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Les Acteurs de bonne foi

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Les Acteurs de bonne foi
Texte établi par Pierre DuviquetHaut Cœur et Gayet jeune (2p. 483-525).



Scène I

ÉRASTE, MERLIN
MERLIN

Oui, monsieur, tout sera prêt ; vous n’avez qu’à faire mettre la salle en état. À trois heures après midi, je vous garantis que je vous donnerai la comédie.

ÉRASTE

Tu feras grand plaisir à madame Amelin, qui l’attend avec impatience ; et, de mon côté, je suis ravi de lui procurer ce petit divertissement. Je lui dois bien des attentions. Tu vois ce qu’elle fait pour moi ; je ne suis que son neveu, et elle me donne tout son bien pour me marier avec Angélique que j’aime. Pourrait-elle me traiter mieux, quand je serais son fils ?

MERLIN

Allons, il en faut convenir, c’est la meilleure tante du monde, et vous avez raison ; il n’y aurait pas plus de profit à l’avoir pour mère.

ÉRASTE

Mais, dis-moi, cette comédie dont tu nous régales, est-elle divertissante ? Tu as de l’esprit ; mais en as-tu assez pour avoir fait quelque chose de passable ?

MERLIN

Du passable, monsieur ? Non, il n’est pas de mon ressort. Les génies comme le mien ne connaissent pas le médiocre ; tout ce qu’ils font est charmant ou détestable ; j’excelle ou je tombe, il n’y a jamais de milieu.

ÉRASTE

Ton génie me fait trembler.

MERLIN

Vous craignez que je ne tombe ? mais rassurez-vous. Avez-vous jamais acheté le recueil des chansons du pont Neuf ? Tout ce que vous y trouverez de beau est de moi. Il y en a surtout une demi-douzaine d’anacréontiques, qui sont d’un goût !…

ÉRASTE

D’anacréontiques ! Oh ! Puisque tu connais ce mot-là, tu es habile, et je ne me méfie plus de toi. Mais prends garde que madame Argante ne sache notre projet ; madame Amelin veut la surprendre.

MERLIN

Lisette, qui est des nôtres, a sans doute gardé le secret. Mademoiselle Angélique, votre future, n’aura rien dit. De votre côté, vous vous êtes tû. J’ai été discret. Mes acteurs sont payés pour se taire ; et nous surprendrons, monsieur, nous surprendrons.

ÉRASTE

Et qui sont tes acteurs ?

MERLIN

Moi d’abord ; je me nomme le premier pour vous inspirer de la confiance ; ensuite Lisette, femme de chambre de mademoiselle Angélique, et suivante originale ; Blaise, fils du fermier de madame Argante ; Colette, amante dudit fils du fermier, et fille du jardinier.

ÉRASTE

Cela promet de quoi rire.

MERLIN

Et cela tiendra parole ; j’y ai mis bon ordre. Si vous saviez le coup d’art qu’il y a dans ma pièce !

ÉRASTE

Dis-moi donc ce que c’est.

MERLIN

Nous jouerons à l’impromptu, monsieur, à l’impromptu.

ÉRASTE

Que veux-tu dire, à l’impromptu ?

MERLIN

Oui. Je n’ai fourni que ce que nous autres beaux-esprits appelons le canevas ; la simple nature fournira les dialogues, et cette nature-là sera bouffonne.

ÉRASTE

La plaisante espèce de comédie ! Elle pourra pourtant nous amuser.

MERLIN

Vous verrez, vous verrez. J’oublie encore à vous dire une finesse de ma pièce ; c’est que Colette doit faire mon amoureuse, et moi je dois faire son amant. Nous sommes convenus tous deux de voir un peu la mine que feront Lisette et Blaise à toutes les tendresses naïves que nous prétendons nous dire ; et le tout, pour éprouver s’ils n’en seront pas un peu alarmés et jaloux ; car vous savez que Blaise doit épouser Colette, et que l’amour nous destine, Lisette et moi, l’un à l’autre. Mais Lisette, Blaise et Colette vont venir ici pour essayer leurs scènes ; ce sont les principaux acteurs. J’ai voulu voir comment ils s’y prendront ; laissez-moi les écouter et les instruire, et retirez-vous. Les voilà qui entrent.

ÉRASTE

Adieu ; fais-nous rire, on ne t’en demande pas davantage.


Scène II

LISETTE, COLETTE, BLAISE, MERLIN
MERLIN

Allons, mes enfans, je vous attendais ; montrez-moi un petit échantillon de votre savoir-faire, et tâchons de gagner notre argent le mieux que nous pourrons ; répétons.

LISETTE

Ce que j’aime de ta comédie, c’est que nous nous la donnerons à nous-même ; car je pense que nous allons tenir de jolis propos.

MERLIN

De très-jolis propos ; car, dans le plan de ma pièce, vous ne sortez point de votre caractère, vous autres. Toi, tu joues une maligne soubrette à qui l’on n'en fait point accroire, et te voilà. Blaise a l’air d’un nigaud pris sans vert, et il en fait le rôle. Une petite coquette de village et Colette, c’est la même chose. Un joli homme et moi, c’est tout un. Un joli homme est inconstant, une coquette n’est pas fidèle. Colette trahit Blaise, je néglige ta flamme. Blaise est un sot qui en pleure, tu es une diablesse qui t’en mets en fureur ; et voilà ma pièce. Oh ! Je défie qu’on arrange mieux les choses.

BLAISE

Oui ; mais si ce que j’allons jouer allait être vrai ! Prenez garde, au moins ; il ne faut pas du tout de bon ; car j’aime Colette, dame !

MERLIN

À merveille ! Blaise, je te demande ce ton de nigaud-là dans la pièce.

LISETTE

Écoutez, monsieur le joli homme, il a raison ; que ceci ne passe point la raillerie ; car je ne suis pas endurante, je vous en avertis.

MERLIN

Fort bien, Lisette ! Il y a un aigre-doux dans ce ton-là qu’il faut conserver.

COLETTE

Allez, allez, mademoiselle Lisette ; il n’y a rien à appriander pour vous ; car vous êtes plus jolie que moi ; monsieur Merlin le sait bien.

