Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/32

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E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 189-209).


XXXII

INTRIGUES ET COMPLOTS À L’OPÉRA


Georges Raymond avait rendez-vous à minuit et demi avec Isabeau et il comptait, en attendant, aller passer la soirée à l’Opéra en compagnie de son ami Karl. C’était un jour de représentation extraordinaire ; on jouait Hamlet au bénéfice de Faure, et l’Empereur devait y assister avec l’Impératrice.

Dès sept heures et demie, la foule se pressait aux abords du théâtre pour voir arriver les équipages. Le poste de la rue Drouot avait été doublé, suivant l’usage. Les gendarmes de la garde, en grande tenue d’ordonnance, sur leurs superbes montures, stationnaient aux abords de la rue Le Peletier, pendant que des messieurs décorés, se promenaient çà et là, mêlés aux sergents de ville qui contenaient la foule. Georges Raymond, qui voulait faire une surprise agréable à Karl, n’avait pu obtenir deux stalles d’orchestre qu’à prix d’or, car la salle allait contenir le tout Paris des grands jours.

Le jeune avocat, devançant l’heure du rendez-vous qu’ils avaient pris et cédant, sans arrière-pensée, au plaisir d’aller annoncer à Karl Elmerich la découverte extraordinaire qu’il avait faite à l’audience, recevait en ce moment du jeune homme les marques de la reconnaissance la plus touchante.

— Moi ! héritier d’une grande fortune ! fils d’un père plusieurs fois millionnaire ! c’est un rêve, disait Karl. Ah ! si cela était vrai, comme nous serions heureux ! et il s’arrêta en contenant ses larmes ; il se rappelait comment était morte sa mère et quelle sinistre histoire on lui avait racontée de son père. Georges Raymond lui serra la main affectueusement ; mais, malgré lui, il était distrait.

— Ainsi, se disait-il, Karl est le fils de Daniel Bernard, cette jeune fille si ravissante que j’ai rencontrée à Notre-Dame est la belle-fille du millionnaire défunt ; c’est elle qui détient la succession ; c’est contre elle que je vais avoir à plaider, et j’ai pour adversaire l’homme redoutable qui tient tous les fils de cette étrange affaire dans ses mains. Quelle singulière destinée est la mienne ! Mon avenir dépend de ce que je vais faire, je le sens ; mais qui me donnera la prudence et la force dont j’ai besoin pour réussir ?

À huit heures, la salle de l’Opéra était au grand complet, les premières loges étaient resplendissantes de parures, on ne voyait même, aux secondes loges et aux balcons, que des toilettes élégantes. Presque toutes les notabilités politiques et littéraires se trouvaient là, ainsi que les hauts bonnets de l’industrie et de la finance, les G…, les D…, les d’Ei…, les deux P… malgré leurs récentes mésaventures.

Dans la loge de la princesse Mathilde, on apercevait le baron D… et M. B…, l’un des promoteurs des plus influents de la transformation libérale et parlementaire qui se préparait dans les nouveaux conseils du souverain.

Mmes  de P… et de G… se faisaient remarquer au premier rang par l’éclat de leurs toilettes et recevaient de temps à autre, dans leurs loges, la fleur de la gentry parisienne : le duc de T…, P…, récemment fait duc de M…, le duc de G…, le marquis de L…, le baron de B… e tutti quanti. La princesse de M… se trouvait dans une avant-scène du rez-de-chaussée avec la princesse de T…, si renommée par l’éclat de ses réceptions et l’excellence de ses dîners. Tout à côté, la princesse A. M… causait avec M. E… de G…, oracle de tous les gouvernements et amateur de toutes les fêtes.

La salle regorgeait de journalistes, et tous les chroniqueurs du lundi étaient à leur poste, mêlés à des écrivains, des gens de lettres et des artistes de tout genre : Théodore Barrière, de Boissieux, Victorien Sardou, P.-J. Sauveterre, Théodore Rousseau, Millet, le peintre Regnault dont la renommée ne cessait de grandir depuis l’exposition de la Salomé ; Marius Simon, dont le talent austère était déjà très apprécié à cette époque, et qui devait sortir avant peu du cercle des déclassés.

