Les Affaires de Syrie d’après les papiers anglais/02

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LES
AFFAIRES DE SYRIE
D'APRES LES PAPIERS ANGLAIS

II.
LA COMMISSION INTERNATIONALE DE BEYROUTH..

Correspondence relating to the affairs of Syria, presented to both homes of parliament by command of Her Majesty, 1861.

I.

Je suis vraiment honteux d’avoir à faire une réflexion personnelle avant de continuer l’analyse des documens anglais[1]. Depuis quelques mois, je me suis particulièrement occupé des témoignages que les écrivains et les consuls anglais portaient sur l’Orient. J’ai parlé du voyage de M. Senior, de l’enquête faite par sir Henri Bulwer sur la condition des chrétiens en Orient, enfin des documens imprimés pour l’usage du parlement et relatifs aux affaires de Syrie. On sait pourquoi j’ai attaché une importance spéciale à ces divers écrits ou papiers anglais. Les Anglais ou du moins les ministres anglais sont les patrons politiques de la Turquie. Ce sont eux qui partout la défendent et la soutiennent. J’ai pensé qu’il était bon de savoir ce que les patrons pensaient au fond de leurs cliens. De là la curiosité que j’ai eue de lire les récits des voyageurs et surtout les rapports des consuls anglais. Cette lecture m’a montré qu’ils ne pensaient pas mieux que nous de la Turquie et des Turcs : je l’ai dit; mais cette révélation m’a porté malheur. Depuis ce moment, je reçois de temps en temps de l’Orient de petits pamphlets contre moi, écrits en français, et je vois même dans un écrit qui m’arrive de Smyrne que je pourrais bien être un agent de la Russie. Que faire à tout cela? Je range soigneusement dans ma bibliothèque tous ces petits pamphlets turcs à côté de petits pamphlets russes faits aussi contre moi il y a vingt-cinq ans, quand je défendais la cause de la Pologne, et je tâche de ne pas me laisser aller à trop de vanité en voyant grossir ma collection.

Ni Russes ni Turcs à Constantinople, voilà toute ma politique en Orient. Avec cette politique, dont la pensée est de laisser l’Orient chrétien aux chrétiens orientaux, il n’est pas extraordinaire que je n’aie plu ni aux Russes ni aux Turcs. La guerre de Crimée m’a donné une première satisfaction; elle a ôté aux Russes l’espoir de Constantinople. J’attends la seconde, et, quoique déjà vieux, il est possible que je l’aie; mais pour cela il faut que le peuple anglais, qui a la bonne habitude de faire ses affaires selon ses opinions, arrive à croire sur la Turquie ses voyageurs et ses consuls, au lieu de croire ses ministres. Je tâche donc de mettre en lumière ce que pensent sur la Turquie et sur les chrétiens d’Orient les consuls anglais, c’est- à-dire des hommes qui ont sur ce point beaucoup de préjugés, mais qui ont le respect de la vérité, qui la disent à leurs supérieurs, croyant sans doute que ceux-ci la diront au parlement. Dans un pays qui comme l’Angleterre a la liberté de la discussion, il est impossible que la vérité n’ait pas son heure et son jour tôt ou tard. Cette vérité, c’est que l’Angleterre, en soutenant la Turquie, s’épuise à soutenir ce qui ne peut plus vivre. L’Angleterre, comme l’a montré lord Stratford de Redcliffe, ne peut sauver la Turquie qu’en la gouvernant, et peut-être ne veut-elle la sauver que pour la gouverner. Elle comprendra bientôt quel fardeau elle prend sur les épaules. C’est un second empire des Indes à conduire et à administrer, mais un empire qui ne s’aide plus lui-même, où il faut tout faire, à qui il faut donner le mouvement, et qui s’arrête sans cesse, comme une horloge usée par le temps.

Je sais combien ces paroles s’accordent mal en ce moment avec les espérances qui s’attachent à l’avènement du sultan Abdul-Azis. Je ne demanderais pas mieux, quant à moi, que de croire que le nouveau sultan va régénérer son pays et le tirer de l’abîme où il descend peu à peu; seulement, pour croire cela, il faudrait que je pensasse que tout le mal tenait au sultan Abdul-Medjid, que c’était lui qui perdait l’empire ottoman, et que sa mort va redonner la vie à la société turque. Je n’ai pas à me reprocher d’avoir jamais pensé si mal du sultan défunt. Il voulait le bien, et ne le faisait pas à cause de ses défauts, et surtout à cause des défauts de la société ottomane. Prenons, je le veux bien, qu’Abdul-Azis n’ait aucun des défauts d’Abdul-Medjid, et qu’il n’en ait pas d’autres; restent les défauts de la société ottomane, qui n’ont pas pu mourir du jour au lendemain avec le sultan défunt. Je suis de ceux qui croient beaucoup à l’ascendant des hommes, mais non pas de ceux qui croient à leur toute-puissance, et qui passent leur vie à changer de bon Dieu. Un prince ferme et intelligent peut faire beaucoup pour la société qu’il gouverne; encore faut-il que cette société ait une vitalité quelconque. Si elle est barbare, il pourra la civiliser; si elle est civilisée, il pourra l’empêcher de se corrompre et de s’amollir; mais si elle est mourante, il ne pourra pas lui rendre la vie.

Qu’est-ce, dira-t-on, qu’une société mourante? C’est une métaphore, car pourquoi une société mourrait-elle, puisque les individus qui la composent se renouvellent sans cesse? — Une société naît, vit et meurt par des causes indépendantes de la naissance, de la vie et de la mort des individus qui la composent. Une société, par exemple, ne vit de nos jours qu’à la condition d’avoir les mêmes lois et les mêmes règles pour tous ceux qui en sont membres. Or c’est là pour la société ottomane la grande difficulté d’existence. Comment faire vivre ensemble les musulmans et les chrétiens qui composent l’empire turc? Comment établir entre eux l’égalité? Comment les musulmans pourront-ils la supporter sans se croire dégradés? Comment abaisser les uns sans les affaiblir? Comment relever les autres sans leur inspirer l’orgueil et la désobéissance? Si le sultan Abdul-Azis parvient à résoudre cette difficulté et à faire de la Turquie un état où la loi, égale pour tous, soit également exécutée, il sera l’un des plus grands hommes des temps modernes; mais, pour savoir s’il l’est, je pense qu’il faut attendre plus de huit jours. Cependant je ne me dissimule pas qu’il y a quelque messéance à troubler par des doutes et des prévisions fâcheuses la lune de miel du nouveau règne. J’ai donc hésité quelque temps à le faire et à continuer le récit des affaires de Syrie d’après les documens anglais. Quelque chose m’a encouragé à poursuivre mon travail, c’est que ce qu’il me reste à dire n’a rien qui puisse être désagréable pour la Turquie, tout au contraire. La société ottomane et l’autorité turque ont vaincu en Syrie, nous l’avouons, et vaincu malgré l’intervention européenne. Que les chrétiens de Syrie et que les publicistes européens, qui avaient beaucoup espéré, se plaignent de leur désappointement, qu’ils blâment même les moyens employés pour les désappointer, qu’ils les disent contraires à la justice promise, ces plaintes ne font que constater la prépondérance obtenue par la société musulmane et par l’autorité turque. Raconter comment l’Europe, avec toute sorte de moyens de prépotence, a été impuissante, et comment la Turquie, avec toute sorte de causes de faiblesse, est restée victorieuse et toute-puissante, il n’y a rien là qui puisse déplaire au nouveau sultan.

