Les Œuvres et les Hommes/À côté de la grande histoire/VI

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 71-88).

L’EMPIRE CHINOIS[1]


Enfin, voici un livre qui nous tire du roman et du paravent, et des traductions incertaines ! Voici un livre d’observateur sur le vif, de voyageur en dehors des livres, d’homme qui a fait le sien à la sueur de son front et à la poussière de ses sandales, qui a vécu dix ans dans le pays dont il parle, plongé dans les difficultés de la langue de ce pays et dans le secret de ses mœurs, et qui, de la plus haute moralité, — de cette moralité de prêtre qui donne à la parole humaine, toujours suspecte quand elle nous revient de si loin, l’autorité qu’elle doit avoir pour être acceptée, — nous apporte sur la Chine un de ces renseignements, éclairés et complets, tels qu’on n’en avait pas revu depuis la publication des Lettres édifiantes. Cet ouvrage, que l’auteur, l’abbé Huc, missionnaire apostolique, avait fait précéder d’un autre, non moins intéressant et non moins exact, sur la Tartarie et sur le Thibet, a vivement frappé l’attention des hommes qui se préoccupent de l’Asie et de sa mystérieuse histoire. Tous, à quelque pâturage d’opinion qu’ils appartiennent, ont senti l’importance de ce document qui leur tombait presque du ciel — car c’était de la main d’un pieux missionnaire — et qui brillait des deux qualités distinctives de tout document imposant : la probité et l’intelligence. Publié en 1854, L’Empire Chinois[2] en est déjà à sa seconde édition, et nous croirions venir bien tard pour en parler, si, comme tant d’autres ouvrages, il ne devait avoir qu’une destinée de passage. Mais il est toujours temps pour la critique de dire son mot sur un livre qui doit rester.

En effet, nous le prédisons, c’est un livre qui restera. Il ne sera dépassé et mis en oubli que par un livre d’égale force d’intelligence, lequel, représentant, comme celui-ci, dix ans de travaux, d’efforts, de patience inouïe, prendra les notions sur la Chine là où Huc les a prises, et nous en donnera l’équivalent en les avançant autant que l’ouvrage du courageux missionnaire les a avancées. Jusque-là, l’ouvrage en question sera moins un jalon qu’un Terme dans le champ de nos connaissances sur l’Asie, et c’est autour de ce livre, qui a la consistance d’un monument, que viendront nécessairement se grouper les aperçus nouveaux, les faits autrement observés, soit pour en confirmer ou en contredire les assertions, soit pour y ajouter les changements que les mœurs, la législation, les choses chinoises enfin, auront subis, si elles en subissent, si le pouce du Temps, malgré son ongle, — un ongle chinois pour la longueur, — ne glisse pas, sans le rayer, sur le vernis de coutumes qui enduit ce peuple, et qui est plus lisse encore que l’autre vernis qu’il a inventé.

Ainsi, tout d’abord et sans conteste, telle est la grande place que prend et gardera le livre de l’Empire Chinois dans la littérature historique de l’Europe. Ajoutons que cette place éminente, l’abbé Huc ne la devra pas uniquement aux circonstances de sa vie et à l’acquis de son voyage, mais à des qualités personnelles que la Critique ne peut oublier. Il a les qualités fortes, substantielles, perçantes et froides du grand voyageur. Son œil voit sans se passionner. Il ne verse pas non plus de l’autre côté, — du côté de la négation et du parti pris. Il est également éloigné des badauds et des frondeurs, de ces deux espèces de voyageurs qui se partagent le monde : ceux qui sont les victimes des choses, et ceux qui font des choses leurs victimes. Il n’a pas les enfantillages à effet de l’esprit faux et pointu de Victor Jacquemont, qui trouvait joli de nier les Indes aux Indes, et de nous faire croire qu’il n’y en avait pas. Toutes ces inventions de ragoût pour rendre plus piquant un récit de voyage, pour augmenter l’établissement du lecteur, cette large fleur bête de la flatterie étonnée que les voyageurs aiment à cueillir à leur retour, toutes ces misères de l’esprit ou de l’amour-propre, qu’elles soient des duperies ou qu’elles soient des combinaisons, ne se rencontrent point dans cette relation colorée et nuancée comme la vie, mais pas davantage ! et qui ne se soucie que de vérité. On sent que l’homme qui raconte ainsi est un homme de bon sens, et d’un bon sens rendu plus solide encore par cet admirable et assainissant catholicisme qui guérirait le cerveau d’un fou, s’il y entrait ! Et ce n’est pas tout : on sent aussi que c’est là un homme d’un grand caractère.