MERLIN

Courage, friponne ; vous y êtes, c’est dans ce goût-là qu’il faut jouer votre rôle. Allons, commençons à répéter.

LISETTE

C’est à nous deux à commencer, je crois.

MERLIN

Oui, nous faisons la première scène ; asseyez-vous là, vous autres ; et nous, débutons. Tu es au fait, Lisette. (Colette et Blaise s’asseyent comme spectateurs d’une scène dont ils ne sont pas.) Tu arrives sur le théâtre, et tu me trouves rêveur et distrait. Recule-toi un peu, pour me laisser prendre ma contenance.


Scène III

MERLIN, LISETTE, COLETTE et BLAISE, assis
LISETTE, feignant d’arriver.

Qu’avez-vous donc, monsieur Merlin ? vous voilà bien pensif.

MERLIN

C’est que je me promène.

LISETTE

Et votre façon, en vous promenant, est-elle de ne pas regarder les gens qui vous abordent ?

MERLIN

C’est que je suis distrait dans mes promenades.

LISETTE

Qu’est-ce que c’est que ce langage-là ? il me paraît bien impertinent.

MERLIN, interrompant la scène.

Doucement, Lisette ; tu me dis des injures au commencement de la scène ; par où la finiras-tu ?

LISETTE

Oh ! ne t’attends pas à des régularités ; je dis ce qui me vient ; continuons.

MERLIN

Où en sommes-nous ?

LISETTE

Je traitais ton langage d’impertinent.

MERLIN

Tiens, tu es de méchante humeur ; passons notre chemin, ne nous parlons pas davantage.

LISETTE

Attendez-vous ici Colette, monsieur Merlin ?

MERLIN

Cette question-là nous présage une querelle.

LISETTE

Tu n’en es pas encore où tu penses.

MERLIN

Je me contente de savoir que j’en suis où me voilà.

LISETTE

Je sais bien que tu me fuis, et que je t’ennuie depuis quelques jours.

MERLIN

Vous êtes si savante qu’il n’y a pas moyen de vous instruire.

LISETTE

Comment, faquin ! tu ne prends pas seulement la peine de te défendre de ce que je dis là ?

MERLIN

Je n’aime à contredire personne.

LISETTE

Viens çà, parle ; avoue-moi que Colette te plaît.

MERLIN

Pourquoi veux-tu qu’elle me déplaise ?

LISETTE

Avoue que tu l’aimes.

MERLIN

Je ne fais jamais de confidence.

LISETTE

Va, va, je n’ai pas besoin que tu m’en fasses.

MERLIN

Ne m’en demande donc pas.

LISETTE

Me quitter pour une petite villageoise !

MERLIN

Je ne te quitte pas, je ne bouge.

COLETTE, interrompant de l’endroit où elle est assise.

Oui ; mais est-ce du jeu de me dire des injures en mon absence ?

MERLIN, fâché de l’interruption.

Sans doute ; ne voyez-vous pas que c’est une fille jalouse qui vous méprise ?

COLETTE

Eh bien ! Quand ce sera à moi à dire, je prendrai ma revanche.

LISETTE

Et moi, je ne sais plus où j’en suis.

MERLIN

Tu me querellais.

LISETTE

Eh ! dis-moi ; dans cette scène-là, puis-je te battre ?

MERLIN

Comme tu n’es qu’une suivante, un coup de poing ne gâtera rien.

LISETTE

Reprenons donc, afin que je le place.

MERLIN

Non, non ; gardons le coup de poing pour la représentation, et supposons qu’il est donné ; ce serait un double emploi, qui est inutile.

LISETTE

Je crois aussi que je peux pleurer dans mon chagrin.

MERLIN

Sans difficulté ; n’y manque pas ; mon mérite et ta vanité le veulent.

LISETTE, éclatant de rire.

Ton mérite qui le veut, me fait rire (Feignant de pleurer.) Que je suis à plaindre d’avoir été sensible aux cajoleries de ce fourbe-là ! Adieu ; voici la petite impertinente qui entre ; mais laisse-moi faire. (En s’interrompant.) Serait-il si mal de la battre un peu ?

COLETTE, qui s’est levée.

Non pas, s’il vous plaît ; je ne veux pas que les coups en soient ; je n’ai point affaire d’être battue pour une farce ; encore si c’était vrai, je l’endurerais.

LISETTE

Voyez-vous la fine mouche !

MERLIN

Ne perdons point le temps à nous interrompre ; va-t’en, Lisette. Voici Colette qui entre pendant que tu sors, et tu n’as plus que faire ici. Allons, poursuivons. Reculez-vous un peu, Colette, afin que j’aille au-devant de vous.


Scène IV

MERLIN, COLETTE ; LISETTE et BLAISE, assis.
MERLIN

Bonjour, ma belle enfant ; je suis bien sûr que ce n’est pas moi que vous cherchez.

COLETTE

Non, monsieur Merlin : mais ça n’y fait rien ; je suis bien aise de vous y trouver.

MERLIN

Et moi, je suis charmé de vous rencontrer, Colette.

COLETTE

Ça est bien obligeant.

MERLIN

Ne vous êtes-vous pas aperçue du plaisir que j’ai à vous voir ?

COLETTE

Oui ; mais je n’ose pas bonnement m’apercevoir de ce plaisir-là, à cause que j’y en prendrais trop de mon côté.

MERLIN, interrompant.

Doucement, Colette ; il n’est pas décent de vous déclarer si vite.

COLETTE

Dame ! comme il faut avoir d’l’amiquié pour vous dans cette affaire-là, j’ai cru qu’il n’y avait point de temps à perdre.

MERLIN

Attendez que je me déclare tout à fait, moi.

BLAISE, interrompant de son siège.

Voyez en effet comme alle se presse ; an dirait qu’alle y va de bon jeu ; je crois que ça m’annonce du guignon.

LISETTE, assise et interrompant.

Je n’aime pas trop cette saillie-là non plus.

MERLIN

C’est qu’elle ne savait pas mieux faire.

COLETTE

Eh bien ! velà ma pensée tout sens dessus dessous ; pisqu’ils me blâment, je sis trop timide pour aller en avant, s’ils ne s’en vont pas.