Je veux aussi, sans me soucier d’une part des petits tracas que j’éprouve, sans chercher d’autre part à troubler les espérances du nouveau règne, je veux continuer paisiblement l’enquête que je fais sur l’Orient à l’aide des documens anglais, et examiner, selon le plan que je me suis fait, ce qui dans ces documens a rapport en premier lieu aux délibérations de la commission internationale de Syrie, — en second au régime nouveau du Liban.

On sait qu’outre l’expédition française l’Europe envoya en Syrie une commission internationale, « chargée[2] de rechercher les circonstances qui ont amené les derniers conflits, de déterminer la part de responsabilité des chefs de l’insurrection et des agens de l’administration locale, ainsi que les réparations dues aux victimes, et enfin d’étudier, pour les soumettre à l’approbation des gouvernemens et de la Porte, les dispositions qui pourraient être adoptées pour conjurer de nouveaux malheurs. »

Cette commission internationale, qui accompagnait l’expédition française, était une intervention diplomatique de l’Europe à côté de l’intervention militaire, et elle ne plaisait pas plus que celle-ci au gouvernement du sultan. Aussi la Turquie a-t-elle eu l’habileté d’éluder les effets de l’une et de l’autre. Elle a eu, pour éluder les effets de l’intervention militaire, l’aide de l’Angleterre; mais elle a éludé toute seule l’intervention diplomatique, et cela fait honneur à son adresse. Je reconnais que les rivalités des puissances européennes ont aussi aidé à l’habileté de la Porte-Ottomane, et que l’impuissance de l’Occident, quand il veut exercer une action collective sur l’Orient, a éclaté à Beyrouth comme partout ailleurs; mais sans vouloir rechercher ici toutes les causes, il faut avouer que l’intervention diplomatique de la commission internationale n’a pas produit pour l’avenir de la Syrie plus d’effets que l’intervention militaire.

La commission de Syrie avait deux missions différentes, une mission de répression et une mission de réparation ; elle devait coopérer par ses recherches à la punition des auteurs des massacres et aux dédommagemens dus aux victimes. Voyons d’abord ses délibérations touchant les justices à faire. La commission ne pouvait pas juger par elle-même ; mais elle devait surveiller la manière dont le commissaire extraordinaire de la Porte administrerait la justice. Ce rapprochement ou plutôt ce conflit obligatoire entre les idées de la justice turque et celles de la justice européenne est un curieux sujet d’études. Soit dans la sévérité, soit dans la douceur, il est rare que la commission européenne et le commissaire turc s’accordent un instant. Évidemment ils ne se font pas la même idée de la justice. Quand Fuad-Pacha est à Damas, ce qui l’occupe surtout, si nous en croyons la dépêche de M. Fraser à lord John Russell[3], c’est de « savoir le minimum de condamnations qu’il faudrait à l’Europe pour qu’elle se tînt satisfaite. » Un justicier européen chercherait combien il y a de coupables à punir; le justicier turc s’inquiète du nombre de têtes qu’il faut couper pour contenter l’Europe, et cela de sa part n’est pas cruauté, c’est calcul et hâte d’en finir avec les réclamations de l’Occident. Voilà pourquoi il désire savoir le plus tôt possible le chiffre des condamnations à prononcer, pensant qu’une fois la dette de sang payée, ce sera fini. Quant à se soucier si le sang qu’il y aura à verser sera le sang des coupables du massacre de Damas ou de coupables d’autres crimes, ce sont là des scrupules et des difficultés que ne connaît pas un justicier turc. Aussi le major Fraser écrit à lord John Russell, le 21 septembre, que « l’on vient de pendre neuf criminels condamnés depuis longtemps pour meurtres, et qui, par une raison quelconque, avaient été jusque-là gardés en prison, gens du reste de la lie du peuple, » et qui certes n’avaient pris aucune part aux massacres de Damas[4], puisque pendant ce temps-là ils étaient en prison. Pourquoi donc a-t-on enfin exécuté ces criminels oubliés dans les prisons? Pour faire nombre, pour grossir le chiffre des condamnations qu’il s’agit de présenter à l’Europe.

Quand la justice européenne frappe un coupable, elle ne vise pas seulement à la punition du coupable, elle vise surtout à l’exemple, afin d’intimider les méchans. A Damas, Fuad-Pacha fait exécuter secrètement Achmet-Pacha, coupable d’avoir laissé faire les massacres. M. Fraser se plaint de cette exécution secrète. « Il en est résulté, dit-il[5], que le peuple à Damas ne veut pas croire qu’Achmet-Pacha ait été réellement exécuté, et que le bruit court qu’après un certain semblant de fusillade, Fuad-Pacha a emmené à Beyrouth Achmet le soir même de cette exécution simulée. » Le commissaire ottoman a voulu sans doute empêcher une émeute musulmane ou ménager la fierté des mahométans en dérobant la mort d’Achmet-Pacha aux yeux des Damasquins. Cela fait qu’ils n’y ont point cru, et que l’inviolabilité, c’est-à-dire l’impunité des musulmans, est encore à Damas l’idée dominante, l’idée pernicieuse à la vie et à l’honneur des chrétiens.

