Les Affinités électives (trad. Carlowitz)/Première partie/Chapitre 18

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Traduction par Aloïse de Carlowitz.
Charpentier (p. 146-156).
Première partie - Chapitre XVIII

Mittler, dont nos lecteurs connaissent déjà l’humeur bizarre et l’activité inquiète, avait entendu parler sourdement des troubles survenus au château de ses bons amis, dont il croyait le bonheur à l’abri de tout orage. Persuadé que le mari ou la femme ne tarderait pas à réclamer son intervention, qu’il était très-disposé à leur accorder, il s’attendait à chaque instant à recevoir un message de l’un ou de l’autre. Leur silence l’étonna sans diminuer ses bienveillantes intentions à leur égard, et il finit par se décider à aller leur offrir ses services. Cependant il remettait cette démarche de jour en jour ; l’expérience lui avait prouvé que rien n’est plus difficile que de ramener des personnes douées d’une intelligence supérieure, sur la route dont elles n’ont pu s’éloigner sans le savoir. Après une assez longue hésitation, il prit enfin le parti d’aller trouver Édouard, dont il venait de découvrir la retraite.

La route qu’il fallait suivre pour se rendre près de ce mari égaré, le conduisit à travers une agréable vallée tapissée de prairies que sillonnait un rapide et bruyant ruisseau. Des champs et des vergers séparaient les villages qui s’élevaient çà et là sur le penchant des collines, et donnaient à la contrée quelque chose de paisible et de riant. Rien dans cette vaste vallée ne frappait l’imagination, tout y développait l’amour de la vie.

Bientôt une grande métairie, entourée de jardins, attira l’attention de Mittler par son air de propreté et d’élégance champêtre ; et il devina sans peine que c’était en ce lieu que le Baron se cachait à tous les siens.

Édouard avait en effet choisi cette demeure silencieuse, où il s’abandonnait entièrement à tous les rêves que lui suggérait sa passion. Souvent il se flattait qu’Ottilie pourrait partager avec lui cette retraite, s’il trouvait le moyen de l’y attirer. Plus souvent encore, il bornait ses vœux à lui assurer la propriété de ce joli petit domaine, afin qu’elle pût y vivre tranquille, indépendante surtout. Parfois même il poussait la résignation jusqu’à supporter l’idée qu’elle pourrait redevenir heureuse, en partageant cette existence paisible avec un autre que lui. C’était ainsi que ses journées s’écoulaient dans un passage perpétuel de l’espérance à la douleur, de la résignation au désespoir.

L’arrivée de Mittler ne l’étonna point ; il s’était attendu à le voir plus tôt, mais en qualité de messager de Charlotte ; aussi s’était-il préparé d’avance à le charger de propositions assez claires et assez tranchées, pour terminer enfin leurs incertitudes mutuelles. L’idée qu’il ne pouvait manquer de lui donner des nouvelles d’Ottilie acheva de lui faire regarder la visite de ce vieil ami comme l’apparition d’un messager du ciel.

Lorsqu’il apprit que non-seulement Mittler ne venait pas de la part de Charlotte, mais qu’il ignorait complètement ce qui se passait au château, où il n’était pas retourné depuis le jour où il en avait été chassé par l’arrivée du Comte et de la Baronne, son cœur se serra et il se renferma dans un silence absolu.

Mittler comprit que pour l’instant, du moins, il fallait renoncer au rôle de médiateur, et accepter franchement celui de confident. Le Baron céda au besoin d’épancher ses douleurs, et son vieil ami l’écouta sans le blâmer ; il se borna seulement à lui reprocher avec beaucoup de douceur la retraite absolue à laquelle il s’était condamné.

— Et comment, s’écria Édouard, pourrais-je supporter l’existence ailleurs que dans la solitude ? là, du moins, je puis toujours penser à elle, je la vois marcher et agir, et mon imagination lui fait faire tout ce que mon cœur désire. Elle m’écrit des lettres pleines d’amour et m’avoue qu’elle cherche le moyen d’arriver jusqu’à moi ! Eh ! n’est-ce pas ainsi, en effet, qu’elle devrait se conduire ? J’ai promis de m’abstenir de toute démarche qui pourrait nous rapprocher ; mais elle, rien ne la retient ! Ou bien Charlotte aurait-elle eu la cruauté de lui arracher le serment de ne point m’écrire, de ne point chercher à me revoir ? c’est probable, c’est naturel ; et cependant, si cela était, je ne pourrais m’empêcher de dire que cela est inouï, horrible !