Une des premières personnes que Georges aperçut en entrant dans la salle, ce fut le marquis. Gaspard, dit Cambrinus, qui connaissait Dieu et diable dans le journalisme, n’avait pas manqué de se faufiler lui aussi à cette représentation, et il pérorait tout haut à côté de Paul Foucher son voisin, en attendant le lever de la toile.

Georges aperçut dans une loge d’avant-scène la vicomtesse de Saint-Morris avec Raffaella et Mme  de Bois-Baudrant. Il reconnut successivement Alfred Leroy, de la Banque portugaise et du Clocher, le baron de Van-Klem-Putt, causant dans la loge du corps diplomatique avec le général P…, comte de R…, arrivé de l’avant-veille à Paris, pour intriguer auprès du gouvernement français dans l’intérêt du prince de Carignan, candidat à la couronne d’Espagne, depuis la chute d’Isabelle, détrônée par la révolution espagnole.

Tout à coup un mouvement muet se fit dans la salle, les chapeaux se levèrent, l’Empereur, accompagné de l’Impératrice, de M. Mocquart et du général Fleury, venait d’entrer dans sa loge. Le chef de l’État, après avoir répondu, par des inclinaisons de tête, aux démonstrations respectueuses dont il était l’objet, jeta autour de lui ce regard lent et fatigué qui lui était habituel ; pendant que l’Impératrice, toujours souriante, causait avec Mlle  Bouvet. La représentation commença.

Mais, pour les personnages de cette histoire, l’intérêt réel de la soirée n’était pas sur la scène, il était dans la salle où des choses fort extraordinaires se passaient. Le préfet de police était dans sa loge depuis un instant et il y était seul lorsqu’un homme d’une trentaine d’années, à la tournure militaire, y entra rapidement après avoir échangé quelques mots avec l’ouvreuse. C’était Paul Beaulieu, chef du cabinet du préfet de police, qui fut nommé secrétaire général de la préfecture de la Gironde quelques mois après.

— Êtes-vous prévenu, monsieur le préfet, de ce qui se passe, dit-il à l’oreille de son supérieur… un attentat possible ce soir à la sortie de l’Empereur.

— Il y a dix minutes à peine, je l’ai su par Bonafous, au moment où je sortais de chez moi. Impossible de faire prévenir l’Empereur avant son départ pour l’Opéra, je n’ai pu qu’accourir ici où je vous ai fait mander en toute hâte.

— Quels ordres ? dit laconiquement le chef de cabinet.

— Les mesures essentielles sont prises. Cherchez dans la salle Bosquetti, vous le connaissez ? C’est lui qui m’a fait avertir par Bonafous. Il dit avoir surpris le complot par un de ses amis qui en fait partie. Il connaît l’assassin, qui est dans la salle, et peut le désigner. Allez, quand vous aurez trouvé Bosquetti, venez me rejoindre et prendre mes instructions. Ah ! prévenez d’abord le ministre de l’intérieur, qui n’est sans doute pas averti. Que personne n’entre ici que vous, M. Bonafous, le chef de la sûreté et, au besoin, Bosquetti.

Le chef du cabinet s’éloigna aussitôt ; mais, au moment où il se dirigeait vers l’escalier, il se croisa avec M. Bonafous, qu’il arrêta d’un signe, et il le mena dans le foyer, alors complètement désert. Faure remplissait la salle des magnifiques éclats de sa voix dans le grand morceau du troisième acte.

— Quelques détails rapides, je vous prie, sur cette affaire dont vous ne m’avez dit qu’un mot, fit le chef de cabinet.

— Je ne sais, moi-même, que ce que m’en a dit Bosquetti, répondit M. Bonafous en se tournant vers l’impassible Ferminet dont les paupières hermétiquement closes en ce moment annonçaient assez la gravité de la situation.

On veut renouveler la tentative d’Orsini avec une bombe perfectionnés d’un petit volume, mais d’une puissance puissance d’explosion dix fois plus grande, qui sera jetée sous les pas de l’Empereur au moment où il descendre l’escalier. L’assassin peut la cacher dans la poche de son paletot et doit être déguisé en laquais.