Cette contradiction essentielle entre les idées de la justice européenne et celles de la justice turque éclate à chaque instant et dans les moindres occasions. Ainsi, dans une séance de la commission internationale de Beyrouth, le commissaire prussien, M. de Rehfues, interpelle Abro-Effendi, le secrétaire et le délégué de Fuad-Pacha, « sur la question de savoir pourquoi l’on exige des habitans de certaines localités des quittances définitives en échange des sommes à-compte qui leur sont allouées par les comités d’évaluation[6]. Abro-Effendi répond que les sommes ainsi allouées ne sont pas même des à-comptes sur le montant des indemnités, mais seulement des secours. Quant aux quittances exigées des habitans, il nie que ce soient des quittances définitives et assure que ce sont de simples récépissés... M. de Rehfues maintient son assertion relativement aux quittances exigées des habitans, et que ceux-ci souscrivent par ignorance de l’avenir et pour ne pas être privés d’une indemnité même insuffisante. Abro-Effendi demande les noms de ceux qui ont souscrit de pareilles quittances; mais le commissaire prussien ne croit pas pour le moment devoir les faire connaître[7]. » Un justicier européen demanderait le nom de ceux qui ont fait signer ces quittances abusives; le justicier turc demande les noms de ceux qui les ont signées, qui se sont plaints ensuite et qui ont donné à la commission internationale un motif de réclamer.

Abro-Effendi, le secrétaire et le délégué de Fuad-Pacha, a dans la commission internationale de Beyrouth un rôle curieux à observer. C’est lui qui est chargé d’éluder les questions, de nier les mauvais cas, d’échapper aux réclamations pressantes de la commission, de tergiverser, d’équivoquer, d’ajourner. Il joue ce rôle avec persévérance, mais il le joue en subalterne, sans aisance, sans hardiesse. L’homme vraiment habile à éluder les instances de la commission, c’est Fuad-Pacha. Il est tantôt adroit et rusé, tantôt fier et obstiné; parfois même il est de bonne foi, ce qui fait qu’il peut encore mentir avec succès, ce que Abro-Effendi ne peut plus faire. Enfin, à mesure que les délibérations de la commission se compliquent par le développement des rivalités européennes, Fuad-Pacha se sert avec beaucoup de finesse de ces rivalités, et finit par réduire la commission internationale à l’impuissance. Je ne sais pas quelle récompense Fuad-Pacha obtiendra de la Porte-Ottomane pour les succès qu’il a obtenus contre l’intervention européenne. Lord Dufferin voulait en faire un vice-roi de Syrie. Ce projet, qu’adoptait lord John Russell, a irrité la Porte et excité contre Fuad une jalousie qui pourra lui être fatale. Ce qui est certain, c’est que son délégué Abro-Effendi, qui avait été sur les rangs pour être nommé gouverneur chrétien du Liban, s’est vu préférer Daoud-Effendi. La Porte n’a pas voulu avoir dans le Liban un homme de Fuad-Pacha; elle a envoyé un fonctionnaire de Constantinople. Voilà le pauvre Abro-Effendi mal récompensé de son zèle.

Quels sont les deux points sur lesquels Fuad-Pacha a réduit la commission internationale à l’inefficacité? La commission voulait avoir une part de contrôle et de redressement dans les jugemens rendus contre les coupables des massacres; elle ne l’a eue qu’à peine. Elle voulait coopérer à la fixation de l’indemnité qu’il y avait lieu d’accorder aux chrétiens; c’est la Porte qui a fixé à Constantinople cette indemnité.

Je ne veux pas rechercher dans les diverses correspondances qui sont arrivées de Beyrouth pendant l’hiver de 1860-1861 quels étaient les procédés et les allures du tribunal extraordinaire turc siégeant à Beyrouth pour juger les auteurs des massacres de Syrie; je me borne aux témoignages de la commission internationale. Dès la première séance, le commissaire français, M. Béclard, demande si le colonel Hosni-bek, membre du tribunal extraordinaire de Beyrouth chargé de juger Kourshid-Pacha, gouverneur de Beyrouth pendant les massacres de Syrie, est le même officier qui commandait la garnison de Baalbek. Sur la réponse affirmative d’Abro-Effendi, qui assure d’ailleurs n’avoir pas connaissance des antécédens de Hosni-bek, le commissaire français fait observer que la présence de cet officier, contre lequel il existe des charges très graves à propos de sa conduite à Baalbek, que sa présence, dit-il, dans le tribunal extraordinaire de Beyrouth est au moins étrange[8]. Ainsi le premier soin de la commission internationale est d’empêcher que le tribunal de Beyrouth ne soit composé des complices des accusés. Le droit de surveillance et de contrôle sur les actes du tribunal extraordinaire de Beyrouth que revendique la commission est sans cesse contesté, et de plus fort difficile à exercer. Fuad-Pacha déclare, il est vrai, par la bouche de son délégué Abro-Effendi, que les membres de la commission peuvent assister aux séances du tribunal; mais il ajoute en même temps que les étrangers de distraction pourront également y assister, de telle sorte qu’il y a lieu de douter si les membres de la commission internationale assistent aux séances du tribunal en vertu de leur droit, ou seulement par courtoisie et à titre d’étrangers de distinction.

La commission internationale avait bien raison de vouloir connaître ce qui se passait dans le tribunal extraordinaire de Beyrouth. C’était un parti pris et arrêté dans ce tribunal d’absoudre les officiers et les fonctionnaires turcs qui y étaient traduits comme ayant fait ou laissé faire les massacres de Syrie, ou de ne les condamner qu’à des peines illusoires. D’un autre côté, c’était une conviction arrêtée et persévérante dans l’esprit des membres de la commission internationale que les Turcs étaient les principaux coupables des massacres de Syrie, et qu’ils étaient même sur ce point plus coupables que les Druses eux-mêmes. Les Druses avaient fait le mal, poussés par les haines de la guerre civile ; les Turcs avaient fait et laissé faire les massacres par politique ottomane et par fanatisme musulman. Le tribunal extraordinaire de Beyrouth ne demandait pas mieux que de condamner sévèrement les Druses, et surtout les plus riches et les plus puissans parmi les Druses ; cela rentrait dans le vieux plan de la politique ottomane de frapper les Maronites par les Druses, et de frapper ensuite les Druses comme meurtriers des Maronites. La majorité de la commission internationale ne demandait pas mieux que de voir punir sévèrement les Druses, qui étaient les meurtriers: mais elle ne pouvait pas supporter de voir absoudre les Turcs, qui étaient les instigateurs des meurtriers. De là une lutte perpétuelle entre la commission internationale et le tribunal de Beyrouth, ou plutôt Fuad-Pacha et Abro-Effendi, qui soutiennent le tribunal qu’ils dirigent.

