce mouvement.

Il faut encore citer Charles Perrault (1628-1703), qui s’attaqua résolument aux Anciens, exposa la loi du progrès et soutint que le siècle de Louis XIV égalait pour le moins le siècle de Périclès ou le siècle d’Auguste. Il est resté populaire pour ses Contes (1697) recueil de ces très anciennes légendes, naïves et délicieuses, nées des sources même de l’âme française, avec lesquelles les mères de France bercent les petits enfants.

Turcaret ; Gil Blas

Le Sage (1668-1747) écrit, pour vivre, des comédies et des romans. Son Turcaret (1709), portrait d’un ancien laquais devenu fermier général, est la meilleure comédie qui ait été jouée depuis Molière. Le Sage s’y souvient sans doute de l’auteur du Misanthrope, mais, alors qu’il peint surtout des coquins, il les portraicture en souriant, sans se soucier d’aucune morale, avec un détachement dont Molière eut été incapable. Il montre dans ses romans (le Diable Boîteux, 1707 ; Gil Blas, 1715-1724-1735) la même impartialité, la même indifférence morale. Gil Blas passe par toutes les conditions sociales, de valet à ministre, traverse les mondes les plus divers. C’est pour l’auteur, un moyen de nous présenter une série de types variés, des caractères assez semblables à ceux de La Bruyère, mais enchassés dans une intrigue romanesque. Mais au lieu de la passion de La Bruyère, Le Sage ne montre qu’une grâce aisée, une ironie légère, une intelligence indulgente.

Les mémoires de Saint-Simon

Saint-Simon (1675-1755), duc et pair, avait vécu à Versailles pendant les dernières années du règne de Louis XIV, puis avait fait partie du conseil de Régence. À la mort du Régent, il quitta le monde et la cour et entreprit la rédaction de ses Mémoires dont des fragments importants parurent en 1788, mais dont l’édition complète ne fut publiée que beaucoup plus tard (1829-1831).

Saint-Simon fut le spectateur intelligent et curieux de son siècle. Négligent de la forme, car il n’est pas un écrivain de profession, mais un grand seigneur qui s’amuse, il abonde pourtant en expressions vives, imagées. Son style rapide est plein de termes pittoresques. Il lui sert à peindre avec une vie intense les coulisses du monde et de la politique, et les personnages qu’on y rencontre. Les portraits sont aigus, profonds, d’un trait vif et finement caricatural. Les Mémoires sont moins une œuvre littéraire qu’un document sur les hommes de ce temps, mais un document d’une valeur exceptionnelle.

Les Comédies de Marivaux

Marivaux (1688-1763), né à Paris, est, parmi les hommes de son temps, le vivant prolongement de l’école de Racine. Mais la tragédie, qui ne peut mettre en scène que des sentiments nettement définis, avait beaucoup parlé d’amour sans jamais s’occuper de la naissance de l’amour. Molière, lui, n’avait demandé au sentiment que des ressorts pour l’intrigue. Marivaux créa la comédie amoureuse. Il montra comment l’intérêt s’empare doucement d’un cœur de femme, comme celle-ci, encore ignorante d’elle-même, doit lutter avec l’égoïsme, l’orgueil, l’amour-propre et quelles étapes elle doit franchir avant de « voir clair dans son cœur ». Ce sujet fait le fond de presque toutes les comédies de Marivaux : le Jeu de l’Amour et du Hasard (1730), le Legs (1736), les Fausses Confidences (1737)… Marivaux groupe autour de son sujet tout intérieur des personnages très fantaisistes, très élégants, et qui font penser à la fois à la comédie italienne et aux toiles de Watteau. Ses qualités profondes sont évidemment filles de Racine, mais par la grande place qu’il fait à la sensibilité sans pour cela tomber jamais dans la sensiblerie, par l’esprit de ses analyses, par la légèreté de sa manière, il appartient bien à son siècle.

La littérature sentimentale. Manon Lescaut

Marivaux a laissé plusieurs romans dont deux inachevés : la Vie de Marianne et le Paysan Parvenu qui poussent eux aussi à l’extrême la délicatesse de l’analyse. Mais leurs personnages appartiennent plus à leur temps que ceux des comédies. Ils s’étudient sans cesse eux-mêmes, ont résolu de se pousser dans le monde et y arrivent en effet, Marianne par les hommes, et Jacob, le paysan parvenu, par les femmes. De petits tableaux populaires coupent agréablement ces analyses un peu subtiles.

Mais le grand maître du roman est alors l’abbé Prévost (1697-1763), qui d’abord novice chez les jésuites, puis soldat, eut sa vie bouleversée par une violente passion. Ses romans, fort nombreux, sont aujourd’hui très oubliés, mais l’un d’eux, Manon Lescaut, septième volume de la série Mémoires d’un homme de qualité (1728-1732) est universellement célèbre. Pour la première fois la vérité la plus poignante entrait sans voiles dans la littérature. Le héros, des Grieux, et l’héroïne, Manon, sont des types humains que l’auteur n’a parés d’aucune vertu. Bien plus il nous les montre avec toutes leurs tares, leurs faiblesses qui peu à peu les dégradent et les avilissent, les font descendre l’un et l’autre jusqu’aux plus bas degré de l’échelle sociale. Mais la violence de leurs passions nous les rend tout de même sympathiques.

La littérature sentimentale s’illustre encore du nom de Vauvenargues (1715-1747), officier mort à 32 ans, presque inconnu de ses contemporains, bien que Voltaire en fit grand cas. Il essaya, après Pascal et La Rochefoucauld, de mettre le cœur humain en maximes. Mais sa ressemblance avec ces penseurs de l’autre siècle est plus extérieure que réelle. Il combat la morale ascétique de Pascal, déteste la doctrine du renoncement et croit à l’excellence des passions qu’il veut qu’on laisse se développer. Il pense que l’homme ne trouvera le bonheur que dans l’action. Son œuvre est la négation du christianisme.

Lettres persanes, Esprit des lois

Un esprit de tout premier ordre, Montesquieu (1689-1755), introduit la politique dans la littérature et invente la sociologie. Magistrat et homme du monde, doué d’une curiosité passionnée, voyageur infatigable, il parcourut l’Europe entière.

Il fit paraître en 1721 les Lettres Persanes. Deux Persans font, sous forme de lettres, un tableau satirique de la société parisienne au temps de la Régence. C’est un ouvrage qui fait penser à Gil Blas, mais où l’auteur montre une impertinence aristocratique ignorée de Le Sage. Il attaquait plus directement les abus du gouvernement et du clergé.

Puis Montesquieu, s’adonnant aux études historiques, publia les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734). Là, l’histoire ne se borne plus à rappeler sèchement les faits, elle les analyse dans leurs causes et dans leurs conséquences et tâche d’en tirer des leçons.

Enfin parut l’Esprit des Lois (1748), opuscule de cent pages, divisé en petits paragraphes, qui contient toute la pensée de Montesquieu et les bases de la sociologie moderne. L’auteur, se basant sur l’expérience, s’efforce de déterminer, d’après les circonstances de la formation d’un peuple et le climat sous lequel il vit, quelles seront les phases de son développement, les crises qui pourront l’entraver, les moyens de faciliter son évolution. Il croit donc à l’influence des causes naturelles mais aussi au pouvoir de redressement d’une loi raisonnable qui tiendrait compte de l’esprit et du tempérament du peuple auquel elle s’adresse.

Parmi les littérateurs de son temps qui se bornent souvent à vulgariser la science et les travaux des spécialistes, Montesquieu est un créateur qui n’expose que sa pensée.

Voltaire

Tout au contraire, le roi littéraire du siècle, Voltaire (1694-1778), n’eut peut-être pas une idée à lui. Bourgeois de Paris, soucieux de s’y créer une situation brillante, il utilisa des dons littéraires prodigieux à faire connaître au public les idées des autres. Au théâtre qu’il emplit pendant soixante ans de son nom, il se borna à imiter. C’est d’abord Racine qu’il prit pour modèle, puis Shakespeare dont il avait connu les œuvres en Angleterre. Sa tragédie de Zaïre (1732) se souvient d’Othello. Il transforma pourtant la mise en scène, y introduisit quelque sens de la vérité historique. Peu doué pour l’étude de la psychologie, il remplaça l’analyse des sentiments par un artificiel pathétique de situation dont après lui le mélodrame s’empara. Ni Zaïre, ni Mérope (1743), ses deux plus grands succès, ne se sont complètement maintenus.

On lui a souvent attribué l’honneur d’avoir créé l’histoire moderne, à cause de ses trois grands ouvrages historiques : le Siècle de Louis XIV (1751), l’Essai sur les mœurs (1756), le Précis du règne de Louis XV (1768), ouvrages en effet très remarquables, mais qui doivent cependant céder à Montesquieu la gloire d’avoir ouvert la voie. Comme Montesquieu, Voltaire s’efforce de tirer une leçon de l’histoire, et cette leçon est fort simple : les religions et en particulier le Christianisme ont causé les malheurs des hommes ; il faut combattre les religions en s’appuyant sur la raison. Cette idée un peu simpliste fausse la ligne générale de l’œuvre. Mais il n’en reste pas moins que Voltaire a de grandes qualités d’historien, une érudition étendue, une ardente curiosité qui lui fait préférer le tableau des mœurs à celui des batailles, un grand sens du pittoresque, et une forme vive et nette, d’une clarté sans égale.

Mais Voltaire ne se contente pas d’être auteur dramatique et historien. Il veut être avant tout un philosophe. De très nombreux écrits s’efforcent de justifier ce titre. Ce sont les Lettres Philosophiques (1734), le Traité sur la Tolérance (1763), le Dictionnaire Philosophique (1764), et plusieurs petits romans : Zadig (1748), Candide (1759), l’Ingénu (1767), la Princesse de Babylone (1768), critiques sociales ou politiques plutôt qu’œuvres d’imagination. Le nom de philosophe n’en est pas moins un peu gros pour Voltaire, dont les idées ne sauraient constituer un système. Il n’est pas ennemi de la constitution qui régit la France de Louis XV. Et même, ce gouvernement ayant permis au petit bourgeois qu’est Voltaire de devenir un des grands de ce monde, ami des rois, presque roi lui-même dans sa terre de Ferney, Voltaire est partisan d’un solide despotisme qui protège les gens riches. En revanche, il attaque le Christianisme qui prétend empêcher les honnêtes gens de jouir de la vie et dont les arrêts gênent la liberté d’écrire… Il est, selon les cas, optimiste ou pessimiste.

Avec tous ses défauts, Voltaire est cependant, par son esprit malin et vif, par ses qualités de clarté, par son style nerveux, un très grand écrivain français. De tels dons, en lui permettant de mettre les plus grandes questions à la portée de tout le monde, lui valurent une immense influence. Il a contribué pour une large part à ruiner définitivement en France le goût du merveilleux, et les historiens des temps modernes ont pu, grâce à lui, écrire librement l’histoire du passé.

