Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/11

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E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 59-64).


XI

LA RÉAPPARITION.


Georges Raymond était resté pensif. Il réfléchissait que son horizon judiciaire commençait à se colorer depuis quelques jours. L’aventure d’Hector d’Havrecourt, celle d’Elmerich, qui tous deux étaient venus lui demander conseil, lui ouvraient des perspectives jusqu’alors inconnues.

― Aurai-je donc, enfin, quelque grosse affaire ? Mon heure serait-elle sur le point de sonner ? Aim, dit-il à Elmerich avec une confiance qui repoussait avec vivacité dans son âme au moindre souffle de la fortune, j’attendrai de pied ferme le prétendu bienfaiteur dont tu as reçu la visite. C’est peut-être quelque agent d’affaires qui ne t’a dit que ce qu’il a voulu ; mais je le verrai venir et je ne te laisserai pas duper, je l’espère.

― Oh ! mon cher Georges, s’écria Elmerich en laissant enfin éclater sa joie avec une ingénuité d’expression charmante, quel bonheur si nous pouvions avoir seulement une centaine de mille francs. Comme ta position au barreau changerait, et moi je pourrais, enfin, faire jouer mon opéra !

― Cher ami, lui dit Georges touché jusqu’aux larmes de l’élan de cœur avec lequel Karl le mettait de moitié dans le partage de cette fortune problématique, tu es bon comme un enfant. Mais, dis-moi, as-tu quelques papiers de famille ?

― Un extrait de naissance, un certificat de libération du service militaire, quelques papiers de collège, des prix de classe, voilà toutes mes archives ; si cela peut te servir à quelque chose, je te l’apporterai. Et maintenant, si tu es libre, nous irons faire un tour au Luxembourg et tu viendras ce soir à la pension.

Au mot de pension, Georges Raymond fit la grimace.

On sait déjà que c’était le seul sujet de dissentiment entre les deux jeunes gens. Jeté par le hasard dans un coin obscur du quartier Latin avec des jeunes gens de son âge, dont les idées avaient déteint sur lui, on se rappelle qu’Elmerich avait embrassé les doctrines de l’école humanitaire avec tous les entraînements d’une nature généreuse et confiante.

― Georges, tu as tort de ne pas mieux aimer nos camarades. Ne sommes-nous pas comme eux, ne sont-ils pas comme nous des déshérités ? N’avons-nous pas les mêmes besoins et les marnes souffrances ? Pourquoi les fuir ?

― Eh bien, allons au Luxembourg et ce soir à la popotte, dit gaiement Georges Raymond. Mais avant laisse-moi plaider mon affaire.

Et Georges rentra à la 5e chambre où, électrisé par la présence de Karl qui était devenu son client, il plaida fort bien son affaire. Karl lui en fit son compliment et Georges eut la satisfaction de voir Me Léon Duval, qui plaidait comme un simple mortel à la 5e chambre, ce jour-là, se pencher à l’oreille d’un de ses confrères en lui disant : « Quel est donc ce jeune avocat ? » Il était près de quatre heures et le Palais commençait à devenir désert. Georges alla ôter sa robe, et les deux jeunes gens descendirent les marches du grand escalier comme deux écoliers en vacances.

Au moment où ils traversaient bras dessus bras dessous la rue des Saints-Pères, ils entendirent appeler derrière eux ; c’était Léon Gaupin qui accourait en brandissant un manuscrit, et ils s’étaient arrêtés pour l’attendre lorsque Georges quitta brusquement Elmerich dont Gaupin s’était emparé. Georges venait d’apercevoir à quelques pas devant lui, entrant chez un marchand de musique de la rue des Saints-Pères, deux femmes dont la vue lui causa la plus vive émotion.

Il avait cru reconnaître une démarche, des traits restés empreints dans son souvenir, et il alla plonger avidement ses regards à travers les vitrines du magasin où les deux dames venaient d’entrer. Son cœur battait fortement pendant qu’il cherchait à distinguer leur visage. Tout à coup la plus jeune se retourna.

C’était elle !

C’était la merveilleuse jeune fille qu’il avait vue huit jours auparavant à l’église Notre-Dame.

Elle était vêtue de noir comme le premier jour, et ses traits charmants, rendus plus suaves encore par des torsades de cheveux châtain-clair d’une nuance indéfinissable, brillaient de cette distinction exquise dont Georges avait été si frappé.

Elle était gantée de noir et sa petite main indiquait quelque chose au marchand, tandis que sa bouche, d’une grâce accomplie, laissait échapper des sourires éblouissants en prononçant des paroles que Georges Raymond n’entendait pas.

