Les Altérations de la personnalité (Binet)/16

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Félix Alcan (p. 245-251).


CHAPITRE III


SUGGESTIONS D’ACTES

Exécution des suggestions post-hypnotiques. — Changements de physionomie. — La conscience normale ignore l’ordre reçu. — L’oubli après l’acte : observations de M. Beaunis. — L’exécution subconsciente des suggestions : observations de MM. Delbœuf, Janet, etc. — Retour de l’état somnambulique. — Explication de ces phénomènes.

Les changements de personnalité provoqués par suggestion hypnotique créent une situation psychologique assez simple ; en général, il n’y a pas coexistence de personnalités distinctes ; une seule occupe la scène, reléguant les autres dans la coulisse.

Nous allons voir la situation se compliquer beaucoup plus dans d’autres genres de suggestions, où le concours, la coexistence de deux conditions mentales distinctes sera bien visible.

Le sujet étant en somnambulisme, un ordre lui est donné, et cet ordre lui est donné de telle sorte qu’il ne puisse être exécuté qu’au réveil. Transportons-nous au moment de l’exécution, et observons le sujet agissant. Cette observation a été faite avec le plus grand soin par beaucoup d’auteurs, et ils ont relevé, les uns intentionnellement, les autres sans en avoir le soupçon, certains signes psychiques qui prouvent qu’au moment où la suggestion post-hypnotique se réalise, il y a un retour momentané de l’état somnambulique initial. Les observations de Gurney, dont nous avons parlé plus haut[1], trouvent ici une confirmation d’autant plus sérieuse qu’elle résulte d’expériences appartenant à un ordre d’idées différent.

Il faut d’abord rappeler en quelques mots le mode habituel d’exécution des suggestions post-hypnotiques. En général le sujet qui a reçu l’ordre d’exécuter tel ou tel acte après son réveil, par exemple dix minutes après son réveil ou bien à un signal convenu d’avance, ce sujet, en se réveillant du sommeil hypnotique, semble reprendre la libre et entière possession de son intelligence ; il n’est plus suggestible, ou l’est devenu beaucoup moins ; il ne sait rien du somnambulisme qui vient de s’écouler, il n’a même pas connaissance de cette suggestion, qu’il va cependant exécuter dans un instant. Si on lui en parle avant que l’heure sonne ou que le signal soit donné, il ne comprend pas ce qu’on veut lui dire, il rit et se moque. Puis, tout à coup, brusquement, le tableau change ; la conversation entamée s’arrête, on voit la physionomie du sujet se modifier, et parfois prendre une expression frappante de résolution violente, et la suggestion est exécutée (Beaunis, Liégeois).

D’après les auteurs qui n’ont point reconnu le phénomène de division de conscience, c’est le sujet normal, le sujet d’état de veille, qui accomplit la suggestion post-hypnotique. Le cas peut en effet se présenter ; mais en analysant quelques détails des observations classiques, on voit déjà poindre la division de conscience. Ainsi, on a donné au sujet en somnambulisme l’ordre d’un vol ou l’hallucination d’un oiseau ; il commet le vol pendant l’état de veille ; il éprouve l’hallucination ; il se rappelle donc la suggestion, mais non la suggestion entière ; il a oublié la parole de l’expérimentateur ; il ne sait pas de qui il a reçu l’ordre ; il ne sait même pas qu’un ordre lui a été donné.

Cet oubli partiel, que j’ai décrit ailleurs avec M. Féré[2], qui n’est point constant, mais très fréquent, et qu’on ne comprend guère à première vue, s’éclaire d’un jour tout nouveau si on le compare à ce qui se passe dans les suggestions données pendant un état de distraction ou même à la faveur de l’anesthésie. Rappelons brièvement les faits. Quand l’hystérique est distraite, et qu’on commande une hallucination au personnage inconscient, la conscience principale n’entend rien des mots murmurés à voix basse, mais elle perçoit l’hallucination[3]. De même, quand, sur la main insensible, on dessine une lettre avec une pointe mousse, le sujet ne sent point le contact de la pointe, mais il a la représentation, parfois même l’hallucination de la lettre écrite[4].

Dans les deux cas, même opération psychologique ; la parole prononcée, comme la sensation tactile faite sur la main ont amené des images associées, mais le premier terme de l’association est resté dans la conscience secondaire, et le second terme, l’image, a seul fait son entrée dans la conscience principale. Or, c’est bien ce qui se passe dans toutes les suggestions données pendant le somnambulisme et se continuant pendant l’état de veille : la conscience principale ne connaît que l’effet, le dernier terme de la suggestion ; c’est la conscience somnambulique qui a entendu les paroles de la suggestion ; ajoutons que la conscience somnambulique, qui joue ici le même rôle que le personnage subconscient de l’état d’anesthésie et de l’état de distraction, est identiquement le même personnage. C’est encore un point sur lequel pleine lumière a été faite[5].

Il faut donc considérer les suggestions classiques, celles qui sont données pendant un état de somnambulisme pour être exécutées ou simplement pour se continuer pendant la veille, comme des opérations psychologiques qui exigent une dualité de consciences.

Dans un certain nombre de cas, il paraît même démontré qu’au moment de l’exécution d’une suggestion post-hypnotique, la personnalité normale de l’état de veille, qui ne connaît pas la suggestion reçue, qui du reste ignore toutes les péripéties de l’expérience, et qui s’est souvent reconstituée d’une façon assez complète pour lutter contre une suggestion nouvelle, s’efface, disparaît, est anéantie ; c’est la personne somnambulique qui envahit la scène. Nous avons hâte d’énumérer les faits qui le démontrent.