L’Encyclopédie

Le mouvement rationaliste et scientifique de la première moitié du siècle aboutit à la publication de l’Encyclopédie (1751-1772) que l’on peut considérer comme son triomphe définitif. Un nouveau venu de la littérature, Denis Diderot (1713-1784), et le mathématicien d’Alembert eurent la plus grande part dans cette entreprise. Il s’agissait de composer un vaste dictionnaire comprenant un résumé complet de toutes les sciences et de toutes les philosophies. Les directeurs de l’entreprise firent appel à la collaboration des premiers écrivains de France et des savants les plus connus. Voltaire, Montesquieu y écrivirent. Jean-Jacques Rousseau, alors à ses débuts, y signa les articles sur la musique. Marmontel se chargea de la littérature, l’abbé Morellet de la théologie, Daubenton de l’histoire naturelle, d’Holbach de la chimie, Quesnay et Turgot de l’économie politique. Tous les grands noms du siècle apportèrent leur contribution à cet ouvrage qui devait vaincre pour toujours l’ignorance et répandre partout les idées nouvelles.

Denis Diderot

Ce Diderot (1713-1784) que l’Encyclopédie venait de révéler, était un argumentateur brillant. Dans ce triomphe de rationalisme, il apparaît bien comme le moins raisonnable des hommes. Les grands esprits du siècle, Bayle, Fontenelle, Montesquieu, Voltaire lui-même à ses heures, se souciaient surtout d’examiner froidement les faits et ne se prononçaient jamais sans un sourire de scepticisme. Diderot, plus qu’un esprit, est un tempérament. Fils d’un coutelier de Langres, il avait connu la misère ; il a tous les caractères de l’homme du peuple : promptitude à se décider et à se passionner, force surabondante, désir de jouir, bonté du cœur, et vulgarité. Aussi le meilleur régime politique et la meilleure doctrine morale lui paraissent devoir être ceux qui permettront le libre développement des facultés de l’individu, la satisfaction de tous ses instincts. Le sentiment, qui n’est en somme que la supérieure de l’instinct, voilà son Dieu, voilà la religion qu’il préconisera toute sa vie et dans toutes ses œuvres, qu’il s’agisse de ses petits romans comme la Religieuse (1760), le Neveu de Rameau (1761), Jacques le Fataliste (1773), de ses écrits philosophiques comme le Rêve de d’Alembert (1769), le Supplément au Voyage de Bougainville (1772), de ses drames comme le Fils naturel (1757), le Père de Famille (1758), Est-il bon est-il méchant ? (1781), ou de ses articles de critique d’art à propos des salons.

Son art sensuel apporte à ce xviiie siècle, un peu desséché par l’intelligence pure, une note nouvelle. Tout sensations, amant du bruit, du mouvement et de la couleur, il ramène dans la prose française la grande phrase oratoire que les écrivains dédaignaient depuis qu’ils prétendaient ne plus s’adresser qu’à l’esprit. Parfois même la force du sentiment lui fait trouver des accents poétiques.

Jean-Jacques Rousseau

Comme Diderot, avec qui d’ailleurs il fut intimement lié à l’époque de ses débuts littéraires, Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) préfère le sentiment à l’intelligence ; ou plutôt, il est tellement dominé par ses sentiments qu’il ne saurait avoir une idée qui, dès son éclosion, ne se change en une passion. Né à Genève, d’un père horloger, et ayant jusqu’à quarante ans mené la vie la plus aventureuse, Rousseau s’est développé librement, en dehors de toute tradition, en marge de la Société. Très orgueilleux, très content de lui-même, il pense être une preuve vivante des défauts de l’organisation sociale qui, de son temps, déforme l’homme, et le dépouille de ses meilleures qualités. Enivrés par les progrès des sciences, les Fontenelle et les Voltaire avaient dédaigné les traditions des générations précédentes ; Rousseau va plus loin : il attaque les idées de sa propre génération. Ainsi l’homme prend peu à peu une plus grande confiance en lui-même, Rousseau ose à peu près dire : « Moi seul ai raison contre tous les hommes passés ou présents. »

Il publie d’abord des opuscules : le Discours sur les Sciences et les Arts (1750), le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754), la Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758). Partout il soutient son idée favorite : l’homme est originellement bon ; c’est la société qui le corrompt ; plus la civilisation se raffine, plus l’homme devient méchant. Nous retrouvons ces théories dans la Nouvelle Héloïse (1761) roman sous forme de lettres dont de nombreuses pages sont consacrées aux délices de la vie champêtre et des mœurs édifiantes des montagnards.

Le Contrat Social (1762) est la profession de foi politique de Rousseau. Il y construit une société idéale où règne l’égalité la plus parfaite. Les lois sont votées par la majorité et nul ne peut s’y soustraire sans encourir les peines les plus graves. Dans l’Émile (1762), Rousseau expose ses théories sur l’éducation. Au milieu de quelques exagérations, on trouve dans ce livre toutes les idées de la pédagogie la plus moderne : exercices physiques, plein air, enseignement par la pratique, leçons de choses, et surtout cette idée que l’éducation doit faire un homme et non un répertoire de connaissances mal assimilées.

Les Confessions, publiées après la mort de Rousseau, sont la plus étonnamment sincère des biographies. Pour la première fois, dans un ouvrage de cette étendue, un écrivain n’étudie que lui-même, n’expose que lui-même. Avec une plus grande franchise que celle de Diderot, avec aussi moins de libertinage, Rousseau a ramené la passion dans la littérature française. L’amour le plus ardent, le plus tumultueux emplit la Nouvelle Héloïse, en même temps qu’un sentiment de la nature qui, depuis La Fontaine et Mme de Sévigné, s’était presque complètement perdu au milieu de la vie artificielle des salons. Cet aventurier qui a vécu longtemps à la campagne a besoin du paysage des Alpes, des lacs, des prairies, des forêts où l’on peut se sentir seul. Il écrit les Rêveries d’un promeneur solitaire (1781), et nous apprend dans ses Confessions qu’il ne peut pas travailler dans sa chambre, qu’il lui faut autour de lui la vie des arbres et le grand air, que tous ses livres ont été composés au rythme de sa marche, au cours de ses longues promenades.

Moins grossièrement sensible que Diderot, plus profondément peut-être, en tous cas d’une manière plus exquise, Rousseau ne peut pas se contenter de la petite phrase algébrique mise à la mode par ses prédécesseurs. Il reprend la tradition abandonnée depuis Bossuet, écrit par périodes nombreuses, largement aérées, sonores, souvent musicales, dont plus artiste encore que penseur, il s’ennivrait en travaillant. Son influence est peut-être la plus forte qui se soit jamais fait sentir. Ses idées ont amené la Révolution Française. Son style contient les germes de tout le Romantisme.

Paul et Virginie

Malgré l’opposition de plus en plus vive du clan rationaliste et de l’Encyclopédie, Rousseau avait conquis sur ses contemporains une influence considérable. En littérature son premier disciple fut son ami Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814). Croyance à la bonté primitive de l’homme, adoration de la nature, phrase pittoresque, nombreuse et harmonieuse : telles sont, comme pour Rousseau, les caractères distinctifs de l’œuvre de Bernardin de Saint-Pierre, Études de la Nature (1784), Paul et Virginie (1787), roman demeuré très longtemps populaire. Mais comme il avait fait de longs voyages, la nature qu’il peint est celle des pays exotiques. Ainsi, après les paysages alpestres de Rousseau, le public apprend à aimer les palmiers de l’Île de France et de Bourbon.

L’histoire naturelle et le Discours sur le style

Vivant à l’écart des Encyclopédistes et des salons, menant la vie la plus régulière et la plus ordonnée, Buffon (1707-1788), directeur du Jardin du Roi (Jardin des Plantes), consacra toute sa vie à une vaste Histoire Naturelle (1749-1778), qu’il dut cependant laisser inachevée. Aux meilleures qualités scientifiques, amour du document, conscience scrupuleuse dans la documentation, il joignait une imagination magnifique qui lui a fait découvrir ou pressentir les principales lois de l’évolution, lois qui seront développées plus tard par son disciple Lamarck et par l’Anglais Darwin. On lui a reproché d’avoir donné trop d’importance à l’homme, d’en avoir fait le but de la nature et d’avoir classé les animaux, très artificiellement, d’après leur degré de ressemblance avec lui. Mais dans les tableaux qu’il trace de la Terre, aux âges successifs de sa formation, il y a des visions de poète qui égalent les plus belles pages de Lucrèce. Comme Rousseau, Buffon a recours, pour peindre ces tableaux grandioses, à la grande phrase à période du siècle de Bossuet… Son discours de réception à l’Académie, Discours sur le Style (1753), est demeuré classique. Il y dit l’importance des effets littéraires, la nécessité absolue de couler les idées dans un moule approprié au caractère de l’écrivain. Les idées se vulgariseront, tomberont dans le domaine public. Le style seul perpétuera le nom de l’auteur. Sa phrase « le Style est l’homme même » est proverbiale.

Le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro

Le xviiie siècle s’intéressant peu à l’étude du sentiment, ne pouvait avoir qu’un théâtre médiocre, imitations artificielles du théâtre de Racine ou tentatives avortées vers un art nouveau. Nivelle de La Chaussée (1691-1754) essaya d’intéresser ses contemporains à une comédie qui a gardé le nom de comédie larmoyante, et qui tâche d’agir sur les nerfs des spectateurs, de provoquer leurs larmes par le spectacle de la vertu malheureuse. Diderot, lui, remplaça la peinture des caractères par celle des conditions, mit le juge ou le marchand à la place de l’avare et du misanthrope. Le Père de famille (1757), le Fils naturel (1758), n’obtinrent qu’un succès médiocre. Seul Beaumarchais (1732-1799) sut créer des œuvres viables : le Barbier de Séville (1774), et le Mariage de Figaro (1784) chefs-d’œuvre qui ont gardé jusqu’aujourd’hui une extraordinaire jeunesse. Il modernisait tout à coup le théâtre, l’arrachant à ses traditions, en faisait, dans de la gaîté, un instrument d’attaque contre le régime politique et social. C’est là qu’est la nouveauté de son œuvre plutôt que dans le choix du sujet (intrigues empruntées au théâtre espagnol) ou dans la peinture des personnages, plus extérieure que profonde. Le barbier Figaro, porte-parole de l’auteur, démolit une à une toutes les traditions de la monarchie dans des tirades brillantes, d’un rythme prodigieux qui entraîne l’auditeur, le charme, l’emporte, l’étourdit, au milieu d’un étincellement de verve et d’esprit, avec des phrases vivantes, des mots vigoureux, des expressions vives, trempées comme des lames d’épée.