Fuad-Pacha, au commencement, avait voulu être sévère contre les Turcs qui avaient pris part aux massacres par leurs actes ou par leur connivence. A Damas, il avait fait condamner et fait exécuter Achmet-Pacha; à Beyrouth, pressé, il est vrai, par les sommations de l’amiral anglais Martin, il avait fait traduire Kourshid-Pacha devant le tribunal extraordinaire de cette ville. Il avait écarté du nombre des juges de ce tribunal le colonel Hosni-bek, qui aurait dû figurer au nombre des accusés; mais bientôt Fuad-Pacha avait été averti de Constantinople d’avoir moins de zèle pour la justice comme l’entendaient les Européens. « J’ai des raisons de croire, écrit lord Dufferin à sir Henri Bulwer le 18 janvier 1861, que Fuad-Pacha reçoit de la Porte des instructions dans un sens opposé à la conduite qu’il s’était prescrite, et que l’entreprise d’acquitter Kourshid-Pacha et les autres Turcs, aux dépens de la vie de trente cheiks druses, a été inspirée par Constantinople[9]. Le gouvernement anglais ne s’accommode point de ces intrigues contre la justice: il ne demande pas que Kourshid-Pacha, que le tribunal de Beyrouth n’a condamné qu’à la détention, soit condamné à mort sur les représentations de la commission internationale; mais il demande, « si la vie de Kourshid-Pacha a été épargnée, que sa détention au moins soit rigoureuse et non indulgente, que sa peine-soit une réalité, et non un masque destiné à couvrir une confiance récente et un avancement prochain[10]. »

Je reconnais dans cette lettre le style péremptoire du gouvernement anglais, qui ne ménage guère ceux même qu’il soutient, et dont le patronage est aussi dur qu’il est efficace. D’où vient donc qu’avec l’appui de cette volonté anglaise, la justice contre les officiers turcs n’a pas pu prévaloir à Beyrouth? Hélas! le gouvernement anglais, qui ne voulait pas que la Porte défendît contre la justice ses officiers et ses fonctionnaires, avait aussi ses protégés devant le tribunal de Beyrouth : c’étaient les Druses. Il était sévère pour les Turcs et indulgent pour les Druses. En cela, il croyait être juste, et il l’était jusqu’à un certain point, car il savait bien qu’en défendant les Druses, ce n’était pas contre la justice sincère, mais contre la politique et l’intrigue turques qu’il les défendait. Cependant, comme les Druses se réclamaient depuis longtemps déjà de la protection de l’Angleterre, comme ils faisaient en Syrie le parti anglais, lord Dufferin, en plaidant pour les Druses, semblait plaider pour l’intérêt anglais, et cela affaiblissait l’autorité de ses réclamations. Il fallait s’accorder dans la sévérité contre les Turcs et contre les Druses, c’était la vraie justice, ou bien s’accorder dans l’indulgence pour les uns et pour les autres, c’eût été la vraie iniquité. L’Angleterre ne voulait ni cette vraie iniquité ni cette vraie justice.

Il y avait, par exemple, un cheik druse, Saïd-bey-Djumblat, qui était le protégé et le partisan déclaré de l’Angleterre. Il avait pris part aux massacres par sa connivence, et comme il était fort riche et fort puissant, qu’il excitait la jalousie de la Porte et la convoitise de ses fonctionnaires, qu’il y avait là tout ensemble une influence à détruire et une grande confiscation à faire, le tribunal de Beyrouth l’avait condamné à mort. Lord Dufferin avait souvent défendu Saïd-bey-Djumbb.t dans la commission internationale, sans, ce me semble, avoir pu convaincre ses collègues d’autre chose, sinon que Saïd-bey-Djnmblat n’était pas plus coupable que beaucoup d’officiers turcs acquittés par le tribunal de Beyrouth. Lord Dufferin ne l’abandonna pas une fois condamné à mort, le ministère anglais non plus, et il y a dans le blue-book deux dépêches de lord John Russell : l’une à lord Dufferin pour lui prescrire « d’insister auprès de Fuad-Pacha afin que Saïd-bey-Djumblat ne soit pas {{Tiret|exé|cuté, » l’autre à sir Henri Bulwer pour lui enjoindre « de faire une communication dans le même sens à la Porte-Ottomane[11]. » Je ne blâme point l’Angleterre de défendre énergiquement ses protégés quand elle les croit condamnés outre mesure; mais je m’explique comment sa volonté d’être juste contre les Turcs s’est trouvée affaiblie par son désir d’être secourable aux Druses[12].

Depuis le commencement de ses délibérations jusqu’à la fin, la commission internationale de Beyrouth n’a pas hésité un instant à déclarer que les officiers et les fonctionnaires turcs étaient les principaux coupables des massacres de Syrie, et le 23 février 1861 quatre commissaires sur cinq[13] ont signé l’acte suivant : « Les soussignés, après avoir pris connaissance des pièces du procès des fonctionnaires ottomans et des cheiks druses détenus à Beyrouth, croient devoir se borner à constater que de ces pièces il ne résulte aucune circonstance atténuante de nature à établir avec certitude que les fonctionnaires et officiers ottomans ne sont pas responsables en principe des événemens qui ont ensanglanté la montagne et amené le massacre de six mille chrétiens. Dans la pensée des quatre commissaires de France, de Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, cette responsabilité continue, ils ont regret à le dire, à peser sur les agens de l’autorité ottomane au moins autant que sur les plus coupables des chefs druses, et la différence des châtimens infligés aux uns et aux autres ne trouve pas, à leurs yeux, une justification suffisante dans les pièces du procès soumises à leur examen. En conséquence les soussignés ont l’honneur d’inviter son excellence Fuad-Pacha à suppléer par sa propre initiative et dans le légitime exercice des pleins pouvoirs dont il est muni, en consultant à la fois les inspirations de sa conscience et les nécessités aussi impérieuses qu’urgentes de la justice, à ce qu’il y a d’incomplet dans l’instruction et d’inéquitable dans les sentences du tribunal de Beyrouth, et à terminer le plus promptement possible cette œuvre de répression, dont les lenteurs ont entravé depuis six mois le rétablissement de l’ordre dans le Liban[14]. »