MERLIN

Éloignez-vous donc pour l’encourager.

BLAISE, se levant de son siège.

Non, morguié ! je ne veux pas qu’alle ait du courage, moi ; je veux tout entendre.

LISETTE, assise et interrompant.

Il est vrai, ma mie, que vous êtes plaisante de vouloir que nous nous en allions.

COLETTE

Pourquoi aussi me chicanez-vous ?

BLAISE, interrompant, mais assis.

Pourquoi te hâtes-tu tant d’être amoureuse de monsieur Merlin ? Est-ce que tu en sens de l’amour ?

COLETTE

Mais, vraiment ! je sis bien obligée d’en sentir, pisque je sis obligée d’en prendre dans la comédie. Comment voulez-vous que je fasse autrement ?

LISETTE, assise, interrompant.

Comment ! vous aimez réellement Merlin ?

COLETTE

Il faut bien, pisque c’est mon devoir.

MERLIN, à Lisette.

Blaise et toi, vous êtes de grands innocens tous deux ; ne voyez-vous pas qu’elle s’explique mal ? Ce n’est pas qu’elle m’aime tout de bon ; elle veut dire seulement qu’elle doit faire semblant de m’aimer. N’est-ce pas, Colette ?

COLETTE

Comme vous voudrez, monsieur Merlin.

MERLIN

Allons, continuons, et attendez que je me déclare tout-à-fait, pour vous montrer sensible à mon amour.

COLETTE

J’attendrai, monsieur Merlin ; faites vite.

MERLIN, recommençant la scène.

Que vous êtes aimable, Colette, et que j’envie le sort de Blaise, qui doit être votre mari !

COLETTE

Oh ! Oh ! est-ce que vous m’aimez, monsieur Merlin ?

MERLIN

Il y a plus de huit jours que je cherche à vous le dire.

COLETTE

Queu dommage ! car je nous accorderions bien tous deux.

MERLIN

Et pourquoi, Colette ?

COLETTE

C’est que si vous m’aimez, dame !… Dirai-je ?

MERLIN

Sans doute.

COLETTE

C’est que, si vous m’aimez, c’est bian fait ; car il n’y a rian de pardu.

MERLIN

Quoi ! chère Colette, votre cœur vous dit quelque chose pour moi ?

COLETTE

Oh ! Il ne me dit pas queuque chose ; il me dit tout-à-fait.

MERLIN

Que vous me charmez, belle enfant ! Donnez-moi votre jolie main, que je vous en remercie.

LISETTE, interrompant.

Je défends les mains.

COLETTE

Faut pourtant que j’en aie.

LISETTE

Oui ; mais il n’est pas nécessaire qu’il les baise.

MERLIN

Entre amans, les mains d’une maîtresse sont toujours de la conversation.

BLAISE

Ne permettez pas qu’elles en soient, Mademoiselle Lisette.

MERLIN

Ne vous fâchez pas, il n’y a qu’à supprimer cet endroit-là.

COLETTE

Ce n’est que des mains, au bout du compte.

MERLIN

Je me contenterai de lui tenir la main de la mienne.

BLAISE

Ne faut pas magnier non plus ; n’est-ce pas, Mademoiselle Lisette ?

LISETTE

C’est le mieux.

MERLIN

Il n’y aura point assez de vif dans cette scène-là.

COLETTE

Je sis de votre avis, Monsieur Merlin, et je n’empêche pas les mains, moi ?

MERLIN

Puisqu’on les trouve de trop, laissons-les, et revenons. (Il recommence la scène.) Vous m’aimez donc, Colette, et cependant vous allez épouser Blaise ?

COLETTE

Vraiment, ça me fâche assez ; car ce n’est pas moi qui le prends ; c’est mon père et ma mère qui me le baillent.

BLAISE, interrompant et pleurant.

Me velà donc bien chanceux !

MERLIN

Tais-toi donc, tout ceci est de la scène ; tu le sais bien.

BLAISE

C’est que je vais gager que ça est vrai.

MERLIN

Non, te dis-je ; il faut ou quitter notre projet ou le suivre. La récompense que madame Amelin nous a promise vaut bien la peine que nous la gagnions. Je suis fâché d’avoir imaginé ce plan-là, mais je n’ai pas le temps d’en imaginer un autre ; poursuivons.

COLETTE

Je le trouve bien joli, moi.

LISETTE

Je ne dis mot, mais je n’en pense pas moins. Quoiqu’il en soit, allons notre chemin, pour ne pas risquer notre argent.

MERLIN, recommençant la scène.

Vous ne vous souciez donc pas de Blaise, Colette, puisqu’il n’y a que vos parens qui veulent que vous l’épousiez ?

COLETTE

Non, il ne me revient point ; et si je pouvais, par queuque manigance, m’empêcher de l’avoir pour mon homme, je serais bientôt quitte de li ; car il est si sot !

BLAISE, interrompant, assis.

Morgué ! velà une vilaine comédie !

MERLIN

(À Blaise.) Paix donc ! (À Colette.) Vous n’avez qu’à dire à vos parens que vous ne l’aimez pas.

COLETTE

Bon ! je li ai bien dit à li-même, et tout ça n’y fait rien.

BLAISE, se levant pour interrompre.

C’est la vérité qu’alle me l’a dit.

COLETTE, continuant.

Mais, Monsieur Merlin, si vous me demandiais en mariage, peut-être que vous m’auriais ? Seriais-vous fâché de m’avoir pour femme ?

MERLIN

J’en serais ravi ; mais il faut s’y prendre adroitement, à cause de Lisette, dont la méchanceté nous nuirait et romprait nos mesures.

COLETTE

Si alle n’était pas ici, je varrions comme nous y prendre ; fallait pas parmettre qu’alle nous écoutît.

LISETTE, se levant pour interrompre.

Que signifie donc ce que j’entends là ? Car, enfin, voilà un discours qui ne peut entrer dans la représentation de votre scène, puisque je ne serai pas présente quand vous la jouerez.