La dame qui l’accompagnait, mise aussi avec un goût irréprochable, pouvait avoir une quarantaine d’années et semblait prêter une complaisance quelque peu étudiée aux observations de la jeune fille.

Georges Raymond resta pendant quelques instants immobile, retenant son souffle comme s’il eût craint de faire envoler cette ravissante apparition. La conversation aurait pu se prolonger pendant une heure que Raymond n’aurait pas fait un geste ; mais un mouvement parut s’opérer dans l’intérieur, tandis que le marchand saluait bien bas, et la jeune fille sortit du magasin avec cette vivacité charmante et contenue qui révèle l’habitude du grand monde.

Georges était presque devant la porte, il était impossible que la jeune fille ne le vît pas, et le regard du jeune homme fixé sur elle semblait lui dire : « Vous rappelez-vous ? » Le regard de la jeune fille croisa en effet le sien ; mais il reçut un coup de poignard dans le cœur : la ravissante inconnue avait abaissé son voile avec une glaciale indifférence ; puis, prenant le bras de sa compagne, elles s’engagèrent rapidement dans la rue de Lille.

Georges Raymond ne songea plus à ses amis qui causaient encore au coin de la rue des Saints-Pères. Obéissant à l’impulsion qu’il avait ressentie dès la première minute en revoyant la jeune fille, il suivit de loin ces deux femmes sans se rendre compte de ce qu’il faisait ; puis il se rapprocha quelque peu en s’apercevant que son approche ne changeait rien à l’allure simple et posée de leurs mouvements.

La rue était presque déserte, et Georges eut le temps d’admirer cette chose merveilleuse qui ne peut se décrire : la démarche d’une Parisienne élégante avec un petit pied, apparaissant de temps à autre avec un bruit cadencé sous les plis d’une robe imperceptiblement relevée.

Chacun des mouvements que faisait la jeune fille, chacun de ses pas, chacune des ondulations de sa robe agitaient son cœur et y faisaient fleurir une pensée pleine de charme et de douleur à la fois.

Georges Raymond n’avait jamais aimé. Toujours ployé sous le poids des préoccupations, du travail, de la pauvreté, il n’avait touché qu’en passant aux amours banales du quartier Latin, sans avoir rencontré dans sa vie dénuée de tout contact avec le monde, une seule occasion d’émousser la sensibilité profonde qui était restée à l’état latent au fond de son âme. Il avait la faiblesse de rêver des amours élégantes, et, sentant bien qu’il n’était qu’un pauvre diable, il s’était résigné à vivre fièrement dans la solitude d’un cœur que la première épreuve devait profondément ébranler.

Les deux dames s’arrêtèrent tout à coup en face d’un hôtel aujourd’hui démoli qui se trouvait à l’extrémité de la rue de Lille, entouré de grands arbres dont on apercevait les branches flotter au-dessus des murs du jardin.

La jeune fille n’avait pas un seul instant détourné la tête, quoiqu’elle se fût probablement aperçue, ainsi que sa compagne, de la présence du jeune homme, et, lorsque la porte de l’hôtel s’ouvrit, elles disparurent toutes deux, tandis que la porte se refermait sur elles avec un bruit majestueux.

― Imbécile ! se dit Georges Raymond, pourquoi m’aurait-elle reconnu ? Je ne suis ni beau ni élégant. Et il jeta sur son costume extrêmement modeste un regard de compassion.

Au même moment, un domestique portant une casaque rouge, et pouvant être un palefrenier, sortit de la loge du concierge et traversa la rue.

― Pardon, lui dit Georges en voyant qu’il avait une tête de Gros-René et en feignant de chercher une adresse, pouvez-vous me dire à qui appartient cet hôtel ?

― À M. le comte de Marcus.

― Ah ! très bien ! et ces dames qui viennent de rentrer ?

― C’est la nièce de M. le comte, Mlle de Nerval, que vous avez dû voir avec sa dame de compagnie.

― Très bien, mon ami ; merci, dit Georges qui se sentait rougir de sa hardiesse, je sais son nom. Mlle de Nerval !

Je suis un ver de terre amoureux d’une étoile,


dit-il, s’appliquant le vers de Ruy-Blas et certainement j’aurais moins de prix à ses yeux que l’un des laquais qui la servent ; car, toute réflexion faite, un lettré sans le sou ne vaut pas un laquais bien dressé ; puis, fermant le poing dans sa poche, il dit à vois basse avec une véhémence furieuse :

― Oh ! oui, je serai un jour riche et célèbre, ou je mourrai !