André Chénier

À la fin du siècle, un petit cercle d’historiens applique à l’étude de l’antiquité les méthodes scientifiques à la mode. Cela donne, dans le domaine littéraire, des œuvres de vulgarisation : le Voyage pittoresque en Grèce de Choiseul Gouffier, et le Voyage du Jeune Anacharsis de l’abbé Barthélémy. L’exhumation de la ville morte de Pompéï avait contribué encore à remettre l’antique à la mode, lorsque arriva le poète André Chénier (1762-1794) qui, né à Constantinople d’une mère grecque et par conséquent prédisposé par son époque et par sa naissance à aimer la Grèce, s’appliqua à faire entrer ce goût de l’antique dans la poésie. Mais, alors que le xviie siècle, avec Racine, avait cherché dans l’antiquité une littérature abstraite, plus morale que sensuelle et dégagée du détail pittoresque, Chénier, survenant dans un moment où le sentiment était fort en honneur, tira de la Grèce surtout des éléments plastiques et laissa de côté tout ce que Racine y avait apporté d’éléments moraux. On voit ainsi comment ce goût de l’antique qui avait donné naissance au théâtre classique devint, renouvelé par Chénier, la source du romantisme. On a souvent discuté si Chénier était classique ou romantique : à la vérité il est classique en ce qu’il parle de la Grèce et romantique dans sa façon de la concevoir.

Il a écrit encore des élégies dans le goût du xviie siècle qui sont moins intéressantes, et il avait projeté un grand poème l’Hermès, dont il n’a laissé que des fragments. C’est une espèce de De Natura Rerum où il voulait faire entrer toute l’histoire de la Terre. En outre, emporté par le mouvement révolutionnaire, il écrivit des Iambes qui introduisirent dans la poésie française le lyrisme satirique et préparèrent la voie aux Châtiments de Victor Hugo. Son vers est parmi les plus harmonieux, les plus délicieusement musicaux qu’on ait écrits.

Il fut arrêté par le gouvernement de la Terreur et guillotiné.


Les hommes de la Révolution

La littérature du xviiie siècle avait presque exclusivement été une littérature de combat. À partir du jour où les attaques contre le régime purent être portées à la tribune où on put exprimer oralement les revendications qu’on avait jusqu’alors écrites, la littérature dépouillée du rôle de combattant que l’éloquence lui ravissait, n’eut tout à coup plus rien à dire. C’est ce qui explique le vide littéraire de l’époque de la Révolution, où on ne trouve guère à citer que quelques poèmes populaires, comme le Chant du Départ de Marie-Joseph Chénier.

Les hommes de la Révolution ne pensaient qu’à agir. Leur littérature, aboutissant logique des œuvres de Voltaire et de Montesquieu, ne s’adressait qu’à la masse et ignorait l’individu. Par réaction, la littérature qui lui succéda fut fougueusement individuelle.



vi. — La première moitié
du xixe siècle


Le romantisme

C’est une véritable révolution littéraire qui marque le début de ce siècle. On avait rejeté toutes les traditions en politique. On devait logiquement arriver à rejeter aussi toutes les traditions en littérature. Les poètes réclament la suppression des règles. Ils se refusent à admettre l’existence d’un bon goût révélé. Rousseau leur a montré l’importance du moi : ils exigent maintenant pour l’individu la liberté de n’exprimer que ce qu’il sent, c’est-à-dire de s’exprimer lui-même. Pour dégager le moi de toute contrainte extérieure, ils rompront brutalement en visière avec les traditions de la culture antique. Peu à peu s’infiltre le goût des littératures étrangères. Mme de Staël proclame qu’« il faut avoir l’esprit européen ». Et Shakespeare, Young, Ossian, Alfieri, Schiller, Gœthe entrent en France. À la vérité ils n’ont pas sur l’esprit français toute l’influence qu’on a dit. La France, mise en présence des autres littératures, cherchera surtout à tirer d’elle-même, pour le leur opposer, quelque chose de national, ce qui n’est qu’une façon plus large de comprendre l’individualisme. La France sentira d’autant mieux son originalité qu’elle aura pu se comparer avec des esprits différents du sien, et cette originalité trouvée, elle la développera.

Le romantisme est l’ensemble de toutes ces tendances, vers l’originalité, vers la liberté, vers l’individualisme. Original, il l’est par son goût du pittoresque, du brillant, du coloré ; libre, par son évasion hors des lois, par l’extension presque indéfinie qu’il donne au vocabulaire, par la souplesse qu’il introduit dans le vers alexandrin ; individuel enfin par le besoin impérieux qu’il a de donner toujours une forme personnelle aux sentiments généraux.


Mme de Staël

Mme de Staël (1766-1817), qui tient par plus d’un côté au xviiie siècle, annonce la génération nouvelle par son goût de l’improvisation rapide, de l’expression spontanée du sentiment. Deux romans d’elle, Delphine (1812) et Corinne (1817), sont presque des autobiographies. On y trouve déjà ce sentiment de la solitude morale, ce goût de la mélancolie, cette attitude désabusée et hautaine qui caractériseront les grands romantiques.

Mais c’est son livre De l’Allemagne, paru en 1810, qui lui valut le plus grand succès. Elle y préconisait le cosmopolitisme littéraire, l’étude d’autres modèles que les œuvres grecques et latines ; elle vantait les littératures du nord et apportait le mot de romantisme pour étiqueter l’ensemble des nouvelles tendances.

Chateaubriand

Mais si Mme de Staël fut comme un éclaireur du romantisme, on peut dire que le père en fut Chateaubriand (1768-1848). Il voyagea d’abord en Amérique, revint en France, émigra, fut blessé à Thionville, s’exila successivement à Bruxelles, à Jersey, à Londres, revint en France en 1800, fut nommé par Napoléon, ministre plénipotentiaire, démissionna, voyagea de nouveau, fut nommé pair de France par Charles x, et mourut à Paris.

On peut dire qu’il révéla le monde à ses lecteurs. De ses grands voyages, il avait rapporté, avec le goût des vastes solitudes lointaines, le sens d’une beauté, d’une poésie nouvelles. Dans une œuvre qui porte comme titre, son prénom, René (1805), il s’est peint lui-même. Il s’y montre pénétré d’une sorte de langueur, d’un ennui maladif qu’on retrouvera plus d’une fois dans les écrivains qui suivront, qu’on a appelé le mal du siècle, et qui n’est qu’un manque d’équilibre entre le besoin d’étonner par de grandes actions, comme Napoléon, et l’impossibilité d’agir ; entre l’imagination qui commande, et la volonté qui, trop faible, n’exécute pas.

La mort de sa mère et de sa sœur lui rendit la foi de son enfance. Redevenu chrétien, il est frappé de la beauté des cérémonies chrétiennes. Il publie en 1802 le Génie du Christianisme apologie de la religion chrétienne, si favorable aux arts et aux lettres. Ce retour au christianisme est d’ailleurs une des caractéristiques du mouvement romantique. En 1809, il donne les Martyrs, sorte d’étude historique sur les mœurs païennes et chrétiennes dans l’empire romain, dont la beauté réside surtout dans d’admirables descriptions. C’était une très grande nouveauté que ces tableaux où l’auteur se plaisait à faire vivre devant nous des scènes d’époques disparues, à évoquer en peintre des personnages d’autrefois avec leurs costumes, leur couleur, dans des décors très exacts, à faire intervenir enfin la sensation dans la représentation du passé. La couleur locale était inventée, d’où allaient naître les historiens modernes, Augustin Thierry, Michelet. L’Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811), écrit avec les notes de voyage qui n’ont pas trouvé leur place dans les Martyrs, a les mêmes qualités de pittoresque sensible. Après la mort de Châteaubriand fut publiées ses mémoires (Mémoires d’Outre-Tombe) où cet écrivain de génie donne libre carrière à son goût des confidences personnelles, de l’expression complaisante du moi. Certes, on y sent un peu l’emphase d’un personnage avide de s’exalter lui-même, mais on y trouve aussi l’expression d’une vie pleine de troubles, d’une âme ardente et majestueuse, contemplatrice des paysages grandioses dont l’auteur nous donne des peintures admirables. Tout le romantisme y est contenu.

Mme de Staël et Chateaubriand avaient inauguré une manière de roman à la fois psychologique et lyrique et ouvert ainsi une voie qui devait être largement suivie.

Joseph de Maistre

Au même moment, à Saint-Pétersbourg, un gentilhomme savoisien émigré, Joseph de Maistre (1754-1821), faisait l’apologie de la monarchie et du catholicisme, avec une éloquence très incisive, dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg (1821). Il y donnait des arguments au parti ultra, mais poussait si loin ses théories et d’une façon si paradoxale, en faisant par exemple l’éloge de la guerre et du bourreau, qu’il effrayait ses partisans et allait, pour ainsi dire, à l’encontre du but qu’il poursuivait.


Lamartine

Mais ce mouvement vers le sentiment et vers la foi, cet antirationalisme trouvent surtout leur expression dans la poésie lyrique. Cette première moitié du xixe siècle est, par excellence, l’époque des grands poètes. De même que le monde hésite encore à donner la première place à Corneille ou à Racine au xviie siècle, il hésita longtemps à proclamer quel est le plus grand des trois génies qui illustrèrent avec un éclat si vif le xixe : Lamartine, Hugo, Musset.

Le premier en date, Alphonse de Lamartine (1790-1869), était né à Mâcon d’une très ancienne famille. Il vécut pendant sa jeunesse une existence heureuse de gentilhomme campagnard. Un grand amour bientôt brisé par la mort de la jeune femme qui en était l’objet fit de lui, d’un coup, un immense poète. Il publia en 1820 les Méditations qui exprimaient évidemment à un étonnant degré l’âme des jeunes gens de cette époque, car le succès en fut immédiat et prodigieux. C’est le romantisme dans sa pureté première. Le poète y fait preuve d’une sensibilité très grande à laquelle il s’abandonne complètement, sans demander à sa raison d’y tracer jamais de frontières. Ces Méditations ne sont rien moins que la recherche laborieuse d’une vérité, mais les divagations pleines de charmes d’un esprit qui se laisse flotter, balancer au gré de ses rêves, d’autant plus épris d’eux que leur forme est plus vague. Les mots abondent comme une eau et coulent presque indéfiniment, berçant l’âme comme une nacelle, l’anesthésiant en quelque sorte en la baignant dans une douceur indéfinie, dans une mélancolie éternelle. Le vers agit comme une musique sur la sensualité de l’esprit.

En 1830, paraissent les Harmonies, où l’imagination, que rien n’endigue, se donne follement carrière, emportant le lecteur jusqu’au sommet du monde. Jocelyn (1836) est un roman en vers plein de très grandes beautés éparses. La Chute d’un Ange (1838) est une sorte de vaste épopée historique et philosophique dont l’abondance nous rebute un peu aujourd’hui mais qui contient des vers qui sont parmi les plus beaux de la langue.