MERLIN

Tu n’y seras pas, il est vrai ; mais tu es actuellement devant ses yeux, et par méprise elle se règle là-dessus. N’as-tu jamais entendu parler d’un axiome qui dit que l’objet présent émeut la puissance ? Voilà pourquoi elle s’y trompe ; si tu avais étudié, cela ne t’étonnerait pas. À toi, à présent, Blaise ; c’est toi qui entres ici ; et qui viens nous interrompre ; retire-toi à quatre pas, pour feindre que tu arrives. Moi, qui t’aperçois venir, je dis à Colette : « Voici Blaise qui arrive, ma chère Colette ; remettons l’entretien à une autre fois. » (À Colette.) Et vous, retirez-vous.

BLAISE, approchant pour entrer en scène.

Je sis tout parturbé, moi ; je ne sais que dire.

MERLIN

Tu rencontres Colette sur ton chemin, et tu lui demandes d’avec qui elle sort.

BLAISE, commençant la scène.

D’où viens-tu donc, Colette ?

COLETTE

Eh ! Je viens d’où j’étais.

BLAISE

Comme tu me rudoies !

COLETTE

Oh ! dame ! accommode-toi ; prends ou laisse. Adieu.


Scène V

MERLIN, BLAISE ; LISETTE et COLETTE, assises.
MERLIN, interrompant la scène.

C’est, à cette heure, à moi que tu as affaire.

BLAISE

Tenez, Monsieur Merlin, je ne saurions endurer que vous m’escamotiais ma maîtresse.

MERLIN, interrompant la scène.

« Tenez, Monsieur Merlin ! » est-ce comme cela qu’on commence une scène ? Dans mes instructions, je t’ai dit de me demander quel était mon entretien avec Colette.

BLAISE

Eh ! Parguié ! Ne le sais-je pas, pisque j’y étais ?

MERLIN

Souviens-toi donc que tu n’étais pas censé y être.

BLAISE, recommençant.

Eh bian ! Colette était donc avec vous, Monsieur Merlin ?

MERLIN

Oui, nous ne faisions que de nous rencontrer.

BLAISE

On dit pourtant qu’ous en êtes amoureux, Monsieur Merlin, et ça me chagrine, entendez-vous ? Car elle sera mon accordée de mardi en huit.

COLETTE, se levant et interrompant.

Oh ! Sans vous interrompre, ça est remis de mardi en quinze ; et d’ici à ce temps-là, je varrons venir.

MERLIN

N’importe, cette erreur-là n’est ici d’aucune conséquence. (Reprenant la scène) Qui est-ce qui t’a dit, Blaise, que j’aime Colette ?

BLAISE

C’est vous qui le disiais tout à l’heure.

MERLIN, interrompant la scène.

Mais prends donc garde ; souviens-toi encore une fois que tu n’y étais pas.

BLAISE

C’est donc Mademoiselle Lisette qui me l’a appris, et qui vous donne aussi biaucoup de blâme de cette affaire-là ? Et la velà pour confirmer mon dire.

LISETTE, d’un ton menaçant et interrompant.

Va, va, j’en dirai mon sentiment après la comédie.

MERLIN

Nous ne ferons jamais rien de cette grue-là ; il ne saurait perdre les objets de vue.

LISETTE

Continuez, continuez ; dans la représentation il ne les verra pas, et cela le corrigera. Quand un homme perd sa maîtresse, il lui est permis d’être distrait, monsieur Merlin.

BLAISE, interrompant.

Cette comédie-là n’est faite que pour nous planter là, mademoiselle Lisette.

COLETTE

Eh bien ! plante-moi là itou, toi, Nicodème.

BLAISE, pleurant.

Morguié ! ce n’est pas comme ça qu’on en use avec un fiancé de la semaine qui vient.

COLETTE

Et moi, je te dis que tu ne seras mon fiancé d’aucune semaine.

MERLIN

Adieu ma comédie ; on m’avait promis dix pistoles pour la faire jouer, et ce poltron-là me les vole comme s’il les prenait dans ma poche.

COLETTE, interrompant.

Eh ! pardi, monsieur Merlin, velà bian du tintamarre, parce que vous avez de l’amiquié pour moi, et que je vous trouve agriable. Eh bien ! oui, je lui plais ; je nous plaisons tous deux ; il est garçon, je sis fille ; il est à marier, moi itou ; il voulait de mademoiselle Lisette, il n’en veut pus ; il la quitte, je te quitte ; il me prend, je le prends. Quant à ce qui est de vous autres, il n’y a que patience à prendre.

BLAISE

Velà de belles fiançailles !

LISETTE, à Merlin, en déchirant un papier.

Tu te tais donc, fourbe ! Tiens, voilà le cas que je fais du plan de ta comédie ; tu mériterais d’être traité de même.

MERLIN

Mais, mes enfans, gagnons d’abord notre argent, et puis nous finirons nos débats.

COLETTE

C’est bian dit, je nous querellerons après ; c’est la même chose.

LISETTE

Taisez-vous, petite impertinente.

COLETTE

Cette jalouse, comme elle est mal apprise !

MERLIN

Paix-là donc, paix !

COLETTE

Suis-je cause que je vaux mieux qu’elle ?

LISETTE

Que cette petite paysanne-là ne m’échauffe pas les oreilles !

COLETTE

Mais, voyez, je vous prie, cette glorieuse, avec sa face de chambrière !

MERLIN
Le bruit que vous faites va amasser tout le monde ici, et voilà déjà madame Argante qui accourt, je pense.
LISETTE, s’en allant.

Adieu, fourbe.

MERLIN

L’épithète de folle m’acquittera, s’il te plaît, de celle de fourbe.

BLAISE

Je m’en vais itou me plaindre à un parent de la masque.

COLETTE

Je nous varrons tantôt, monsieur Merlin, n’est-ce pas ?

MERLIN

Oui, Colette, et cela va à merveille ; ces gens-là nous aiment, mais continuons encore de feindre.

COLETTE

Tant que vous voudrais ; il n’y a pas de danger, pisqu’ils nous aimont tant.


Scène VI

MADAME ARGANTE, ÉRASTE, MERLIN, ANGÉLIQUE
MADAME ARGANTE

Qu’est-ce que c’est donc que tout ce bruit que j’entends ? avec qui criais-tu tout à l’heure ?

