Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/46

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E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 299-309).


XLVI

MADEMOISELLE DE NERVAL.


En se rendant chez le comte de Marcus, Georges Raymond réfléchissait à l’étrangeté des événements qui s’étaient produits coup sur coup dans son existence jusqu’alors si monotone.

— Qui m’eût jamais dit, pensait-il en faisant arrêter sa voiture devant le magnifique portail de l’hôtel, que j’entrerais un jour ici, moi, pauvre hère, à titre d’ambassadeur, pour traiter de la succession d’une des plus grandes héritières de France et des plus nobles demoiselles du faubourg Saint-Germain ? Favori pendant huit jours d’une des plus belles femmes de Paris, qui se trouve être un espion ; conspirateur sans le vouloir, dépositaire d’un secret d’État, trahi par ma maîtresse et à la veille de me couper la gorge avec mon meilleur ami ; que va-t-il m’arriver dans cette maison ?

La porte cochère de l’hôtel était ouverte et laissait apercevoir le noble aspect d’une cour pavée, au fond de laquelle était un superbe perron orné d’une rampe en fer forgé du plus grand style. Georges passa devant un suisse au front sévère, qui répondit affirmativement à sa question : M. le comte de Marcus est-il chez lui ? — et qui fit retentir une cloche de signal pendant qu’un laquais en culotte courte apparaissait au-dessus du perron de la cour pour le recevoir.

L’air seigneurial de cette demeure et la tranquillité qui régnait partout l’impressionnèrent vivement. La maîtresse de céans était donc cette jeune fille si belle qui lui était apparue un soir à l’église Notre-Dame, et qui depuis comme alors avait fait une si profonde impression sur son âme !

Mais il se défendit contre l’excès de son émotion par une pensée amère.

— Elle aussi, sans doute, elle est déchue ! se dit-il en pensant avec une douleur cuisante que le vicomte d’Havrecourt avait osé lui donner un rendez-vous chez sa maîtresse et qu’elle y viendrait pour être séduite, si déjà elle ne l’était pas.

Le jeune homme fit passer sa carte sur laquelle il y avait écrit : Georges Raymond, avocat à la Cour impériale, et où il avait ajouté au crayon : « Pour cause urgente. »

Pendant que le valet de chambre la portait à M. de Marcus, Georges Raymond, qui savait apprécier les belles choses, considérait le haut plafond, la grande cheminée Louis XIV et les ornements pleins d’une dignité princière de la pièce d’attente où il se trouvait.

Le comte de Marcus était un vieillard de soixante-cinq ans, aux cheveux et à la barbe d’une blancheur éblouissante, sur un visage d’un ton chaud et sillonné de rides profondes.

Le visage d’une fort belle expression était plein d’un calme doux et triste qui le rendait extrêmement sympathique. Le comte avait eu de grands chagrins que personne ne connaissait. Après avoir été mêlé à la diplomatie et aux événements politiques de son temps, il s’était éloigné de bonne heure de la vie publique et manifestait une vive répugnance pour tout ce qui la lui rappelait.

Resté légitimiste de cœur, il ne croyait pas au triomphe de son parti et, ne voulant pas dire ce qu’il en pensait, il n’en parlait jamais.

Après avoir sévèrement blâmé autrefois le mariage de sa sœur, Mme  de Nerval, avec l’aventurier Daniel Bernard, il avait eu la satisfaction de la voir dans une splendide position de fortune. Après la mort de son second mari, Mme  Daniel Bernard avait racheté l’hôtel de Marcus que le comte avait été forcé de vendre, et depuis la mort de sa sœur il habitait avec sa nièce le magnifique immeuble dont il avait été autrefois propriétaire.

Quelques instants avant l’arrivée de Georges Raymond, le comte était avec Mlle  de Nerval et Mme  de Dammartin dans un petit salon Louis XVI plein de souvenirs artistiques de la fin du dernier siècle.

M. de Marcus ne savait rien encore de l’histoire du coffret. Le comte de B***, tombé gravement malade depuis la scène qu’il avait eue avec le vicomte d’Havrecourt, ne recevait personne. La consternation régnait dans cette maison, où les pieuses femmes qui soignaient le vieux gentilhomme essayaient encore de retenir un secret qui ne pouvait plus être gardé.

Assez souffrant lui-même, M. de Marcus n’était point sorti depuis la veille. Il parcourait en ce moment quelques journaux du matin.

