Les Œuvres et les Hommes/À côté de la grande histoire/VII

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 89-104).

LE SAHARA ALGÉRIEN
ET
LE GRAND DÉSERT[1]



I

Les œuvres du général Daumas méritent incontestablement l’honneur d’être réunies en œuvres complètes. Publiées à différentes époques, elles avaient, à toutes, frappé l’attention, et même elles l’avaient passionnée. Il est vrai que le sujet, unique et varié, de ces diverses œuvres, était la question d’histoire contemporaine qui nous passait le plus près du cœur, puisque c’était l’histoire de la France en Afrique et la destinée de sa conquête ; mais, il faut être juste, ce n’est pas le prodigieux intérêt d’un pareil sujet qui fut exclusivement la cause du succès du général Daumas. D’autres livres, publiés sur l’Afrique, bénéficièrent alors, comme les siens, de l’inépuisable curiosité qui s’attachait à tous les détails qu’on nous transmettait sur ce pays, et ces livres, oubliés maintenant, ont péri à dix ans de la circonstance qui les avait fait naître. Ceux du général Daumas, au contraire, sont restés, dans l’opinion éclairée, juste à la hauteur où le premier moment les avait mis. Épreuve décisive ! Quand les livres peuvent impunément vieillir, c’est qu’ils sont réellement dignes du cadre ambitieux et monumental qu’on appelle les œuvres complètes. Puisqu’on a songé à le donner aux divers écrits de Daumas, qu’on nous permette de dire quelques mots sur cette espèce de panoplie littéraire, faite avec des livres beaux et étincelants comme des armes, et qui devront tenir une si noble place dans la littérature historique et militaire de notre temps.

Tous, sans exception, lorsqu’ils parurent, se recommandèrent par un genre de mérite qui n’a jamais faibli en le général Daumas, et qui produisit d’autant plus de sensation qu’on était loin de s’y attendre. Ce mérite inespéré n’était ni l’observation, ni l’étude, ni le renseignement, ni la science exacte et forte, technique et claire, ni enfin aucune des qualités substantielles qu’on est accoutumé de demander aux écrits d’un homme de guerre, instruit et pénétrant, et qui se trouvaient en lui au plus haut degré de précision et de développement. Non ! ce fut quelque chose de plus rare, sinon de plus précieux ; quelque chose qui devait relever les autres qualités de ses écrits et qui en fit instantanément la fortune. Je veux parler d’un talent de style très brillant et très littéraire, lequel, se rencontrant avec éclat sous la plume d’un officier qui n’a pas le temps d’être artiste, étonna beaucoup tout le monde, — du moins tous ceux qui ne savent pas ce que l’esprit militaire cache d’aptitudes et de puissances, et de quelles forces il arme un homme (c’est le mot ici) quand il est profond.

En effet, de toutes les spécialités d’intelligence, l’esprit militaire (s’en étonnera-t-on ?) est assurément une des plus larges, et la Critique, qui touche par hasard aux œuvres d’un soldat, doit insister sur ce point avec d’autant plus d’attention que le contraire est l’idée commune, et l’idée commune un préjugé. Les lions ne sont pas plus des métaphysiciens que des peintres, et voilà pourquoi les arpenteurs de l’esprit humain, qui sont orfèvres, monsieur Josse, ont mesuré si étroitement (à part le métier) les capacités militaires. Madame de Staël ne disait-elle pas un jour, avec cette ineffable impertinence de l’esprit qui tachait la bonté de son cœur, que, « hors les batailles, lord Wellington n’avait pas une idée » ? Il n’avait pas une idée allemande, il est vrai, et sur laquelle les Schlegel pussent faire un livre ou un système ; mais c’était un esprit droit, positif, sagace, tout-puissant d’habileté, de ce grand sens qui, s’élevant d’un degré de plus, serait le génie, et qui, comme la dit Bonald, doit en remplir les interrègnes… Eh bien, la Critique littéraire a toujours un peu traité les capacités militaires comme madame de Staël traitait Wellington ! Selon nous, ces espèces de capacités sont les meilleures, les plus nettes, les plus lumineuses qu’il y ait eu jamais parmi les hommes, et la littérature qui en est l’expression, soit sur les choses de la guerre, soit sur les choses de la politique et de l’histoire, est certainement la littérature où se trouvent relativement le plus d’œuvres supérieures et le moins d’œuvres médiocres… La cause de cela ne vient point seulement de ce que la vie militaire est une grande école pour le caractère, et qu’à une certaine profondeur le caractère et l’intelligence confluent et s’étreignent. Ce n’est pas uniquement parce que l’habitude de l’action influe sur l’habitude de la pensée, et qu’apprendre à se décider, c’est aussi apprendre à bien voir. Mais c’est surtout parce qu’un soldat qui descend de cheval pour se faire écrivain — ne fût-ce qu’un quart d’heure — a toujours à dire quelque chose sous l’impérieuse dictée de l’expérience et de la pratique de la vie. La bavarderie de l’art pour l’art lui est inconnue… L’étonnement qu’on eut donc quand le général Daumas donna ses livres au public fut un sentiment qui tenait à beaucoup d’ignorance, de superficialité et d’injustice, mais, bien loin de nuire à son succès, il en augmenta la rapidité.

