Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/47

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E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 310-317).


XLVII

LA TENTATION.


L’histoire du coffret commençait à s’ébruiter. Le vicomte d’Havrecourt, dans un transport de fureur, l’avait apprise le premier au marquis qu’il avait rencontré en sortant de chez le comte de B***. M. de Marcus l’avait apprise la veille chez le comte de B*** en allant s’enquérir des nouvelles de sa santé après le départ de Georges Raymond. Doubledent en avait été informé des premiers par Ferminet.

À l’instant ses plans furent changés.

D’Havrecourt l’avait bien jugé en pensant qu’il n’hésiterait pas à l’abandonner, s’il apprenait la mésaventure qui venait de lui arriver. Doubledent comprit de suite que l’esclandre du coffret rendait le mariage impossible.

— Le vicomte est noyé, j’ai rattrapé à peu près mon argent avec lui, n’en parlons plus, se dit-il. C’est à Karl Elmerich lui-même que je vais maintenant faire épouser Mlle  de Nerval ; c’est un coup de partie et ce sera moral comme dans une pièce de Scribe.

Ce parti une fois arrêté, Doubledent résolut de brusquer la solution. Laisser le vicomte aller au fond de l’eau, accabler Georges Raymond et se présenter hardiment à l’hôtel de Marcus, accompagné de l’héritier légitime de Daniel Bernard, dont le tuteur de Mlle  de Nerval avait exigé la production, tel est le projet qu’il conçut immédiatement. Mais il fallait commencer avant tout par se débarrasser de Georges Raymond.

D’après ses instructions, Ecoiffier et Lecardonnel n’avaient pas, depuis trois jours, perdu un seul instant de vue Karl Elmerich. Ils étaient constamment sur ses traces, se relayant pour l’observer et le suivre tour à tour quand ils avaient fait semblant de le quitter.

Ils étaient en faction dans la rue lorsque Georges Raymond était venu dans la matinée rendre visite à Karl. Ils l’avaient vu entrer et ils avaient vu Karl sortir seul deux heures après. Or, en rentrant dans sa chambre vers quatre heures et demie, Karl avait ramassé près de sa table de travail une lettre décachetée ayant l’aspect usé et fatigué, telle qu’une lettre peut être à la suite d’un séjour prolongé dans un portefeuille ou dans la poche d’un paletot.

Cette lettre n’était pas sous enveloppe ; l’adresse avait été mise sur la feuille pliée en carré long, comme cela se fait encore quelquefois, et en ramassant ce papier pour savoir ce que c’était, il vit au bas la signature de Doubledent. Déplier, lire, fut l’affaire d’un instant ; la lettre contenait ces mots :

« Je vous prie, monsieur, de cesser vos visites chez moi à partir de ce jour ; j’ai cru un instant à votre loyauté, il m’était doux de penser que Karl avait en vous un défenseur dévoué, et j’étais heureux de le dire quand je pouvais le penser ; mais de funestes relations vous ont perdu ; d’indignes amitiés et de non moins indignes amours vous ont amené à renier tous vos principes ; les propositions que vous m’avez faites depuis dans votre intérêt personnel pour le règlement des droits de succession de Karl Elmerich, ne me permettent pas de continuer mes rapports avec vous. C’est un pacte de spoliation que vous m’offrez.

» Quant à votre espoir d’épouser Mlle  de Nerval, qui détient la succession de Karl, je le considère comme chimérique.

» En tout cas, ne comptez en rien sur mon concours.

» J’ai l’honneur de vous saluer.

» A. Doubledent. »

Karl Elmerich demeura pétrifié : cette lettre était adressée à M. Georges Raymond, avocat à la Cour impériale, rue Jacob, 40. Comment se trouvait-elle là ?

Elle était évidemment tombée de sa poche lorsqu’il était venu voir Karl dans la matinée. Le cachet d’affranchissement qui se trouvait au dos, le timbre de la poste, l’adresse indiquée sur cette lettre parvenue régulièrement au destinataire, tout cela frappa Karl Elmerich comme une affreuse mais palpable réalité.

