Les Affinités électives (trad. Carlowitz)/Première partie/Chapitre 17

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Traduction par Aloïse de Carlowitz.
Charpentier (p. 137-146).
Première partie - Chapitre XVII

Le bruit des pas d’un cheval au trot avait attiré Ottilie à sa fenêtre, où elle était arrivée assez tôt pour voir sortir Édouard de la cour. Ne pouvant s’expliquer pourquoi il s’éloignait ainsi sans l’en avertir, et même sans l’avoir vue une seule fois dans la matinée, elle devint triste et pensive ; et son inquiétude augmenta lorsque Charlotte vint la prendre et lui lit faire une longue promenade, pendant laquelle elle évita avec une affectation visible de parler de son mari. Mais quand à son retour au château elle entra dans la salle à manger, sa surprise toucha de près à l’effroi, car elle ne vit que deux couverts sur la table.

Il est toujours pénible de se voir déranger dans ses habitudes quelqu’insignifiantes qu’elles puissent être ; mais quand ces habitudes tiennent à vos affections, y renoncer, c’est renoncer au bonheur. Au reste, tout contribuait à jeter Ottilie dans un autre monde. Charlotte avait, pour la première fois, ordonné elle-même le dîner ; son extérieur cependant annonçait le calme et la tranquillité d’esprit, et elle parlait de la nouvelle position du Capitaine, comme d’un événement heureux, tout en assurant qu’elle le mettait dans l’impossibilité de jamais revenir au château.

Remise enfin de son premier mouvement de terreur, Ottilie se flatta qu’Édouard avait été reconduire son ami, et qu’il ne tarderait pas à revenir. Cette consolation lui fut bientôt enlevée, car, en sortant de table, elle s’approcha de la fenêtre et vit une berline de voyage arrêtée dans la cour.

Charlotte demanda pourquoi cette voiture n’était pas encore partie ; le domestique répondit que le valet de chambre du Baron l’avait fait attendre, parce qu’il lui manquait encore une foule de petites choses dont son maître pourrait avoir besoin en voyage. Ottilie eut recours à toute sa présence d’esprit pour cacher sa surprise et sa douleur.

En ce moment le valet de chambre entra d’un air affairé et réclama plusieurs objets peu importants, mais qui faisaient deviner l’intention d’une longue absence.

— Je ne comprends pas ce que vous venez faire ici, lui dit Charlotte d’un ton irrité ; vous avez toujours été chargé seul de tout ce qui concerne le service personnel de votre maître, et vous n’avez besoin de personne pour vous procurer les choses qui vous sont nécessaires.

L’adroit valet s’excusa de son mieux, mais sans renoncer à l’espoir de faire sortir Ottilie ; car c’était là le seul but de sa démarche. Elle le devina et allait s’éloigner avec lui, mais Charlotte la retint et ordonna sèchement au valet de chambre de se retirer. Il fut forcé d’obéir, et bientôt la berline sortit du château.

Quel instant terrible pour la pauvre jeune fille ! elle ne comprit, elle ne sentit rien, sinon qu’Édouard venait de lui être arraché pour un temps illimité. Sa souffrance était telle que Charlotte en eut pitié et la laissa seule.

Qui oserait décrire sa douleur, ses larmes, ses angoisses ? Elle pria Dieu de lui aider à passer cette cruelle journée ; la nuit fut plus terrible encore, mais elle y survécut, et le lendemain matin il lui semblait qu’elle avait changé d’existence et de nature. Elle ne s’était pas résignée à son malheur ; elle l’avait approfondi, elle avait acquis la certitude qu’il pouvais s’augmenter encore. Le départ d’Édouard ne lui paraissait que le prélude du sien ; car elle ignorait la menace par laquelle il avait su forcer sa femme à garder sa rivale près d’elle, et à la traiter avec indulgence et bonté.

Charlotte s’acquitta noblement de la tâche difficile que son mari lui avait imposée. Pour arracher Ottilie à elle-même, elle la surchargeait d’occupations, et ne la laissait que fort rarement seule. Sans se flatter qu’il serait possible de combattre une grande passion par des paroles, elle chercha du moins à lui donner une juste idée de la puissance de la volonté et d’une sage résolution.

— Sois persuadée, mon enfant, lui dit elle un jour, que rien n’égale la reconnaissance d’un noble cœur, quand nous avons eu le courage de lui aider à dompter les emportements d’une passion mal entendue. J’ai osé entreprendre un pareil ouvrage, ose me seconder, aide-moi à l’achever. C’est à la modération, à la patience de la femme qu’il appartient de conserver ce que l’homme veut détruire par sa violence et par ses excès.

— Puisque vous parlez de modération, chère tante, répondit Ottilie, je dois vous dire que je me suis aperçue avec chagrin que cette vertu manque absolument aux hommes ; ils ne savent pas même l’exercer à table quand le vin leur plaît. Les plus remarquables d’entre eux troublent ainsi pour plusieurs heures leur raison, perdent toutes les aimables qualités qui les distinguent, et semblent ne plus aimer que le désordre et la confusion. Je suis sûre que plus d’un funeste projet a été arrêté et exécuté dans un pareil moment.