Ottilie m’aime, je le sais, qu’elle vienne donc se jeter dans mes bras ! Cette pensée me domine au point qu’au plus léger bruit mes regards se fixent vers la porte, comme si je devais la voir entrer. Je m’y attends, je l’espère, je le crois ; il me semble que tout ce qui est impossible doit devenir facile. Si la vie vulgaire a pour nous des obstacles insurmontables, rien au moi ns ne doit être impossible dans la vie intellectuelle. Qu’Ottilie trouve dans son amour la force de faire pour moi, intellectuellement, ce que des causes matérielles l’empêchent de faire matériellement. Que, pendant la nuit, quand la veilleuse répand dans ma chambre une lueur incertaine, son âme vienne parler à la mienne, qu’elle m’apparaisse en fantôme vaporeux, et me prouve ainsi qu’elle pense à moi, qu’elle m’appartient.

Une seule consolation me reste. Depuis que j’ai fait connaissance avec quelques femmes aimables qui demeurent dans le voisinage, Ottilie occupe plus exclusivement mes rêves, comme si elle voulait me dire : « Tu as beau chercher, tu ne trouveras jamais une amie aussi gracieuse, aussi aimante que moi. » Les plus légers incidents de nos doux rapports se reproduisent pêle-mêle dans ces éphémères créations de mon cerveau, mais elles ne sont pas toujours sans amertume. Parfois, nous signons ensemble notre contrat de mariage, nos mains se confondent et effacent alternativement nos noms enlacés. Souvent même il y a quelque chose de contraire à la pureté angélique que j’adore en elle, et alors je sens plus que jamais combien elle m’est chère, car mon chagrin touche de près au désespoir. Dans un de mes derniers rêves encore elle m’agaçait et me tourmentait d’une manière tout à fait opposée à son caractère. Il est vrai que son beau visage rond et candide s’était allongé, ses traits avaient changé d’expression, enfin ce n’était pas elle, c’était une autre femme. Je n’en ai pas moins été troublé, bouleversé, anéanti !

Souriez, mon cher Mittler, je vous le permets, je ne rougis pas de cette passion. Appelez-la folle, extravagante, furieuse, que m’importe ; je sens qu’elle est mon premier, mon seul amour ! Tout ce que j’ai éprouvé jusqu’ici n’était qu’un prélude, qu’un divertissement, qu’un jeu ; maintenant j’aime ! Ma femme et mon ami ont eu la bonté de dire, non devant moi, mais entre eux, que j’étais et que je serais toujours médiocre en tout. Ils se sont trompés ; je suis arrivé, en fort peu de temps, à la perfection dans l’art d’aimer, jamais personne ne m’y surpassera ! Je conviens que c’est un talent qui ne vaut à celui qui le possède que des larmes et des souffrances, mais il m’est si naturel que je ne pourrais plus y renoncer.

En se laissant aller ainsi au plaisir d’exprimer ses douloureuses sensations à un ami qu’il croyait disposé à le plaindre, Édouard s’était affaibli au point qu’il éclata en sanglots.

Naturellement vif et impatient, et doué d’une raison impitoyable, Mittler blâma d’autant plus cette explosion d’une passion coupable, qu’elle renversait toutes ses prévisions, et semblait le jeter pour toujours loin du but qu’il s’était proposé en se rendant près du Baron. L’imminence du danger lui donna cependant la force de se contraindre.

Après avoir exhorté Édouard à se remettre, il lui dit de ne pas oublier ainsi sa dignité d’homme, de se rappeler que le courage honore le malheur, et que, pour conserver l’estime de soi-même et celle des autres, il faut savoir supporter les souffrances avec résignation et modérer son désespoir.

Le Baron ne pouvait voir dans ces généralités que des paroles vides de sens ; elles irritaient sa douleur au lieu de la calmer.

— Il est facile à l’homme heureux, s’écria-t-il, de sermonner celui qui souffre, et s’il savait to ut le mal qu’il lui fait, il aurait honte de lui-même ! Rien ne lui paraît plus simple, plus facile qu’une patience infinie, tandis qu’il ne croit pas à la possibilité d’une douleur infinie, pour laquelle la consolation est une bassesse et le désespoir un devoir. L’immortel chantre de la Grèce, lui qui savait si bien peindre les héros, ne craignait pas de les faire pleurer. Il dit même très-positivement qu’il n’y a de véritablement bon que les hommes riches en larmes. Qu’il fuie loin de moi celui dont les yeux sont toujours secs, car son cœur est sec aussi ! Qu’il soit maudit l’homme heureux qui ne cherche dans l’homme malheureux qu’un spectacle édifiant ! qu’un héros de théâtre qu’il n’applaudit qu’autant qu’il exprime ses angoisses par des paroles mesurées, par des gestes et des attitudes nobles et imposantes ! qu’un gladiateur qui sait mourir avec grâce sous les yeux du spectateur.

