Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/31

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E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 182-188).


XXXI

DOUBLEDENT CONTRE DE MARCUS.


Il n’est personne qui n’ait assisté à une audience civile au moment où l’huissier audiencier appelle les causes. À Paris, les avocats sont là pressés comme des abeilles devant la barre du tribunal ; les plus diligents sont arrivés avant l’ouverture de l’audience, les autres arrivent en toute hâte, s’enquérant si l’appel est commencé. Celui-ci demande la retenue d’une affaire pour la plaider, celui-là la remise à une date plus ou moins éloignée, et le tribunal statue sur les contestations qui peuvent s’élever à cet égard entre les avocats.

Il était onze heures et demie et la 1re chambre du tribunal venait de s’ouvrir après le coup de clef traditionnel frappé par le garçon de salle sur les panneaux de la porte pour avertir les avocats ; mais les magistrats n’avaient pas encore fait leur entrée et les conversations allaient leur train dans la salle en attendant l’ouverture de l’audience.

Mes Furpille et Fretin, avec qui le lecteur a commencé à faire connaissance dans un précédent chapitre, venaient de se rencontrer dans la salle des Pas-Perdus.

— Quel est l’animal le plus dangereux quand on n’est pas sur ses gardes ? dit Fretin à Furpille.

— Je n’ai pas le temps de répondre à tes insanités ; le Dieu de l’astuce et de l’éloquence m’appelle à la 1re chambre du tribunal.

On comprendra la hauteur de ce langage, si l’on se rappelle que Furpille ne plaidait jamais qu’en police correctionnelle.

— Tu plaides à la 1re chambre du tribunal, toi ? dit Fretin ; mais tu vas te faire mettre à la porte ; le tribunal ne voudra pas t’écouter.

— Et pourquoi S. V. P. ? dit Furpille en se drapant avec dignité dans sa toge.

— Est-ce que l’appel est commencé ? dit Me Bochard en s’approchant de ses deux confrères.

— Est-ce que tu plaides aussi à la 1re chambre ? dit Fretin en lui pouffant de rire au nez. Ce serait le renversement de tous les mondes.

Ja mein herr, yes sir, si caballero, répondit Bochard en trois langues, je plaide pour ma Normande de l’autre jour, et je soulève un incident curieux.

— Tu ne vas pas nous raconter ton affaire, dit Me Delvau en venant se joindre au trio, suivi de Me Flandrin qui ne mettait jamais sa robe.

— Ces vils folliculaires (Delvau cumulait le journalisme avec le barreau), cela veut écrire et cela ne sait même pas écouter.

En ce moment, un jeune avocat en robe passa devant eux en les saluant de la main, mais sans s’arrêter.

— Je trouve que Georges Raymond porte beau depuis quelque temps.

— Eh ! ce garçon commence à percer, il ne manque pas de talent, dit un vieux confrère en suivant Georges de l’œil.

— Avec tout cela, personne ne peut me dire quel est l’animal le plus dangereux quand on n’y prend pas garde ? répéta pour la troisième fois Fretin.

— Eh bien ! je vais te le dire pour que tu nous laisses tranquilles, c’est Fure-Pille.

Un coup de clef qui résonna à la porte d’une autre chambre dispersa le groupe des avocats.

Georges Raymond venait en effet de traverser la salle des Pas-Perdus, non plus de ce pas hésitant qu’il avait naguère, mais avec une contenance assurée qu’on lui remarquait depuis quelques jours. Soit que son caractère se fût affermi, soit que sa récente bonne fortune lui eût donné un aplomb qu’il n’avait pas encore eu, il avait l’air tout à fait équilibré.

La vigueur morale s’exprime par l’attitude, et les hommes en devinent chez les autres les moindres manifestations. Elles sont comme un signe de supériorité auquel les hommes font crédit tant qu’on est dans la première jeunesse.

Depuis que Georges Raymond avait pris confiance en lui-même, déjà il trouvait autour de lui la vie plus facile.

Quelques affaires civiles lui étaient venues par ses nouvelles connaissances, il les avait plaidées correctement et il sentait ses forces augmenter à mesure des efforts heureux qu’il faisait dans l’exercice de sa profession.

Pourtant une grande préoccupation pesait, en ce moment, sur son esprit. Depuis quinze jours, c’est-à-dire dire depuis le fameux billet de Doubledent, ni lui ni Karl n’avaient reçu de nouvelles de l’agent d’affaires. Doubledent était redevenu un mythe. Georges avait eu beau s’enquérir partout de ce personnage ; ni avocats, ni avoués, ni huissiers n’avaient pu lui fournir le moindre renseignement.

— Doubledent un bienfaiteur de Karl qui n’a voulu qu’éprouver l’avocat de son protégé !… et je croirai bonnement cela ? se disait le jeune homme en entendant l’appel des causes à la 1re chambre. Tout à coup l’huissier audiencier appela de sa voix monotone et retentissante :

Doubledent contre de Marcus et Nerval !