En ce moment même mes agents observent tous les laquais qui sont dans le vestibule. Il parait que l’assassin est envoyé ici par Mazzini, d’accord avec les principaux chefs de l’Internationale et quelques gredins des faubourgs.

Voilà où l’Empereur nous mène, avec toutes ses bontés, au lieu de faire une nouvelle marmelade de décembre avec tout ce monde-là. Je ne peux pas vous en dire davantage ; il faut que j’aille observer les alentours de l’Opéra, de concert avec le chef de la police de sûreté.

En ce moment, un individu portant un gros paletot et fumant sa pipe, comme un marchand du voisinage, se tenait dans la rue Chauchat, au coin de l’Hôtel des Ventes, endroit qui de tout temps n’a presque jamais été éclairé. Un second individu vint l’aborder, et ils se mirent à parler en patois provençal.

— Qu’est-ce que fait notre homme ? dit le premier au second.

— Il a pris la place d’un de ses amis, garçon limonadier au café du théâtre, afin de pouvoir observer la position à son aise.

— C’est un crâne que nous a envoyé là le père Capucin[1], dit le premier individu qui paraissait exercer sur le deuxième une certaine autorité, et quand le moment sera venu…

— Volard dit que cela ne réussira pas avec la boulette[2], dit le deuxième individu qui n’était autre que Coq, et il prétend que si on veut lui donner deux mille francs pour sa femme et ses enfants, il se charge de faire l’affaire avec son cure-dent[3].

— Oui, je la connais, celle-là ! pour qu’il file d’abord avec la monnaie ! Les choses resteront arrangées comme elles sont. J’ai les ordres de la Paternelle[4]. Mais ne nous tenons pas là plus longtemps : il y a des mouches aux alentours. Et les deux conspirateurs, remontant montant la rue Chauchat, rencontrèrent deux autres personnes avec qui ils échangèrent des signes d’intelligence. C’étaient Oudaille et Soulès.

Rentrons maintenant dans la salle de l’Opéra. Le ministre de l’intérieur, en attendant sa femme et sa fille, qui ne devaient arriver que vers dix heures, était en train de causer avec son secrétaire particulier, le vicomte de Bois-Laurier, jeune homme fort prétentieux et des plus moqueurs.

— Alors, on n’a rien découvert de cette correspondance ? demanda le ministre.

— Rien, Excellence ; nous avons cependant un agent très sûr chez le comte de B*** ; mais il a eu beau, dit-il, faire de son mieux, c’est-à-dire, à ce qu’il paraît, ouvrir quelques tiroirs et visiter quelques papiers, il n’a pu trouver aucune trace de la correspondance du comte de B*** avec les deux princes que vous savez.

— C’est bien extraordinaire, dit le ministre, l’homme dont vous me parlez n’est qu’un maladroit ou n’est pas un agent fidèle. Mais Bonafous avait parlé au préfet de police d’un certain usurier du nom de Doubledent, qui tenait ce d’Havrecourt dans ses griffes. A-t-on pu faire parler ce Doubledent ?

— Je ne sais rien de ces détails, Excellence.

— Voyez donc, dit le ministre en interrompant son chef de cabinet : dans cette loge, n’est-ce pas le comte de B*** lui-même, et derrière lui le vicomte d’Havrecourt, son secrétaire ?

— Vous ne vous trompez pas, Excellence, ce sont bien eux, dit Bois-Laurier en braquant sa lorgnette dans la direction indiquée.

— Du Clocher doit être par la ; dites-lui donc de ne pas les perdre de vue ; vous savez qu’il a des facultés acoustiques extraordinaires ; il peut y avoir quelques indications à recueillir de leur conversation et de leurs allures.

— Du Clocher ?… monsieur le ministre.

— Eh bien, quoi ?

— Il devient fort difficile à manier ; il prétend qu’il s’use, qu’on commence à l’éventer, et il menace de ne plus rien faire si on ne lui promet une sous-préfecture.

— Qui empêche qu’on la lui promette ? Au surplus, ce qu’il y a encore de mieux, c’est de livrer séance tenante à Bonafous la piste de ces deux personnages. Le hasard l’a mis au courant de toute l’affaire ; dites-lui de ma part que je compte sur son zèle ; qu’il prenne d’ailleurs en tant que de besoin les ordres du préfet de police.