Je vous sais gré cependant de votre visite, mon cher Mittler, mais je crois qu’en ce moment nous devrions faire, chacun de notre côté, une petite promenade dans les jardins ; quand nous nous retrouverons, je serai plus calme.

Mittler savait qu’il lui serait difficile de faire revenir la conversation sur le même terrain, aussi chercha-t-il à la continuer en promettant plus d’indulgence ; et le Baron se laissa entraîner par l’espoir d’arriver à une solution quelconque.

— Je conviens, dit-il, que les longs pourparlers et les diverses combinaisons de la réflexion ne servent à rien ; c’est par la réflexion cependant que je suis arrivé à savoir ce que je veux, ce que je dois faire. J’ai pesé le présent et l’avenir, et je n’y ai vu que des malheurs inouïs ou un bonheur ineffable. Dans une pareille alternative, le choix peut-il être difficile ? Non, non, vous comprenez vous-même la nécessité d’un divorce. Il existe déjà de fait, aidez-nous à le légaliser, obtenez le consentement de Charlotte et assurez ainsi notre bonheur à tous.

Mittler garda le silence, et le Baron continua avec une chaleur toujours croissante.

— Mon sort est désormais inséparable de celui d’Ottilie. Regardez ce verre où nos chiffres sont enlacés depuis longtemps et sans notre participation. Il a été lancé en l’air en signe de réjouissance, et devait se briser en retombant sur le sol rocailleux. Un témoin de la fête a eu le bonheur de recevoir dans ses mains ce verre prophétique ; il me l’a vendu fort cher, j’y bois chaque jour et je me répète sans cesse, que les arrêts formés par le destin sont seuls indissolubles.

— Malheur à moi ! s’écria Mittler, la superstition a toujours été à mes yeux l’ennemie la plus funeste à l’homme, et me voilà réduit à la combattre chez vous. Songez donc qu’en jouant avec des pronostics, des pressentiments, des rêves, on donne une importance dangereuse même aux choses et aux positions les plus vulgaires. Mais quand notre position est importante par elle-même, quand tout autour de nous est agité, tumultueux, menaçant, ces fantômes-là rendent l’orage plus terrible.

— Oh ! permettez du moins au malheureux qui lutte au milieu de ces orages, de lever ses regards vers un fanal protecteur. Qu’importe que ce fanal ne soit qu’une illusion, puisqu’il aura toujours le pouvoir réel de soutenir ses forces.

C’est possible, et je pourrais peut-être excuser ces sortes de folies, si je n’avais pas remarqué que l’homme ne s’y abandonne que pour s’affermir dans ses erreurs. Jamais il ne voit les symptômes qui pourraient être pour lui un avertissement utile, il ne se confie, il ne croit qu’à ceux qui flattent sa passion.

Le caractère que l’entretien venait de prendre jeta Mittler dans des régions ténébreuses pour lesquelles il avait une aversion innée. Ne cherchant plus qu’à le terminer le plus tôt possible, et persuadé enfin qu’il n’obtiendrait rien du Baron, il lui proposa d’aller trouver Charlotte. Édouard accepta avec plaisir, et Mittler partit, plein d’espoir dans la démarche qu’il allait faire ; car elle avait l’avantage certain de gagner du temps, et de lui fournir le moyen de connaître la situation d’esprit, les projets et les espérances des deux femmes.

Lorsqu’il arriva au château, il trouva Charlotte telle qu’il l’avait toujours vue. Elle lui raconta avec calme et franchise les événements dont Édouard ne lui avait fait connaître que les résultats, et il vit le mal dans toute sa gravité, dans toute son étendue. Aucun remède possible ne se présenta à son esprit, et cependant il ne parla point du divorce que le Baron lui avait si fortement recommandé de proposer. Quelle ne fut pas sa joie quand Charlotte lui dit avec un doux sourire :

— Rassurez-vous, mon ami, j’ai lieu d’espérer que mon mari ne tardera pas à revenir à moi. Comment pourrait-il songer à m’abandonner, quand il saura que je vais être bientôt mère ?

