Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/21

La bibliothèque libre.
E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 117-122).


XXI

LA QUESTION D’ARGENT.


Georges Raymond habitait, rue Jacob, au quatrième étage, un appartement garni d’un mobilier assez décent, à la condition qu’on n’y regardât pas de trop près.

La salle à manger était spacieuse, mais il n’y avait pas assez de chaises pour combler exactement tous les intervalles, et les étages du buffet de chêne traditionnel étaient dépourvus de toute espèce de faïences décoratives.

Il y avait une assez belle pendule dans son cabinet, mais la bibliothèque en bois noir manquait de livres. Le sacramentel répertoire de Dalloz en remplissait les rayons inférieurs, et les rayons supérieurs étaient occupés par des cartons figurant des volumes in-octavo. Il n’y avait pas de garniture sur la cheminée. Les fauteuils et les chaises n’étaient pas de la couleur du canapé.

Quant au salon, à part quelques débarras, quelques tableaux, quelques objets déposés ça et là sur le parquet, il formait un grand vide qui attendait pour être comblé les hasards d’une fortune meilleure.

Georges Raymond avait acheté au fur et à mesure de ses minces ressources, son chétif mobilier, en sorte qu’il n’avait pu rien assortir, rien compléter, quoiqu’il eût un goût très vif pour les belles choses et qu’il sût les découvrir.

Ce soir-là, à quatre heures, le jeune avocat revenait du Palais sa serviette sous le bras, s’arrêtant machinalement devant l’étalage des bouquinistes du quai de la Monnaie, tandis que d’autres figures judiciaires, avocats, avoués ou magistrats passaient de temps à autre par le même chemin.

Georges ne savait pas ce qu’il lisait ; il songeait à la belle jeune fille de Notre-Dame qu’il avait revue quelques jours auparavant, et dont il savait désormais le nom. Il songeait à Mlle de Nerval ! Mais une autre pensée rivalisait d’intensité dans son esprit avec celle-là ; c’était l’affaire de Karl Elmerich, c’était l’histoire de cette succession fantastique qui avait lui un instant devant ses yeux.

Doubledent, ce personnage problématique qui était tombé un beau jour dans la mansarde du jeune compositeur, n’avait pas reparu ; Karl n’en avait plus entendu parler.

Ce grand procès, cette grande affaire qui avait point un instant à l’horizon, s’était effacée dans la brume. Georges retombait dans les mornes espaces du néant où il avait vécu.

— Rien d’heureux ne n’arrivera jamais, se disait-il, j’ai la malechance ! Ma mère morte en me donnant le jour, mon père assassiné, la solitude, la pauvreté, la souffrance, voila ma destinée, voilà mon lot ! Le vicomte a raison, il faut être pervers pour réussir. Moi qui n’ai fait de mal à personne au monde, qui ne demande qu’à vivre de mon travail, la société m’écrase et me foule aux pieds. Où donc est la Providence pour moi ? Qui est-ce qui me tirera de cet abîme ?

Et, en disant cela, il monta lentement ses quatre étages comme un homme pour qui le temps n’a aucun prix. Il n’eut pas la peine de mettre la clef dans la serrure ; sa vieille domestique, qui avait reconnu son pas dans l’escalier, lui ouvrit la porte.

C’était une pauvre femme, veuve d’un garçon de banque, que la nécessité avait réduite à faire des ménages de garçons. En voyant ce jeune homme si triste, si rangé, travaillant toujours dans son cabinet et ne recevant jamais de femmes, elle s’était attachée à lui avec le dévouement du chien caniche. La bonne femme était un peu sourde, et il lui arrivait souvent, croyant entendre son maître sonner, de se déranger inutilement. Mais elle était si dévouée, elle paraissait si heureuse quand Georges annonçait qu’il dînerait chez lui, que ce dernier supportait avec douceur les invasions inopportunes qu’elle faisait de temps en temps dans son cabinet.

— Voila ce qu’on a apporté pour monsieur, dit la veuve Michel en lui présentant divers papiers. Elle pouvait les avoir lus, car il y en avait de dépliés. Georges vit du premier coup d’œil ce que c’était. Il les froissa silencieusement.

— Des créanciers ! murmura-t-il avec une voix sourde.