Mlle  de Nerval lisait ; Mme  de Dammartin faisait de la tapisserie, jetant de temps en temps un coup d’œil à la dérobée sur Mlle  de Nerval.

C’était le jour du rendez-vous que d’Havrecourt avait osé donner à Mlle  de Nerval dans la maison d’une femme galante.

Un rendez-vous pour une jeune fille du monde, placée dans les conditions où se trouvait Mlle  de Nerval, est d’une réalisation presque impossible. Toujours avec son oncle ou accompagnée de Mme  de Dammartin, il lui était arrivé une fois ou deux tout au plus de sortir seule en voiture ou accompagnée d’un domestique.

Ce jour-là l’obstacle paraissait infranchissable, et cependant elle se disait qu’Hector allait bientôt l’attendre, dévoré d’impatience, désespéré, s’il ne la voyait pas. Elle se rappelait l’air fatal qu’elle lui avait trouvé trois jours auparavant, quand il partait.

Il devait être de retour, il n’était peut-être revenu sitôt que pour elle. Toutes ces pensées agitaient son cœur, et quoiqu’elle sentît bien ce qu’elles avaient de coupable, elle ne pouvait écarter la tentation ; les obstacles même l’irritaient.

— Je vais m’absenter jusqu’à cinq heures, dit le comte de Marcus, je prendrai en passant des nouvelles du comte de B***.

— Ah ! ne put s’empêcher de dire avec une certaine vivacité Mlle  de Nerval en suspendant sa lecture. Vous avez raison, M. d’Havrecourt doit être revenu. Et elle rougit en prononçant son nom.

Mme  de Dammartin se leva comme pour aller chercher quelque chose, et, prête à franchir la porte, elle se retourna. Blanche ne lisait plus, elle rêvait. Se voyant seule elle tira quelque chose de sa poche. C’était une lettre du vicomte.

— Que lisez-vous donc là, ma chère Blanche ? lui dit Mme  de Dammartin qui reparut presqu’aussitôt.

Mlle  de Nerval tressaillit.

— Je suis toute nerveuse aujourd’hui, fit la jeune fille ; vous m’avez fait peur. Ce que je lisais, dit-elle en embrassant Mme  de Dammartin pour cacher son embarras, je n’oserai pas vous le dire ni même vous le montrer ; ce sont des vers.

— Que l’on vous aurait remis ?

La jeune fille secoue la tête.

— Que vous avez faits ?

La jeune fille fit un mouvement de tête affirmatif pour soutenir ce gros mensonge.

— Quelle folie ! une jeune fille faire des vers ! Si votre oncle le savait, il vous gronderait fort ; montrez les-moi.

— Oh ! non, vous vous moqueriez par trop, vraiment ; c’est un enfantillage dont je ne veux pas laisser de trace.

Mme  de Dammartin n’insista pas ; mais elle lui jeta un regard qui fit de nouveau rougir la jeune fille ; puis, au bout d’un instant, elle lui dit :

— J’ai une visite indispensable à rendre à Mme  de Senneterre ; voulez-vous m’accompagner ?

— Excusez-moi, madame, je me sens très paresseuse ce soir.

La jeune fille entrevoyait tout à coup, grâce à la sortie successive de son oncle et de Mme  de Dammartin, la possibilité de tenir à d’Havrecourt la promesse téméraire qu’elle lui avait faite, mais elle se sentait toute tremblante en y pensant.

— Décidément, cette enfant a quelque chose, se dit Mme  de Dammartin.

C’est à ce moment que l’on entendit la cloche du signal qui annonçait Georges Raymond.

Le comte de Marcus n’était point encore sorti quand on lui apporta la carte de Georges Raymond.

Il passa dans son cabinet, où Georges fut introduit, et, sans parler, il fit au jeune avocat un signe gracieux pour s’engager à s’asseoir.

— Vous ne me connaissez point, monsieur le comte, et les circonstances qui m’amènent, excuseront, je l’espère, à vos yeux, ce que ma démarche peut avoir d’improvisé, dit le jeune avocat ; je suis l’ami intime et le conseil de M. Karl Elmerich, fils légitime de Daniel Bernard, marié antérieurement à Colmar sous le nom de Karl Elmerich, qui était son véritable nom.