J’ai voulu citer cet acte solennel des commissaires internationaux de Beyrouth, parce que cet acte est, pour ainsi dire, le verdict de l’Europe sur les événemens de la Syrie. Qu’on ne dise plus que la Turquie n’est accusée que par des écrivains de mauvaise humeur, qui n’ont point de caractère officiel, qui n’ont pas étudié les questions sur les lieux, ou qui n’ont pas eu sous les yeux les pièces du procès. Voilà les commissaires européens réunis à Beyrouth, au nom de l’Europe, qui ont tout connu et tout examiné; ils déclarent que ce sont les Turcs qui sont responsables des massacres de Syrie, qu’ils sont aussi coupables au moins que les Druses qui ont pris part aux meurtres, et que le tribunal turc de Beyrouth n’a songé qu’à les acquitter ou à les frapper de peines illusoires. Ce verdict solennel de l’Europe est un grand fait moral; c’est la conclusion que l’histoire doit adopter, c’est la vérité qui doit rester dans la conscience européenne. Les massacres de la Syrie sont, comme ceux de Djedda, à la charge de la Turquie, et j’ajoute que, de même que Namik-Pacha, qui avait laissé faire les massacres de Djedda, vient d’être nommé ministre de la guerre, on verra sans doute d’ici à quelques mois Kourshid-Pacha, que le tribunal de Beyrouth a condamné à la détention pour sa connivence dans les massacres de Syrie, gracié et récompensé, afin de vérifier le mot de lord John Russell sur cette condamnation qui « masque une confiance récente et un avancement prochain. »

J’ai insisté à dessein sur l’importance morale de la déclaration des commissaires européens de Beyrouth, parce qu’elle n’a pas eu d’autre importance, et qu’il faut qu’elle vaille au moins pour l’histoire, n’ayant malheureusement pu valoir ailleurs. La commission, qui était d’accord sur la culpabilité des Turcs, était divisée sur celle des Druses. Il y avait des membres qui approuvaient comme justes les condamnations prononcées contre les Druses; d’autres les trouvaient trop sévères. Fuad-Pacha se servit avec habileté de cette division sur un point pour ne pas tenir compte de l’accord sur les autres, et il déclara qu’en présence des dissentimens qui s’étaient manifestés, il lui était impossible de rien changer aux sentences du tribunal de Beyrouth, et qu’il en référait pour l’exécution à la décision de la Porte-Ottomane[15]. La commission internationale, qui sentait bien que Fuad-Pacha se servait de ses divisions et de ses rivalités pour annuler son autorité, fit encore un effort pour s’entendre et se mettre d’accord. L’effort fut inutile, et alors Fuad-Pacha, devenu le maître de la situation, exposa « que dans l’état de la question, un tribunal ayant rendu régulièrement des sentences, il n’avait, quant à lui, comme représentant du pouvoir exécutif, qu’à les confirmer tant pour les chefs druses que pour les fonctionnaires et officiers ottomans; mais, eu égard à la divergence d’opinions qui s’est manifestée dans la commission, il ajournerait toute autre mesure ultérieure jusqu’à ce qu’il ait reçu sur l’ensemble de la question les ordres de son gouvernement. C’est là, dit-il, la seule issue qui s’offre à lui pour résoudre cette difficulté. Toutefois il réclame encore à ce sujet l’avis de la commission[16]. »

En demandant encore l’avis de la commission, Fuad-Pacha me semblait dans cette séance du 2 mars abuser de son triomphe. Quel avis en effet demander à des gens qui ne peuvent pas s’entendre? Aussi la commission se hâta de conclure en disant qu’elle n’avait plus d’avis à donner.

Ne dissimulons rien. La commission s’était attiré cet échec par ses divisions; mais l’échec était grand, il l’était pour la commission, qui, chargée par l’Europe « de déterminer la part de responsabilité des chefs de l’insurrection et des agens de l’administration locale, » n’avait pas pu faire punir ceux qu’elle trouvait coupables presque unanimement, parce qu’elle n’avait pas pu avoir la même unanimité sur d’autres coupables. L’incertitude sur quelques-uns avait servi à l’impunité de presque tous. La commission, qui au commencement semblait exercer un pouvoir indépendant et européen, avait fini par se trouver impuissante et subordonnée. La décision lui échappait, et Fuad-Pacha la transportait habilement de Beyrouth à Constantinople. L’échec était grand aussi pour la justice, « car, comme le disait très bien le commissaire français, M. Béclard, dans la séance du 28 février, l’œuvre de la répression est complètement manquée. Nous avions devant nous trois catégories d’accusés, les fonctionnaire et officiers ottomans, les cheiks druses détenus à Beyrouth, les Druses de rang inférieur détenus à Mokhtarah. Si le procès des premiers est renvoyé à Constantinople, si la sentence des seconds est confirmée, mais non exécutée sur-le-champ, et si elle est soumise à une sorte de révision déguisée, si enfin la peine des Druses de Mokhtarah est commuée en masse, il n’y a plus aucune répression[17]. »


II.

Nous venons de voir l’échec de la commission internationale de Beyrouth dans sa mission extra-judiciaire : voyons si elle a eu meilleur succès dans la mission qu’elle avait reçue a d’apprécier l’étendue des désastres qui ont frappé les populations chrétiennes et de combiner les moyens propres k soulager et à indemniser les victimes[18]. » Cette œuvre d’humanité et de pitié méritait de réussir, et la commission internationale pouvait d’autant plus se flatter d’un succès sur ce point qu’elle était unanime, et qu’il n’y avait là aucune des rivalités et des divisions qui avaient affaibli son autorité dans son œuvre de répression.

Le premier soin de la commission devait être d’évaluer les pertes des chrétiens et l’indemnité que devaient payer les musulmans. Le consul de France à Damas, M. Outrey, estimait les pertes des chrétiens à 150 millions de piastres turques, et la commission internationale, à qui ce chiffre d’un peu plus de 30 millions de francs avait été communiqué, « trouvait après examen, dit lord Dufferin[19], que ce chiffre était vraiment modéré. Fuad-Pacha l’adoptait lui-même comme base de l’indemnité. » Il y avait bien quelques dissentimens sur la manière la plus convenable de lever cette somme. Lord Dufferin avait proposé de lever 64 millions de piastres sur Damas et les localités voisines qui avaient pris part aux massacres et aux pillages, et cela pendant sept ou neuf mois. Les 86 millions restans devaient être fournis par la Porte-Ottomane. « Tout était convenu, dit lord Dufferin, et dès le 26 novembre 1860 Fuad-Pacha avait déclaré qu’il allait écrire à la Porte-Ottomane pour lui demander de pourvoir à la portion de l’indemnité restant à sa charge. Il avait ajouté, il est vrai[20], que « quant au chiffre total de l’impôt et à la fixation définitive du délai dans lequel il serait perçu, il hésitait à prendre une détermination, » et il s’était « borné à donner à la commission l’assurance de son bon vouloir. » Il y avait bien là un peu d’incertitude et d’obscurité. Cependant, comme Fuad-Pacha « avait montré à la commission un projet qui offrait l’avantage d’une répartition juste et équitable[21], » la commission avait lieu de croire, comme disait lord Dufferin, que tout était convenu, quand dans la quinzième séance, le 22 décembre 1860, Fuad-Pacha annonça « qu’il venait de recevoir une dépêche officielle par laquelle il était informé que son gouvernement se réservait de décider la manière dont les indemnités seraient fixées et payées aux chrétiens, ainsi que la fixation des impôts à prélever pour les indemnités[22] . »