On devine maintenant ce que doit être le ton d’un livre écrit sous l’influence de ces deux nobles simplicités ! Et comment en serait-il autrement, du reste ? Huc est un missionnaire. Si les philosophes du salon de madame Necker reconnaissaient, un soir, « qu’un caractère est toujours simple quand une seule chose l’intéresse », comment un missionnaire, qui n’a que l’idée fixe de sa foi à propager, pourrait-il manquer, quoi qu’il fasse, de cette simplicité qui est la plus haute expression humaine dans l’ordre de l’intelligence ou de la vie ?… La simplicité du missionnaire, voilà donc ce qui a passé dans le voyageur ! et elle a communiqué à l’ouvrage de Huc les dons les plus rares qui puissent orner une œuvre quelconque : la sincérité, le calme et la paix. Jamais, dans ce temps de nerfs, d’imagination et de fièvre, où les livres que nous écrivons portent la marque de tîntes les grimaces de nos esprits, on n’a vu délivre plus calme sur un sujet pourtant qui pourrait incendier tous les cerveaux doués d’une étincelle. La vieillesse même de Gœthe n’eût pas fait mieux, si, lui, l’auteur du Divan, « que le temps — disait-il — avait rendu spectateur », avait pu, comme Huc, prendre « la ceinture rouge et le bonnet jaune » pour traverser et voir mieux ce grand Orient dont il rêvait ! Car Huc (qu’on ne s’y trompe pas ! et c’est là son originalité !) n’est pas, à proprement parler, missionnaire dans son livre sur l’empire chinois. Il n’y entretient pas le public de ses succès de propagande ou du détail de ses travaux apostoliques. Dans cette relation, écrite pour le monde, le prêtre se voile sans se cacher. Comme ils le font tous, quand il le faut, ces admirables possesseurs d’eux-mêmes et de la lumière, il y tait ses contemplations intérieures, et la critique est d’autant plus à l’aise vis-à-vis de lui qu’il n’a voulu faire qu’un livre de voyage et d’histoire, et qu’il a traité le public français comme il avait traité le public chinois, quand il ne craignit pas de revêtir la magnificence orientale et quand ces humbles pieds, dont il est dit dans nos livres saints : « Qu’ils sont blancs et beaux, les pieds des envoyés du Seigneur ! », il les a un jour bottes de satin !

Délicieuse et charmante histoire que cette histoire de la toilette chinoise du pauvre lazariste, par laquelle Huc commence son voyage ! Il n’y a que des prêtres catholiques pour avoir de ces étonnantes souplesses d’Alcibiade ! La pureté, la grandeur de leur intention, l’absence complète d’orgueil et de pédantisme (car le pédantisme est de l’orgueil, sous sa plus laide forme, il est vrai), le désintéressement de tout ce qui n’est pas la gloire de Dieu et son triomphe, voilà ce qui rompt et assouplit le prêtre catholique, et fait de lui cette merveilleuse organisation domptée qui se ploie aisément à toutes les coutumes et le rend propre à toutes les fonctions. Huc ne craint pas même d’exagérer la dignité, le sentiment humain de son droit, dans l’intérêt supérieur de l’idée chrétienne qu’il représente aux yeux des populations chinoises. Il a la fierté d’un Charles XII à Bender. En plusieurs circonstances de son voyage, il rappelle presque la belle scène des coups de cravache chez le pacha, dans l’Itinéraire de Chateaubriand. À chaque instant, on croit qu’elle va se lever, cette cravache indignée, dans la main de ce prêtre mâle et ferme, qui exige si nettement ce qu’on lui doit, ne fût-ce que pour éviter d’être foulé, lui et la considération de tout prêtre venant après lui en Chine, sous les pieds d’un peuple lâche, gouverné par le bâton, et qui a toujours besoin de sentir le vent du bambou sur sa tête !

