Les Affranchis/Préface

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PRÉFACE


Un jour, Catulle Mendès — rencontré sur le boulevard par un crépuscule de printemps, à l’heure fiévreuse où il aimait à s’y promener, les mains derrière le dos et toute cravate au vent — me dit de sa voix frénétique et fatiguée :

— Je viens de découvrir une femme de génie.

— Ah ! fis-je, sans stupeur, car de nos jours le génie court les ruelles.

— Oui, reprit Mendès avec enthousiasme, une femme de génie ! J’ai lu d’elle une pièce toute pleine de beautés incomparables !

— Et comment s’appelle cette dame ?

— Mademoiselle Lenéru-Dauriac.

Je saisis ce nom au vol ; et six mois passèrent.

Un grand journal vint à ouvrir un concours de nouvelles. Et parmi les cent cinquante manuscrits réservés — dont beaucoup, comme on l’a vu depuis par la publication, étaient remarquables, — plusieurs membres du jury estimèrent qu’il fallait mettre hors de pair un conte, ou plutôt une sorte de poème en prose, intitulé La Vivante. Dans un style apte à enregistrer les vibrations les plus subtiles de la matière, dans un style frémissant et sensible comme un sismographe d’âme, le vieux mythe de Pygmalion y était rajeuni par une pensée moderne qui, plutôt même qu’elle ne s’en était souvenue, avait dû spontanément le retrouver.

Vint la séance de la discussion. Les avis étaient partagés. On lut La Vivante à haute voix. L’assemblée s’émut à cette lecture. Seul Mendès, qui présidait, ne paraissait pas très favorable. Sans doute il était séduit par maints passages, mais il croyait reconnaître des influences, faisait des objections et des réserves. Enfin l’on vota. Les partisans de La Vivante l’emportaient : à la majorité des voix, le premier prix était attribué à l’auteur inconnu de ce conte. Restait à le connaître. Quelqu’un ouvrit l’enveloppe cachetée jointe au manuscrit, et proclama

— Mademoiselle Lenéru-Dauriac.

Une rumeur joyeuse accueillit ce nom, car Mendès, avec son exubérance coutumière, avait depuis six mois raconté sa découverte à presque tous ceux de ses confrères qui étaient là. Et quelqu’un de nous lui murmura gaîment : « Vous voyez bien, mon cher maître, que vous ne vous étiez pas trompé… »

Catulle Mendès devait écrire la préface des Affranchis. Et puis il est mort… Et, à défaut de Mendès, l’auteur m’a demandé de présenter sa pièce au public. Outre que c’est fort inutile, c’est là faire beaucoup trop d’honneur à un poète qui n’a aucune compétence en matière dramatique. J’ignore ce que valent les Affranchis au point de vue du théâtre. Mais ce que je sais bien, c’est que cette pièce lue et relue m’a fort ému par moments, et toujours intéressé, agité, troublé, qu’elle m’a fait réfléchir pendant et après. Et je dis hardiment à tous ceux qui aiment les idées et les œuvres : « Il faut la lire. »

Dois-je raconter le sujet de la pièce ? Je ne sais rien de plus ingrat que cette condensation brutale en phrases abstraites d’une œuvre successive et concrète. Je préfère essayer de définir l’esprit de l’auteur.

En ce temps de petites sensibilités faussement exaspérées, Mlle Lenéru-Dauriac nous offre le type d’une admirable intellectuelle, qui a beaucoup lu, beaucoup médité les livres, puis la vie ; dont la lucidité va parfois jusqu’à la cruauté, mais qui, d’autre part, comprend assez Nietzsche pour vouloir le réfuter par l’exemple. Elle nous montre une humanité d’exception, sans doute ; mais dans cette atmosphère supérieure à la vie quotidienne, elle recrée des possibilités de conflits humains.

Mlle Lenéru-Dauriac a le don particulier de la formule, chose très rare chez les talents féminins. Elle a dit sur la mort en particulier des choses essentielles, des choses, oui, j’ose l’imprimer, qui font penser à Pascal. Et là je ne puis me tenir de citer au moins un passage, douloureux et magnifique, des Affranchis :

La mort ! c’est encore elle seule qu’il faut consulter sur la vie, et non je ne sais quel avenir et quelle survivance où nous ne serons pas. Elle est notre propre fin, tout se passe dans un intervalle d’elle à nous. Qu’on ne me parle pas de ces prolongements illusoires qui ont sur nous le prestige enfantin du nombre ; qu’on ne me parle pas à moi qui mourrai tout entier, des sociétés et des peuples ! Il n’y a de réalité, il n’y a de durée véritable qu’entre un berceau et une tombe. Le reste est grossissement, spectacle, optique vaine ! Ils m’appellent un maître à cause de je ne sais quels prestiges de mes paroles et de mes pensées, mais je suis un enfant éperdu devant la mort !…

Cela, c’est beau, purement, simplement, admirablement beau.

Je pourrais citer bien d’autres passages ; mais je ne veux pas déflorer la pièce. Et comme un préfacier l’a dit spirituellement pour tous les préfaciers à venir : « Le livre est à l’intérieur. »

Lisez-le. Vous y verrez se développer un drame de sentiments et d’idées qui pose l’éternel problème moral, le problème du bien et du mal, dans toute sa netteté ingénue et splendide ; vous y verrez un esprit indépendant donner à ce problème une solution d’attente qui semble bien devoir être la vraie… jusqu’à l’avènement du surhomme ; vous y trouverez, à côté de répliques périlleuses peut-être à la scène, des passages écrits comme celui que je citais plus haut, dans un style d’une rare densité et qui a parfois d’étonnants raccourcis ; et, dès son début dans les lettres, vous saluerez, j’en suis sûr, comme je le fais ici, cette femme que le destin semble n’avoir privée d’entendre les voix ordinaires que pour lui permettre de mieux écouter en elle, grave, ardente, audacieuse et pure, sa pensée.


Fernand Gregh.


Décembre 1909.