Charlotte fut de son avis ; mais elle changea d’entretien, car elle avait compris qu’il ramenait la pensée de la jeune fille sur Édouard, qui cherchait, sinon habituellement, du moins plus souvent qu’elle ne l’aurait voulu, à augmenter sa gaieté en à chasser un souvenir fâcheux en buvant quelques verres de vin de trop. Pour achever de détourner la pensée de sa nièce d’un pareil sujet, elle parla du prochain mariage du Capitaine avec la femme que le Comte lui destinait, et ses discours et sa contenance annonçaient qu’elle regardait cette union comme un bonheur qui devait achever de consolider l’avenir d’un ami pour lequel elle avait l’affection d’une sœur.

Cette révélation inattendue jeta l’imagination d’Ottilie dans une sphère bien différente de celle qu’Édouard lui avait fait envisager. Dès ce moment, elle observa et commenta chaque parole de sa tante ; le malheur l’avait rendue soupçonneuse.

Charlotte persista dans la route qu’elle s’était tracée avec la persévérance, l’adresse et la pénétration qui faisaient la base fondamentale de son caractère. A peine était-elle parvenue à faire rentrer ses penchants dans les bornes étroites du devoir, qu’elle soumit sa vie extérieure et toute sa maison à la même réforme. Au milieu du calme monotone et de la paix régulière qui régnaient autour d’elle, elle s’applaudit des incidents qui avaient si violemment troublé son intérieur, puisqu’ils avaient mis un terme à des travaux et à des projets d’embellissement devenus si vastes qu’ils menaçaient de compromettre sa fortune et celle de son mari. Trop sage pour arrêter ce qu’il était indispensable d’achever, elle suspendit les travaux au point où ils pouvaient, sans danger, attendre le retour du maître ; car elle voulait laisser à son mari le plaisir de mener paisiblement à fin ce qui avait été entrepris dans un état d’agitation fiévreuse. L’architecte comprit ses intentions et les seconda avec autant de sagesse que de réserve.

Déjà les trois étangs ne formaient plus qu’un lac, dont on embellissait les bords par des plantations utiles, au milieu desquelles on pouvait, plus tard, placer facilement des points de repos, des pavillons et des retraites pittoresques. La maison d’été était finie autant qu’elle avait besoin de l’être pour braver la rigueur des saisons, et le soin de la décorer fut remis à une autre époque.

Satisfaite d’elle-même, Charlotte était réellement heureuse et tranquille. Ottilie s’efforça de le paraître ; mais, au fond de son âme elle ne prenait part à ce qui se passait autour d’elle, que pour y chercher un présage du prochain retour d’Édouard. Aussi vit-elle avec un vif plaisir qu’on venait d’exécuter une mesure dont elle l’avait souvent entendu parler comme d’un projet favori.

Ce projet consistait à réunir les petits garçons du village pendant les longues soirées d’été, pour leur faire nettoyer les plantations et les promenades nouvelles. Peu de semaines avaient suffi à Charlotte pour les faire habiller tous d’une espèce d’uniforme qui restait déposé au château, car ils ne devaient s’en servir que pendant les heures de travail. L’architecte, qui les guidait avec une rare intelligence, ne tarda pas à donner à l’ensemble de cette petite troupe quelque chose de régulier et de gracieux. Rien, en effet, n’était plus agréable à voir que ces enfants. Les uns, armés de serpettes, de râteaux de bêches et de balais, parcouraient les routes, les sentiers et les massifs, tandis que les autres les suivaient avec des paniers, dans lesquels ils entassaient les pierres, les épines et les branches de bois mort. Leurs diverses attitudes fournissaient presque chaque jour à l’architecte des modèles de groupes gracieux pour des bas-reliefs, dont il se proposait d’orner les frises de la première belle maison de campagne qu’il aurait à construire.

Pour Ottilie, ce corps de petits jardiniers si bien disciplinés, n’était qu’une attention par laquelle ou se proposait de surprendre agréablement le maître que, sans doute, on attendait sous peu. Ranimée par cette pensée, elle se promit d’offrir à son ami un établissement d’utilité de son invention.

L’embellissement du village, ainsi que le Capitaine l’avait prévu, avait inspiré à tous les habitants l’amour de la propreté, de l’ordre et du travail. Ce fut ce penchant qu’Ottilie se proposa de développer chez les petites filles. A cet effet, elle les réunit au château à des heures fixes, et leur enseigna à filer, à coudre et d’autres travaux analogues à leur sexe. On ne saurait enrégimenter les petites Elles comme les petits garçons. Ottilie le sentit, aussi ne leur imposa-t-elle aucune uniformité de costume ou de mouvement, mais elle s’efforça d’augmenter leur activité et de les rendre plus attachées à leurs familles, plus utiles dans leurs maisons. Chez une seule de ses élèves, la plus vive et la plus éveillée de toutes, ses conseils ne produisirent pas le résultat qu’elle en avait attendu. La petite espiègle se détacha entièrement de ses parents, pour ne plus vivre que pour sa belle et bonne maîtresse.