Ce ne fut pas, du reste, dans son premier ouvrage que Daumas montra, dans toute leur plénitude, les vives qualités d’écrivain qui allaient distinguer sa manière. Ce premier ouvrage était une suite d’études géographiques, statistiques, historiques, sur la région au sud des établissements français en Algérie. Il parut sous le titre du Sahara algérien[2], et il était dédié au maréchal, ministre de la guerre, duc de Dalmatie, qui en avait autorisé la publication. C’était un document presque officiel, un livre pour les hommes du métier, et quoiqu’on y reconnût la souplesse nerveuse et la propriété d’expression qui indiquent que l’écrivain est tout près et qu’on sent battre son artère, cependant la méthode sévère, exacte et presque géométrique de l’homme spécial, dominait et contenait un style plein de feu, qui ne demandait qu’à jaillir et qu’à s’échapper. Plus tard, seulement, c’est-à-dire deux ans après, on put juger, quand parut la Grande Kabylie[3], d’un genre de talent qu’on n’avait fait encore que soupçonner et qu’entrevoir ; car ce talent donna largement sa mesure et sa couleur dans ce vivant morceau d’histoire. Et je dis sa couleur à dessein, parce que Daumas est surtout un grand coloriste.

Ce que nous appelons avec respect l’éducation militaire, cette forte éducation des choses qui l’emporte tant sur celle des livres et qui fait entrer les notions dans le cerveau par l’œil et la main, l’éducation militaire avait pu lui donner ce regard rectangulaire qui voit avec précision les objets, et la fermeté du dessin qui sait les reproduire, mais la maîtresse faculté de Daumas était le sentiment du pittoresque, et son livre de la Grande Kabylie le prouvait. En effet, il n’y avait pas dans cet ouvrage que des détails de mœurs à animer, des faits à grouper et à décrire, enfin de la tapisserie historique à nous dérouler avec ses premiers plans et ses perspectives ; il y avait aussi de véritables questions d’histoire à toucher, à pressentir ou à résoudre, d’autant plus difficiles et plus hautes, ces questions, que l’histoire qu’écrivait Daumas n’était pas faite, mais qu’elle se faisait, et qu’il fallait pour récrire la sagacité des historiens contemporains, — les premiers des historiens quand ils sont un peu supérieurs, — qui jugent les événements et leurs résultats dans le coup de la mêlée, tandis que les historiens d’une époque finie les jugent tranquillement après coup. Cependant, malgré la richesse du sujet qu’il avait choisi, il s’était presque détourné des questions qui incombaient à l’historien de l’Algérie et qui auraient pu éveiller et faire vibrer en lui cette faculté d’homme d’État qui est toujours, plus ou moins, au fond des soldats, car les stages de l’obéissance exercent laborieusement à la pratique du commandement et du gouvernement des hommes. Il leur avait préféré le côté extérieur, mouvementé, visiblement éloquent des choses, et il s’était rencontré tour à tour, mais exclusivement, le peintre de mœurs et de guerre que des ouvrages ultérieurs, comme les Chevaux du Sahara[4] les Mœurs et coutumes de l’Algérie[5], et les Principes généraux du cavalier arabe[6] ont définitivement classé.