MERLIN

Rien ; c’est Blaise et Colette qui sortent d’ici avec Lisette, madame.

MADAME ARGANTE

Eh bien ! est-ce qu’il avaient querelle ensemble ? Je veux savoir ce que c’est.

MERLIN

C’est qu’il s’agissait d’un petit dessein que… nous avions d’une petite idée qui nous était venue, et nous avons de la peine à faire un ensemble qui s’accorde. (Montrant Éraste.) Monsieur vous dira ce que c’est.

ÉRASTE

Madame, il est question d’une bagatelle que vous saurez tantôt.

MADAME ARGANTE

Pourquoi m’en faire mystère à présent ?

ÉRASTE

Puisqu’il faut vous le dire, c’est une petite pièce dont il est question.

MADAME ARGANTE

Une pièce de quoi ?

MERLIN

C’est, madame, une comédie, et nous vous ménagions le plaisir de la surprise.

ANGÉLIQUE

Et moi, j’avais promis à madame Amelin et à Éraste de ne vous en point parler, ma mère.

MADAME ARGANTE

Une comédie !

MERLIN

Oui, une comédie dont je suis l’auteur ; cela promet.

MADAME ARGANTE

Et pourquoi s’y battre ?

MERLIN

On ne s’y bat pas, madame ; la bataille que vous avez entendue n’était qu’un entr’acte. Mes acteurs se sont brouillés dans l’intervalle de l’action ; c’est la discorde qui est entrée dans la troupe ; il n’y a rien là que de fort ordinaire. Ils voulaient sauter du brodequin au cothurne, et je vais tâcher de les ramener à des dispositions moins tragiques.

MADAME ARGANTE

Non ; laissons là tes dispositions moins tragiques, et supprimons ce divertissement-là. Éraste, vous n’y avez pas songé ; la comédie chez une femme de mon âge, ce serait ridicule.

ÉRASTE

C’est la chose du monde la plus innocente, madame, et d’ailleurs, madame Amelin se faisait une joie de la voir exécuter.

MERLIN

C’est elle qui nous paie pour la mettre en état ; et moi, qui vous parle, j’ai déjà reçu des arrhes. Ma marchandise est vendue, il faut que je la livre ; et vous ne sauriez, en conscience, rompre un marché conclu, madame. Il faudrait que je restituasse, et j’ai pris des arrangements qui ne me le permettent plus.

MADAME ARGANTE

Ne te mets point en peine. Je vous dédommagerai, vous autres.

MERLIN

Sans compter douze sous qu’il m’en coûte pour un moucheur de chandelles que j’ai arrêté, trois bouteilles de vin que j’ai avancées au ménétriers du village pour former mon orchestre, quatre que j’ai donné parole de boire avec eux immédiatement après la représentation, une demi-main de papier que j’ai barbouillée pour mettre mon canevas bien au net…

MADAME ARGANTE

Tu n’y perdras rien, te dis-je. Voici madame Amelin, et vous allez voir qu’elle sera de mon avis.


Scène VII

MADAME AMELIN, MADAME ARGANTE, ANGÉLIQUE, ÉRASTE, MERLIN
MADAME ARGANTE, à madame Amelin.

Vous ne devineriez pas, madame, ce que ces jeunes gens nous préparaient ? Une comédie de la façon de monsieur Merlin. Ils m’ont dit que vous le saviez, mais je suis bien sûre que non.

MADAME AMELIN

C’est moi à qui l’idée en est venue.

MADAME ARGANTE

À vous, madame !

MADAME AMELIN

Oui ; vous saurez que j’aime à rire, et vous verrez que cela nous divertira ; mais j’avais expressément défendu qu’on vous le dît.

MADAME ARGANTE

Je l’ai appris par le bruit qu’on faisait dans cette salle ; mais, j’ai une grâce à vous demander, madame ; c’est que vous ayez la bonté d’abandonner le projet, à cause de moi, dont l’âge et le caractère…

MADAME AMELIN

Ah ! Voilà qui est fini, madame ; ne vous alarmez point, c’en est fait, il n’en est plus question.

MADAME ARGANTE

Je vous en rends mille grâces, et je vous avoue que j’en craignais l’exécution.

MADAME AMELIN

Je suis fâchée de l’inquiétude que vous en avez prise.

MADAME ARGANTE

Je vais rejoindre la compagnie avec ma fille ; n’y venez-vous pas ?

MADAME AMELIN

Dans un moment.

ANGÉLIQUE, à part à madame Argante.
Madame Amelin n’est pas contente, ma mère.
MADAME ARGANTE, à part le premier mot.

Taisez-vous. (À madame Amelin.) Adieu, madame ; venez donc nous retrouver.

MADAME AMELIN, à Éraste.

Oui, oui. Mon neveu, quand vous aurez mené madame Argante, venez me parler.

ÉRASTE

Sur-le-champ, madame.

MERLIN

J’en serai donc réduit à l’impression ; quel dommage !


Scène VIII

MADAME AMELIN, ARAMINTE
MADAME AMELIN, un moment seule.

Vous avez pourtant beau dire, madame Argante ; j’ai voulu rire, et je rirai.

ARAMINTE

Eh bien ! ma chère, où en est notre comédie ? Va-t-on la jouer ?

MADAME AMELIN

Non ; madame Argante veut qu’on rende l’argent à la porte.

ARAMINTE

Comment ! elle s’oppose à ce qu’on joue cette pièce ?

MADAME AMELIN

Sans doute ; on la jouera pourtant, ou celle-ci, ou une autre. Tout ce qui arrivera de ceci, c’est qu’au lieu de la lui donner, il faudra qu’elle me la donne et qu’elle la joue, qui pis est, et je vous prie de m’y aider.

ARAMINTE

Il sera curieux de la voir monter sur le théâtre ! Quant à moi, je ne suis bonne qu’à me tenir dans ma loge.

MADAME AMELIN

Écoutez-moi ; je vais feindre d’être si rebutée du peu de complaisance qu’on a pour moi, que je paraîtrai renoncer au mariage de mon neveu avec Angélique.