Huc avait obtenu d’un des principaux mandarins de l’empire, Kichan, ambassadeur chinois à Lha-ssa, d’être traité dans chaque ville avec bienveillance pendant tout le temps que durerait sa longue odyssée depuis Ta-tsien-Lou jusqu’à Canton. Mais l’expérience de l’Orient lui avait appris qu’il serait mis plus bas que le dernier des bonzes mendiants, et promené d’avanie en avanie, s’il se départait une minute des exigences les plus altières. C’est cette raison qui le fit se montrer toujours en palanquin, dans un costume où les couleurs impériales, le rouge et le jaune, foudroyaient les yeux terrifiés des Chinois. Ce fut cette raison qui le décida à jouer cette grande comédie qu’on peut appeler une comédie de caractère (car il en faut beaucoup pour la jouer), et dont les scènes, multipliées en deux gros volumes, toujours variées et toujours nouvelles, eurent le succès le plus triomphant et le plus complet. Les mandarins les plus fins et les plus fûtes, comme les fonctionnaires les moins sagaces, furent parfaitement dupes de cette excellente mascarade, dont le récit a la grâce d’une ironie pleine de gaîté et dans lequel Huc prend tour à tour les deux voix, — la voix du masque qui fait illusion et la voix vraie qui se moque de l’illusion faite, — et se félicite, avec une bonne humeur si communicative, d’avoir réussi.

La lâcheté, en effet, la lâcheté qui opprime le faible et s’aplatit devant le fort, est le premier trait et certainement le plus profond de la moralité ou plutôt de l’immoralité chinoise. Partout, on le sait, en Orient, la lâcheté est le signe de toutes les populations usées et esclaves, mais, en Chine, ce sentiment dégradant dépasse le gigantesque ordinaire de la lâcheté orientale. Il monte ou plutôt il s’abaisse jusqu’à l’idéal de la lâcheté humaine, — de la lâcheté en soi. Il devient même une théorie. « Les Chinois — dit Huc — ont une « expression dont ils se servent à tout propos… Au « milieu des difficultés et des embarras, ils se disent « toujours : Siaosin, c’est-à-dire : Rapetisse ton cœur. » Et ils l’ont si bien rapetissé qu’il n’y en a plus. Huc, dont on sent la charité indulgente à travers l’ironie, comme à travers celle de Tacite on sent l’amertume du mépris, nous peint cet abaissement de l’âme sous toutes les faces de l’abjection et dans son luxe d’infamies. Pour lui, comme pour nous, c’est, entre les autres symptômes de l’agonie des peuples à l’extrémité, le plus honteux indice de l’immense corruption qui gangrène la nation chinoise, — cette nation lymphatique et décrépite, dont la singularité (si grande soit-elle) ne va pas jusqu’à tomber en vertu de lois inconnues, et non plus en vertu des lois éternelles par lesquelles tous les peuples tombent dans l’Histoire ! Quand on lit ce que le nouveau voyageur en rapporte, on pense, malgré soi, à ce Bas-Empire, fait pour être longtemps encore le modèle des peuples qui crouleront. Les analogies vous débordent. Comme les Grecs du Bas-Empire, le Chinois est un peuple extérieur, cérémonieux, attaché aux rites comme il dit, et tout est rite pour lui, depuis sa religion, à laquelle il ne croit pas, jusqu’à sa politesse, qui est une formule sans bonne foi et dont le vide fait contraste avec un égoïsme si plein ! C’est un peuple subtil, métaphysicien, ergoteur, où les théologiens sont remplacés par les rationalistes, — le rationalisme existant à la Chine comme il existe en Europe, terme pour terme, semblable, identique, avec son faux respect pour les choses religieuses et sa bâtarde fraternité ! Ainsi que les Romains-Grecs du Bas-Empire, les Chinois sont aussi un peuple de comédiens et de cuisiniers. L’histrionisme, cette passion dernière des peuples futiles, qui ne vivent plus que par les yeux et veulent des distractions pour combler l’abîme de leur ennui et de leur vieillesse, l’histrionisme l’amour dépravé des bateleurs, règne, en Chine, comme il a régné à Rome et à Constantinople et comme il règne chez tous les perdus des civilisations excessives. Enfin, débauchés dans la proportion où ils sont lâches, les Chinois, dont la philosophie européenne a vanté les mœurs si longtemps, ont offert un tel spectacle à Huc qu’il n’a pas osé le reproduire intégralement dans la pleine lumière d’un livre qui doit s’ouvrir sous tous les yeux. Mais ce qu’il n’a pas voulu écrire, nous savons, nous, qu’il le raconte quelquefois, et ces faits, pour lesquels il choisit avec prudence son auditoire, démontrent un tel ramollissement de la fibre humaine chez les Chinois que le premier boulet venu — qu’il soit lancé par un peuple étranger ou par une révolution ! — enfoncera là-dedans sans faire autre chose peut-être qu’une trouée, car la boue ne résiste pas !