Dans sa prose, Lamartine fait penser à Chateaubriand. Il en a la souplesse, sinon toute la vigueur. Raphaël (1849) et Graziella (1852) sont des romans au caractère essentiellement autobiographique. On trouve encore de très belles pages dans ses études historiques comme l’Histoire des Girondins (1847).

Le poète se doublait d’un homme politique très actif. Il fut ministre des Affaires Étrangères du Gouvernement provisoire de 1848. Pourtant il mourut pauvre et assez solitaire.

Il a accompli une immense révolution littéraire en élargissant presque indéfiniment le champ de la poésie, en donnant une expression aux aspirations vagues de l’esprit et du cœur, qui paraissaient inexprimables.

Victor Hugo

Victor Hugo (1802-1885), fils du général Hugo, et né à Besançon, est l’incarnation même du génie. Il est à la fois l’abondance et la maîtrise. Il est l’universalité. Il semble en effet qu’il contienne ou forme toutes les écoles poétiques qui naîtront autour de lui et après lui.

Il débuta à vingt ans par un recueil d’odes, qui, remanié, forme, quatre ans après, les Odes et Ballades (1826), déjà étonnantes par la souplesse et la variété des rythmes. Les Orientales (1829), poèmes encore un peu vides de pensée, mais d’un brio extraordinaire, vinrent ensuite. En 1830, il donnait au théâtre Hernani qui déchaînait à la fois un enthousiasme indescriptible et des querelles très violentes. Le poète, amoureux avant tout de la couleur, cherchait une action mouvementée, qui donnât place au pittoresque. Cette action aurait étouffé dans les règles sévères de la tragédie classique. Le poète abolissait donc les unités de temps et de lieu. Il élargissait son action dans le temps et dans l’espace, au grand scandale des réactionnaires. Il faisait voir de grands tableaux, prétextes à mise en scènes brillantes et compliquées. Il assouplissait le vers, y multipliait les enjambements, le voulait vivant, élastique et « lyrique, épique, dramatique, suivant le besoin », théorie qu’il préconisait dans la préface d’un premier drame, Cromwell (1847). (Cette préface est le manifeste des théories nouvelles.) Ainsi le théâtre en vers perdait la monotonie un peu figée de son rythme. Enfin, le poète parachevait la révolution en mélangeant le comique au tragique, grande nouveauté, ou, plus exactement en semant dans le drame des éléments comiques autonomes. (Le théâtre moderne essaiera de mélanger le comique et le tragique d’une façon beaucoup plus étroite.) La première d’Hernani fut un événement littéraire considérable. Classiques et romantiques se battirent pendant les entr’actes.

En 1831, parurent les Feuilles d’Automne, suivies en 1835, des Chants du Crépuscule, en 1837 des Voix Intérieures. Victor Hugo dans le même temps donnait au théâtre plusieurs drames nouveaux, parmi lesquels le Roi s’amuse (1832) et Ruy Blas (1838), et publiait un grand roman historique, Notre-Dame de Paris (1831). Un autre grand drame, les Burgraves (1843), trouvait à la Comédie-Française un public plus sévère. L’époque était déjà passée des grandes victoires romantiques. Le poète se réfugia alors dans la politique. Démocrate fougueux, il fut un des plus grands adversaires du Prince Napoléon, et un des premiers exilés au lendemain du coup d’état. Il se réfugia successivement à Bruxelles et à Guernesey. Alors parurent les Châtiments (1853) pamphlet d’une extrême violence contre le nouveau régime, où l’invective a des accents d’une merveilleuse puissance tragique ; puis les Contemplations (1856) « qu’on pourrait appeler, si le mot n’avait quelque prétention, les mémoires d’une âme » et qui sont, de tous ses recueils, celui qui contient les pièces les plus pures ; puis la Légende des siècles (1859), celui qui contient les pièces les plus fortes. Avec la Légende des siècles, le poète essaie de donner cette histoire lyrique de la civilisation à laquelle Lamartine s’est déjà essayé. Il part de l’antiquité biblique, parcourt la mythologie grecque, s’arrête à Rome, s’attarde longuement au moyen âge français où les prouesses des chevaliers l’enchantent, peint le xvie siècle, arrive aux temps présents, cherche enfin dans l’avenir le chemin que prendra l’homme à la poursuite de l’idéal. Ce livre, généralement considéré comme le chef-d’œuvre de Victor Hugo, est en tous cas celui où sa puissance s’étale avec le plus de splendeur, et qui contient les plus beaux poèmes qu’ait produits la poésie épique.

En 1862, parut encore un grand roman, les Misérables, plein de beaux tableaux qui se composent en fresque, puis, en 1874, un autre roman, Quatre-vingt-treize.

Hugo était rentré en France en 1870. Il publia l’Année terrible et plusieurs autres recueils de poèmes, Quand il mourut, en 1885, laissant un grand livre inachevé, la Fin de Satan, il était révéré en France comme un demi-dieu et la nation lui fut les plus somptueuses funérailles.

Son influence est peut-être unique dans l’histoire littéraire. Maître incontesté du romantisme, il survit avec une étonnante vigueur à l’agonie de celui-ci et continue à faire aimer le grandiose et l’héroïque à une époque de lassitude et d’analyse sentimentale. Il n’est pas beaucoup plus un penseur que Lamartine, mais il est le plus grand génie oratoire de tous les temps. Il a donné aux mots une couleur que les grands classiques leur avaient toujours refusée, et introduit dans le vocabulaire nombre de termes nouveaux, techniques, populaires, étrangers, qui, ajoutant à la phrase du pittoresque et de la précision, renforcent la sensation. Il a assoupli prodigieusement le vers, varié les rythmes, donné à la langue poétique toutes les possibilités d’un orchestre complet. Il domine enfin tout ce dix-neuvième siècle, le plus puissant, le plus fécond, le plus brillant de tous les siècles.

Alfred de Vigny

À côté de la gloire éblouissante de Victor Hugo, celle d’Alfred de Vigny (1797-1863), poète plus penseur mais plus sombre, plus triste, plus sobre et plus hautain, rayonne d’un éclat moins vif. Mais Vigny est un très grand poète. Plus farouche que les autres romantiques, il répugne un peu à se mettre lui-même en scène, et réfrène sans cesse sa sensibilité. Il veut exprimer des idées et il réussit presque toujours à exprimer des pensées fortes et profondes. Ses poèmes, qu’il éparpilla, ne parurent réunis qu’après sa mort : les Destinées (1863). Des pièces comme Moïse, la Mort du Loup, la Maison du Berger ont une grande beauté triste et poignante et sont écrits dans une langue vigoureuse et serrée. Le vers, moins souple que chez Hugo, y est parfois plus plein, plus resserré, d’une harmonie plus âpre mais non moins émouvante. Vigny est plus artiste que ses contemporains.

Il avait adopté la carrière des armes. Il l’abandonna à 31 ans. Il fit jouer un drame, Chatterton (1835), et publia deux très beaux romans, Cinq Mars (1826), avec quoi on peut dire qu’il créait le roman historique, et Servitude et Grandeur militaire (1835), tableau de la vie militaire peint avec une précision orgueilleuse et triste, où la vie de soldat est montrée pour la première fois avec un réalisme qui ne fait qu’ajouter à sa grandeur austère.

Vigny a traduit avec une émotion profonde et des accents d’une rare vigueur la tristesse de l’homme perdu au milieu de la nature indifférente et du monde hostile.

Alfred de Musset

Alfred de Musset (1810-1857), né à Paris, n’est pas tout à fait de la génération de Lamartine et d’Hugo. Il est intermédiaire entre eux et ceux qui formeront la seconde génération romantique. Il a moins de génie oratoire que Lamartine et Hugo, mais une sensibilité plus profonde, peut-être un peu moins saine. Quand cette sensibilité entre en jeu, il est le plus passionné des romantiques, il crie sa douleur à l’univers dans un mouvement d’une fougue inouïe. Le reste du temps, il s’amuse, fait de l’esprit, joue avec sa plume et rappelle le xviiie siècle. Ce mélange de sensibilité profonde et d’ironie légère est bien d’un Parisien.

Sa vie fut troublée par la grande passion que lui inspira George Sand, passion fébrile et orageuse qu’il raconte dans la Confession d’un enfant du siècle (1836), roman autobiographique écrit dans une admirable langue. Ses Premières Poésies, libertines, impertinentes, avaient été écrites entre 1829 et 1835. Les Poésies Nouvelles vont de 1836 à 1852. La crise amoureuse par laquelle il avait passé et qui devait le laisser comme brisé, lui inspira les Nuits : Nuit de Mai, Nuit de Décembre (1835), Nuit d’Août (1836), Nuit d’Octobre (1837), où se révèle avec une maîtrise incroyable le plus grand poète du cœur que nous connaissions. La douleur de l’amant est si forte qu’elle gagne le poète tout entier. Et dans le cri de désespoir qu’il pousse, c’est toute l’âme humaine qui résonne. Jamais peut-être le particulier n’a atteint une si grande force de généralisation. Tous les cœurs sont contenus dans ce cœur… Pourtant cette poésie si essentiellement romantique est classique par plus d’un point, et réussit ce jour de force de concilier deux tendances en apparence inconciliables. Au romantisme il prend le goût de la souffrance, l’amour du moi, le déchaînement de la passion et la grande liberté de la forme ; il en laisse le côté facilement oratoire et demande au contraire classicisme la pureté, la simplicité du sentiment, l’amour de la seule vérité.

Il a laissé, outre d’assez nombreuses nouvelles (Contes et Nouvelles) un théâtre sur lequel il y aurait beaucoup à dire : Les Caprices de Marianne (1833), On ne badine pas avec l’amour, Fantasio (1834), le Chancelier (1835), Il ne faut jurer de rien (1836)… On y sent à la fois l’influence de Marivaux et de Shakespeare, toujours le mélange de la tradition et des apports nouveaux. Les sentiments y sont analysés avec la plus grande délicatesse dans un mouvement rapide, léger, plein d’imprévu et de pittoresque que Marivaux, analyste un peu lent, avait toujours ignoré. Ce théâtre si neuf qui rappelait le théâtre purement romantique et en reposait cependant par le retour à l’humanité vraie, trouva devant le public un succès considérable. Musset occupe dans cet éblouissant xixe siècle une des toutes premières places.

Théophile Gautier

Théophile Gautier (1811-1872) né un an après Musset, est d’abord un des plus fougueux romantiques. Il fut un des plus bruyants champions d’Hugo dans la bataille d’Hernani. Il commença par s’assimiler plus les défauts que les qualités de ceux qu’il admirait. Ses premiers poèmes, Albertus (1832), la Comédie de la Mort (1838), sont des pièces trop étonnantes pour plaire. Les Jeune France (1833) et Mademoiselle de Maupin, sont des romans assez ampoulés, mais d’une langue ferme, colorée, très belle. Théophile Gautier prenait enfin possession de lui-même avec Émaux et Camées (1852) petits poèmes d’une forme impeccable où la fougue première du poète s’est changée en force contenue, resserrée, pleine d’éclat, et qui sont une œuvre très parfaite. Il donnait encore un roman, le Capitaine Fracasse (1863) qui rappelait, avec plus de perfection, le Roman Comique de Scarron, et des études de critique d’art et de critique littéraire.