ARAMINTE

Votre neveu est, en effet, un si grand parti pour elle…

MADAME AMELIN

Que la mère n’avait pas osé espérer que je consentisse. Jugez de la peur qu’elle aura, et des démarches qu’elle va faire ! Jouera-t-elle bien son rôle ?

ARAMINTE

Oh ! d’après nature.

MADAME AMELIN, riant.

Mon neveu et sa maîtresse seront-ils, de leur côté, de bons acteurs, à votre avis ? Car ils ne sauront pas que je me divertis, non plus que le reste des acteurs.

ARAMINTE

Cela est plaisant ; mais il n’y a que mon rôle qui m’embarrasse. À quoi puis-je vous être bonne ?

MADAME AMELIN

Vous avez trois fois plus de bien qu’Angélique ; vous êtes veuve, et encore jeune. Vous m’avez fait confidence de votre inclinaison pour mon neveu ; tout est dit. Vous n’avez qu’à vous conformer à ce que je vais faire. Voici mon neveu, et nous en sommes à la première scène ; êtes-vous prête ?

ARAMINTE

Oui.


Scène IX

MADAME AMELIN, ARAMINTE, ÉRASTE
ÉRASTE

Vous m’avez ordonné de revenir ; que me voulez-vous, madame ? La compagnie vous attend.

MADAME AMELIN

Qu’elle m’attende, mon neveu ; je ne suis pas près de la rejoindre.

ÉRASTE

Vous me paraissez bien sérieuse, madame ; de quoi s’agit-il ?

MADAME AMELIN, montrant Araminte.

Éraste, que pensez-vous de madame ?

ÉRASTE

Moi ? Ce que tout le monde en pense ; que madame est fort aimable.

ARAMINTE

La réponse est flatteuse.

ÉRASTE

Elle est toute simple.

MADAME AMELIN

Mon neveu, son cœur et sa main, joints à trente mille livres de rente, ne valent-ils pas bien qu’on s’attache à elle ?

ÉRASTE

Y a-t-il quelqu’un à qui il soit besoin de persuader cette vérité-là ?

MADAME AMELIN

Je suis charmée de vous en voir si persuadé vous-même.

ÉRASTE

À propos de quoi en êtes-vous si charmée, madame ?

MADAME AMELIN

C’est que je trouve à propos de vous marier avec elle.

ÉRASTE

Moi, ma tante ? Vous plaisantez, et je suis sûr que madame ne serait pas de cet avis-là.

MADAME AMELIN

C’est pourtant elle qui me le propose.

ÉRASTE

De m’épouser ! vous, madame !

ARAMINTE

Pourquoi non, Éraste ? cela me paraîtrait assez convenable ; qu’en dites-vous ?

MADAME AMELIN

Ce qu’il en dit ? En êtes-vous en peine ?

ARAMINTE

Il ne répond pourtant rien.

MADAME AMELIN

C’est d’étonnement et de joie, n’est-ce pas, mon neveu ?

ÉRASTE

Madame…

MADAME AMELIN

Quoi ?

ÉRASTE

On n’épouse pas deux femmes.

MADAME AMELIN

Où en prenez-vous deux ? On ne vous parle que de madame.

ARAMINTE

Et vous aurez la bonté de n’épouser que moi non plus, assurément.

ÉRASTE

Vous méritez un cœur tout entier, madame ; et vous savez que j’adore Angélique, qu’il m’est impossible d’aimer ailleurs.

ARAMINTE

Impossible, Éraste, impossible ! Oh ! Puisque vous le prenez sur ce ton-là, vous m’aimerez, s’il vous plaît.

ÉRASTE

Je ne m’y attends pas, madame.

ARAMINTE

Vous m’aimerez, vous dis-je ; on m’a promis votre cœur, et je prétends qu’on me le tienne. Je crois que d’en donner deux cent mille écus, c’est le payer tout ce qu’il vaut, et qu'il y en a peu de ce prix-là.

ÉRASTE

Angélique l’estimerait davantage.

MADAME AMELIN

Qu’elle l’estime ce qu’elle voudra, j’ai garanti que madame l’aurait ; il faut qu’elle l’ait, et que vous dégagiez ma parole.

ÉRASTE

Ah ! madame, voulez-vous me désespérer ?

ARAMINTE

Comment donc, vous désespérer ?

MADAME AMELIN

Laissez-le dire. Courage, mon neveu, courage !

ÉRASTE

Juste ciel !


Scène X

MADAME AMELIN, ARAMINTE, MADAME ARGANTE, ANGÉLIQUE, ÉRASTE
MADAME ARGANTE

Je viens vous chercher, madame, puisque vous ne venez pas. Mais que vois-je ? Éraste soupire ! Ses yeux sont mouillés de larmes ! Il paraît désolé ! Que lui est-il donc arrivé ?

MADAME AMELIN

Rien que de fort heureux, quand il sera raisonnable. Au reste, madame, j’allais vous informer que nous sommes sur notre départ, Araminte, mon neveu et moi. N’auriez-vous rien à mander à Paris ?

MADAME ARGANTE

À Paris ! Quoi ! est-ce que vous y allez, madame ?

MADAME AMELIN

Dans une heure.

MADAME ARGANTE

Vous plaisantez, madame ; et ce mariage ?…

MADAME AMELIN

Je pense que le mieux est de le laisser là. Le dégoût que vous avez marqué pour ce petit divertissement, qui me flattait, m’a fait faire quelques réflexions. Vous êtes trop sérieuse pour moi. J’aime la joie innocente ; elle vous déplaît. Notre projet était de demeurer ensemble ; nous pourrions ne nous pas convenir ; n’allons pas plus loin.

MADAME ARGANTE

Comment ! une comédie de moins romprait un mariage, madame ? Eh ! qu’on la joue, madame ; qu’à cela ne tienne ; et si ce n’est pas assez, qu’on y joigne l’opéra, la foire, les marionnettes, et tout ce qu’il vous plaira, jusqu’aux parades.

MADAME AMELIN

Non ; le parti que je prend vous dispense de cet embarras-là. Nous n’en serons pas moins bonnes amies, s’il vous plaît ; mais je viens de m’engager avec Araminte, et d’arrêter que mon neveu l’épousera.