À ce moment, le chef du cabinet du préfet de police entra, et, après avoir salué respectueusement l’excellence, lui fit part à l’oreille des renseignements alarmants qu’il était chargé de lui transmettre, de la part du préfet, sur la possibilité d’un attentat contre l’Empereur à la sortie de l’Opéra.

Le ministre bondit sur son siège comme s’il était assis sur la bombe dont le souverain était menacé.

— Mais je ne sais rien de tout cela, je n’ai aucun moyen d’action immédiat dans la main, dites à M. le préfet de police qu’il agisse de suite. Il est officier de police judiciaire, il a tous les pouvoirs que requiert la situation. Je lui délègue, en tant que de besoin, tous ceux que je possède. Voilà où l’Empereur nous mène, avec toutes ses velléités libérales, dit-il en se tournant vers son secrétaire ; allez ! monsieur ; faites ce que j’ai dit et venez me retrouver aussitôt que cela sera nécessaire. Je vais faire prévenir de suite le chef du cabinet de l’Empereur ; justement il est là.

Georges Raymond en gants paille et en cravate blanche, avec un habit coupé à la dernière mode, promenait sa lorgnette dans les différentes parties de la salle pendant que Karl Elmerich, attentif à tous les détails de l’orchestration et du chant, ne perdait pas une note. Revu et corrigé par Georges Raymond comme G. Raymond l’avait été par d’Havrecourt, Karl avait perdu ces airs de négligence et d’abandon que Georges appelait en riant des airs de pianiste crucifié. Ses longs cheveux blonds avaient passé sous les ciseaux, Georges l’avait fait habiller par son tailleur, et sous cette forme nouvelle la rare beauté de Karl n’en était que plus achevée.

En le regardant Georges Raymond se sentait fier d’être le protecteur et l’ami d’un jeune homme aussi bien doué et il se disait que Karl, devenu riche, le protégerait à son tour.

— Voilà Georges décidément lancé, dit le marquis à Marius Simon dans un entracte, et de loin il adressait un salut amical au jeune avocat avec qui il s’était tant bien que mal réconcilié depuis leur querelle chez Mme  de Saint-Morris. Qui aurait cru que ce garçon si lourd se serait formé si vite ?

— Avec quelques billets de mille francs, un ami comme d’Havrecourt et une maîtresse comme Mme  de Tolna, il n’en faut pas davantage, dit avec une intention ironique Marius Simon qui savait que le marquis avait complètement échoué auprès de la belle Isabeau.

— Mais, mon cher, jamais Georges n’a été et ne sera l’amant d’Isabeau, dit le marquis d’un air plein de réticences.

— Et qu’en sais-tu ? fit Marius Simon.

— Je le sais ! appuya d’un ton particulièrement significatif le marquis, qui était vantard et qui essayait de tromper Marius, devant lequel son amour-propre avait cruellement souffert.

— Allons donc ! dit Marius qui ne croyait pas un mot de cette bonne fortune.

— C’est comme ça, mon cher ! fit le marquis en passant les pouces dans les entournures de son gilet.

— Et tu triomphes avant le portrait ?

— Avant le portrait, tu l’as dit. Mais elle est là, la comtesse, dit-il, heureux de trouver une diversion au persiflage de Marius.

— Où cela ?

— C’est bien elle, ajouta le marquis, montrant à Marius Simon une baignoire d’avant-scène dont les stores étaient levés, je l’ai parfaitement reconnue, le marquis de Saporta est derrière elle.

Le jeune homme ne se trompait pas, ec’était bien la comtesse et le marquis de Saporta qui se trouvaient dans cette loge, et il importe d’être au courant du dialogue qui s’échangeait entre ces deux personnages.

— Indiquez-moi donc, comtesse, dit de sa voix la plus indifférente le diplomate espagnol, un jeune avocat qui se trouvait chez la vicomtesse l’autre jour et avec qui vous avez dansé : M. Georges Raymond, je crois.