Comment eût-il deviné de plein saut l’infernale invention de Doubledent ? Il tomba foudroyé sur un siège. Il se rappela alors, comme dans un cauchemar, les paroles cauteleuses de Lecardonnel et d’Ecoiffier, les réticences de Georges Raymond.

— Qui est, en effet, en possession de cette succession ? Il ne me l’a jamais fait connaître, pensa-t-il. Ce serait donc cette demoiselle de Nerval, dont il est question dans cette lettre ; il ne m’en a jamais parlé. Et, ce matin, pourquoi est-il parti si troublé m’annonçant un voyage prolongé, me demandant ce que je voulais abandonner sur ma succession ? Oh ! mon Dieu !

L’abominable agent d’affaires avait compté pour le succès de cette machination sur l’inexpérience de Karl, sur la surprise du premier moment, et il ne s’était pas trompé.

Il avait calculé l’influence déjà produite sur cette jeune âme par le travail souterrain de ses deux affidés. Il savait que d’Havrecourt rejetait sur Georges Raymond toute la responsabilité de l’enlèvement du coffret, et que Georges Raymond, publiquement soupçonné d’une pareille infamie, pouvait être accusé de tout.

Quand un homme est réduit au désespoir, tout le monde peut le frapper impunément, on ne discute plus la calomnie ; personne ne connaissait mieux que Doubledent cette loi implacable du monde. Il n’hésita donc pas, vu les circonstances, à fabriquer cette lettre au sujet de laquelle un mot d’explication suffira.

Doubledent avait, comme on se le rappelle, des relations ténébreuses avec une foule de petites gens dont il obtenait ce qu’il voulait. Le facteur qui faisait le service dans la section du quartier que Georges Raymond habitait était un de ses affidés. Il avait suffi à Doubledent de jeter à la poste la lettre que nous avons lue et il se l’était fait remettre de la main à la main par le facteur.

L’abbé Ecoiffier qui, depuis trois jours, avait loué furtivement un cabinet dans l’hôtel pour surveiller Karl de plus près, s’était glissé dans la chambre du jeune homme en son absence et avait jeté la lettre près de sa table.

Karl, après l’avoir lue, s’était presque trouvée mal. L’abbé Ecoiffier, en observation dans une chambre voisine, sut, par le garçon de l’hôtel, l’indisposition subite du jeune homme ; il se douta que le coup avait porté et fit immédiatement prévenir Doubledent. Dans son désespoir, Karl avait tout confié à Léon Gaupin, qui était venu le voir, et Gaupin avait amené Ecoiffier.

Mais ce dernier s’était bien gardé d’appuyer pour le moment sur le trait empoisonné qu’il avait plongé dans le cœur du jeune homme. Il aurait pu éveiller sa défiance. Suivant son habitude, il défendit Georges Raymond en corroborant le fait par les réflexions les plus cauteleuses.

Sans doute, cette lettre prouvait que Georges avait des intentions peu loyales. Cependant, il fallait savoir ce qu’il dirait pour sa défense ; Doubledent avait peut-être mal compris, etc.

— Vous pourriez voir Doubledent lui-même. Je ne le connais pas ; mais, au besoin, j’irai le chercher.

Lecardonnel, arrivé à la rescousse, avait d’abord fait semblant de combattre la proposition, puis il s’était laissé vaincre par les arguments d’Ecoiffier, et il était allé chercher Donbledent ; mais, pendant ce temps-là, Georges pouvait arriver d’un instant à l’autre, et les deux aigrefins étaient dans de grandes transes.

Ils eurent une idée satanique bien digne de leur affreux patron. Sous prétexte de faire diversion au chagrin de Karl, et en attendant l’arrivée de Georges et de Doubledent, Ecoiffier eut l’adresse de le conduire chez Lecardonnel, qui était marié. On le retint à dîner en le cajolant, et on lui fit boire, mêlé au vin, un narcotique qui le jeta jusqu’au lendemain matin dans un profond assoupissement.

Le lendemain, en se réveillant, la surprise de Karl fut grande, et les souvenirs de la veille vinrent l’instant même l’assaillir. Lecardonnel était là avec sa femme. On lui raconta une fable ; il s’était trouvé mal, et on avait été obligé de lui improviser un lit dans la maison. Pendant ce temps-là, Doubledent, prévenu de l’enlèvement de Karl, arriva chez Lecardonnel en paraissant tout surpris de ce qui se passait.

