Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/12

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E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 65-70).


XII

CAMBRINUS.


Qu’était devenu Karl Elmerich après la disparition de Georges Raymond ?

Au bout d’une demi-heure d’attente, il était retourné assez tristement à la pension avec Léon Gaupin, et il soupirait chemin faisant.

― Ton ami Raymond est un poseur, un lâcheur et…

― Léon ! dit Elmerich en l’arrêtant par un regard limpide qui désarmait la malveillance, ne me dis pas de mal de Georges. Je ne souffrirais pas qu’on en dît de toi. Ce qui m’attriste parfois dans nos conversations à la pension, c’est la manière dont nous parlons les uns des autres, et ces plaisanteries cruelles que vous faites. Si nous sommes des amis, des frères, si nous avons les mêmes croyances, les mêmes sympathies, si notre cause est celle de la justice, de la vérité, pourquoi ne sommes-nous pas plus indulgents ? Tu ne sais pas combien Georges est bon ; combien il est dévoué pour moi, et, peut-être, grâce à lui, notre position à tous changera-t-elle bientôt, car…

― Car ? fit Léon Gaupin, étonné de l’accent de ces paroles et du mystère qu’elles semblaient annoncer.

Mais Karl Elmerich garda le silence.

― Achève donc ! dit Léon Gaupin de plus en plus intrigué.

― Je ne puis parler encore, mon ami ; c’est trop tôt, ce serait peut-être te préparer une déception.

― Très bien ! dit Gaupin en sifflotant avec rage entre ses dents. Tu as des secrets pour moi que tu n’as pas pour Georges. Merci.

― Eh bien, travaille, refais le troisième acte du Siège de Corinthe, puisqu’on ne le trouve pas bon, et je te dirai ce qui t’intrigue si fort à la fin de la semaine.

― C’est ça, une tartine si je suis bien sage ; mets-moi un bourrelet, envoie-moi en nourrice, ce sera plus simple.

Karl le prit en riant par le bras, mais Gaupin grommelait toujours.

Quand ils arrivèrent à la pension, ils y trouvèrent calme plat. Oudaille, Soulès, Belgaric, de l’Odéon, n’étaient pas là, Coq non plus. Lecardonnel et Ecoiffier firent seuls attention aux deux jeunes gens. Marius Simon et le marquis étaient totalement absorbés par une conversation particulière.

― Elle est belle au delà de toute expression, et j’en suis fou, disait le marquis.

― Très bien ! tu l’as déjà dit et tu le répéteras encore, mais

En quoi puis-je servir tes amoureux desseins ?


comme dirait Belgaric.

― Faire son portrait de mémoire quand tu l’auras vue et contemplée, faire un chef-d’œuvre que je lui adresserai avec ces mots : Hommage du marquis Contran de Cimeuse à la comtesse de Tolna. Le reste me regarde.

― Eh ! l’ami, ce sont là des fantaisies royales ; mais qui est-ce qui en payera les frais ? Qu’est-ce que ça me rapportera à moi, tout ça ?

― Pas un sou, puisque c’est pour mon compte que tu fais le portrait ; mais de par moi tu auras tes entrées dans le salon de Mme  de Saint-Morris, chez qui tu verras la belle comtesse. Or, le salon de Mme  de Saint-Morris ouvert pour toi, avec ton talent, ton esprit, ton sang-froid, c’est le succès, tu es lancé…

― Pas de boniment, je tiens l’article.

― Tu refuses ?

― J’accepte.

Tout à coup la porte s’ouvrit brusquement, comme si elle était poussée par une rafale.

― C’est Cambrinus ! Voilà Cambrinus ! crièrent deux ou trois nouveaux venus qui faisaient du bruit comme s’ils amenaient avec eux l’empereur du Maroc. Au même instant apparut au milieu de ses compagnons un gros garçon chevelu, trapu, barbu, à la mine joviale et hardie. Il y avait une solution de continuité entre son gilet et son pantalon, et il se campa sur la hanche en entrant comme s’il était sûr à l’avance de l’effet qu’il allait produire.

― Jean ! vite, voyez à servir un excellent potage à ce cher M. Gaspard, que l’on n’a pas revu depuis quinze jours.

Le père Lamoureux venait de lâcher sa meilleure formule, une formule à rendre jaloux Marius Simon lui-même. Quel était donc cet autre favori pour qui le père Lamoureux pouvait se fendre d’une telle locution ?