— Georges Raymond ? dit Isabeau paraissant chercher dans ses souvenirs… pas la moindre idée de ce nom-là… Ah ! attendez, un de ces petits jeunes gens qu’on invite comme figurants dans les bals… En vérité, je serais bien embarrassée pour me le rappeler.

— On disait que vous l’aviez remarqué, chère belle.

— Fi donc ! Seriez-vous jaloux ?

— L’ai-je été de d’Havrecourt ?

— Est-ce une querelle, marquis ? Voulez-vous que je vous donne vos huit jours ? Vous savez que cet homme m’est odieux.

— Eh ! bien, comtesse, voici une charade, je vous préviens qu’elle n’est pas difficile à deviner : Une femme charmante qui déteste un homme trouve du même coup le moyen de s’en venger, d’être agréable à son gouvernement, et…

— Et ?…

— Et de recevoir un présent royal ; que fera cette femme ?

— Encore faut-il savoir ce qu’on lui demande, dit Isabeau en jouant de l’éventail.

— On vous le dira, belle comtesse ; pour le moment, la question de cabinet est posée, dit en riant le fin diplomate.

Revenons à Georges Raymond qui écoutait en ce moment d’une oreille distraite les réflexions que faisait Karl Elmerieh sur la musique française, pendant l’entr’acte. Tout à coup il aperçut, au bout de sa lorgnette, dans une des loges de la première galerie, une ravissante tête dont la vue lui fit battre violemment le cœur. Il ne pouvait s’y tromper : c’était elle, c’était Mlle  de Nerval.

— Qu’as-tu donc ? lui dit Karl Elmerich en remarquant son émotion subite.

— Rien, répondit Georges, j’aperçois là-bas un de mes amis à qui il faut que j’aille dire un mot, attends-moi.

Et Georges Raymond, en proie au plus grand trouble, monta rapidement au premier étage. Il voulait voir de plus près encore Mlle  de Nerval ; il voulait contempler à son aise la traits de cette jeune fille qui l’avait si profondément impressionné dès le premier jour et qui se représentait à ses yeux dans des circonstances si extraordinaires.

La porte de la loge où elle se trouvait était entr’ouverte. Mlle  de Nerval était à côté d’une dame d’un certain âge âge que Georges reconnut pour l’avoir déjà vue avec elle, et, dans le fond de la loge, se tenait un vieillard à cheveux blancs de la plus belle mine, que Georges supposa supposa devoir être le comte de Marcus.

— Puisque vous sortez, mon oncle, laissez la porte ouverte un instant, Mme  de Dammartin et moi nous étouffons, dit Mlle  de Nerval en tournant la tête du côté du couloir.

Georges avait entendu ces paroles ; il connaissait maintenant la voix de Mlle  de Nerval, et cette voix était une mélodie ! Il regardait son cou, dont les formes étaient exquises. Elle était à peine décolletée, mais ce que l’on voyait de ses épaules était frais et charmant comme une esquisse de Boucher. Elle riait en montrant quelque chose à sa compagne, et ce rire perlé retentissait comme un écho céleste dans le cœur de Georges.

Soit hasard, suit par l’effet d’une de ces attractions magnétiques qu’on ne peut expliquer, elle aperçut immédiatement Georges qui était resté immobile, appuyé contre le mur de sa loge.

Elle le regarda avec ses yeux purs et profonds comme les eaux d’un lac. Qui peut dire à quel point la mémoire des jeunes filles est infaillible quand il s’agit de leurs admirateurs ! Mlle  de Nerval avait reconnu le jeune homme, et une légère expression de surprise parut sur ses traits.

— Dieu ! qu’elle est belle ! se dit-il. Et voilà ma partie adverse ! c’est contre elle que je vais avoir à plaider au nom de Karl.

La porte de la loge venait de se refermer.

— Il faut que je la revoie, qu’elle puisse me reconnaître au besoin, — et il pénétra dans un des couloirs de passages qui donnaient accès aux fauteuils de première galerie, pensant trouver là un poste d’observation où il pourrait revoir la jeune fille.

Sa tête était en feu ; au fond de son âme il n’apercevait plus Isabeau que comme une image renversée. Les projets les plus enthousiastes, les combinaisons les plus hardies, les espérances les plus folles se croisaient dans son imagination.