Comment Ottilie aurait-elle pu rester insensible à tant d’affection ? Bientôt la petite Nanny, qu’elle avait tolérée d’abord, devint sa compagne inséparable, et, par conséquent, commensale du château. Sans cesse à ses côtés, elle aimait surtout à la suivre dans les jardins, où la petite gourmande se régalait avec les cerises et les fraises tardives dont le Baron avait su se procurer les espèces les plus rares. Les arbres fruitiers, qui promettaient pour l’automne une riche récolte, fournissaient au jardinier l’occasion de parler de son maître dont il désirait le prochain retour. Ottilie l’écoutait avec plaisir, car il connaissait son état et aimait sincèrement Édouard.

Un jour qu’elle lui faisait remarquer avec satisfaction que tout ce que le Baron avait greffé pendant le printemps avait parfaitement réussi, il lui répondit d’un air soucieux :

— Je désire que ce bon seigneur en recueille beaucoup de joie ; mais s’il nous revient pour l’automne, il verra qu’il y a dans l’ancien jardin du château des espèces précieuses qui datent du temps de feu son père. Les pépiniéristes d’aujourd’hui ne sont pas aussi consciencieux que les Chartreux. Leurs catalogues sont remplis de noms curieux, on achète, on greffe, on cultive, et quand les fruits arrivent, on reconnaît que de pareils arbres ne méritent pas la place qu’ils occupent.

Le fidèle serviteur demandait surtout à Ottilie l’époque du retour d’Édouard, et lorsqu’elle lui disait qu’elle l’ignorait, il devenait triste et pensif, car il croyait qu’elle le jugeait indigne de sa confiance. Et cependant elle ne pouvait se séparer des plates-bandes, des carrés où tout ce qu’elle avait semé et planté avec son ami était en pleine fleur, et n’avait plus besoin d’autres soins que d’un peu d’eau, que Nanny, qui la suivait toujours un arrosoir à la main, versait avec prodigalité. Les fleurs d’automne, encore en boutons, lui causaient surtout une douce émotion. Il était certain que pour la fête d’Édouard elles brilleraient dans tout leur éclat, et elle espérait s’en servir à cette occasion, comme d’autant de témoins de son amour et de sa reconnaissance. Mais l’espoir de célébrer cette fête n’était pour elle qu’une ombre vacillante : le doute et les soucis entouraient sans cesse de leurs tristes murmures l’âme de la pauvre fille.

Dans de pareilles dispositions d’esprit, un rapprochement sincère entre elle et sa tante était impossible. Au reste, la position de ces deux femmes devait naturellement les éloigner l’une de l’autre. Un retour complet au passé et dans la vie légale, rendait à Charlotte tout ce qu’elle pouvait jamais avoir espéré, tandis qu’il enlevait à Ottilie tout ce que la vie pouvait lui promettre, et dont elle n’avait eu aucune idée avant sa liaison avec Édouard. Cette liaison lui avait appris à connaître la joie et le bonheur ; et sa situation actuelle n’était plus qu’un vide effrayant.

Un cœur qui cherche, sent vaguement qu’il lui manque quelque chose ; un cœur qui a trouvé et perdu ce qu’il cherchait, a la conscience du malheur ; et, alors, les tendres rêveries, les désirs incertains qui le berçaient doucement deviennent des regrets amers, du dépit, du découragement. Alors le caractère de la femme, quoique façonné pour l’attente, sort de ce cercle passif pour entreprendre, pour faire quelque chose qui puisse lui rendre son bonheur.

Ottilie n’avait point renoncé à Édouard ; Charlotte cependant fut assez prudente pour feindre de regarder comme une chose convenue et certaine, qu’il ne pouvait plus désormais y avoir entre sa nièce et son mari que des relations de protection bienveillante, d’amitié paisible.

Ottilie passait une partie de ses nuits à genoux devant le coffre ouvert où les riches présents d’Édouard se trouvaient encore tels qu’il les y avait placés lui-même. Pour elle, tous ces objets étaient tellement sacrés, qu’elle aurait craint de les profaner en s’en servant. Après ces nuits cruelles, elle sortait, avec les premiers rayons du jour, du château où, naguère ; elle avait été si heureuse, et se réfugiait dans les solitudes les plus agrestes. Parfois même il lui semblait que le sol ne la portait qu’à regret ; alors elle se jetait dans la nacelle, la faisait glisser jusqu’au milieu du lac, tirait une relation de voyage de sa poche ; et doucement bercée par les vagues, elle se laissait aller à des rêves qui la transportaient dans les pays lointains dont parlait son livre, et où elle rencontrait toujours l’ami que rien ne pouvait éloigner de son cœur.