― Merci, merci, papa, j’ai dîné, dit d’une voix retentissante celui qu’on appelait Cambrinus en frappant sur le ventre du père Lamoureux ; et, comment ça va ? mille guimbardes ! et Mme  Lamoureux, et le petit galopin ? mille bombardes ! J’arrive de Bordeaux ; ça chauffera, là-bas, pour les élections.

Jean, avance à l’ordre, prends mon paletot, je te promets cent sous !

Me voilà, me voilà ! attendez donc, vous autres, qu’on fasse ses civilités à son gargotier d’enfer, à son petit père Lamoureux, au bienfaiteur de la jeunesse, humanitaire et souffrante, à l’amphitryon de cette table antique, dont je me flatte d’être le plus bel ornement.

Et tout en parlant, tout en gesticulant, tout en distribuant des poignées de main à foison, Cambrinus reparut au milieu de la salle soulevée pour lui faire ovation.

Louis Gaspard dit Cambrinus, le roi des chopes, à cause de son aptitude à les absorber, était un des habitués les plus célèbres de la pension du père Lamoureux. Il suffira de dire que Gaspard était Toulousain, né par conséquent sur les bords de la Garonne, qu’il était journaliste à Paris, quoique sans occupation présentement, qu’il s’occupait de politique par vocation, qu’il connaissait toutes les tables du quartier Latin, toutes les brasseries, tous les cafés-concerts, tous les caboulots, et en était également connu ; que, depuis trois ans qu’il était à Paris, il avait su se faire des admirateurs et des amis partout, dans les petits journaux, dans les petits théâtres, chez les petits marchands, parmi les ouvriers des faubourgs ; qu’il s’était glissé dans tous les cénacles républicains avec les vieux, avec les jeunes ; qu’il connaissait tous les hommes politiques, tous les députés, enfin que sa réputation, sa notoriété, croissaient de jour en jour, presque d’heure en heure, sans qu’il eût fait un livre, ou écrit une ligne dans un journal.

Ce qui avait mis le comble à sa réputation, c’est qu’au bal Bullier il avait, quinze jours auparavant, culbuté d’un formidable coup de poing un agent en bourgeois qui avait prétendu l’arrêter. Depuis ce jour, il n’était question que de cela dans les estaminets, et on parlait de lui pour la députation.

Mais il ne convient pas d’interrompre plus longtemps les joyeux propos de Cambrinus, qui, la chope en main, choquait déjà son verre contre ceux de ses amis, groupés autour de lui pour l’entendre, à l’exception de Marius Simon et du marquis qui faisaient bande à part, ne prisant que fort peu la faconde d’un rival récemment échappé de sa province.

― Mes amis, s’écria Cambrinus en secouant sa crinière et en prenant une pose magnifique, tout va bien, bonnes nouvelles sur toute la ligne. Vive Dieu ! nos bons Toulousains voteront comme un seul homme pour la bonne cause. Si cela peut vous être agréable, je vous l’annonce et je vous annonce aussi que j’ai la gorge emportée à force de crier depuis huit jours dans les husteings toulousains. Jean, à boire, mon garçon. Messieurs, veillons au salut de l’empire ! Et, changeant tout à coup de voix, il se mit à contrefaire un célèbre orateur du gouvernement parlant à la tribune du Corps législatif, imitant à s’y méprendre et la voix et les gestes de celui que le Siècle appelait le Grand vizir : Oui, messieurs, cette grande, cette noble politique que j’ai l’honneur de représenter devant vous, s’abrite sous les plis du drapeau glorieux qui a fait le tour du monde avec toutes les gloires de la France. De l’ordre, nous en répondons, nous en répondons parce que nous répondons de nous, parce que nous répondons de la France, parce que nous répondons de notre dignité nationale devant l’Europe attentive à chacun de nos actes, et si des passions anarchiques, si des hommes de désordre…

― Jacquinet, apporte un parapluie pour m’abriter contre les postillons de Gaspard, cria Marius Simon au plus jeune garçon de salle en entourant de ses bras son assiette menacée par les aquilons pluvieux de Cambrinus, qui était son voisin.

― À la santé de Cambrinus, vive Cambrinus ! crièrent ses partisans, tandis que le tribun de la pension Lamoureux attendait le moment opportun pour recommencer une tartine.

― Comment Karl ne ramène-t-il pas Georges Raymond avec lui, puisqu’il est allé le chercher au Palais après la visite de Doubledent ? dit Ecoiffier à l’oreille de Lecardonnel.

― Je vais le savoir en causant avec Karl, répondit Lecardonnel.

― Et moi je vais chez Doubledent.

― Nous nous retrouverons au cercle.

― Entendu.