Oui ! un peintre ! un Horace Vernet littéraire ! voilà ce qu’est le général Daumas. Comme Horace Vernet, il est le peintre lumineux des déserts, des tentes, des smalas, des burnous flottants, des chevaux buveurs d’air et des armes. Imagination militaire, ce qui veut toujours un peu dire imagination chevaleresque, il s’est profondément pénétré de la personnalité de ce peuple arabe, — le seul peuple réellement poétique qu’il y ait maintenant sur la terre, et dont la description ressemble à une page de la Bible oubliée dans des feuillets de ce Khoran qui ne sera bientôt plus pour l’humanité qu’un livre oublié, — une poésie chantée ! Nul n’a mieux compris, et ne devait mieux comprendre, que cette intelligente tête d’officier, les mœurs familiales et guerrières de ces tribus qui se dressent encore avec tant de majesté devant les Européens, leurs vainqueurs et leur offrent, comme une leçon, le spectacle de Barbares qui ont conservé l’intelligence de la hiérarchie, quand les peuples éclairés, comme on dit, en ont perdu jusqu’à l’instinct… La Féodalité, qui n’existe plus qu’au désert, ce fragment du Moyen Age retrouvé vivant dans les sables du Sahara, a captivé singulièrement le Croisé de la civilisation, et, malgré ses réserves un peu trop discrètes de civilisé, l’on voit bien, aux caresses de son pinceau, l’ardeur attentive et charmée de sa sympathie ! Nous n avons point à rappeler ici des pages qui ont été citées vingt fois, et que personne, d’ailleurs, n’a oubliées. En sa qualité de peintre littéraire, Daumas va plus au fond des hommes et des mœurs qu’il nous retrace, et il les éclaire plus intimement sous tous leurs aspects, que le peintre plastique avec lequel il a une si grande analogie. Langue, superstitions, industrie, usages, caractères, institutions, races, chants populaires, tous les détails enfin de la vie, depuis les consécrations religieuses jusqu’aux soins vulgaires de la toilette, rien n’est omis dans ses tableaux. Qu’on nous passe le mot ! le nécessaire social du peuple arabe y est complet, et si, comme on l’a ingénieusement et justement remarqué, le caractère du poème épique est de renfermer tous les éléments de la civilisation qu’il chante, un poète qui aurait le génie d’un tel poème n’aurait besoin, pour en faire un sur les Arabes, que de consulter les œuvres de Daumas.

Mais il y trouverait mieux que le renseignement. Il y trouverait l’émotion ; il y trouverait la poésie elle-même. Ses œuvres sont les récipients d’une poésie qu’il n’a pas créée, il est vrai, mais qu’il a énergiquement réfléchie. Elles sont, dans leur prose élégante et svelte, des Orientales bien autrement profondes que les Orientales de Victor Hugo. On y sent la vie observée, la vie vraie, qui battra toujours la vie rêvée, et la poésie des réalités, qui l’emportera toujours sur la poésie de seconde main, la poésie des mots et des livres. Quand nous lûmes pour la première fois les livres de Daumas sur les Arabes, nous éprouvâmes quelque chose que nous n’avions plus senti depuis les poèmes de Lord Byron et la publication des chants grecs de Fauriel. Cela nous enivra de cette poésie vierge et primitive, si puissante sur les palais blasés que nous ont faits les vieilles littératures compliquées, curieuses et bizarres. Cette veine ouverte d’un peuple vaincu, par laquelle s’écoulait un sang si vermeil encore de jeunesse, ces mœurs patriarcales et hospitalières, cette fierté grandiose qui fait dire perpétuellement à l’Arabe : « Élargis ton âme », précisément le contraire du mot chinois et civilisé : « Rapetisse ton cœur », que l’abbé Huc nous apprend, les dernières tentes, qui vont se lever et se ployer au soleil couchant de la poésie devant la civilisation, cette mer de pierres qui s’avance, tout ce vaste ensemble nous frappa de deux sensations et d’une double mélancolie, — la sensation de ce qui est éternellement beau, et de ce qui va s’évanouir. Il y avait là pâture pour l’imagination et pâture aussi pour le sentiment de l’Histoire. Nous comprenions bien que ce dernier panorama du désert, que ces dernières fantasias d’un peuple équestre et nomade, seraient un spectacle que ne verraient pas nos enfants ; mais nous nous disions aussi que toute cette poésie qui doit céder à la prose, que ces mœurs éloquentes qui seront un jour — un jour plus prochain qu’on ne croit, — remplacées par les habitudes étriquées et plates des temps modernes, auraient du moins ici leur daguerréotype ineffaçable et fidèle, et que l’image qu’elles y auraient laissée en consacrerait le souvenir.