Le troisième acte venait de commencer ; il accepta avec empressement un strapontin que lui offrit l’ouvreuse et qui lui permit de prolonger son extase.

À ce moment le marquis de Saporta, rentrant dans la loge de la comtesse de Tolna, se croisa avec du Clocher.

— Je gagerais que le vicomte part cette nuit, dit ce dernier à voix basse à l’oreille du noble Espagnol.

— Qui peut vous le faire supposer ?

— Excellence, je vaux cent mille francs par an rien que pour mon flair, dit du Clocher en se cambrant sur sa hanche avec mille contorsions gracieuses. Je vois, je sens, je pressens, je devine, j’ai le don de seconde vue.

Le comte de B*** vient de quitter tout à coup sa loge pendant la représentation. J’étais à deux pas de lui, dans l’ombre. Une indisposition subite le forçait à se retirer.

Ces conspirateurs ont des mots, des regards qui ne leur paraissent rien et qui sont des révélations pour un voyant comme moi. En me glissant sur leurs traces, j’ai entendu ces mots : Vous partirez à ma place, et puis ceux-ci : Inutile de m’accompagner, vous reviendrez prendre chez moi ce qui est nécessaire.

— D’où vous concluez ?…

— Qu’il emporte peut-être des dépêches secrètes.

— Où ?…

— Ah ! Excellence, vous m’en demandez trop. Si je puis savoir quelque chose de plus, je vous le dirai.

— Bon !

Pendant que du Clocher et le marquis de Saporta se séparaient pour regagner leur place comme les autres spectateurs, deux personnes assez effarées se croisaient dans le foyer, c’était le secrétaire particulier du ministre de l’intérieur et le chef du cabinet du préfet de police.

— Nous sommes très inquiets, dit ce dernier à l’oreille du secrétaire particulier du ministre, Bosquetti a perdu les traces de l’assassin qui n’est plus à sa place. Il croit qu’il s’est déguisé en laquais et se tient dans le vestibule.

— Vous n’y êtes pas, il est déguisé en sergent de ville, et il doit se tenir sur les marches du grand escalier, dit Bois-Laurier, c’est Bonafous qui l’affirme. Ah ! ça va être gentil ! si les choses suivent leur cours.

Et les deux jeunes gens se séparèrent en allant chacun de son côté, Paul Beaulieu plein de sang-froid, Bois-Laurier, fort éprouvé et respirant des sels pour se remettre. Il rentra dans la loge du ministre de l’intérieur.

— Eh bien ! lui dit le ministre qui avait envoyé un exprès à sa femme et à sa fille pour les empêcher de venir à la représentation.

— Eh bien ! Votre Excellence, il paraît que l’assassin est déguisé en laquais ou en sergent de ville, on ne sait pas très bien. Toutes les précautions sont prises autour de l’Empereur.

— Avez-vous avisé le chef du cabinet de Sa Majesté ?

— Oui, monsieur le ministre, on attend la réponse.

— Allez la chercher ; je suis obligé de demeurer ici pour rester en communication avec le préfet de police.

— À propos, dit le vicomte de Bois-Laurier, j’ai rencontré du Clocher et l’ai mis sur les traces du vicomte.

— Bien ! mon cher Bois-Laurier. Bien ! vous savez que l’affaire de cette correspondance me tient au cœur et vous ne l’avez pas oublié.

Quand nous serons sortis d’une alarme si chaude…


dit le ministre faisant un vers pour montrer sa tranquillité d’esprit, nous nous souviendrons. Faure est en voix ce soir.

Au même moment, une conjonction rapide de trois personnages avait lieu dans le foyer, c’étaient M. Bonafous, Ferminet, et du Clocher, qui regardait avec inquiétude derrière lui, sans doute pour ne pas être aperçu du marquis de Saporta.

— Ce que vous venez de dire confirme tous mes renseignements, dit Ferminet à du Clocher.

— Eh bien ! Ferminet, marchez ! sus au comte et à d’Havrecourt ! dit Bonafous, l’œil tout brillant du feu sacré ; quant à moi, je suis sur des charbons ardents tant que l’Empereur ne sera pas sorti.