Théophile Gautier est un artiste dans la littérature. Très visuel, il regarde beaucoup plus qu’il ne sent. Il s’attache à la forme et à la couleur qu’il rend d’ailleurs puissamment.

Le roman

On a vu que les poètes avaient publié des romans. Ils n’avaient pas pu ne pas y mettre un peu de leur lyrisme. George Sand (1804-1876), une femme, n’écrit pas en vers, mais elle porte dans des romans autobiographiques tout le lyrisme qu’ont montré les poètes, et même un peu plus. Le lyrisme étant l’expression d’une âme, c’est d’abord son âme qu’elle exprime dans ses premiers romans : Indiana (1831), Valentine (1832), Lélia (1833), Jacques (1834), Mauprat (1836). Puis, étant femme, et subissant violemment l’influence des hommes qui l’entourent, elle écrit des romans socialistes : le Compagnon du tour de France (1840), Consuelo (1842), le Meunier d’Angibault (1845), le Péché de Monsieur Antoine (1847). Elle se retire alors à la campagne et y écrit des romans campagnards : la Mare au diable (1846), la Petite Fadette (1849), François le Champi (1850) ; c’est la meilleure partie de son œuvre, et la plus sincère. Elle y exprime tout le charme de son Berry natal dans un style où les locutions paysannes apportent, avec le plus grand naturel, un curieux parfum de terroir. Enfin elle consacre la dernière partie de sa vie à composer des romans romanesques, idéalistes, tels que les Beaux Messieurs de Boisdoré (1858), et ce fameux Marquis de Villemer (1860) qu’avec l’aide de Dumas fils elle mit à la scène avec un si grand succès.

Sa forme est harmonieuse et souple ; sa facilité prodigieuse. Un mélange d’observation et de romanesque fait de chacun de ses romans le type du roman idéaliste français.

Mais la facilité même de George Sand la portait peu aux études psychologiques très poussées. Le roman psychologique atteint presque à la plus haute perfection dans Adolphe (1816), de Benjamin Constant (1767-1830), seule tentative littéraire d’un homme qui s’occupa toute sa vie d’études religieuses et politiques. Benjamin Constant fut fort amoureux de Mme de Staël. C’est l’histoire lamentable de cet amour qu’il dépeint avec une assez grande sécheresse qui donne un peu à ce roman l’air d’un rapport sur une question sentimentale, mais aussi avec une acuité, une pénétration, une intelligence du cœur humain qui n’avaient jamais été atteintes, même de très loin et qui font de ce petit livre un des plus complets, un des plus intéressants documents qui aient jamais été publiés sur l’amour.

Toutefois, il s’agissait là encore d’un roman autobiographique. Transporter dans le roman d’aventures le sens de l’observation psychologique fut l’œuvre de Stendhal (1783-1842). C’était un soldat qui fit campagne en Italie et en Russie, puis se fixa en Italie. Ses deux principaux livres sont deux romans, le Rouge et le Noir (1831), et la Chartreuse de Parme (1839). Le style n’en est pas très remarquable. Les dons psychologiques y sont prodigieux. Stendhal apporte, lui aussi, des documents sur l’homme, et des documents de premier ordre. Il note avec une minutie déconcertante les mouvements de l’âme les plus subtils. Il a eu une grande influence sur la génération de romanciers qui commença à écrire vers 1880, en particulier sur Paul Bourget et Maurice Barrès.

Dans le même temps, Prosper Mérimée (1803-1870), dont on ne sait pas assez qu’il est un immense écrivain, publiait de petits romans et des nouvelles : la Chronique de Charles ix, Matteo Falcone, l’Enlèvement de la redoute, Tamango (1829), le Vase étrusque (1830), Colomba (1840), Carmen (1845), etc… C’est le plus sobre et le plus mesuré des littérateurs du siècle. Sa philosophie est amère : il se plaît, par exemple, à exposer, dans des nouvelles exotiques, combien la morale change d’un pays à l’autre et se contredit ; il est d’un pessimisme aigu, il ne regarde vivre les hommes qu’avec de l’ironie aux lèvres, mais il cache ce pessimisme et cette ironie sous une grande pudeur. Il a le plus grand souci de ne jamais se montrer lui-même dans ses personnages. Son style est la netteté, la précision, la pureté mêmes. Il a les meilleures qualités classiques en pleine époque romantique.

Alexandre Dumas père (1803-1870) donna au roman historique une vogue que celui-ci n’avait jamais connue. Il a laissé une très longue suite de romans écrits d’une plume rapide et alerte, remarquables surtout par de rares qualités d’imagination, de verve, d’esprit et de gaîté. Les plus célèbres sont la trilogie constituée par les Trois Mousquetaires (1844), Vingt ans après (1845) et le Vicomte de Bragelonne (1848) ; le Comte de Monte-Cristo, la Reine Margot, le Chevalier de Maison-Rouge, le Collier de la Reine, etc…

La Comédie humaine

Mais le grand maître du roman, qui domine toute la première moitié du xixe siècle, est Honoré de Balzac (1799-1850), qui laissa, sous le titre générique de la Comédie humaine, une œuvre titanesque.

Il était né à Tours, en 1799. Il écrivit dès l’âge de vingt ans. Tourmentée de besoins d’argent, sa vie fut un perpétuel labeur. D’énormes romans, où défilent tous les personnages de la vie contemporaine, se succèdent sans interruption, au hasard d’une improvisation fiévreuse. Gobseck (1830), la Maison du Chat-qui-pelote (1830), la Femme de Trente ans (1831-1842), le Colonel Chabert (1832), nous font pénétrer les mystères de la vie privée, nous en dévoilent les intrigues les plus secrètes. Eugénie Grandet (1833), le Lys dans la Vallée (1835), Ursule Mirouet (1841), un Ménage de garçon sont un ensemble qui constitue toute une vaste fresque de la vie provinciale. Le Père Goriot (1834), César Birotteau (1837), la Cousine Bette (1846), le Cousin Pons (1847), forment une série qui met en scène la vie parisienne avec ses types les plus marqués. Les Chouans (1829), une Ténébreuse affaire (1841), sont des tableaux colorés de la Révolution et de l’Empire. Le Médecin de campagne (1833), le Curé de village (1839-1846), les Paysans (1844), peignent les mœurs campagnardes.

Écrasé, usé par cette production formidable, Balzac succomba à la tâche. Foudroyé par l’apoplexie, il mourut à cinquante-et-un ans.

Balzac a fait entrer la couleur locale dans le roman contemporain. Ce qui manque à Adolphe, par exemple, à savoir la description minutieuse des décors où se passe l’action, les portraits physiques des personnages, leur généalogie, leur physiologie, leurs antécédents, leurs racines, leurs attaches. Balzac nous les retrace avec une précision et une abondance de détails qui vont souvent jusqu’à l’excès mais qui donnent magnifiquement l’impression de l’universalité. Réaliste puissant, cet homme sans cesse tourmenté par des embarras d’argent, a introduit l’argent dans la littérature. Il lui a donné, dans les préoccupations humaines, la première place qui, jusqu’alors, avait été uniquement réservée à l’amour. Avec l’argent entraient dans le roman moderne la foule des hommes d’affaires, usuriers, banquiers, huissiers, etc…, les histoires de procès, testaments, contestations judiciaires. Enfin, il faisait du roman, la représentation de la vie tout entière, fondant dans un seul creuset tous les genres dans lesquels, avant lui, les romanciers s’étaient complu et dont ils s’étaient satisfaits, le roman de mœurs, le roman historique, le roman de caractères, le roman social, le roman sentimental. Tous les romanciers qui vinrent après lui et même les auteurs dramatiques subissent profondément son influence. Aujourd’hui encore on ne cesse de porter ses livres au théâtre, où lui-même avait médiocrement réussi. Il a donné à ceux qui l’ont suivi, le souci de la documentation exacte, le goût des réalités de la vie, le sentiment de la vie moderne. Mais tant d’amour de la vérité et de l’universalité impliquait l’abandon de quelques-unes de nos qualités traditionnelles, le choix, la mesure, l’équilibre. Son style est un instrument plus puissant que délicat. Il ne craint pas de faire appel à tous les vocabulaires, même les plus spéciaux, aux jargons professionnels, et même à l’argot des boulevards et des prisons. Et c’est seulement en renonçant aux qualités classiques du style qu’il arrive à donner cette impression de vie frémissante et complète. Son génie a créé des types inoubliables, tels que Rastignac, le père Grandet, Mme Marneffe, etc… qui, dans leur complexité moderne, égalent les créations synthétiques de Molière.

L’Histoire

Le mouvement annoncé par Chateaubriand dans les Martyrs, fut riche de conséquences. Il avait montré les hommes des époques passées avec leurs costumes, leurs gestes, leur physionomie tout entière. Augustin Thierry (1795-1856), s’efforça d’appliquer à l’Histoire proprement dite ces qualités que le roman venait de révéler. La Conquête de l’Angleterre par les Normands (1825), fut le commencement d’une ère nouvelle pour l’Histoire. Il y faisait vivre intensément les peuples aux prises, mélangeant l’érudition et l’art. Dans les Récits des temps mérovingiens (1840), il mettait en scène l’histoire des crimes des premiers rois germaniques avec une vigueur dramatique encore inconnue de tous les historiens qui l’avaient précédé. Il n’arrive pas, malgré tous ses efforts, à la puissance d’évocation de Chateaubriand.

Thiers (1797-1877), auteur d’une Histoire de la Révolution (1823-1827), et d’une Histoire du Consulat et de l’Empire, est un improvisateur brillant et un très grand érudit, qu’une carrière politique trop remplie empêcha de donner des œuvres absolument définitives.

Guizot (1787-1874), son rival à la tribune, fait l’histoire des idées sans se préoccuper du pittoresque. Il a laissé une Histoire de la Révolution d’Angleterre (1826-1856) et une Histoire générale de la Civilisation.