Telle, pour nous, était surtout la valeur des livres de Daumas. Pour nous, c’était le plâtre, posé d’une main d’artiste, pour en garder l’empreinte, sur le visage d’un peuple qui va expirer ; car se transformer sous l’action du vainqueur, pour un autre peuple, c’est mourir. Qui voudra connaître les derniers jours de la vie arabe lira Daumas, et qui pensera à ce noble peuple, à cette perle de peuple que nos mœurs occidentales vont dissoudre, pensera à ce qu’il en a raconté. La nécessité de l’Histoire, obligée d’emmagasiner tous les documents dont elle vit, autorise donc pleinement une nouvelle édition qui embrasse ses œuvres complètes. À cette raison de tous les temps s’ajoute une raison de circonstance plus haute que l’intérêt de l’auteur et de ses ouvrages, plus haute que l’intérêt de curiosité que nous inspire l’Algérie, et cette raison, c’est l’armée de Sébastopol qui nous la fournit. Cette armée est fille de l’Algérie, et qui parle de l’Algérie parle d’elle. Lus à la lumière des batteries de Sébastopol, les livres du général Daumas prennent soudainement un intérêt immense. Car ce dont il s’agit dans ces livres, c’est de l’âpre, fier et religieux ennemi dont les résistances ont développé dans notre armée non seulement les vieilles qualités traditionnelles qui constituent le génie militaire de la France, mais des qualités entièrement nouvelles et qu’on ne lui connaissait pas.

II

Ce Génie militaire, caractéristique et traditionnel de la France, un jour ceux qu’il avait écrasés l’avaient nommé « la furie française (furia francese) », mais ce vol de l’alouette des Gaules vers l’ennemi, qui devait plus tard devenir le vol de l’aigle porte-foudre, un homme, en ces derniers temps, l’avait rabaissé dans un mot pervers, taillé comme un proverbe pour qu’il s’incrustât mieux dans toutes les mémoires de l’Europe. Voltaire, puisqu’il faut l’appeler par son nom, cet odieux détracteur de notre sainte Pucelle, en parlant des Français quelque part, peut-être dans ces lettres à Frédéric qui sont des crimes contre la patrie, avait écrit le vers qui devait égarer l’opinion et plus tard changer la tactique :


Le Français qu’on attaque est à demi vaincu.


Et ce mot, semé partout comme une dent de Cadmus, nous avait donné des ennemis en masse et une foule d’insolences à vaincre. On se le rappela certainement quand les Coalitions marchèrent sur nous, aux jours funestes, et, d’ailleurs telle était la popularité de celui qui l’avait écrit de sa plume insultante qu’il nous démoralisa par son insulte, en nous persuadant que nous la méritions. Au risque de compromettre le Dei gesta per Francos, nous crûmes un moment, tant l’influence de certains mots est puissante ! tant l’esprit humain se fait un magnifique bonnet d’une sottise ! que nous ne pouvions être rien de plus que les prime-sautiers du champ de bataille. L’Empire eut de si grands revers après de si prodigieuses victoires, que le mot de Voltaire resta toujours, — même après Napoléon, — comme s’il était une vérité. Eh bien, heureusement, aujourd’hui ce mot n’est plus ! Il est raturé. On y a répondu ! Notre patience sous les murs de Sébastopol est un fleuron de plus ajouté à notre couronne militaire.

Ni la peste, ni les hivers, ni les tempêtes, ni le climat d’une ville perpétuellement ravitaillée, ni des soldats cuirassés de leurs murailles de granit et qui réalisent le mot sublime de l’Empereur à Eylau : « Quand on les a tués, il faut les pousser pour qu’ils tombent », rien n’a pu nous désarmer de cette patience qui résiste et qu’il est plus difficile d’avoir, à ce qu’il paraît, quand on est Français, que le courage qui va en avant. L’armée a supporté ces épreuves en se montrant aussi grande qu’elles. Et de cette façon elle a prouvé qu’elle n’avait pas uniquement cette impétuosité de bravoure qui est son lieu commun, à elle ! mais qu’elle avait aussi cette vertu de la persistance qu’on lui contestait, et qu’on disait qu’elle n’avait pas.

Et voilà le miracle que nous devons à notre guerre d’Afrique, et que les livres du général Daumas font aisément comprendre ! Quand, par exemple, nous lisons sa Grande Kabylie, qui est l’histoire pied à pied de la plus rude de nos conquêtes, nous comprenons parfaitement les résultats que devait donner cette magnifique gymnastique en permanence pendant vingt-cinq ans, cette lutte acharnée contre un peuple qui avait, au plus haut degré, toutes les énergies de la résistance ! L’Afrique n’a pas été qu’un grand exercice de tactique et de spécialité d’armes, un Vincennes colossal et éparpillé, dont les cibles, faites avec des masses d’hommes, rendaient les coups qu’on leur tirait. Elle a été bien mieux que cela encore ! elle a été une école de force morale, une discipline de l’âme militaire de la France. C’est ce qu’on ne doit jamais oublier. Il ne fallait rien moins que notre armée d’Afrique, cette palpitation même des entrailles de la France, il ne fallait rien moins que cette armée et ses succès recommencés cent fois, payés cher toujours, mais jamais trop achetés, pour que nous pussions, nous, société française, résister à tous les énervements de ces vingt-cinq dernières années[7], aux idées de paix à tout prix, au voltairianisme anti-national, à la mollesse croissante des mœurs, et enfin à la philanthropie, cette maladie qui ronge la moelle des peuples vieux et épuisés, ce tabes dorsal des nations ! On ne saurait trop le répéter, l’Armée, et l’Armée seule, nous a arrachés aux lâches influences que nous retrouvions partout autour de nous.