— Qu’y a-t-il donc ? dit du Clocher étonné.

— Un attentat possible ici… dit Bonafous à voix basse.

— Bah !… répondit du Clocher ahuri, et moi qui ne savais pas !…

Un quart d’heure après, le préfet de police et le ministre de l’intérieur, qui s’étaient donné rendez-vous dans le foyer pour le commencement du quatrième acte, s’y rejoignaient en toute hâte.

— Cela ne va pas mieux, dit le préfet de police ; Bosquetti n’a pas encore pu retrouver l’assassin ; il paraît qu’il est déguisé en garçon limonadier et qu’il porte un panier d’oranges au milieu duquel se trouve la bombe ; tous les garçons limonadiers du café de l’Opéra doivent être arrêtés en ce moment par les soins de Bonafous et du chef de la sûreté.

— Allons ! c’est absurde et je commence à n’y pas croire, dit le ministre ; en tout cas, j’ai fait avertir l’Empereur.

— Et qu’a répondu Sa Majesté ?

— Sa Majesté a répondu comme s’il s’agissait de la chose la plus simple du monde, qu’elle ne changerait rien à son itinéraire ni à son heure de départ.

— Pardon, pardon, cela ne peut pas se passer comme cela ; il faut que l’Empereur le change son itinéraire.

— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Je ne peux pas forcer l’Empereur à sortir par l’entrée des artistes.

L’arrivée du chef du cabinet du préfet, revenant à eux avec une figure très singulière, suspendit le colloque.

— Cela se termine comme une charge du Palais-Royal, dit Paul Beaulieu. Bosquetti prétend qu’au moment de prendre ses dernières dispositions l’assassin s’aperçut qu’il avait oublié les capsules de fulminate qu’il devait mettre à la bombe. Il a couru les chercher et Bosquetti a couru après lui pour l’arrêter.

— Et moi je cours après mes cinq mille francs, dit le préfet de police.

— Vous vous êtes fait piper, dit le ministre, je m’en doutais.

— C’est cet imbécile de Bonafous… Eh ! morbleu, je ne m’en dédis pas, reprit le préfet de police en voyant reparaître Bonafous, suivi de Ferminet dont les paupières étaient plus fermées que jamais. Vous nous faites jouer ici une scène ridicule, grâce à la niaiserie de vos informations.

— C’est ce scélérat de Bosquetti ! s’écria M. Bonafous qui roulait des yeux furibonds et dont l’amour-propre était cruellement humilié devant son chef de bureau. Venez, monsieur, dit-il à ce dernier, vous avez été déplorable dans cette affaire.

Pendant que cette scène de haute comédie se passait au foyer, Georges Raymond était resté sur son strapontin, et ne quittait pas des yeux la loge de Mlle  de Nerval ; il y vit tout à coup entrer un visiteur qu’au premier abord il ne reconnut pas. Le nouveau venu releva la tête, Georges fut frappé au cœur.

C’était le vicomte d’Havrecourt resplendissant d’élégance et de distinction. Georges se mit à observer comme un Peau-Rouge à l’affût.

Le vicomte paraissait se confondre en amabilités auprès des deux dames, se retournant de temps en temps avec de profondes marques de déférence vers M. de Marcus. Mlle  de Nerval regardait le vicomte avec des yeux si doux, lui répondait par des sourires si éblouissants que Georges Raymond sentit sa gorge se dessécher.

Que faisait donc là Hector et à quel titre connaissait-il Mlle  de Nerval ?

C’est ce que nous allons savoir par une conversation qui s’engageait dix minutes après dans une loge où le vicomte entra furtivement. Cette loge était celle de la vicomtesse de Saint-Morris. Celle-ci se trouvait seule par suite du départ de Raffaella qui venait de quitter le théâtre avec Mme  de Bois-Baudrant. Ces deux dames étaient devenues inséparables depuis quelques jours.

— Cela va admirablement, chère vicomtesse, dit Hector avec un élégant badinage.

— Et qu’avez-vous obtenu, mauvais sujet ?

— Un rendez-vous.

— Où ?

— Chez vous, ou, ce qui est la même chose, chez une parente, dont les appartements sont en face de la couturière chez qui elle va après-demain, accompagnée seulement d’un domestique mâle dont on se débarrassera pendant une heure ou deux.