— Je connais en effet ces détails qui ont été nouveaux et très étranges pour moi, dit le comte. Je les connais par la démarche qu’a faite ici un agent d’affaires du nom de Doubledent, qui est venu me montrer une série d’actes de l’état civil parfaitement en règle, établissant la filiation d’un héritier légitime dont nous n’avions jamais, ma nièce et moi, soupçonné l’existence. Votre démarche ici ne se rattache-t-elle pas à celle de M. Doubledent ?

— En aucune façon, dit Georges Raymond, qui apprenait pour la première fois la démarche de Doubledent chez le comte de Marcus. Je viens au nom de M. Karl Elmerich lui-même et pour aider à vous délivrer, si cela est possible, des obsessions de cet homme.

Le comte fit un mouvement de tête plein de courtoisie, mais froid. Il ne savait pas en somme à qui il avait affaire.

— Vous ne paraissez pas connaître entièrement la situation, dit-il. M. Doubledent est mandataire de M. Karl Elmerich ; il l’est aux termes d’une procuration notariée qui lui donne les pouvoirs les plus étendus au regard du détenteur actuel de la succession.

Georges Raymond n’avait pu que soupçonner l’existence de cette procuration, d’après ce que Karl lui avait raconté de sa première entrevue avec Doubledent et de la pièce que ce dernier lui avait fait signer. Georges fit un signe comme pour indiquer qu’il n’ignorait rien de tout cela, afin de ne pas avoir une situation fausse dans un entretien de cette importance.

— Cette procuration importe peu, dit-il ; M. Karl Elmerich la révoquera quand il le voudra, et il suffira que je lui en donne le conseil.

— Soit, dit le comte de Marcus en souriant ; mais je ne vois pas comment vous pourriez vous passer de M. Doubledent, car c’est lui qui possède tous les titres établissant la situation de M. Karl, et M. Doubledent mis de côté, il n’y aurait probablement plus d’héritier de Daniel Bernard en état d’établir ses droits.

— C’est parfaitement vrai, monsieur le comte, dit Georges Raymond qui ne pouvait s’empêcher de remarquer la sagacité que M. de Marcus apportait dans cet entretien ; aussi la première question qui se pose est-elle de se débarrasser de Doubledent à prix d’argent…

— Et à quel prix croyez-vous qu’il serait possible de le désintéresser ?

— Je crois qu’il faut songer à une somme considérable… peut-être six cent mille francs.

Le comte de Marcus regardait de temps en temps le jeune avocat avec un regard pénétrant qui indiquait un reste de défiance, et Georges Raymond devinait que malgré toute son audace, Doubledent avait trouvé à qui parler dans la personne de M. de Marcus.

— Six cent mille francs ? dit le vieux gentilhomme, M. Doubledent avait parlé d’un chiffre beaucoup plus considérable ; mais la rémunération de M. Doubledent est une chose entre lui et M. Karl. Quelles seraient les prétentions de M. Karl lui-même sur la succession ?

— Monsieur le comte, j’apprécie que si M. Daniel Bernard n’avait pas été surpris par la mort, il aurait légué toute sa fortune à sa femme. L’action en restitution de Karl n’aurait pu, dans ce cas, s’exercer que pour la moitié de la succession, puisque le legs aurait été valable jusqu’à concurrence de cette quotité. C’est donc la moitié de la succession que réclamera M. Karl Elmerich.

— Ce sont là de bonnes et loyales paroles, dit le comte de Marcus gagné par l’air de franchise du jeune avocat, je vous en remercie, mais…

À ce moment une voix de femme se fit entendre, la porte s’ouvrit vivement.

C’était Mlle  de Nerval, une apparition ! Georges Raymond ne l’avait aperçue, pour ainsi dire, jusqu’alors qu’à la dérobée. Il avait devant lui et dans tout l’éclat de ses charmes, cette jeune fille dont il avait si longtemps rêvé.

Une expression de très grande surprise s’était peinte sur ses traits en apercevant le jeune avocat.

— Vous n’êtes point de trop, ma nièce, dit le comte de Marcus en arrêtant, par un geste paternel, le mouvement de retraite de Mlle  de Nerval. Il s’agit ici de vos intérêts. Monsieur est avocat, et il vient me parler, au nom de son client, des conditions auxquelles il serait possible de transiger sur la succession de votre mère.