C’était exact. Il y avait une sommation à lui faite par son tailleur à l’effet de payer une facture de trois cents francs ; un commandement signifié par son propriétaire, prélude probable d’une saisie-gagerie, faute de payement du terme échu, et une feuille d’imposition passée du blanc au vert, du vert au rouge, du rouge au jaune et du jaune revenue au blanc sous forme de contrainte.

Le jeune avocat se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit dans son fauteuil de bureau, tandis que la veuve Michel, s’éloignant pour ne pas avoir l’air de remarquer, essayait une larme avec le coin de son tablier.

— Les créanciers sont ainsi et ils ont raison, fit-il. Ils ne peuvent pas s’imaginer qu’un avocat n’ait pas de quoi payer à de certains moments une note de blanchissage.

À peine achevait-il cette réflexion, qu’un coup de sonnette se fit entendre.

— Est-ce un client, ou un créancier ? dit-il en tressaillant.

Georges Raymond avait raison de prévoir les deux hypothèses. C’était un créancier. La veuve Michel le congédia et vint prévenir son maître.

— Bien, ma bonne dame Michel, tachez de renvoyer les autres s’il en vient, car je suis comme le pélican, je ne pourrais que m’ouvrir le flanc ou leur donner une livre de ma chair, comme d’après la loi des douze Tables.

La pauvre femme qui ne pouvait comprendre cette réminiscence du droit romain, se borna à hocher la tête en signe de tristesse.

Les causes de cette pauvreté qui, dans les professions libérales, présente un des côtés les plus dramatiques de la vie moderne ; les causes de cette indigence qu’on appelle la misère en habit noir, sont trop faciles à comprendre pour que nous ayons besoin de les analyser.

Dans les professions libérales, du moment où l’on ne possède pas de fortune, on vit au jour le jour, à moins que l’on ne soit complètement arrivé. L’existence matérielle cesse en même temps que la possession du numéraire. Et, pour ceux-la mêmes qui sont arrivés, l’esclavage de l’argent peut durer longtemps, bien longtemps encore, sans certaines conditions d’ordre et de prévoyance qui n’appartiennent pas toujours aux organisations d’élite.

Mais, pour un pauvre avocat encore à ses débuts comme Georges, la position est parfois si atroce qu’il est presque impossible d’en donner une idée exacte.

Il était arrivé à Georges Raymond de vivre pendant quinze jours avec vingt-cinq francs dans sa poche, d’autres fois de rester un mois sans avoir un sou à sa disposition, vivant sur le crédit précaire d’un gargotier dont les regards inquiets interrogeaient chaque jour sa figure pour savoir s’il paierait au dernier moment.

Chose horrible ! il n’avait pu payer son terme, cette obligation inviolable dont l’inaccomplissement au jour fixé équivaut, à Paris, pour un simple particulier, à une déclaration de faillite.

Comment trouver de l’argent ? À qui en emprunter ? À d’Havrecourt ? mais il ne l’avait pas vu depuis trois semaines, et d’Havrecourt n’en avait peut-être pas. Il avait froid dans le dos à la pensée d’un refus. À Karl ? Le malheureux enfant était plus pauvre que lui. Telles étaient les sombres angoisses éprouvées par un malheureux jeune homme qui, sans doute, n’avait pas toujours été aussi prudent que l’eût voulu sa situation, mais qui n’avait aucun vice, qui était plein d’amour du travail, de bonne volonté, d’illusion, de confiance, qui même avait l’amour de l’ordre et de la régularité dans les habitudes de la vie.

En face d’une crise aussi intense, il fallait à toute force prendre un parti. Georges n’avait jamais rien demandé à son oncle. Il mit la plume à la main et jeta vers lui un cri de détresse.

Tout à coup, un nouveau coup de sonnette se fit entendre. Georges tressaillit une seconde fois sur son siège en interrompant sa lettre.

— C’est un monsieur qui n’est point encore venu, dit la veuve Michel, et l’on devinait assez, à l’air de la bonne femme, les vœux qu’elle formait pour que ce fût un client !

— Son nom ? dit Georges qui craignait toujours de voir entrer un créancier sous la forme d’une personne inconnue.

— M. Doubledent, fit-elle en remettant une carte.

— Dieu ! c’est lui ! dit Georges à voix basse. Faites-le entrer ; non, faites-le attendre, ajouta-t-il, en réfléchissant qu’il devait se tracer un plan de conduite avant de parler à ce personnage fabuleux.