L’astucieux compère s’abstint de dire du mal de Georges Raymond. Quand on lui montra la prétendue lettre qui était tombée de la poche de ce dernier lors de sa visite à Karl, il joua l’étonnement et fit un geste douloureux. L’affreux homme était comédien et se grimait à l’occcasion. Il s’était fait la tête paterne sous laquelle il avait, une première fois déjà, apparu à Karl.

— Tenez, mon ami, lui dit-il ; ne parlons pas en ce moment de ce malheureux jeune homme ; vous ne tarderez peut-être pas à le connaître tout entier. En attendant, occupons-nous un peu de vos affaires. Je veux vous la faire voir, cette belle jeune fille qui possède votre succession. Cela vous remettra. J’ai promis à son oncle de vous présenter. Je vais vous mener dans cette splendide maison, où Georges est allé plusieurs fois et qu’il s’est bien gardé de vous faire connaître.

Doubledent connaissait la démarche faite la veille par Georges Raymond à l’hôtel de Marcus, et il venait d’apprendre par Karl l’entretien que les deux jeunes gens avaient eu dans la matinée.

Bon gré mal gré, Doubledent conduisit Karl à l’hôtel de Marcus.

Dans cette entrevue avec l’oncle de Mlle  de Nerval, l’agent d’affaires, à force d’habileté, parvint presque à effacer la mauvaise impression qu’il avait produite, lors de sa première démarche, sur le comte de Marcus.

Sans attaquer ouvertement le jeune avocat dont le comte de Marcus avait reçu la visite la veille, il le représenta comme un jeune homme aventureux qui s’était jeté étourdiment dans cette affaire, et dont la démarche devait être tenue pour non avenue.

Toucher ou même faire pressentir la question d’un mariage possible entre l’héritier de Daniel Bernard et Mlle  de Nerval eût été une haute impertinence dans un premier entretien. Doubledent n’eut garde de commettre cette faute.

Il supplia seulement le comte de réfléchir mûrement à la situation des deux parties et de chercher un moyen terme, se déclarant tout disposé, quant à lui, à conseiller à son protégé les voies les plus conciliantes et le moins d’exigence possible.

Que pouvait penser le comte de Marcus en voyant Karl Elmerich ratifier par sa présence tout ce que disait Doubledent ? Il ne douta pas qu’une entente complète n’existât entre l’héritier et son mandataire et il les congédia poliment après leur avoir assigné un nouveau rendez-vous.

Doubledent, malgré son adresse, n’avait pu trouver le moyen de faire apparaître Mlle  de Nerval, dont la présence était si nécessaire à ses desseins, et il descendait assez contrarié le splendide perron de l’hôtel avec son client, lorsqu’ils rencontrèrent Mlle  de Nerval qui rentrait avec Mme  de Dammartin.

Ce fut comme un éblouissement pour le jeune homme. L’impression qu’il éprouva fut si vive, que Mlle  de Nerval dut s’en apercevoir. Karl l’avait saluée en rougissant.

— C’est elle ! Avez-vous jamais rien vu de plus beau ? lui dit l’agent d’affaires qui s’aperçut de son trouble. Comprenez-vous maintenant pourquoi Georges ne vous avait jamais parlé d’un pareil trésor…

Et si je vous la faisais épouser ? continua le tentateur en prenant le jeune homme par le bras.

Les dernières résistances de Karl s’évanouirent devant ce mot. La vue de Mlle  de Nerval avait été une révélation instantanée pour son âme. À la façon des natures primitives, dès qu’il la vit il l’aima.

Doubledent fit déjeuner Karl avec lui, après avoir donné ordre à ses affidés, si Georges Raymond reparaissait à la pension du père Lamoureux, de mettre sur le tapis l’affaire du coffret et d’écraser le jeune homme sous l’accusation infamante que le vicomte avait déjà répandue.

L’agent d’affaires ne doutait plus maintenant d’en terminer sous quarante-huit heures avec Karl.