Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/20

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E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 113-116).


XX

SAUVETAGE DU Barbare ET AUTRES QUESTIONS PENDANTES.


On sait maintenant comment Berg-op-Zom et Marius Simon avaient été rappelés dans les bureaux du journal.

À son entrée, le vieil épicier, suivi de Marius, fut reçu en grande pompe par toute la rédaction du Barbare, ayant Coq à sa tête.

Gédéon Mathieu et Belgaric battaient aux champs sur la table ; le marquis, orateur de la députation, jouait dans sa main, formée en cornet, l’air de la Casquette au père Bugeaud.

Enveloppé par les jeunes gens, harangué par le marquis, le vieil épicier, moitié riant, moitié grommelant, finit par se laisser vaincre et consentit à aller chez l’imprimeur, où plusieurs des jeunes gens offraient de le portier en triomphe.

Léon Gaupin, découragé, ne s’était pas mêlé à cette scène ; il continuait à recevoir les consolations de Karl.

— Je t’ai fait inviter chez la vicomtesse, dit le marquis à Marius qui avait accepté, sous bénéfice d’inventaire, la proposition assez bizarre du jeune homme.

— C’est à crever de rage ! dit Léon Gaupin revenant sur son déboire dont il ne pouvait digérer l’amertume. Un gredin de directeur qui gagne deux mille francs dans mon jeu et qui me refuse pour la seconde fois les Noces vénitiennes que je lui avais remises en mains propres. Il ne l’avait seulement pas lue ; il m’a dit, chose incroyable, insensée ! que si je voulais avancer les frais de costumes on monterait la pièce. Voyez-vous les auteurs dramatiques obligés maintenant d’avancer les frais de costumes des pièces qu’ils composent ! Et on ne mettra pas à feu et à sang des théâtres où de telles choses se passent !

— Patience, camarade, nous aurons notre heure ! dit Coq.

— Érostrate-Gaupin incendiant le temple des Délassements-Comiques avec son manuscrit refusé ! Tableau du prochain Salon par Marius Simon, dit l’impitoyable railleur.

— Vous autres artistes, vous vous en moquez, dit Léon Gaupin retournant sa colère contre Marius. Si vous faites une œuvre de mérite, vous n’êtes pas désarmés comme nous. Le public la voit, la juge et, si crétin qu’il soit, en général, il compte toujours dans son sein quelques hommes de goût qui imposent leurs suffrages ; il en est de même de l’acteur et du musicien : le public peut les juger par les oreilles ou les yeux. Mais que je fasse un livre, un drame, une comédie, qui me jugera ? Un libraire imbécile qui ne comprendra pas mon livre, un pornocrate de directeur livré pieds et poings liés à la camarilla de son théâtre, qui ne lira pas ma pièce. Nous autres écrivains, poètes, gens de lettres, nous sommes assassinés par les impresarii, sans appel possible à l’opinion si on ne veut ni nous jouer, ni nous imprimer.

— Et quand le succès dépend d’une claque qu’il faut payer, dit Belgaric, est-ce plus drôle ?

— Et quand il dépend des pharmaciens, dit le docteur Gédéon Mathieu, est-ce plus gai ? Oh ! être toujours jours sans le sou au milieu de la vie parisienne ! Enfer et Tantale ! Oh ! le luxe ! Oh ! les arts ! Oh ! les femmes ! Oh ! madame ! ajouta Gédéon Mathieu en tombant aux genoux de Zoé-Canada, qui se bouchait les oreilles pour ne pas être assourdie.

— Non, non ! tout le mal est dans la dégradation et l’immoralité de l’art théâtral, reprit Belgaric dont les sentiments moraux se réveillaient toujours quand on arrivait à ces discussions.

— Tu as raison, mille guimbardes ! dit tout à coup une voix puissante qui ébranla les murs du bureau de rédaction, et qui était celle de Cambrinus ; oui, l’art succombe et la littérature aussi, la peinture, la musique…

— Et la danse, interrompit le marquis, qui prévit une tirade à l’apparition de Cambrinus et essaya d’y couper court.

— Et la danse aussi, reprit Cambrinus écrasant du volume de sa voix tous les murmures. Que sont devenues toutes ces filles ailées de l’imagination et de l’esprit, grâce aux influences corruptrices qui s’étendent à toutes les directions de l’intelligence nationale ! C’est le favoritisme, et un favoritisme honteux qui refoule les talents, opprime les facultés, décourage les créations et les idées neuves dans tous les genres.

On a embauché toutes les médiocrités pour les opposer comme des remparts de terre glaise à l’expansion des intelligences et des forces actives de la génération nouvelle dont on redoute le génie.

On a organisé une littérature officielle, un journalisme officiel pour bâillonner les esprits réfractaires à la servitude intellectuelle et morale du temps présent. Nous souffrons tous du même mal, amis ! de l’impossibilité d’arriver au milieu d’une société sénile qui ne veut faire aucune part à la jeunesse et raye impitoyablement…

— Qui est-ce qui a une épingle pour dégonfler Gaspard ? cria Marius Simon.

— En dehors des académies, qui ne sont que des hospices d’invalides, reprit Cambrinus un instant ébranlé par ce lardon, le grand art est prostitué à tous les marchands chauds de scandale. Toutes les formes qu’il affecte ne sont que des excitations à la débauche, et les muses elles-mêmes font le trottoir !

— Dites donc, parlez pour vous, dit Zoé-Canada en voyant l’œil inspiré de Cambrinus arrêté fixement sur elle pendant qu’il gesticulait.

À ces mots, un fou rire s’empara de toute la rédaction.

— Evohé ! Bacchus ! s’écria le marquis, Zoé-Ganada qui se prend pour une muse !…

— Sont-ils amusants ! murmura Berg-op-Zom qui venait de rentrer.

— Il m’a promis qu’il te prêterait de l’argent, dit Karl à l’oreille de Gaupin.

— De l’argent ! dit Léon Gaupin qui sortit comme d’un rêve ; oh ! merci, mon bon Karl, tu es un dieu !

Tout à coup il fit des signaux extrêmement animés à quelqu’un du dehors, enjamba l’entresol et sauta par la fenêtre : il venait d’apercevoir Bouton-de-Rose sur le boulevard Saint-Michel.