Et c’est peut-être là, du reste, l’apparente durée de ce peuple étrange, qui est mort de la mort de l’âme, de la mort sociale, et qui semble vivre toujours parce qu’il n’a pas été dévoré par la conquête ou par la faim. Qui sait si avant de s’abîmer ou de disparaître les peuples ne restent pas quelque temps comme figés et conservés dans leur propre corruption ? C’est leur fange même qui les soutient. L’amas produit la cohérence, et voilà pourquoi on les croit debout et solides quand ils ne sont plus que des cadavres rongés, n’ayant plus assez de poids pour tomber d’eux-mêmes, et devant se répandre comme un liquide, au lieu de crouler comme une chose qui se tient encore, quand un peuple vivant — un peuple quelconque — les poussera de sa robuste main ! C’est là sans doute aussi ce qui explique le peu de foi qu’inspire à Huc cette révolution commencée en Chine et dont il ne nous dissimule pas les progrès. Pour lui qui connaît le pays, qui a plongé son bâton de voyageur dans ce guano de tous les vices, cette révolution dont on fait tant de bruit ne sera guères qu’un de ces changements de dynastie si communs en Chine. Quoi qu’en aient dit les écrivains européens qui se prennent, comme des oisillons au miroir, au mirage de leurs désirs et de leurs propres pensées, elle n’a pas d’autre caractère. L’homme qui l’a provoquée et qui la dirige n’est rien de plus qu’un grand voleur à la mode orientale, lequel se sert du drapeau de toutes les idées et de tous les intérêts qu’il trouve sous sa main, comme les corsaires déploient tous les pavillons pour tromper l’ennemi qu’ils veulent aborder. Cette révolution chinoise ne sera donc pas le grand coup de balai final que sont parfois les Révolutions, quand les peuples déchus ne sont plus dignes de la foudre. Aussi corrompus, aussi lâches, aussi impuissants les uns que les autres, les Chinois de l’attaque lutteront avec des chances diverses contre les Chinois de la défense, et cette lutte pourrait, pendant longtemps, immobiliser le jeu aléatoire de toutes les horreurs, n’était l’idée de la condamnation par le sort de la race Mandchoue (actuellement régnante), qui commence déjà d’envahir ces têtes fatalistes et qui décidera probablement de la victoire !

Mais la victoire, qu’entraînera-t-elle ?… À part les horreurs dont nous parlions, et que Huc prédit à la Chine d’après l’expérience qu’il a de la férocité foncière de son peuple, la victoire, certainement, n’entraînera rien que de grêle, de petit, d’insignifiant, — des changements dans l’ordre des fonctionnaires, dans le personnel du mandarinat. Mais les mœurs, qui ne sont plus depuis longtemps, ne recommenceront pas ! L’autorité paternelle, en laquelle nous avons cru pendant des siècles, parce que nous acceptions, comme un fait qui vivait, la lettre morte d’une législation dépassée par les progressistes chinois, l’autorité paternelle, que Huc nous montre, comme le reste de cet empire, qui s’évapore en formules, ne reprendra pas le sceptre domestique échappé de ses mains. La famille dissoute (le croira-t-on ?) dans le mépris des enfants pour la mère, ne reboira pas la vigueur et la vie dans ce lait des mères, méprisé comme l’eau. Tout ce qui fit la Chine un jour, tout ce qui éleva et maintint ce peuple bizarre en équilibre sur ses bizarres institutions, est aujourd’hui tombé, pièce à pièce, dans le rationalisme, cette doctrine philosophique, tout unie, qui cache un gouffre comme les lacs, tout unis aussi, dans lesquels les Villes Maudites ont disparu. Le rationalisme est, intellectuellement, le dernier terme pour les nations. Philosophie peu compliquée qui succède à toutes les autres et vient engloutir les systèmes qui demandaient au moins un effort de cerveau pour les créer ou pour les comprendre, elle est simple comme les quatre planches très simplement jointes qui forment un cercueil ! C’est un cercueil philosophique et social. Cela étendu sur la pensée, elle n’a plus qu’à éternellement dormir. Huc qui, comme Abel Rémusat, a trouvé qu’il n’y avait rien de moins immobile que l’immobile Asie, nous donne dans son livre l’histoire d’une philosophie sociale qui remua tout en Chine, dans le XIe siècle, sous la fameuse dynastie des Song, et qui a mille rapports curieux avec le Socialisme moderne de l’Occident. Or, cette palpitation fébrile de l’esprit philosophique des Chinois prouve, du moins, qu’il vivait encore, tandis qu’à présent le Rationalisme et l’indifférence ont mieux narcotisé la Chine que l’opium anglais. Huc, qui voit sans doute, mais qui ne conclut pas, se contente de nous tendre tranquillement le miroir terrible et de nous dire d’y regarder !