— Vous ai-je bien comprise ? s’écria Mittler.

— Il me semble que l’équivoque est impossible, répondit Charlotte en rougissant.

— Qu’elle soit bénie mille fois, cette bienheureuse nouvelle ! Quel argument irrésistible ne pourra-t-on pas en tirer ? J’en connais la toute-puissance sur l’esprit des hommes ! Il est vrai que pour ma part je n’ai pas lieu de m’en réjouir ; je perds tous mes droits à votre reconnaissance, puisque votre réconciliation se fera d’elle-même. Je ressemble à un de mes amis, excellent médecin quand il traite les pauvres pour l’amour de Dieu, mais incapable de guérir un riche qui le paierait généreusement. Puisque tel est mon sort, il est heureux que vous n’ayez pas besoin de mon intervention, car elle eût été impuissante pour vous, puisque vous êtes riche.

Charlotte le pria de porter une lettre de sa part à son mari, et de chercher à connaître le parti qu’il prendrait en apprenant le changement survenu dans leur position respective. Mittler lui refusa ce service.

— Tout est fait, tout est arrangé, s’écria-t-il, vous pouvez lui envoyer votre lettre par un messager quelconque. J’ai affaire ailleurs, je ne reviendrai que pour vous faire mon compliment sur votre réconciliation, et pour assister au baptême.

A ces mots il sortit avec précipitation, laissant Charlotte fort mécontente et très-inquiète ; elle savait que la pétulance de cet homme bizarre lui avait valu presque autant de défaites que de succès, et qu’il avait, en général, la funeste habitude de regarder comme des faits accomplis les espérances que lui suggéraient les impressions du moment ; aussi était-elle loin de partager sa confiance et sa sécurité.

Édouard s’était flatté que Mittler lui apporterait la réponse de sa femme, et la lettre qui lui fut remise par un messager lui causa un mouvement de terreur. Après l’avoir longtemps tenue dans ses mains sans oser l’ouvrir, il la décacheta enfin et la parcourut des yeux. Qui oserait peindre les émotions contradictoires dont son âme fut bouleversée en lisant le passage suivant de la lettre de Charlotte :

« Souviens-toi de l’heure nocturne où tu vins visiter ta femme en amant aventureux, où tu l’attiras presque malgré elle dans tes bras, sur ton cœur !… Ne voyons plus désormais dans cet événement bizarre qu’un arrêt de la Providence. Oui, la Providence a resserré nos rapports par un lien nouveau, au moment même où le bonheur de notre vie était sur le point de s’anéantir ! »

Lorsqu’un gentilhomme se trouve réduit à chercher les moyens de s’arracher à lui-même et de tuer le temps, la chasse et la guerre se présentent naturellement à son esprit.

Nous ne chercherons pas à donner une juste idée de tout ce qui se passait alors dans le cœur d’Édouard. Craignant de succomber dans le combat qu’il se livrait à lui-même, il éprouva le besoin de braver des périls matériels. Au reste, la vie lui était devenue si insupportable, qu’il se fortifiait avec complaisance dans l’idée que sa mort seule pouvait rendre le repos à ses amis, et surtout à sa chère Ottilie.

Ses sinistres projets ne rencontrèrent aucun obstacle, car il ne les confia à personne. Son premier soin fut de faire son testament avec toutes les formalités nécessaires, et il se sentit presque heureux en dictant la clause par laquelle il léguait à Ottilie, la métairie qu’il habitait depuis sa fuite du château ; puis il régla les intérêts de Charlotte et de son enfant, assura l’avenir du Capitaine, et fit des pensions à tous ses serviteurs.

Une guerre nouvelle venait de succéder à un court intervalle de paix. Dans sa première jeunesse, le Baron s’était trouvé sous les ordres d’un chef d’un mérite très-médiocre qui l’avait dégoûté du service. Un grand Capitaine était en ce moment à la tête de l’armée ; il fut se ranger sous sa bannière, car là, la mort était probable et la gloire certaine.

Lorsqu’Ottilie fut instruite de l’état de Charlotte, elle se refoula complètement sur elle-même. Malgré son inexpérience, elle avait compris qu’il ne lui était plus ni possible ni permis d’espérer. Un regard rapide que nous jetterons plus tard sur son journal, nous donnera quelques éclaircissements sur ce qui se passait alors dansson cœur.