MADAME ARGANTE

Araminte à votre neveu, madame ! Votre neveu épouser Araminte ! Quoi ! ce jeune homme !....

ARAMINTE

Que voulez-vous ? je suis à marier aussi bien qu’Angélique.

ANGÉLIQUE, tristement.

Éraste y consent-il ?

ÉRASTE

Vous voyez mon trouble ; je ne sais plus où j’en suis.

ANGÉLIQUE

Est-ce là tout ce que vous répondez ? Emmenez-moi, ma mère, retirons-nous ; tout nous trahit.

ÉRASTE

Moi, vous trahir, Angélique ! moi, qui ne vis que pour vous !

MADAME AMELIN

Y songez-vous, mon neveu, de parler d’amour à une autre, en présence de madame que je vous destine ?

MADAME ARGANTE

Mais en vérité, tout ceci n’est qu’un rêve.

MADAME AMELIN

Nous sommes tous bien éveillés, je pense.

MADAME ARGANTE

Mais, tant pis, madame, tant pis ! Il n’y a qu’un rêve qui puisse rendre ceci pardonnable, absolument qu’un rêve, que la représentation de votre misérable comédie va dissiper. Allons vite, qu’on s’y prépare ! On dit que la pièce est un impromptu ; je veux y jouer moi-même ; qu’on tâche de m’y ménager un rôle. Jouons-y tous, et vous aussi, ma fille.

ANGÉLIQUE

Laissons-les, ma mère ; voilà tout ce qu’il nous reste à faire.

MADAME ARGANTE

Je ne serai pas une grande actrice, je n’en serai que plus réjouissante.

MADAME AMELIN

Vous joueriez à merveille, madame, et votre vivacité en est une preuve ; mais je ferais scrupule d’abaisser votre gravité jusque-là.

MADAME ARGANTE

Que cela ne vous inquiète pas. C’est Merlin qui est l’auteur de la pièce ; je le vois qui passe ; je vais la lui recommander moi-même. Merlin ! Merlin ! approchez.

MADAME AMELIN

Eh ! non, madame, je vous prie.

ÉRASTE, à Madame Amelin.

Souffrez qu’on la joue, madame ; voulez-vous qu’une comédie décide de mon sort, et que ma vie dépende de deux ou trois dialogues ?

MADAME ARGANTE

Non, non, elle n’en dépendra pas.


Scène XI

MADAME AMELIN, ARAMINTE, MADAME ARGANTE, ÉRASTE, ANGÉLIQUE, MERLIN
MADAME ARGANTE, à Merlin.

La comédie que vous nous destinez est-elle bientôt prête ?

MERLIN

J’ai rassemblé tous nos acteurs ; ils sont là, et nous allons achever de la répéter, si l’on veut.

MADAME ARGANTE

Qu’ils entrent.

MADAME AMELIN

En vérité, cela est inutile.

MADAME ARGANTE

Point du tout, madame.

ARAMINTE

Je ne présume pas, quoi que l’on fasse, que madame veuille rompre l’engagement qu’elle a pris avec moi. La comédie se jouera quand on voudra ; mais Éraste m’épousera, s’il vous plaît.

MADAME ARGANTE

Vous, madame ? Avec vos quarante ans ! Il n’en sera rien, s’il vous plaît vous-même, et je vous le dis tout franc, vous avez là un très-mauvais procédé, madame ; vous êtes de nos amis ; nous vous invitons au mariage de ma fille, et vous prétendez en faire le vôtre et lui enlever son mari, malgré toute la répugnance qu’il en a lui-même ; car il vous refuse, et vous sentez bien qu’il ne gagnerait pas au change. En vérité, vous n’êtes pas concevable ; à quarante ans lutter contre vingt ! Vous rêvez, madame. Allons, Merlin, qu’on achève.


Scène XII

MADAME ARGANTE, MADAME AMELIN, ARAMINTE, ÉRASTE, ANGÉLIQUE, MERLIN, LISETTE, BLAISE, COLETTE.
MADAME ARGANTE, à Merlin et aux autres acteurs de la comédie.

J’ajoute dix pistoles à ce qu’on vous a promis, pour vous exciter à bien faire. Asseyons-nous, madame, et écoutons.

MADAME AMELIN

Écoutons donc, puisque vous le voulez.

MERLIN

Avance, Blaise ; reprenons où nous en étions. Tu te plaignais de ce que j’aime Colette ; et c’est, dis-tu, Lisette qui te l’a appris ?

BLAISE

Bon ! qu’est-ce que vous voulez que je dise davantage ?

MADAME ARGANTE

Vous plaît-il de continuer, Blaise ?

BLAISE

Non ; noute mère m’a défendu de monter sur le thiâtre.

MADAME ARGANTE

Et moi, je lui défends de vous en empêcher ; je vous sers de mère ici, c’est moi qui suis la vôtre.

BLAISE

Et au par-dessus, on se raille de ma parsonne dans ce peste de jeu-là, noute maîtresse. Colette y fait semblant d’avoir le cœur tendre pour monsieur Merlin, monsieur Merlin de li céder le sien ; et, maugré la comédie, tout ça est vrai, noute maîtresse ; car ils font semblant de faire semblant, rien que pour nous en revendre ; et ils ont tous deux la malice de s’aimer pour de bon en dépit de Lisette qui n’en tâtera que d’une dent, et en dépit de moi, qui sis pourtant retenu pour gendre de mon biau-père. (Les dames rient.)

MADAME ARGANTE

Eh ! le butor ! On a bien affaire de vos bêtises. Et vous, Merlin, de quoi vous avisez-vous d’aller faire une vérité d’une bouffonnerie ? Laissez-lui sa Colette, et mettez-lui l’esprit en repos.

COLETTE

Oui ; mais je ne veux pas qu’il me laisse, moi ; je veux qu’il me garde.

MADAME ARGANTE

Qu’est-ce que cela signifie, petite fille ? Retirez-vous, puisque vous n’êtes pas de cette scène-ci ; vous paraîtrez quand il sera temps ; continuez, vous autres.