Georges Raymond s’était immédiatement levé et s’inclinait devant la jeune fille dont l’étonnement paraissait avoir augmenté

Au même moment un domestique se présenta une lettre à la main :

— Pour monsieur le comte ! On demande une réponse de la part de M. le comte de B***.

— Très bien, je vais la donner ; veuillez m’excuser pour un instant, dit M. de Marcus, vous êtes avec votre partie adverse, ajouta-t-il en souriant.

— Monsieur, où vous ai-je donc vu pour la première fois ? dit Mlle  de Nerval avec une expression de simplicité charmante.

— Je ne sais ; peut-être à l’église Notre-Dame, un soir ; une autre fois rue des Saints-Pères, et il y a deux jours à l’Opéra.

— Et c’est vous, monsieur, qui êtes chargé de venir nous parler au nom du fils de Daniel Bernard ? Que cela est étrange ! Et ce Karl Elmerich, comment est-il ?

— Mais il est très bien, mademoiselle, dit Georges Raymond. Il est aussi bien qu’on peut l’être. Oh ! pensa-t-il avec un soupir, quand il la verra !

— Alors, monsieur, nous n’avons aucun droit sur la succession de Daniel Bernard.

— Aucun droit positif, non, mademoiselle ; mais mon ami Karl Elmerich ne réclamera que la moitié de la succession.

— Et comment ? ce sera de la libéralité de M. Karl Elmerich que nous tiendrons la moitié de cette fortune ? Nous ne le demanderons jamais et nous ne l’accepterons pas.

— Si ! mademoiselle, vous l’accepterez quand vous connaîtrez celui qui viendra vous en supplier très humblement. J’ai d’ailleurs expliqué à M. le comte de Marcus qu’en bonne justice vous étiez réellement fondée à retenir la moitié de cette fortune.

— Et qui peut vous porter à prendre ainsi la défense de nos intérêts ? dit Mlle  de Nerval en regardant le jeune avocat avec un redoublement de curiosité.

Georges Raymond ne répondit pas. Il songeait que Mlle  de Nerval avait rendez-vous ce jour-là même chez Mme  de Saint-Morris avec le vicomte d’Havrecourt, et il sentit l’amertume monter de nouveau de son cœur à ses lèvres.

— Je suis ou plutôt j’étais l’ami de M. le vicomte d’Havrecourt, dit-il froidement.

À ce nom le visage de la jeune fille se couvrit de rougeur.

— Vous êtes l’ami de M. d’Havrecourt. Eh bien ! quel rapport ?…

— Mademoiselle, dit Georges Raymond en baissant la voix et en regardant autour de lui, pardonnez ce que vous allez entendre à un homme que vous ne reverrez probablement jamais et qui n’est mû que par un dévouement profond. N’allez pas rue de Rome, 15…

À ces mots la jeune fille rougit, pâlit, chancela et dit en tremblant à voix basse :

— Monsieur, qui vous a dit ? M. d’Havrecourt ?… Il aurait donc été assez indigne ?…

— Non, ce n’est pas lui ; je ne dois pas vous laisser cette pensée, parce que ce serait une calomnie ; mais…

— Qu’est-ce ? dit le vicomte de Marcus en rentrant, et il fronça le sourcil en apercevant le trouble des deux jeunes gens.

— Mais Blanche est sur le point de se trouver mal ! s’écria Mme  de Dammartin qui venait d’entrer dans la chambre et s’élança vers la jeune fille.

— Que s’est-il donc passé ici ? dit le comte de Marcus d’un ton sévère

— Mais rien du tout, mon oncle, dit Mlle  de Nerval revenant aussitôt de son émotion.

— Mais pourquoi ce trouble ? pourquoi cette pâleur ?

— La pensée d’être ruinée… et redevable à M. Karl… J’avoue que…

Georges Raymond, sentant que sa position devenait fausse, salua profondément et sortit.

— Vous reviendrez, monsieur ? dit Mlle  de Nerval.

— Je ne crois pas, mademoiselle, dit tristement le jeune homme.

Et pendant que M. de Marcus se retournait vers Mme  de Dammartin pour lui demander l’explication de cette scène :

— Monsieur, dit Blanche de Nerval avec une expression charmante de pudeur confuse, dont l’accent de sincérité était invincible, croyez que je n’ai point à rougir…

Et elle rougit ; mais l’accent de sa voix et son regard avaient convaincu Georges Raymond.