Bien des esprits ne comprendront rien, sans doute, à cette attitude silencieuse et expressive, à cette impersonnalité du penseur, dont la tête doit bouillonner et qui se contente d’être un réflecteur impassible. Bien des esprits plus fanatiques que ce prêtre, transformé en observateur, n’en proclameront pas moins la supériorité de la Chine et croiront à la force de sa vie, parce qu’ils verront dans le livre même de Huc ces mouvements d’un peuple rusé, vénal, mercantile, actif, fripon, et par-dessus tout spirituel, qui survivent à la vraie vie éteinte, la vie morale, la vie de la conscience et du cœur. Cependant, parce que celle-ci ne subsiste plus, il n’est pas dit pour cela que tout soit soudainement arrêté dans la machine d’un peuple, plus savante que les machines de l’homme, et qui va longtemps encore après que son grand ressort est brisé. Seulement, ne nous abusons pas ! les Chinois actuels ne sont plus (pardon pour le mot !) que les ombres chinoises de leurs pères. Ce n’est plus qu’un peuple de silhouettes, qui se découpent vivement sur la lumière d’une civilisation bariolée comme la lumière de leurs lanternes de couleur. On croit toujours rêver en les regardant, et on ne rêve pas, tant ces êtres-là sont factices !

Quoique la main sévère et positive de Huc aime à toucher le fond des choses, à sonder l’artère, il a su la promener aussi sur les superficies, sur l’épiderme, et, s’il nous a cassé un peu notre vieille Chine de porcelaine, il nous en a, du moins, rapporté un bon morceau. Que les poètes et les amateurs du genre chinois se consolent donc en le lisant, mais qu’ils le lisent, et, le dégât fait par notre voyageur dans beaucoup de préjugés traditionnels, ils verront que si le peuple qu’il a peint n’est pas un grand peuple, c’est encore une curiosité. Elle est moins fantastique, cette curiosité, moins falote, moins par-dessus les moulins qu’on ne croyait, mais elle est une réalité toujours intéressante pour ceux qui se préoccupent de l’artificiel et du tourmenté dans les formes humaines. L’abbé Galiani disait, nous l’avons cité déjà : « Il est des empires qui ne sont jolis que dans leur décadence. » Certes ! on ne peut pas dire que jamais, dans aucun temps, la Chine ait été absolument jolie, mais si l’expression proverbiale a raison en parlant de belles laideurs, il doit y avoir de jolies laideurs aussi. Or, c’est une de ces laideurs-là qu’a la Chine, et, pour les amateurs du Bizarre, la décadence qui la disloque ne manquera pas d’y ajouter !

Quant à nous, qui avons cherché dans le livre de Huc une occasion d’être juste envers un pays pour lequel nous n’avons jamais éprouvé de respect ni de sympathie, ce que nous avons trouvé de plus remarquable dans ce peuple, qui a le mouvement sans la vie, c’est l’esprit, — c’est ce genre de pensées qui ne viennent pas du cœur, par opposition avec les grandes qui en viennent et qui constituent le Génie, — c’est l’esprit comme les vieilles civilisations le comprennent, volatil, brillant, chatoyant, agaçant comme un diamant aux lumières, affilé comme un dard, passant comme une flamme, ou qui reste comme un parfum. Oui ! de tout ce que le Temps éteint sur le sépulcre de la Chine, où la Philosophie européenne, en pleureuse, vient brûler les pastilles de ses admirations, l’esprit est le dernier rayon qui brille et qui lutte avec l’inévitable obscurité. Nous avons fait le compte de cette banqueroute humaine. La Philosophie de Confucius, ce bâton flottant du fleuve Bleu ou Jaune, vue de près, fait pitié de trivialité morale. La Science chinoise, qui semblait auguste comme une fille de Mage, a besoin d’un lambeau de la soutane d’un jésuite pour s’envelopper, et ne sait pas faire même un almanach. L’Art chinois n’est que de l’industrie, et l’Industrie chinoise consiste dans l’emploi de vieux procédés qu’elle n’explique ni ne rajeunit. L’aptitude si vantée des Chinois pour le commerce n’est que la faculté de mentir, quand ce n’est pas celle de voler. Somme toute, comme on voit, il ne reste guères qu’un zéro au quotient de ce peuple. Mais l’esprit y pétille encore. Nation cadavre, la Chine entrera dans sa tombe avec ce flambeau à la main.

