Les Affinités électives (trad. Carlowitz)/Première partie/Chapitre 16

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Traduction par Aloïse de Carlowitz.
Charpentier (p. 131-137).
Première partie - Chapitre XVI

Le lendemain matin le Capitaine avait quitté le château, laissant au Baron quelques lignes par lesquelles il lui exprimait sa reconnaissance et son invariable attachement. La veille, déjà, il avait fait à demi mot ses adieux à Charlotte ; elle avait le pressentiment que cette séparation serait éternelle, et elle eut la force de s’y résigner.

Le Comte ne s’était pas borné à élever son protégé à un poste honorable ; il voulait encore lui faire faire un mariage brillant ; il s’en occupa avec tant d’ardeur, que, dans la pensée de Charlotte, cette seconde affaire lui parut tout aussi certaine que la première. En un mot, elle avait complètement et pour jamais renoncé à un homme qui n’était plus à ses yeux que le mari d’une autre femme.

Convaincue que tout le monde avait son courage, et que ce qui n’avait pas été impossible pour elle ne devait l’être pour personne, elle prit la résolution d’amener son mari, par une explication franche et sincère, au point où elle était arrivée elle-même.

— Notre ami, lui dit-elle, vient de nous quitter, et avec lui disparaîtra une partie des changements survenus dans notre manière d’être. Il dépend de nous maintenant de redevenir, sous tous les rapports, ce que nous étions naguère.

N’écoutant que la voix de la passion, Édouard crut voir dans ces paroles une allusion à leur veuvage et à un divorce prochain qui les rendrait libres comme ils l’étaient alors.

— Rien, en effet, dit-il, ne parait plus facile et plus juste, il s’agit seulement de bien nous entendre afin d’éviter le scandale.

— Je conviens, reprit Charlotte, qu’il faut, avant tout, assurer à Ottilie une position avantageuse. Deux partis se présentent à cet effet : nous pouvons la renvoyer à la pension, puisque ma tante a fait venir près d’elle Luciane, qu’elle veut introduire dans le grand monde. D’un autre côté, une dame respectable, riche et noble, est prête à la recevoir chez elle, en qualité de compagne de sa fille unique, et de la traiter, sous tous les rapports, comme sa propre enfant.

Édouard reconnut enfin qu’il s’était trompé sur les intentions de sa femme, et répondit avec nu calme affecté :

— Depuis son séjour au château, Ottilie a contracté des habitudes qui lui rendraient, je le crois du moins, un changement de position fort peu agréable.

— Nous avons tous contracté des habitudes folles, funestes ! toi surtout, dit vivement Charlotte. Cependant il arrive une époque où l’on se réveille de ses rêves dangereux, où l’on sent la nécessité de les sacrifier à ses devoirs de famille.

— Tu conviendras, sans doute, qu’il serait injuste de sacrifier Ottilie à ces prétendus devoirs de famille ? Et, certes, la repousser, l’envoyer loin de nous, ce serait la sacrifier. La fortune est venue chercher le Capitaine ici, aussi avons-nous pu le voir partir sans regret et même avec joie. Attendons ; qui sait si un avenir brillant n’est pas réservé à Ottilie ?

Charlotte ne chercha pas à maîtriser son émotion, car elle était décidée à s’expliquer sans détour.

— L’avenir qui nous est réservé est assez clair : tu aimes Ottilie ; elle aussi nourrit depuis long te mps pour toi un penchant qui déjà touche de près à la passion. Ce langage te déplaît ? Pourquoi ne pas rendre en termes précis ce que chaque instant nous révèle ? Pourquoi n’oserais-je pas te demander quel sera le dénouement de ce drame ?

— Il est impossible de répondre à une pareille question, dit Édouard avec un dépit concentré. Notre position est une de celles où il est indispensable d’attendre la marche des événements. Qui peut deviner les secrets du destin ?

— Pour ce qui nous concerne, on le peut sans être doué d’une haute sagesse ou d’une grande pénétration, répliqua Charlotte. Au reste, nous ne sommes plus assez jeunes pour nous avancer au hasard sur une route que nous ne devons pas suivre. Personne ne cherchera à nous en détourner, car, à notre âge, on doit savoir se gouverner soi-même. Oui, il ne nous est pas permis de nous égarer ; on ne nous pardonnera plus ni fautes ni ridicules.

Incapable d’imiter, ni même d’apprécier la noble franchise de sa femme, Édouard répondit avec un sourire affecté :

— Peux-tu blâmer l’intérêt que je prends au bonheur de ta nièce ? non à son bonheur à venir qui dépend toujours des chances du hasard, mais à son bonheur actuel ? Ne te fais pas illusion à toi-même. Pourrais-tu te figurer sans chagrin cette pauvre enfant arrachée à notre cercle domestique et jetée dans un monde étranger ? Moi, du moins, je n’ai pas le courage de supposer la possibilité d’un pareil changement.

Charlotte sentit pour la première fois toute la distance qui séparait le cœur d’Édouard du sien.

— Ottilie, s’écria-t-elle, ne peut être heureuse ici, puisqu’elle arrache un mari à sa femme, un père à ses enfants.

— Quant à nos enfants, répondit le Baron d’un air moqueur, nous aurions tort de nous alarmer pour eux, puisqu’ils ne sont pas encore nés. Au reste, pourquoi se perdre ainsi dans des suppositions exagérées ?