Quand le régime parlementaire, avec une stupidité qui ne sentait pas même la honte, mettait en question l’abandon de nos établissements d’Algérie, l’Armée était l’antagonisme le plus glorieux et la meilleure critique du gouvernement qui osait ainsi disposer des acquêts de son épée ; car ses conseils d’état-major sont secrets et dans ses rangs l’incompétence se tait et obéit, contrairement au système de discussion et de publicité qui n’a jamais su que semer le bruit pour recueillir la tempête. Par sa constitution donc comme par ses victoires, l’Armée se préparait de longue main à reprendre le rang et l’autorité qu’elle doit avoir dans un pays comme la France. Elle maintenait sa place dans le sentiment de l’Europe, pour le jour où, en Europe, la guerre éclaterait, c’est-à-dire que par son prestige elle combattait et vainquait déjà, puisque les succès à la guerre ne sont qu’une affaire d’opinion. Elle faisait en Afrique cette histoire que le général Daumas a écrite, et qui avait en Europe la plus respectueuse popularité. Elle continuait toujours l’éternelle et grande légende, et démontrait une fois de plus cette prédestination nationale de la pensée française, qu’elle soit bonne ou mauvaise, hélas ! et qui tend à tourner toutes choses au profit de notre indivisibilité ; car, même les républiques qui devaient nous perdre ne nous ont pas perdus, par une inconséquence qui est le fond même et l’essence du génie français et qui a bien prouvé, à l’éternelle confusion des endoctrineurs de sophismes, que le tempérament des peuples, quand il n’est pas entièrement ruiné par leurs excès, peut les sauver de ce qu’il y a de plus mortel en eux, — du propre venin de leurs idées !

Encore une fois, c’est là l’importance la plus incontestable et la plus actuelle des écrits du général Daumas. L’Armée s’y reflète. Or, pour nous, avec le Sacerdoce, l’Armée est la plus haute et la plus profonde moralité du pays. Elle est la primogéniture de la patrie, la fleur de l’élite de ses enfants. Elle est la virginité de la France. Tout ce qui l’exalte, tout ce qui la raconte, tout ce qui nous apprend à l’aimer, tout ce qui nous fera mettre notre main dans sa main, notre cœur sur son cœur, est, littérature à part, digne d’applaudissement, d’encouragement, de popularité. Voilà pourquoi nous épaulons ardemment ce projet d’œuvres complètes de l’auteur du Grand désert[8]. C’est un hommage à l’Armée, puisque c’est son histoire. À nos yeux, l’Armée n’est pas seulement le fourreau d’où sortent les empires : Saliens in æternum ! mais elle est encore le ciment qui les conserve et qui les fait durer. Nous ne mettons rien au-dessus de cette force sociale qui recommencerait les sociétés, si les sociétés périssaient, parce que l’esprit de l’armée, c’est le sacrifice. Nous, chrétien, nous oserions prendre sur notre conscience la responsabilité du mot audacieux, échappé à un des plus éloquents penseurs que le Catholicisme contemporain ait produits : « L’armée est à la France ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ est à la sainte Trinité, car, de même que le sang de Jésus-Christ est dans le pain de l’Eucharistie, dans le pain que mange la France il y a du sang de l’armée ! »



  1. Le général Daumas. Le Sahara Algérien. — Mœurs et coutumes de l’Algérie. — La Grande Kabylie. — Le Grand Désert, Itinéraire d’une caravane du Sahara au pays des Nègres. — Les Chevaux du Sahara. — Principes généraux du cavalier Arabe (Pays, 18 avril 1855).
  2. Langlois et Leclerq.
  3. Hachette.
  4. Chamerot.
  5. Hachette
  6. Hachette
  7. Ce chapitre date de 1855
  8. Chaix.