Pour en juger, il n’est pas besoin d’avoir recours à des écrivains exceptionnels. Tout grand écrivain, dans un pays, est bien plus un aérolithe qui y tombe qu’une plante qui y pousse. Mais ce qui donne la moyenne de l’esprit chinois, ce qui est essentiellement le fruit du terroir, la production du sol, ce sont les maximes générales, les proverbes, et, en d’autres termes, la littérature populaire. « Nous avons trouvé — dit Huc — dans la collection de Wiechan quelques cahiers fort curieux et que nous parcourûmes avec le plus grand intérêt… C’étaient des recueils de sentences populaires. Nous en fîmes quelques extraits que nous allons reproduire, et nous les donnons comme spécimen de l’esprit chinois. » Huc compare ces sentences à ce que nos moralistes européens ont écrit de plus ingénieux et de plus fin, et il a raison. Le peuple qui a écrit cela, en effet, peut être regardé comme un La Rochefoucauld ou un La Bruyère collectif et anonyme. Malheureusement, nous sommes obligés de choisir là où Huc ne choisit pas :

« Si le cœur — disent les Chinois — n’est pas de moitié avec l’esprit, les pensées les plus solides ne donnent que de la lumière : voilà pourquoi la science est si peu persuasive et la probité si éloquente.

« Cultiver la vertu est la science des hommes, et renoncer à la science est la vertu des femmes.

« Il faut écouter sa femme et ne pas la croire.

« La mère la plus heureuse en filles est celle qui n’a que des garçons.

« Les femmes les plus curieuses baissent volontiers les yeux pour être regardées.

« La langue des femmes croît de tout ce qu’elles ôtent à leurs pieds.

« Quand les hommes sont ensemble, ils s’écoutent, les filles et les femmes se regardent.

« Les beaux chemins ne vont pas loin.

« Chien au chenil aboie à ses puces, chien qui chasse ne les sent pas.

« Toutes les erreurs n’ont qu’un temps. Après cent millions de difficultés, de subtilités, de sophismes, de tournures et de mensonges, la plus petite vérité est encore tout ce qu’elle était.

« Accueillez vos pensées comme des hôtes, et vos désirs comme des enfants.

« On mesure les tours par leur ombre, et les grands hommes par leurs envieux.

« Il faut faire vite ce qui ne presse pas, pour faire lentement ce qui presse.

« Il en est de la cour comme de la mer : le vent qu’il fait décide de tout.

« On va à la gloire par le palais, à la fortune par le marché, et à la vertu par les déserts.

« On n’a jamais tant besoin de son esprit que quand on a affaire à un sot.

« L’attention aux petites choses est l’économie de la vertu.

« Le cérémonial est la fumée de l’amitié.

« L’homme peut se courber vers la vertu, mais la vertu ne se courbe jamais vers l’homme. »

Et tout est de ce style ou à peu près. Certes ! on en conviendra, jamais serre chaude de civilisation avancée n’a produit de fleurs d’un parfum plus concentré et plus pénétrant. Le peuple, musqué jusqu’à l’intelligence, chez lequel il s’écrit de telles choses, sans nom d’auteur, est certainement, en masse, fort au-dessus de tous ses mandarins « à globule rouge » ou « à globule bleue », mais ce n’est qu’un malheur de plus, car il périra faute de chefs. C’est un peuple dont la spiritualité n’est plus dans la poitrine, mais dans la tête. Il n’a plus l’esprit qui tient à la santé du cœur et à la pureté des sentiments. Il a celui-là qui, luxe inutile pour les individus comme pour les peuples, orne la vie, mais n’est pas la vie, et qui n’empêche pas de mourir !


  1. L’abbé Huc, ancien missionnaire apostolitique en Chine. L’Empire Chinois (Pays, 28 février 1853)
  2. Gaume.