— Et cette petite effrontée osera venir ?

— Vicomtesse, chez une parente, et pour parler mariage, en commençant par visiter votre serre, qui donne sur le carré de la couturière

— Et au bout de laquelle serre est un boudoir ?

— Voudriez-vous qu’il n’y en eût pas ? dit Hector avec un regard plein de souvenirs.

— Et comment savez-vous qu’elle viendra ? Je suppose que vous ne lui avez pas dit devant son oncle : Mademoiselle, voulez-vous m’accorder un rendez-vous pour après-demain ?

— Adorable vicomtesse, l’art d’écrire a été inventé par Cadmus, et cet art depuis s’est généralisé dans ses applications. Je lui ai donc écrit que, sous peine de mort pour moi, il fallait que je la visse en particulier ; que si son oncle ne consentait pas à notre mariage je me tuerais ; que d’ailleurs elle était libre, maîtresse de ses droits et émancipée, dix-neuf ans, comtesse, une enfant !

Je lui ai fait remettre ma lettre, hier, en la suppliant de ne pas me refuser ce rendez-vous et de me répondre ce soir à l’Opéra par un signe convenu qui devait être l’expression du consentement ; elle a fait le signe.

— Et vous espérez, je le prévois, rendre le mariage inévitable par quelque entreprise audacieuse ?

Fleur aux charmants pistils qui pourra devenir un fruit… si les dieux sont propices au rendez-vous.

C’est indigne !

— Voyons, chère vicomtesse, cela se faisait ainsi au dix-huitième siècle : surprises, enlèvements, il n’y a que cela dans les romans de l’époque, expression des mœurs du temps. Voulez-vous que nous soyons plus moraux que sous l’ancienne monarchie ?

— Et vous me prenez pour une madame de Valmont ?

— Chère vicomtesse, vous savez si je vous aime. Mais je suis perdu, irrémissiblement perdu, noyé, coulé, si ce mariage ne se fait pas. Je ne me marie que pour être plus sur de vous rester fidèle.

Le quatrième acte venait de finir lorsque d’Havrecourt, sortant de la loge de la vicomtesse, se trouva face à face avec Georges.

— Mon cher ami, je te cherchais. On m’avait dit que tu étais ici : j’ai besoin de te parler ; tu vois en moi un homme heureux ; tout marche au gré de mes désirs. Je ne t’avais rien raconté depuis mes dernières confidences, parce que tout était encore bien incertain ; mais rien ne peut plus s’opposer à mon mariage, et s’il surgissait des obstacles, je serais en mesure de les briser.

— Quelle est cette jeune personne à qui tu parlais tout à l’heure dans cette loge ? dit Georges Raymond contenant son trouble, mais pressentant tout.

Hector lui répondit dans l’oreille et Georges se sentit défaillir. Il avait dit : Ma fiancée !

— Mais je suis dans un embarras du diable. Figure-toi qu’il faut que je parte ce soir, lui dit-il bien bas. Le comte de B***, qui devait faire le voyage, s’est trouvé subitement indisposé ; il m’expédie cette nuit même à Bruxelles ; il y a une grosse partie qui se joue là-bas. Je ne puis rien t’en dire maintenant. Rendez-vous au café Napolitain, à minuit sans faute, et, en disant ces mots, le vicomte quitta le bras de Georges pour parler à d’autres jeunes gens qui venaient à lui.

Georges Raymond était resté anéanti. Pendant que le quatrième acte commençait, il descendit les escaliers du théâtre comme un condamné à mort, oublia Karl Elmerich, prit machinalement son paletot et remonta la rue Le Peletier sans regarder derrière lui. Au coin de la rue de Provence il y avait trois individus qui parlaient bas.

— Nous avons été filés ! disait l’un d’entre eux qui n’était autre que Coq. Si c’est si dur que ça pour le premier jour où l’on ne fait que prendre ses mesures, qu’est-ce que ce sera donc quand on cassera les œufs ?



  1. Sobriquet de Mazzini.
  2. La bombe.
  3. Poignard.
  4. L’Internationale.