Ainsi la commission internationale se trouvait dépouillée du droit qui lui avait été attribué « d’apprécier l’étendue des désastres qui avaient frappé les populations chrétiennes et de combiner les moyens propres à soulager et à indemniser les victimes. » Ainsi la Porte-Ottomane dessaisissait arbitrairement la commission d’une de ses prérogatives et substituait son pouvoir au sien. Les membres de la commission protestèrent unanimement contre cette décision, qui transportait de Beyrouth à Constantinople le règlement de la question qu’il fallait le plus traiter sur les lieux. Qu’a produit cette protestation de la commission? Rien. Mais qu’a produit la décision prise par la Porte-Ottomane? La lettre de lord Dufferin à sir Henri Bulwer, en date du 27 février, l’expose douloureusement. « L’effet de cette intervention du gouvernement central a été pernicieuse. J’ai déjà informé votre excellence qu’il y a dans l’esprit des populations chrétiennes de Syrie la conviction arrêtée que les désastres qui les ont frappées dernièrement ont été autorisés par la Porte. Le seul moyen pour Fuad-Pacha d’ébranler cette conviction était d’aborder hardiment et promptement l’œuvre de la réparation. » Il fallait donc frapper Damas d’un impôt pénal et se servir de cet impôt pour indemniser sans délai les chrétiens. En voulant tout régler de Constantinople, tout s’est trouvé arrêté, excepté les malheurs et les défiances des chrétiens, qui n’ont fait que s’accroître. « Depuis sept mois passés, il n’a rien été fait pour rétablir les pauvres chrétiens de Damas dans leurs maisons. Leur quartier est encore ce qu’il était le lendemain des massacres. La plupart des habitans de ce quartier sont à Beyrouth, et le petit nombre de ceux qui languissent à Damas dans l’asile sinistre des maisons musulmanes, où ils ont été entassés dans le premier moment, arrivent chaque jour à Beyrouth, à mesure que les routes sont ouvertes, refusant, non sans raison, de rester plus longtemps dans une ville où ils ne peuvent point avoir de maisons à eux, où ils n’ont aucun moyen de gagner leur vie, et où les rations quotidiennes que le gouvernement a dû leur fournir pendant l’hiver sont arriérées de trente ou quarante jours... Si Fuad-Pacha avait été mis à même de commencer de bonne foi l’œuvre de la réparation à Damas, s’il avait été généralement connu que la question de l’indemnité avait été réglée de manière à satisfaire la commission européenne, et que la Porte, dans sa sollicitude pour ses sujets chrétiens, était disposée à presser avec un certain degré de rigueur leurs persécuteurs musulmans, la situation du gouvernement ottoman serait en ce moment bien moins désavantageuse, et nous, qui entreprenons sincèrement de l’aider dans ses efforts, nous serions plus capables de combattre avec succès les efforts de ceux qui n’ont d’autre intention que de déprécier tout ce qu’il fait[23]. »

La commission avait bien raison de croire que le règlement de l’indemnité n’avait pas été transporté à Constantinople dans l’intérêt des populations chrétiennes de la Syrie. Dans la vingt-cinquième séance de la commission, le 5 mars 1861, Fuad-Pacha fit part à la commission des instructions qu’il avait reçues de Constantinople au sujet de l’indemnité due aux habitans chrétiens de Damas. « La Porte a reconnu, comme la commission, que le principe d’une somme fixe et déterminée à l’avance, à répartir ensuite entre les ayant-droit au prorata de leurs pertes, était le meilleur qu’on pût adopter; mais si la Porte est tombée d’accord avec la commission sur le principe, elle s’en éloigne dans l’application. Au lieu de 150 millions de piastres que la commission proposait de répartir entre les chrétiens, la Porte serait d’avis, eu égard aux ressources dont elle croit pouvoir disposer, de s’en tenir au chiffre de 75 millions de piastres, dont le gouvernement du sultan se constituerait le débiteur vis-à-vis des chrétiens, et qu’il leur paierait en six à-comptes semestriels, c’est-à-dire dans le laps de trois années. Dans le plan arrêté à Constantinople, une imposition sur Damas et sur les environs serait le moyen employé pour faire face aux intérêts et à l’amortissement des sommes que le gouvernement avancera[24]. » Cette décision émut beaucoup la commission. Elle changeait entièrement l’état des choses au préjudice des chrétiens. Non-seulement leur dédommagement était réduit de moitié, mais au lieu d’être des indemnitaires payables sur un impôt pénal et local, et par conséquent pouvant être payés promptement, ils devenaient les créanciers du gouvernement ottoman, ce qui n’est pas la meilleure condition du monde, et payables en trois ans, s’ils sont payés, ayant pour garantie le trésor public, au lieu d’avoir pour gage une taxe perçue dans la province et sous leurs yeux. Les commissaires européens se plaignirent à l’envi de cette décision. « Si l’arrêté de la Porte, dit le commissaire autrichien, est définitif, toute discussion semble inutile. Si ce n’est qu’un projet, je dois dire que dans ma pensée le chiffre de 75 millions de piastres est insuffisant... — 150 millions de piastres, dit le commissaire français, M. Béclard, étaient dans la pensée de la commission un minimum indispensable, et le terme de huit mois pendant lesquels la population musulmane de Damas et des environs devait payer la portion de l’intérêt mise à sa charge était un délai suffisant pour les musulmans et déjà très long pour les chrétiens... Mais quelle que soit la combinaison définitivement adoptée, il y a un point sur lequel je dois faire aujourd’hui les réserves les plus formelles, c’est qu’en aucune partie de l’empire les populations chrétiennes ne seront ni directement ni indirectement tenues de concourir au paiement de l’impôt d’indemnité. Il est bien entendu en effet que les musulmans seuls doivent être soumis aux conséquences de la mesure financière, quelle qu’elle soit, qui sera ultérieurement adoptée... » Lord Dufferin déclare que « 150 millions de piastres d’indemnité étaient le résultat du calcul le plus modéré auquel on pût se livrer sur les pertes subies par les chrétiens de Damas... » Le commissaire prussien, M. de Rehfues, ne cesse pas de croire « que le plan d’indemnisation indiqué par la commission était aussi expédient que modéré, et qu’il correspondait à ce que le gouvernement ottoman doit faire en faveur d’une population sujette du sultan, et que la protection de son souverain n’a pas empêchée d’être chassée de ses foyers, soumise aux plus horribles traitemens, et réduite en masse à la plus extrême misère. » M. le commissaire russe déclare « n’avoir presque rien à ajouter à toutes les idées justes qui viennent d’être exprimées par ses collègues. » Il renouvelle pour son compte la réserve faite par M. Béclard et d’après laquelle les chrétiens d’aucune localité ne doivent contribuer à la création des ressources nécessaires au paiement de l’indemnité. Il a soin aussi de mettre à part les dédommagemens et réparations que doivent obtenir les établissemens religieux indigènes, les consulats et les nationalités[25].