Un coup de massue ne l’aurait pas plus étourdi que l’accouplement de ces trois noms, prononcés à haute voix dans une audience. Doubledent, c’était le nom du ténébreux agent d’affaires devenu invisible depuis trois semaines ; de Marcus, c’était l’oncle de Mlle de Nerval, et Mlle de Nerval c’était la belle jeune fille de Notre-Dame.

— Que fait-on dans cette affaire ? dit le président, qui était M. Benoît-Champy, dont le souvenir est resté au Palais comme un type de courtoisie et un modèle dans la tenue d’une audience civile.

— Au mois, monsieur le président, dit un avoué qui se présentait pour M. de Marcus ; c’est le premier appel.

Georges Raymond était dans le plus grand trouble. Après l’appel des causes, il s’approcha du greffier et lui dit : Veuillez bien me passer, je vous prie, le placet d’une affaire Doubledent contre de Marcus, que l’on vient de remettre au mois. Je suis intéressé dans cette affaire.

En terme de pratique, on appelle placet les conclusions des deux parties adverses, couchées sur de grandes feuilles de papier blanc, que le président a sous les yeux pendant que les avocats plaident, et qui sont remises chaque matin à l’huissier audiencier pour faire l’appel.

Georges Raymond jeta avidement les yeux sur le placet que le greffier lui tendait d’un air maussade, comme cela se fait pour de jeunes avocats sans notoriété ou que l’on ne connaît pas personnellement ; les premiers mots qui tombèrent sous ses yeux furent ceux-ci :

« Attendu que les biens mobiliers et immobiliers que Mlle de Nerval a recueillis dans la succession de sa mère, Mme Daniel Bernard, et qui peuvent être évalués à cinq millions, n’ont pu lui être transmis régulièrement par cette dernière

» Qu’en effet, M. Daniel Bernard, le de cujus, n’était autre que le susnommé Karl Elmerich, lequel a laissé un fils portant les mêmes nom et prénom que son père, ainsi qu’il résulte d’actes de l’état civil réguliers, qui seront produits en temps et lieu.

» Attendu que M. Karl Elmerich fils, aujourd’hui majeur, est donc l’héritier naturel et légitime de son père, décédé le 29 mars 1863, à Paris, sans laisser de testament, et qu’il a seul droit à sa succession, à l’exclusion de Mme Daniel Bernard, qui n’a pu ni la recueillir, ni la transmettre à sa fille ;

» Attendu que M. Karl Elmerich fils est vivant, ainsi qu’il sera établi en son lieu ;

» Attendu que M. Doubledent, créancier de Karl Elmerich de sommes considérables, ainsi qu’il sera également établi, a donc intérêt et qualité pour faire constater et reconnaître les droits de son débiteur, etc, »

Georges Raymond n’eut pas besoin d’en lire davantage pour tout comprendre. Le mystère de la succession de Karl Elmerich était complètement dévoilé à ses yeux par un de ces hasards singuliers qui s’étaient rencontrés déjà dans sa vie. Mais cette fois il avait joué de bonheur, les dés de la fortune étaient bien tombés. Après avoir retenu avec soin le nom des avoués indiqués sur le placet et l’adresse de Doubledent qui s’y trouvait également, il sortit de l’audience comme un somnambule sans plus songer à l’affaire qu’il avait à plaider.

Il cherchait à comprendre pourquoi Doubledent avait intenté en son propre nom le procès en revendication de la succession de Daniel Bernard, et ce que voulaient dire ces sommes considérables dont Doubledent se prétendait créancier. Or voici quelle était la manœuvre de l’agent d’affaires.

Un mois auparavant, il s’était présenté chez M. de Marcus, tuteur de Mlle de Nerval, pour savoir si des chances de transaction avantageuse pourraient se rencontrer de ce côté-là. Mais M. de Marcus, qui ne connaissait rien de cette ténébreuse affaire ni du passé de Daniel Bernard, n’y crut pas, malgré les preuves que Doubledent lui offrait, et il le congédia avec hauteur, en l’entendant parler d’un million et demi pour prix d’une transaction à intervenir.

Qu’avait fait alors Doubledent ? Il avait lancé une assignation menaçante dans laquelle, se donnant comme créancier de l’héritier véritable qu’il ne voulait pas encore mettre personnellement en cause, il prétendait établir ses droits contre Mlle de Nerval et son tuteur.

Quant à la créance qu’il alléguait contre Karl, c’était le résultat d’une tromperie de l’agent d’affaires qui avait abusé de l’inexpérience de Karl pour lui faire signer une procuration contenant des énonciations mensongères dont le jeune homme ne s’était même pas aperçu.

Cette première attaque, prélude d’hostilités plus redoutables que Doubledent comptait engager avec le concours de Karl Elmerich, avant sa démarche auprès de Georges Raymond, jeta le jeune avocat dans une grande perplexité.

— Où cet homme veut-il en venir ? quel est son plan ? se dit-il ; allons, il faut se mesurer de nouveau avec le monstre, et il jeta immédiatement à son adresse une lettre ainsi conçue :

« Monsieur, j’aurai l’honneur de vous attendre après demain dans mon cabinet, à une heure, pour cause urgente.

» Recevez mes civilités empressées.

 » Georges Raymond. »