Mais le plus grand historien du siècle est évidemment Michelet (1798-1874), qui mène à bien la réforme tentée par Augustin Thierry. Michelet avait un don de visionnaire prodigieux qui lui permit de ressusciter pour ses contemporains la vie des siècles disparus. Ses facultés d’évocation sont telles qu’il partage les passions de ce peuple français dont il usera sa vie à raconter l’histoire. Souvent son imagination l’entraîne et les historiens d’aujourd’hui, qui ont fait de l’histoire une science exacte, absolument étrangère à la littérature, lui reprochent avec violence d’assez nombreuses inexactitudes. Ils ont tort. Si l’Histoire de France de Michelet n’est que l’histoire de France vue à travers un tempérament, du moins ce tempérament est-il à la fois un des plus français et des plus compréhensifs qui se puissent rencontrer. Il semble que Michelet ait été le témoin de tous les siècles, et s’il n’a pas pu se dégager complètement des influences de son temps, s’il est toujours resté manifestement un romantique, il n’en a pas moins donné à ses contemporains le sens du passé. Si son Histoire de France ne constitue pas un document à consulter, elle est du moins une merveilleuse fresque, vigoureusement dessinée, magistralement peinte, puissamment évocatrice.

Michelet a laissé encore des livres tels que l’Oiseau (1856) et l’Insecte (1857), études naturalistes d’un poète, trop poète pour être vraiment naturaliste. Il mourut laissant inachevée une Histoire du xixe siècle.

La Critique

Le roi de la critique pendant l’époque romantique fut Sainte-Beuve (1804-1869). Il publia en 1828 un tableau de la Poésie française au xvie siècle. Il essayait d’y montrer comment les romantiques, qu’on accusait de manquer de traditions, se rattachaient au xvie siècle. Son œuvre se compose de Portraits littéraires, de Portraits contemporains, d’une Histoire de Port-Royal, des Causeries du Lundi (1849-1861), réunion en volumes de ses articles de critique hebdomadaire, des Nouveaux lundis (1861-1869), et de quelques œuvres littéraires : un roman, Volupté (1834) et des poèmes : Poésies de Joseph Delorme (1829).

Il élargit singulièrement les frontières de la critique. Il se plaisait à étudier un auteur, non seulement dans son œuvre, mais encore dans ses rapports avec les hommes de son temps et même avec les grands écrivains des époques antérieures avec lesquels il lui trouvait des affinités. Il se livrait à ce travail sans aucune idée préconçue et en se gardant de tout système, prétendant que le particulier ne se fond jamais tout entier dans le général, que la nature aime les formes diverses, que chaque individu présente bien plus de différences avec les autres que de points communs. Cela lui donna la passion du détail individuel, ce qui le conduisit quelquefois à perdre de vue les proportions ; mais son goût infaillible le garda toujours des erreurs graves. Il fut au milieu de cette époque confuse où se mêlaient tant d’influence, d’une étonnante lucidité. Son style se ressent de ses qualités d’esprit. Il est souple, élégant, précis.

Avant de s’adonner complètement à la critique, il avait essayé d’être un poète. Les Poésies de Joseph Delorme apportaient une note nouvelle, l’intimité, en quoi Sainte-Beuve est le précurseur de Coppée, et un certain goût de l’individualité maladive, en quoi il préparait Baudelaire.



vi. — La seconde moitié
du xixe siècle


Renan et Taine

Après ces grands épanchements romantiques, la seconde moitié du siècle réagit et sentit le besoin d’aller vers plus d’exactitude. Des esprits comme Renan ou comme Taine sont les types les plus caractéristiques de cette réaction.

Ernest Renan (1823-1892) est né à Tréguier, en Bretagne. Il se destina à la prêtrise et fit ses classes aux séminaires de Saint-Nicolas du Chardonnet, d’Issy et de Saint-Sulpice. Il y perdit peu à peu la foi qu’il prétendait y consolider, et renonça à la vie ecclésiastique. Alors commença une vie d’études et de travail à laquelle nous devons les Origines du Christianisme, monument considérable qui comprend la Vie de Jésus (1863), les Apôtres (1866), Saint-Paul (1869), l’Antéchrist (1873), les Évangiles (1877), l’Église chrétienne (1879), et Marc-Aurèle (1881) ; puis l’Histoire du peuple d’Israël (1888-1894), l’Avenir de la Science, où il dit sa foi à la science dans laquelle il met tous ses espoirs ; enfin un adorable livre de souvenirs personnels : Souvenirs d’Enfance et de Jeunesse (1883).

Les Origines du Christianisme sont d’un intérêt considérable au double point de vue de l’histoire et de la littérature. La psychologie des peuples y est retracée avec un sens délicat de la nuance qui fait de cet ouvrage une merveilleuse peinture des évolutions morales de l’humanité. Il y montre les différentes phases de l’idée religieuse à travers les pays et les époques ; il en sent toutes les fluctuations, toutes les transformations et toutes les déformations.

Dans des Dialogues philosophiques (1876) et des Drames Philosophiques (1878-1886), il a exposé avec une imprécision voulue une philosophie à laquelle son intelligence et son esprit critique refusaient des certitudes. Il y aboutit à une sorte de scepticisme sans amertume.

Ernest Renan est un des écrivains les plus parfaits que nous connaissions. Sa phrase allie à la sobriété classique l’harmonie et la luminosité romantiques. Elle porte doucement la pensée, sans heurts, sans cahots, toujours remplie d’une grâce souple qui cache une force très grande. Des pages d’Ernest Renan sont souvent citées comme les plus parfaits modèles d’intelligence et de clarté qu’on puisse trouver, telle cette Prière sur l’Acropole, si harmonieuse, qui est contenue dans les Souvenirs d’Enfance et de Jeunesse.

Hippolyte Taine (1828-1893), à côté de la souplesse de Renan, semble la rectitude même. C’est à la fois un critique et un historien. Il laisse en effet : La Fontaine et ses Fables (1853), Histoire de la littérature anglaise (1863), Philosophie de l’Art (1869), Origines de la France contemporaine (1894), de l’Intelligence (1870)…

Il avait pour les sciences exactes le même culte que Renan, mais ce culte était plus brutal, et rigoureusement étranger à toute idée de mysticisme. En cela, il est l’élève des philosophes du xviiie siècle. On peut dire qu’il fit du mot précision le mot d’ordre de toute sa carrière. Il n’admet rien en dehors de ce que l’expérience a définitivement démontré.

Sa critique est curieuse, encore que volontairement plus intelligente qu’artiste, et pleine d’idées. Il essaie d’y montrer l’influence que la race et le milieu peuvent exercer sur l’artiste. Comme historien, il cherche à montrer d’où est sortie la France actuelle. Il le fait avec beaucoup de méthode et une absolue clarté. Son influence fut grande sur ceux qui le suivirent. Il contribua pour une grande part à la formation de cette école naturaliste dont nous parlerons un peu plus loin, et qui lui doit son goût de la précision, son horreur du lyrisme.

Il faut, avant de quitter l’histoire, citer le nom, moins célèbre d’un directeur de l’École Normale, Fustel de Coulanges (1830-1889) qui publia, en 1864, la Cité antique, où il essaie de retracer l’état moral des peuples primitifs et l’influence de cet état moral sur les premières constitutions politiques, livre très nouveau dans sa conception. Fustel de Coulanges a transformé l’histoire, l’a réduite au rôle de science pure, a donné les règles de l’histoire moderne.

Le roman

Il n’y a plus de scission entre les savants et les littérateurs. Taine a un salon littéraire. Renan est en relations constante avec Sainte-Beuve, Flaubert, les Goncourt. De même que ces historiens sont des littérateurs, les littérateurs vont essayer d’être des scientifiques, ou du moins vont chercher l’exactitude. Leconte de Lisle et Flaubert s’évertueront à rechercher dans le roman et la poésie le sens des mythes antiques, étaieront leur splendide imagination d’une érudition solide et profonde. Les Goncourt et Zola inventeront le roman expérimental.


Gustave Flaubert

Gustave Flaubert (1821-1880), naquit à Rouen. Il fit de grands voyages en Orient et revint presque aussitôt s’enfermer dans sa petite maison de Croisset, près de Rouen, où il écrivit Madame Bovary (1857), Salammbô (1862), l’Éducation sentimentale (1870), et la Tentation de Saint-Antoine (1874). Il laissa en mourant un roman inachevé : Bouvard et Pécuchet.

La vie de Flaubert représente peut-être le plus formidable labeur auquel un écrivain s’astreignit jamais. Son époque, son éducation, son milieu, son tempérament avaient fait de lui un romantique. Ce romantisme qui bout en lui, il l’écrase, il le dompte. Il a horreur de l’éloquence. Il a des choses précises à dire, et rien n’est plus difficile que d’être clair, précis, exact. Il travaille avec acharnement, met des mois à dresser ses plans, passe ensuite des semaines sur une page, écrit, rature, déchire, reprend, recommence sans cesse ce duel entre la forme et la pensée. Il s’essouffle, sue, marche à grands pas dans son cabinet, peine comme un bœuf, mais est vainqueur. Dans ce patient et rude effort vers le réalisme, il n’oublie pas tout à fait pourtant qu’il y a un romantique en lui. Des romantiques, il déteste l’imprécision, l’abondance, l’improvisation facile, mais il aime passionnément le pittoresque de leur forme. Il le prouvera dans Salammbô.

Son premier ouvrage, Madame Bovary, n’est cependant que réaliste, et même il est, en plusieurs endroits, une satire contre le romantisme, contre le trouble dangereux que l’exaltation peut faire naître dans les esprits. L’apparition de ce livre fut un gros événement littéraire. Aux dons d’observation de Balzac, Flaubert joignait un perpétuel souci d’art que Balzac n’avait jamais eu. Serrant la vérité de près, il avançait avec prudence, toujours mesuré, toujours sobre, comique, douloureux, ironique, romanesque, tragique, vrai comme la vie, mais à ce souci de la vérité joignait la passion du mot propre, du maximum d’effet par le minimum de moyens. Ce goût classique pour la pureté, pour la perfection de l’œuvre, il l’applique à tous les sujets, à un sujet bourgeois comme Madame Bovary, même à un sujet romantique comme Salammbô, roman archéologique puissamment, magistralement documenté, et écrit avec une couleur qui rappelle Gautier en le dépassant. Cette fusion des grandes qualités empruntées à deux tendances qui semblaient si bien s’opposer, marquera la manière nouvelle. Toute l’époque moderne en découle.

Il faut citer, en passant, le titre d’un livre d’Eugène Fromentin (1820-1876). Ce peintre de valeur, entre quelques ouvrages de critique, donna un roman psychologique, dans la manière d’Adolphe. Dominique (1863) est considéré aujourd’hui, à peu près universellement, comme un chef-d’œuvre, le chef-d’œuvre unique que peut écrire dans le genre psychologique tout écrivain sensible qui sait s’observer lui-même.

Cependant une école se forme, qui, s’attachant à donner à ses œuvres une valeur documentaire, s’intitulera elle-même : École naturaliste. On a vu précédemment les sources d’une pareille tendance. La fantaisie n’a plus de cours. Un roman doit être étayé sur des faits. La psychologie deviendra presque scientifique. Le romancier devra se doubler d’un expérimentateur.