On voit que la commission n’a pas manqué, par ses réclamations au moins, à la mission qu’elle devait remplir. Elle était chargée de poursuivre la réparation des désastres qui avaient frappé les populations chrétiennes de la Syrie ; elle l’a demandée avec énergie et avec persévérance: que pouvait-elle faire de plus? Le pouvoir lui manquait. Nous dirons tout à l’heure pourquoi le pouvoir lui manquait; mais je veux dès ce moment faire voir comment, dans cette séance du 5 mars 1861, la commission internationale sentait son impuissance : j’en trouve la preuve dans les paroles du commissaire français, M. Béclard, et du commissaire russe, M. Novikov. Ces deux membres comprennent que la commission désormais est sans autorité, que la volonté de la Porte-Ottomane et de Fuad-Pacha prévaut partout, soit en ce qui concerne la punition et la répression des coupables, soit en ce qui concerne l’indemnité due aux victimes. Aussi, ne s’occupant plus du passé que pour s’en plaindre énergiquement, ils songent à l’avenir, et tâchent de le préserver des chances de la mauvaise volonté turque. M. Béclard, mettant pour ainsi dire le doigt sur la plaie, déclare que ce sont les musulmans seuls qui doivent payer l’impôt de l’indemnité. Il voit bien que la Porte-Ottomane, en prenant l’indemnité pour le compte du trésor public, en fait une charge de l’état, une charge que supporteront tous les contribuables, les chrétiens comme les musulmans, et les chrétiens plus que les musulmans, puisqu’ils supportent partout le plus lourd fardeau des impôts. De cette manière, les chrétiens de Syrie seront imposés pour les maux même qu’ils ont soufferts, et les indemnitaires paieront l’indemnité qu’ils recevront. Telle est la combinaison que dénonce M. Béclard. Cette dénonciation empêchera-t-elle la combinaison d’être exécutée? Je crains fort que la Porte-Ottomane ne soit ici disposée à appliquer une de ces règles de l’administration européenne qu’elle sait si bien pratiquer quand elle y trouve son intérêt ou son plaisir : la règle de l’égalité entre tous les contribuables. Quant à M. Novikov, il n’espère pas plus que ses collègues que les chrétiens de Syrie puissent désormais être indemnisés de leurs pertes; il songe seulement à la réparation particulière qu’il faudra obtenir pour les établissemens religieux indigènes, pour les consulats et les consuls étrangers, enfin pour les nationalisés qui ont souffert dans leurs personnes ou dans leurs biens. Il semble renoncer à l’action collective qui vient de si mal réussir entre les mains de la commission internationale, pour rentrer dans l’action particulière que la Russie a toujours préférée dans ses rapports avec l’empire ottoman.

D’où venait donc cette impuissance de la commission internationale, que tout le monde sentait dans ses dernières séances, et qui faisait un si grand contraste avec l’allure ferme et décidée qu’avaient dans le commencement les commissaires européens? Je vois en effet que, le 9 janvier 1861, M. Béclard se plaint que le nouveau gouverneur de Damas, Emin-Pacha, ait exclu du conseil provincial Salih-Agha-Mohayeni, « homme considérable par sa position et son caractère, et qui, pendant les événemens de Damas, avait recueilli chez lui un grand nombre de chrétiens. » Abro-Effendi commence par dire, selon son habitude, « qu’il ne possède aucune information sur les faits rapportés par M. Béclard ; mais il conteste dès à présent à la commission le droit de critiquer l’autorité locale sur ses actes administratifs... M. Béclard répond que, pour son compte, il n’admet pas qu’aucune restriction puisse être apportée à l’exercice des droits dont la commission est investie. Jusqu’à ce que la Syrie soit réorganisée, Fuad-Pacha est armé de pouvoirs sans limites, et la commission de son côté a sur tous les actes de l’autorité, pendant cette période de transition, un droit de censure dont M. le commissaire de France croit devoir user dans cette circonstance[26]. » Il est possible que M. Béclard exagérât quelque peu, en parlant ainsi, les droits de la commission ; mais cette exagération même témoignait du sentiment de leur pouvoir qu’avaient encore les commissaires européens au mois de janvier 1861, et qu’ils n’avaient plus dans leurs dernières séances de mars. A quoi tient ce changement? J’en ai déjà indiqué une cause. Les rivalités et les dissentimens s’étaient manifestés. Fuad-Pacha, redevenu Turc de Syrien qu’il avait été tenté d’être un instant, s’était servi habilement de ces divisions pour anéantir peu à peu l’autorité de la commission, renvoyer à Constantinople la décision de tout, et regagner ainsi la faveur de la Porte-Ottomane. Il y avait de plus une autre cause qui, au mois de mars, faisait l’impuissance de la commission internationale : c’était l’évacuation de la Syrie par les troupes françaises, évacuation qui pouvait être retardée jusqu’au 5 juin, mais qui était décidée en principe, et cette décision ôtait d’avance toute force et toute autorité à la commission internationale. L’Europe en effet était représentée en Syrie par les troupes françaises et par la commission. Ces deux interventions, l’une militaire et l’autre diplomatique, s’appuyaient l’une sur l’autre ; elles étaient fortes et elles étaient faibles l’une par l’autre. Aussitôt qu’il était décidé que l’intervention militaire devait cesser, l’intervention diplomatique perdait du même coup son efficacité, et la Porte-Ottomane, qui s’était résignée à l’intervention plutôt qu’elle ne l’avait sincèrement acceptée, se hâtait de se débarrasser par elle-même du contrôle de la commission internationale, après s’être débarrassée, à l’aide de l’Angleterre, du frein des troupes françaises ; elle jouissait partout de la liberté d’action ou d’oppression qu’elle avait recouvrée contre les chrétiens.