— Parce que les passions déréglées engendrent l’exagération. Il en est temps encore, ne repousse pas les conseils, l’assistance sincère que je t’offre. Lorsqu’on cherche sa route à travers l’obscurité, le rôle de guide appartient de droit au plus clairvoyant, et, certes, dans le cas où nous nous trouvons, j’y vois mieux que toi. Édouard, mon ami, mon bien-aimé, laisse-moi tout essayer, tout entreprendre pour te conserver. Ne me suppose pas capable de renoncer à un bonheur dont j’ose me croire digne, au seul bien que j’ambitionne en ce monde, à toi enfin.

— Et qui parle de cela ? dit Édouard d’un air embarrassé.

— Mais puisque tu veux garder Ottilie auprès de toi, mon ami, pourrais-tu ne pas prévoir les conséquences inévitables d’une pareille conduite ? Je n’insisterai pas davantage ; mais si tu ne veux pas te vaincre, bientôt du moins tu ne pourras plus te tromper.

Édouard fut forcé de s’avouer qu’elle avait raison, mais il ne se sentit pas la force de le déclarer ouvertement. Un mot qui formule tout à coup d’une manière positive ce que le cœur s’est permis vaguement et par degrés, est terrible à prononcer ; aussi ne chercha-t-il qu’à éluder ce mot.

— Tu me demandes une résolution, dit-il, et je ne sais même pas encore quel est en effet ton projet à l’égard d’Ottilie.

— Mon projet, répondit Charlotte, est de peser avec toi lequel des deux partis dont je t’ai parlé pour elle offre le plus d’avantages.

Après avoir peint la vie du pensionnat sous tous ses rapports, elle s’étendit avec chaleur sur la douce existence qu’elle pourrait trouver près de la dame qui voulait l’associer à sa fille.

— Je voterais pour cette dernière position, dit elle, non-seulement parce que la pauvre enfant sera plus heureuse, mais parce qu’en la renvoyant à la pension, nous nous exposons à faire renaître et augmenter l’amour, qu’à son insu elle a inspiré à son professeur.

Le Baron feignit de l’approuver, mais dans le seul but de gagner du temps ; et Charlotte, qui déjà se croyait sûre de sa victoire, fixa le départ d’Ottilie pour la fin de la semaine.

Ne voyant plus dans la conduite de sa femme qu’une perfidie adroitement combinée pour lui enlever à jamais son bonheur, il prit le parti désespéré de quitter lui-même sa maison, afin de ne pas en faire chasser Ottilie, ce qui, pour l’instant du moins, lui paraissait le point principal. La crainte de voir Charlotte s’opposer à son départ, le poussa à lui dire qu’il allait s’absenter pour quelques jours, parce qu’une sage prudence lui faisait craindre de revoir Ottilie et d’être témoin de son départ.

Cette ruse eut tout l’effet qu’il en avait attendu, Charlotte se chargea elle-même des préparatifs de son voyage, ce qui lui donna le temps d’écrire le billet suivant :

ÉDOUARD A CHARLOTTE.

Je ne sais si le mal qui est venu nous frapper est guérissable ou non, mais je sens que pour échapper au désespoir, j’ai besoin d’un délai, et le sacrifice que je m’impose me donne le droit de l’exiger. Je quitterai ma maison jusqu’à ce que notre avenir à tous soit décidé. En attendant cette décision, tu en seras la maîtresse absolue, mais à la condition expresse que tu partageras cet empire avec Ottilie. Ce n’est pas au milieu d’étrangers, c’est à tes côtés que je veux qu’elle vive. Continue à être bonne et douce pour elle, redouble d’égards et de délicatesse envers cette chère enfant ; je te promets, en échange, de n’entretenir avec elle aucune relation. Je veux même rester, pour un certain temps, dans une ignorance complète sur tout ce qui vous concernera toutes deux. Mon imagination rêvera que tout va pour le mieux, et vous pourrez en penser autant sur mon compte.

Je te prie, je te conjure encore une fois de ne pas éloigner Ottilie. Si elle dépasse le cercle dans lequel se trouve ce domaine et ses dépendances, si elle entre dans une sphère étrangère, elle n’appartient plus qu’à moi, et je saurai m’emparer de mon bien. Si tu respectes mes vœux, mes espérances, mes douleurs, mes illusions, eh bien ! alors je ne repousserai peut-être pas la guérison, si toutefois elle venait s’offrir à mon cœur malade…


A peine sa plume avait-elle tracé cette dernière phrase, que son âme tout entière la démentit ; en la voyant sur le papier, tracée par sa main, il éclata en sanglots. Une puissance irrésistible lui disait plus clairement que jamais qu’il n’était pas en son pouvoir de cesser d’aimer Ottilie, soit que cet amour fût un bonheur ou un malheur pour lui.

En ce moment d’agitation fiévreuse, il se rappela tout à coup qu’il allait s’éloigner de son amie, sans savoir même si jamais il lui serait possible de la revoir. Mais il avait promis de partir, et dans son trouble il lui semblait que l’absence le rapprochait du but de ses désirs, tandis qu’en restant il lui serait impossible d’empêcher sa femme d’éloigner Ottilie de la maison. Poussé par cette dernière pensée, il descendit rapidement l’escalier et s’élança sur le cheval qui l’attendait dans la cour.

En passant devant l’auberge du village, il reconnut, sous un berceau en fleurs et devant une table bien servie, le mendiant auquel il avait donné la veille une pièce d’or. Cette vue lui rappela douloureusement les plus belles heures de sa vie, et l’immensité de sa perte.

Combien j’envie ton sort ! se dit-il à lui-même, sans détourner les yeux du mendiant. Tu jouis encore aujourd’hui du bien que je t’ai fait hier ; mais moi, il ne me reste plus rien du bonheur dont je m’enivrais alors.