Edmond de Goncourt (1822-1896) et Jules de Goncourt (1830-1870) s’associent pour mener à bien une étude approfondie des mondes où ils ont passé. Ils peignent le monde des lettres avec Charles Demailly (1860), le monde des arts avec Manette Salomon (1867), font le portrait d’une domestique, Germinie Lacerteux (1865), d’une jeune fille, Renée Mauperin (1864), etc… dans un style peu simple et qui, accueilli d’abord avec un grand enthousiasme, étonne quelque peu aujourd’hui.

Deux contemporains, Alphonse Daudet (1840-1897) et Émile Zola (1840-1902) éclairent d’une vive lumière cette école naturaliste. Alphonse Daudet, bien moins puissant, mais plus artiste, a laissé de la société du second Empire et de l’époque contemporaine des tableaux vigoureux dont la manière sait rester cependant légère. Ses deux plus beaux romans sont Fromont jeune et Risler aîné (1874), et Sapho (1884). Tartarin de Tarascon (1872), satire du caractère méridional français, eut un gros succès, mais se démode déjà. Son style est pur et ferme, un peu précieux parfois. Il est sensible infiniment sans tomber jamais dans la sensiblerie, ironique avec une douceur très française, et toujours plein d’aisance et de naturel.

Émile Zola, comme Flaubert, a reçu en naissant le virus romantique. Il en gardera toute sa vie le goût de l’énorme et même du monstrueux. Mais il adore Balzac et veut que ses personnages soient toujours dans la vie, quitte à déformer un peu, pour leur faire place, la vie elle-même. Il a plus que personne la passion du document, n’admet que des vérités contrôlées par lui sur nature. Il trace à gros traits charbonneux, mais d’une vigueur incomparable, des portraits un peu outranciers, et d’admirables tableaux d’ensemble où grouillent les mondes les plus divers. Il nous raconte les ouvriers dans l’Assommoir (1877), celui de ses livres qu’il a le plus serré, le plus écrit ; le monde des chemins de fer dans la Bête humaine (1890), de la finance dans l’Argent (1891), des magasins de nouveautés dans Au bonheur des Dames (1883), des paysans dans la Terre (1888), des mineurs dans Germinal (1885), le livre où tient le plus grand souffle ; etc… Tous ces romans sont réunis par un lien un peu artificiel qui en font remonter tous les personnages à la même souche. Reprenant l’idée de Balzac qui a écrit la Comédie humaine, il écrit l’Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire.

Guy de Maupassant (1850-1893) a reçu fortement l’empreinte du génie de Flaubert. Il est moins artiste cependant, plus bourru, plus carré d’épaules. C’est pourtant un grand écrivain, meilleur conteur que romancier, dont certaines nouvelles, comme Boule de Suif (1880), sont des chef-d’œuvres. Lui aussi prétend traduire très fidèlement la nature. Il le prouve dans Une Vie (1883), dans Bel Ami (1885), dans Fort comme la Mort (1889), dans Notre Cœur (1890)… Ses personnages sont la vie même. Son style est comme eux musclé, vrai. Tout Maupassant tient dans un mot : la sincérité.

Les poètes

Théophile Gautier avait apporté le goût de la précision dans la forme. Charles Baudelaire (1821-1867) fut en cela son disciple. Au point de vue du fond, c’est un attardé du romantisme. Les poèmes de Baudelaire, étranges, souvent morbides, sont évidemment dictés par l’exaspération de l’individualisme. Les thèmes principaux de l’unique recueil de vers qu’il a laissé, les Fleurs du Mal (1857) sont l’ennui, le spleen, la hantise de la mort, de la fuite du temps, de la difficile beauté. Mais la pensée s’élève parfois très haut dans certaines pièces comme les Phares, le Voyage, la forme atteint un degré de perfection très rare dans d’autres comme les Chats, Don Juan aux Enfers, enfin une harmonie extraordinaire en accompagne d’autres, comme l’Invitation au voyage. Ce grand poète que son côté un peu maladif et névrosé, a fait classer à part par bien des critiques et dont le public s’est pendant assez longtemps écarté, est considéré aujourd’hui, pour sa forme admirable et la merveilleuse pureté de quelques-uns de ses poèmes, comme un très grand artiste.

Un autre disciple de Théophile Gautier est le charmant et ingénieux Théodore de Banville (1823-1891), qui porte comme lui très loin le souci de la forme, et plus encore le respect des rythmes consacrés. Ses recueils : les Cariatides (1842), les Stalactites (1846), les Odes funambulesques (1857), les Exilés (1867) sont des fantaisies très expertes, un peu oubliées aujourd’hui. Dans son Petit Traité de Versification française (1872), Banville préconise l’emploi de la rime riche, sonore, inattendue, tintinabulante, procédé dont il a tiré lui-même les meilleurs effets.

Les Parnassiens

Sous le nom de Parnassiens, un groupe de poètes commença, vers 1866, à se grouper autour de Leconte de Lisle (1820-1894), auquel ne pouvait décidément plus s’appliquer l’étiquette de romantique. Leconte de Lisle est, en effet, le premier grand poète qui se soit tout à fait distingué du romantisme. On peut dire qu’il apportait dans la poésie ce que Flaubert apportait dans le roman : des qualités romantiques de forme jointes à un souci très classique de la perfection. La forme de Leconte de Lisle est extrêmement belle et comme sculpturale, un peu froide néanmoins et presque absolument privée de mouvement. Quatre recueils : les Poèmes antiques (1852), les Poèmes barbares (1862), les Poèmes tragiques (1884), les Derniers poèmes (1895). Il décrit la nature des tropiques et des régions lointaines qu’il a parcourues, évoque les grands fauves, les peint avec amour ; nous raconte les anciennes légendes de la Grèce ; cherche dans l’espace et dans le temps la Beauté qu’il ne trouve pas autour de lui.

José-Maria de Hérédia (1839-1907), son disciple fervent, l’a imité dans les Trophées (1893), un recueil de sonnets très parfaits, qui ne manquent que de vie intérieure.

Autour de Leconte de Lisle s’étaient encore groupés d’autres poètes : Sully Prudhomme, François Coppée, Paul Verlaine… Mais ces « Parnassiens » prirent si vite des directions si différentes qu’il est impossible de les considérer en groupe et de trouver dans ce Parnasse une école.

Sully Prudhomme (1839-1908) est un élégiaque. Il fait penser à un Lamartine moins puissant mais un peu plus serré. Au contraire de son maître Leconte de Lisle, il s’intéresse passionnément au monde intérieur. Ses premiers recueils, Stances et Poèmes (1865), les Épreuves (1866), les Solitudes (1869), les Vaines tendresses (1875) sont l’expression claire et délicate d’une sensibilité très tendre. Les autres recueils, la Justice (1878), le Bonheur (1888), sont des poèmes philosophiques. Le poète, ayant pris dans l’habitude de l’analyse psychologique le goût d’une analyse plus générale, essaie d’exposer, sinon de résoudre, les grands problèmes et hausse à la philosophie pure le ton de sa poésie.

François Coppée (1842-1908) fut séduit, lui aussi, par les aspects de la vie moderne, et s’appliqua à les noter. Il le fait avec une simplicité qu’il pousse trop souvent jusqu’à l’excès. Trop attentif à adapter sa langue aux sujets réalistes qui lui sont chers, il en arrive à un prosaïsme qui lui valut de nombreuses satires. Il n’en est pas moins vrai que, soucieux d’aller chercher la poésie autre part que dans l’excès du coloris et dans l’enflure du sentiment, il la trouva souvent dans la vérité sobre de l’expression, dans le choix de sujets nouveaux que les poètes avaient dédaignés jusque-là. Il est peut-être le créateur de la poésie intimiste. Les Intimités (1868) sont un très beau recueil qui eut plus d’influence qu’on ne le croit sur la poésie d’aujourd’hui. Les Humbles (1872) contiennent de très beaux vers qui valurent à leur auteur une grande popularité. Les Promenades et Intérieurs (1872) contiennent de petits poèmes étonnants de délicatesse, véritables chefs-d’œuvre de simplicité et de vérité. Le théâtre de François Coppée, très romantique, a moins d’intérêt.

Les Symbolistes

Les Parnassiens avaient toujours été clairs. Mais Verlaine (1844-1896) dont le premier livre de vers, les Poèmes saturniens (1866), avaient été inspiré par ses amis du Parnasse, s’affranchit très vite de leur influence. Aux côtés de son ami Arthur Rimbaud (1854-1891), il créa une sorte d’école nouvelle, qui s’appliquait à traduire les nuances les plus délicates de la sensation, non plus par une analyse claire ou une peinture colorée, mais par une sorte de langage flou et comme balbutié, où les mots étaient associés beaucoup moins pour former un sens que pour suggérer à l’esprit, par des harmonies subtiles, des impressions vagues. C’est à l’oreille d’abord que ces musiciens subtils s’adressaient.

Arthur Rimbaud publia en 1886 les Illuminations, poèmes étranges qui étonnèrent mais groupèrent autour d’eux un certain nombre d’admirateurs. Le choix musical du mot, l’harmonie comme psychologique du vers atteignent parfois dans ce livre à des effets tout à fait heureux.

Verlaine, au milieu d’une vie très bohème, publie plusieurs recueils qui contiennent les poèmes les plus nuancés, les plus délicats de cette fin de siècle : Sagesse (1881), Jadis et Naguère (1885), etc…

Le Théâtre

Le roman de Balzac avait habitué le public à une très grande vérité dans les caractères. Il ne pouvait plus se contenter de la comédie d’intrigue que Scribe (1791-1861) avait mis en si grand honneur, ni du drame lyrique des romantiques. Cet essai de comédie vraie qui va occuper la scène pendant la fin du siècle, fut illustré par deux grands noms : Émile Augier et Alexandre Dumas fils.

Émile Augier (1820-1889) débute au théâtre par une comédie antique, la Cigüe (1844) et par l’Aventurière (1848), comédie en vers qui fut son premier grand succès. Enfin, il aborda la comédie moderne avec Gabrielle (1849). Non seulement, il abandonnait toutes les traditions du théâtre romantique, mais encore il montrait avec complaisance les dangers de cette littérature d’exaltation. Le Gendre de M. Poirier, extrait d’un livre de Jules Sandeau, est un chef-d’œuvre qui rappelle les grandes créations de Molière. D’autres pièces suivirent : les Lionnes pauvres (1858), les Effrontés (1861), le Fils de Giboyer (1862), Maître Guérin (1864), qui peignent le monde bourgeois et en dénoncent les deux grandes tares, vanité, amour de l’argent. La peinture d’Émile Augier est un peu étroite, un peu localisée dans le temps, mais elle est, certes, vigoureuse. Elle a supporté l’épreuve du temps. Un grand nombre de ces comédies attirent encore le public au Théâtre-Français.