MERLIN

Allons, Blaise ; tu me reproches que j’aime Colette ?

BLAISE

Eh ! morguié, est-ce que ça n’est pas vrai ?

MERLIN

Que veux-tu, mon enfant ? elle est si jolie, que je n’ai pu m’en empêcher.

BLAISE, à Madame Argane.

Eh bian ! madame Argante, velà-t-il pas qu’il me le confesse li-même ?

MADAME ARGANTE

Qu’est-ce que cela te fait, dès que ce n’est qu’une comédie ?

BLAISE

Je m’embarrasse, morguié ! bian de la farce ; qu’alle aille au guiable, et tout le monde avec !

MERLIN

Encore !

MADAME ARGANTE

Quoi ! On ne parviendra pas à vous faire continuer ?

MADAME AMELIN

Eh ! madame, laissez là ce pauvre garçon. Vous voyez bien que le dialogue n’est pas son fort.

MADAME ARGANTE

Son fort ou son faible, madame ; je veux qu’il réponde ce qu’il sait, et comme il pourra.

COLETTE

Il braira tant qu’on voudra ; mais c’est là tout.

BLAISE

Eh ! pardi ! faut bian braire, quand on en a sujet.

LISETTE

À quoi sert tout ce que vous faites là, madame ? Quand on achèverait cette scène-ci, vous n’avez pas l’autre ; car c’est moi qui dois la jouer, et je n’en ferai rien.

MADAME ARGANTE

Oh ! vous la jouerez, je vous assure.

LISETTE

Ah ! nous verrons si on me fera jouer la comédie malgré moi.


Scène XIII

MADAME AMELIN, ARAMINTE, MADAME ARGANTE, ÉRASTE, ANGÉLIQUE, MERLIN, BLAISE, LISETTE, COLETTE, UN NOTAIRE.
LE NOTAIRE, s’adressant à madame Amelin.

Voilà, madame, le contrat que vous m’avez demandé ; on y a exactement suivi vos intentions.

MADAME AMELIN, à Araminte, bas.

Faites comme si c’était le vôtre. (À madame Argante.) Ne voulez-vous pas bien honorer ce contrat-là de votre signature, madame ?

MADAME ARGANTE

Et pour qui est-il donc, madame ?

ARAMINTE

C’est celui d’Éraste et le mien.

MADAME ARGANTE

Moi ! signer votre contrat, madame ! ah ! je n’aurai pas cet honneur-là, et vous aurez, s’il vous plaît, la bonté d’aller vous-même le signer ailleurs. (Au notaire.) Remportez, remportez cela, monsieur. (À madame Amelin.) Vous n’y songez pas, Madame ; on n’a point ces procédés-là ; jamais on n’en vit de pareils.

MADAME AMELIN

Il m’a paru que je ne pouvais marier mon neveu chez vous sans vous faire cette honnêteté-là, madame, et je ne quitterai point que vous n’ayez signé, qui pis est ; car vous signerez.

MADAME ARGANTE

Oh ! il n’en sera rien ; car je m’en vais.

MADAME AMELIN, l’empêchant.

Vous resterez, s’il vous plaît ; le contrat ne saurait se passer de vous. (À Araminte.) Aidez-moi, madame ; empêchons madame Argante de sortir.

ARAMINTE

Tenez ferme ; je ne plierai point non plus.

MADAME ARGANTE

Où en sommes-nous donc, mesdames ? Ne suis-je pas chez moi ?

ÉRASTE, à madame Amelin.

Eh ! à quoi pensez-vous, madame ? Je mourrais moi-même plutôt que de signer.

MADAME AMELIN

Vous signerez tout à l’heure, et nous signerons tous.

MADAME ARGANTE

Apparemment que madame se donne ici la comédie, au défaut de celle qui lui a manqué.

MADAME AMELIN, riant.

Ah ! ah ! ah ! Vous avez raison ; je ne veux rien perdre.

LE NOTAIRE

Accommodez-vous donc, mesdames ; car d’autres affaires m’appellent ailleurs. Au reste, suivant toute apparence, ce contrat est à présent inutile, et ce n’est plus conforme à vos intentions, puisque c’est celui qu’on a dressé hier, et qu’il est au nom de monsieur Éraste et de mademoiselle Angélique.

MADAME AMELIN

Est-il vrai ? Oh ! sur ce pied-là, ce n’est pas la peine de le refaire ; il faut le signer comme il est.

ÉRASTE

Qu’entends-je ?

MADAME ARGANTE

Ah ! ah ! j’ai donc deviné ; vous vous donniez la comédie, et je suis prise pour dupe ; signons donc. Vous êtes toutes deux de méchantes personnes.

ÉRASTE

Ah ! je respire.

ANGÉLIQUE

Qui l’aurait cru ? Il n’y a plus qu’à rire.

ARAMINTE, à madame Argante.

Vous ne m’aimerez jamais tant que vous m’avez haïe ; mais mes quarante ans me restent sur le cœur ; je n’en ai pourtant que trente-neuf et demi.

MADAME ARGANTE

Je vous en aurais donné cent dans ma colère ; et je vous conseille de vous plaindre, après la scène que je viens de vous donner !

MADAME AMELIN

Et le tout sans préjudice de la pièce de Merlin.

MADAME ARGANTE

Oh ! je ne vous le disputerai plus, je n’en fais que rire ; je soufflerai volontiers les acteurs, si l’on me fâche encore.

LISETTE

Vous voilà raccommodés ; mais nous…

MERLIN

Ma foi, veux-tu que je te dise ? Nous nous régalions nous-mêmes dans ma parade pour jouir de toutes vos tendresses.

COLETTE

Blaise, la tienne est de bon acabit ; j’en suis bien contente.

BLAISE, sautant.

Tout de bon ? baille-moi donc une petite franchise pour ma peine.

LISETTE

Pour moi, je t’aime toujours ; mais tu me le paieras, car je ne t’épouserai de six mois.

MERLIN

Oh ! Je me fâcherai aussi, moi.

MADAME ARGANTE

Va, va, abrège le terme, et le réduis à deux heures de temps. Allons terminer.