J’ai raconté les deux échecs de la commission internationale tels que je les trouve exposés dans les documens anglais. Il me reste à voir ce qu’elle a fait pour remplir la dernière et la plus importante mission dont elle était chargée, la réorganisation de la Syrie. A-t-elle mieux réussi sur ce point que sur les autres ? Y a-t-elle rencontré les mêmes obstacles et les mêmes difficultés ? Que faut-il penser du système qui a été adopté ? Mais avant d’aborder cette dernière question, qui sera l’objet d’une troisième étude, je veux faire une réflexion générale sur la commission internationale et dire à quoi elle a servi, car il me serait trop pénible, en finissant sur les deux points que j’ai traités, de laisser croire que cette commission n’a servi à rien.

La commission de Beyrouth n’a, il est vrai, réussi à obtenir ni la répression ni la réparation qu’elle voulait, je suis forcé de le reconnaître ; mais elle a produit dans le présent un bon effet, et elle a créé pour l’avenir un bon précédent. Dans le présent, elle a contribué, avec nos troupes, à rassurer les populations chrétiennes de la Syrie ; elle leur a montré que l’Europe s’occupait d’elles, prenait part à leurs désastres et voulait de bonne foi prévenir les maux dans l’avenir et les réparer dans le présent. Songez à l’état de démoralisation dans lequel les massacres de Damas, de Zaleh, de Déir-el-Kamar, de Rasheya, d’Hasbeya, etc., avaient jeté nos frères de Syrie. Ç’a été pour eux une sorte de retour à la vie que de savoir qu’ils avaient en Europe des protecteurs, que l’Occident ne leur envoyait pas seulement des soldats pour les sauver du glaive musulman. mais des administrateurs et des publicistes intelligens chargés de veiller sur leur sort. Peut-être leurs espérances ont-elles été trop loin dans le premier moment, peut-être ont-ils trop cru au pouvoir ou à l’union de l’Europe; de là leurs désappointemens quand ils ont vu nos troupes évacuer la Syrie et la commission internationale perdre ou abdiquer peu à peu son pouvoir. Il ne faut pas cependant que ce désappointement leur fasse oublier ce qu’ils étaient quand nos troupes et la commission internationale sont arrivées ; ils ont eu l’attention et la sollicitude de l’Europe pendant près d’un an, et cette attention, qui a été leur sauvegarde, ils l’ont encore.

La commission internationale de Beyrouth n’a pas été seulement un secours, elle est un précédent. Depuis près de vingt-cinq ans, c’est l’Europe qui gouverne à Constantinople; mais elle ne gouverne que par influence et à l’aide d’intermédiaires. Ses diplomates sont puissans et écoutés; l’Europe cependant n’y a aucune autorité publique et reconnue. Lord Stratford a été tout-puissant à Constantinople, mais il n’avait pas d’autre titre que celui d’ambassadeur d’Angleterre. Il était tout par ses conseils, qui étaient des ordres; il n’était rien en droit. A Beyrouth, pour la première fois, il y a eu une autorité européenne, reconnue et publique, prenant part à l’administration d’une province turque, contrôlant les actes des fonctionnaires ottomans. Il est vrai que Fuad-Pacha, sur l’injonction venue de Constantinople, a fait tout ce qu’il a pu pour annuler la commission de Beyrouth après avoir semblé pendant quelque temps vouloir s’appuyer sur elle. Il a peu à peu détruit le pouvoir de la commission, mais il n’a pas détruit le précédent qu’a créé l’installation à Beyrouth de cette autorité européenne. A Dieu ne plaise que je souhaite à d’autres provinces de l’empire turc d’acheter aussi cher que l’a acheté la Syrie le privilège d’avoir dans son sein une autorité européenne! lais enfin, si le fanatisme musulman inonde encore de sang quelque province de la Turquie, soit en Europe, soit en Asie, l’Occident sait quelle voie il doit suivre pour obtenir la répression des massacres et la réparation des désastres. Il sait que le maintien de l’intégrité de l’empire ottoman comporte cependant des interventions salutaires, et que l’indépendance de la Porte-Ottomane ne va pas jusqu’au droit de laisser égorger impunément les chrétiens d’Orient, La sécurité des populations chrétiennes de l’empire ottoman est un des principes fondamentaux du traité de Paris, et ce principe, consacré par une première application en Syrie, fait dorénavant partie du droit public de l’Europe.


SAINT-MARC GIRARDIN.

  1. Voyez la livraison du 15 juin 1861.
  2. Dépêche de M. Thouvenel à M. de Persigny, documens anglais, p. 45, n° 66.
  3. Documens anglais, p. 92, n° 106.
  4. Ibid., p. 153, n° 148.
  5. Ibid., p. 152.
  6. Il s’agit des comités chargés d’apprécier les dommages et de donner des secours.
  7. Documens anglais, p. 204 et 205, n° 182.
  8. Documens anglais, p. 170, n° 163.
  9. Documens anglais, p. 363, n° 270.
  10. Lettre de lord John Russell à lord Dufferin, p. 462, n° 366.
  11. Documens anglais, p. 422 et 423, n° 329 et 330.
  12. Saïd-bey-Djumblat n’a pas été exécuté : par transaction, il est mort dans sa prison à Beyrouth.
  13. Les quatre signataires sont M. Béclard, commissaire français, lord Dufferin, commissaire anglais, M. de Rehfues, commissaire prussien, M. Novikov, commissaire russe.
  14. Documens anglais, p. 450, n° 351.
  15. Documens anglais, p. 502, n° 375. Vingt-troisième séance de la commission internationale, 28 février 1861.
  16. Documens anglais, p. 507, n° 375. Vingt-quatrième séance de la commission, 2 mars 1861.
  17. Ibid., p. 502, n° 395.
  18. Ibid., p. 169, n° 163.
  19. Lettre du 27 février 1861, p. 479, n° 373.
  20. Treizième séance de la commission internationale, p. 292, n° 225.
  21. Ibid., p. 294.
  22. Documens anglais, p. 313, n° 229.
  23. Documens anglais, p. 480, n. 373.
  24. Documens anglais, p. 511, n° 377.
  25. Documens anglais, p. 512 et 513, n° 377.
  26. Dix-huitième séance de la commission de Beyrouth, p. 378, n° 288.