Alexandre Dumas fils (1824-1895) se préoccupe surtout des questions morales et sociales. Il écrit des pièces à thèse, sur la condition de la courtisane (La Dame aux Camélias, 1852), des enfants naturels (le Fils Naturel, 1858), des femmes déclassées (le Demi-Monde, 1855), du monde de la Bourse (la Question d’argent, 1857). Dans ces œuvres ardentes, pleines d’esprit, il attaque l’argent, les mœurs, les préjugés, les lois ; toujours la thèse efface un peu les caractères, qui servent surtout à soutenir l’idée de l’auteur. Il faut encore citer l’Ami des Femmes (1864), les Idées de Madame Aubray (1867), la Princesse George (1871), Denise (1885). Le danger était que le moraliste ne finît par étouffer l’homme de théâtre. Dumas semble l’avoir senti. Sa dernière pièce, Francillon (1887), marque un retour très heureux vers la comédie de caractères, sans thèse et sans déclamation.

La voie était ouverte à la vérité. Henry Becque (1837-1899) s’y avança encore davantage. Avec les Corbeaux (1882) et la Parisienne (1885), il allait plus loin encore que ses devanciers dans le mépris des conventions, dans le respect de la réalité, même brutale, même noire, même désolante. Son observation est amère, ironique, aiguë. Ses tableaux un peu sombres sont d’un dessin très sûr. La vie et l’art s’unissent et s’étreignent de plus en plus étroitement.

Dans le même temps, Eugène Labiche (1815-1888), donnait dans le genre gai des comédies faciles, alertes, pleines de verve, joyeusement caricaturales : Le Chapeau de paille d’Italie (1851), le Voyage de M. Perrichon (1860), etc… ; et Victorien Sardou (1831-1903) occupait la scène avec des drames historiques fort bien faits, tels que Patrie (1889), la Tosca (1887), Thermidor (1891), Madame Sans-Gêne (1893), etc… et les comédies d’intrigue les plus adroitement construites : Nos Intimes (1862), la Famille Benoiton (1865), Divorçons (1883), etc…

Les Contemporains

Nous ne pouvons ici que citer brièvement le nom des écrivains qui ont illustré la littérature et le théâtre en France jusqu’à 1904.

Ce sont d’abord dans le roman deux très grands noms, de réputation mondiale. M. Anatole France (né en 1844) donne successivement le Crime de Sylvestre Bonnard (1881), le Livre de mon ami (1885), Thaïs (1890), la Rôtisserie de la reine Pédauque (1893), le Lys rouge (1894), toute une série de romans relatifs à l’histoire contemporaine, l’Orme du Mail, le Mannequin d’osier, l’Anneau d’Améthyste, M. Bergeret à Paris ; enfin, en 1912, les Dieux ont soif, où sont peintes les années de la Terreur. M. Anatole France cache sous une nonchalance et un scepticisme apparent un esprit d’une grande pénétration qui s’est attaché aux sujets les plus variés avec le même bonheur. C’est un ironiste délicat et un philosophe très subtil qui est un des plus grands maîtres de la pensée contemporaine. M. Pierre Loti (né en 1850), officier de marine, promène dans le monde entier une sorte de nostalgie très romantique qu’il nous conte dans un style clair et très musical. La série de ses livres est longue. Il faut surtout en retenir le Mariage de Loti (1880), Mon frère Yves (1883), Azyadé, Fantôme d’Orient, Pêcheurs d’Islande (1886), Madame Chrysanthème (1887), Ramuntcho (1897), etc.

M. Pierre Loti a peint avec beaucoup de couleur et une puissance d’évocation prodigieuse les paysages les plus divers au milieu desquels s’est déroulée sa vie aventureuse. Il dit ses sensations de poète attristé par la fuite du temps, la nostalgie des terres quittées, l’impossibilité de pénétrer vraiment les âmes étrangères. On peut dire qu’il est, de tous les contemporains, le seul qui se soit donné tout entier, sans se rallier à aucune école, à aucune formule, sans même se rattacher à aucune tradition.

Un Belge, M. Maurice Maeterlinck a écrit des petits drames (Pelléas et Mélisande, Intérieur, les Aveugles…), des poèmes (Serres chaudes) et des livres de philosophie et de morale (La vie des abeilles, la Sagesse et la Destinée, le Trésor des Humbles). Dans ces formes diverses, il a exprimé un peu de l’âme universelle, a donné des préceptes de sagesse d’une haute portée en même temps que d’une poésie intense. M. Paul Bourget (Un cœur de femme, le Disciple, Un Crime d’amour) est un analyste subtil. M. Maurice Barrès a dit, dans une langue cadencée, les troubles de sa sensibilité exaspérée, et les aspirations générales de son pays. M. Marcel Prévost a écrit des romans légers et frivoles. M. René Boylesve a traduit les tristesses et les inquiétudes de l’enfance avec un art d’une très grande délicatesse. Mme Colette Willy a, dans des livres dont certaines pages sont peut-être inutilement licencieuses, apporté à la littérature l’expression d’un pittoresque absolument neuf, et d’une sensibilité aussi aiguë que sincère. Mme Marcelle Tinayre a écrit de nombreux romans pleins de mouvement et de vie.

Dans la poésie, dont l’obscurité des symbolistes a quelque peu écarté le public, quelques noms brillent pourtant d’un très vif éclat. Albert Samain (1858-1900) disciple de Verlaine et comme lui épris avant tout de musique, laisse deux admirables livres. Au Jardin de l’Infante (1893) et Aux flancs du vase (1898). M. Jean Richepin (né en 1849) est un romantique attardé. M. Henri de Régnier (né en 1864) avec ses Premiers Poèmes (1899) ses Médailles d’Argile (1900), sa Cité des Eaux (1902) cherche l’expression de la sensibilité moderne dans la peinture de tableautins antiques et écrit des vers d’une muse délicieuse. M. Maurice Bouchor (né en 1855) essaye de faire vivre une poésie populaire avec les Symboles (1895). M. Francis Jammes cherche dans une simplicité presque naïve une poésie doucement émue. La Comtesse de Noailles avec le Cœur innombrable (1901), les Éblouissements, les Vivants et les Morts, rajeunit le lyrisme qui semblait s’endormir et trouve des accents splendides.

Mais c’est le théâtre surtout qui concentre l’attention du public. André Antoine en créant, en 1887, le Théâtre Libre, a mis à la mode le goût de la vérité la plus réaliste dans les œuvres et dans la mise en scène. Autour de lui se sont groupés MM. Georges Courteline, dont la verve caustique, mais qui cache une grande amertume, nous montre la misère de l’âme humaine avec une grande pitié attendrie (Boubouroche, la Paix chez soi, etc.) ; Jules Renard, satiriste aigu, spectateur tristement ironique de la famille et du ménage (Poil de Carotte, 1900 ; Monsieur Vernet, 1903 ; la Bigote, 1909) ; François de Curel, dramaturge austère, qui s’applique à des sujets âpres (les Fossiles, la Fille sauvage, la Nouvelle Idole, le Repas du Lion, la Danse devant le Miroir) ; Brieux, qui défend généreusement les droits des faibles ; Porto-Riche, qui, avec Amoureuse (1891) et le Passé (1897), pièces sobres, graves, profondes, humaines, donne une vigoureuse impulsion à tout le théâtre du cœur ; Maurice Donnay qui fait avec un grand succès le même effort (Amants, 1895 ; l’Affranchie, 1898 ; Paraître, 1906…) ; Jules Lemaître (Le Pardon, 1895 ; la Massière, 1905), qui est en même temps un critique admirable d’intelligence et de pénétration ; Paul Hervieu, auteur de la Loi de l’Homme (1897), de la Course du Flambeau (1901), du Dédale (1904), pièces un peu rudes où les grandes lois de la morale humaine sont exposées avec vigueur ; Henry Bataille, hardi et subtil psychologue, romantique et réaliste tout ensemble, qui cherche dans des cas d’exception à peindre l’âme profonde de l’homme, et surtout les rapports de l’homme et de la femme, compliqués par la vie moderne (l’Enchantement, 1900 ; Maman Colibri, 1904 ; la Marche nuptiale, 1905 ; la Femme nue, 1908…) ; Émile Fabre que passionne le monde des finances et de la politique (la Vie publique, 1902 ; les Ventres dorés, 1905) ; Henri Lavedan, psychologue et humoriste ; Alfred Capus, peintre de l’optimisme (la Veine, 1902) ; De Flers et Caillavet, satiristes aimables (le Bois sacré, 1910 ; l’Habit vert, 1913) ; Henry Bernstein, psychologue dur, brutal souvent, épris de mouvement et d’action (la Rafale, 1905 ; le Voleur, 1907 ; Samson, 1907) ; Tristan Bernard, auteur de très nombreuses comédies d’un comique irrésistible (Le Danseur Inconnu, le Petit Café, l’Anglais tel qu’on le parle, Daisy, les Pieds Nickelés, etc…), qui témoignent cependant d’une observation extraordinairement pénétrante de la vie, et qui sont écrites avec le plus parfait naturel ; enfin M. Paul Claudel a donné des drames hautains, d’une rare vigueur, écrits dans une langue qui lui est très particulière qui sait donner aux mots leur maximum d’intensité (L’Otage, l’Annonce faite à Marie).

Tandis qu’un réalisme neuf s’emparait de la scène, M. Edmond Rostand (né en 1868), y faisait triompher avec un éclat à peu près sans précédent, un théâtre purement romantique. En 1894, il donna les Romanesques, fine comédie en vers alertes et amusés qui rappellent la manière de de Banville, mais avec plus de grâce et de souplesse ; en 1895, la Princesse lointaine ; en 1897, la Samaritaine, pièce biblique pleine de très beaux vers, et Cyrano de Bergerac, comédie héroïque à panache dont l’avènement fut un triomphe ; puis, en 1900, l’Aiglon, réplique mélancolique et hautaine à la grande épopée impériale illustrée par Hugo ; enfin en 1900 Chantecler, comédie symbolique, où la tradition d’Aristophane se mêle à celle du Roman de Renart. Le personnage principal, Chantecler, y symbolise l’effort humain vers un idéal de sérénité et de clarté.

Des tendances nouvelles qui ne se sont pas encore précisées, indiquent que l’avenir de la littérature française est gros de promesses. De nombreux talents jeunes se sont manifestés dans le roman, dans la poésie, au théâtre. Leurs essais font attendre des œuvres qui uniront les qualités verbales (souplesse et éclat) du romantisme, au souci de l’exactitude psychologique et documentaire que leur ont légué les naturalistes. La littérature semble vouloir rejeter peu à peu les conventions et les procédés pour les remplacer par une grande discipline d’esprit. Sincérité, précision, clarté s’emparent plus étroitement de la pensée et du sentiment. La forme s’efforce vers plus de pureté, vers plus de concision, vers plus de puissance expressive. Les tendances françaises d’aujourd’hui peuvent se résumer en deux mots : expression artiste de la vérité.