Le premier de ces faits a été relevé par M. Beaunis[6], c’est l’oubli rapide qui suit l’exécution d’une suggestion post-hypnotique. On a dit au sujet endormi d’exécuter au réveil un acte quelconque, changer un meuble de place, ou tourner rapidement ses mains l’une autour de l’autre ; pendant qu’il obéit à cet ordre, on appelle d’une façon toute particulière son attention sur ce qu’il fait ; on lui dit de remarquer son mouvement, et on peut s’assurer qu’il a pleine conscience de son acte. C’est du moins ainsi que les sujets se comportent dans les expériences de M. Beaunis. Or, malgré la conscience avec laquelle ils accomplissent les ordres suggérés, tout est oublié quelques instants après ; vient-on à leur demander ce qu’ils ont fait avec leur main, ils ne se rappellent rien et ne comprennent pas la demande.

Cet oubli n’est peut-être pas un phénomène constant. Quel est le phénomène constant en psychologie ? Mais il est fréquent, et ceci nous montre que lorsqu’une action est accomplie sous l’empire d’une suggestion, alors elle diffère grandement d’une action volontaire et spontanée ; cette différence persiste même pour les actes suggérés qu’on exécute à l’état de veille, car si par exemple le sujet avait spontanément, en dehors de tout commandement, déplacé un meuble ou fait un geste, il en aurait sûrement conservé le souvenir.

L’oubli après l’acte exécuté nous paraît comparable à l’oubli qui succède au somnambulisme ; il marque bien, à notre avis, que le sujet, au moment précis où l’acte est exécuté, se trouve dans la condition mentale du somnambulisme, puisque le signe psychique principal de cet état, c’est-à-dire l’amnésie qu’il laisse après lui, peut se vérifier à cette occasion.

D’autres expériences, celles de Gurney, de M. Delbœuf, de M. Pierre Janet, de MM. Fontan et Ségard, et les miennes, viennent confirmer cette interprétation, qui, si elle ne s’appuyait pas sur un plus grand nombre de faits, resterait un peu hypothétique.

Chez les sujets du genre de ceux que M. Beaunis a étudiés, l’état somnambulique ne renaît que partiellement à ce moment décisif où la suggestion post-hypnotique se réalise ; ils gardent conscience d’eux-mêmes, et la seule preuve que l’activité somnambulique est intervenue, c’est l’oubli de l’acte. Il est d’autres personnes pour qui, dans les mêmes circonstances, le retour de l’état somnambulique est plus net, plus frappant, plus complet ; il n’y a pas seulement oubli après l’acte, mais inconscience pendant que l’acte suggéré s’accomplit. Le moi normal reste étranger à la suggestion ; c’est en dehors de lui, de sa volonté et de son intelligence qu’elle s’exécute ; et c’est par rapport à lui qu’elle est inconsciente. L’inconscience, ainsi comprise, est une sorte d’oubli anticipé. La perte de conscience, vraie aggravation de la perte de mémoire, contribue à établir définitivement la division des consciences.

Il faut citer quelques exemples. Nous en empruntons un à M. Pierre Janet. « Après avoir étudié sur Lucie, rapporte cet auteur, les suggestions ordinaires pendant l’état hypnotique je lui donnai des ordres à accomplir après le réveil, et je fus frappé de la manière singulière dont elle les exécutait. Elle avait à ce moment l’apparence la plus naturelle, parlait et agissait en se rendant bien compte de tous les actes qu’elle faisait spontanément ; mais, au travers de tous ces actes naturels, elle accomplissait comme par distraction les actes commandés pendant le sommeil. Non seulement, comme la plupart des sujets, elle les oubliait après les avoir accomplis, mais elle ne paraissait pas les connaître, au moment même où elle les exécutait. Je lui dis de lever les deux bras en l’air après le réveil ; à peine est-elle dans l’état normal qu’elle lève les deux bras au-dessus de sa tête, mais elle ne s’en inquiète pas ; elle va, vient, cause, tout en maintenant ses deux bras en l’air. Si on lui demande ce que font ses bras, elle s’étonne d’une pareille question et dit très sincèrement : « Elles ne font rien du tout, mes mains, elles sont comme les vôtres[7]. »

Chez d’autres sujets, le retour de l’état somnambulique se montre plus complet encore ; on a pu constater qu’il ramène l’état de la sensibilité qui le caractérise chez chaque sujet, et que celui-ci acquiert même une suggestibilité qu’il n’a pas pendant la veille (Gurney)[8]. Mieux encore, certains sujets s’endorment de nouveau pour exécuter l’acte post-hypnotique, et un auteur a pu dire, exagérant un peu un fait qui n’est vrai que de certaines personnes, que toute suggestion post-hypnotique équivaut à celle-ci : « Après votre réveil, vous vous endormirez de nouveau pour accomplir la suggestion. » Il est clair qu’un tel ordre n’a été ni donné, ni sous-entendu, et que si l’état somnambulique renaît, c’est que les conditions mentales qu’il implique sont nécessaires à l’accomplissement de la suggestion donnée.

Ainsi, chaque individu a sa manière propre de se conduire ; chez les uns, oubli après l’acte ; chez les autres, inconscience de l’acte ; chez d’autres enfin, perte absolue, totale de conscience et somnambulisme. Ceci nous montre avec combien de variantes un même acte peut s’accomplir.

Ces variantes, du reste, se ramènent à un fait unique, la division de conscience, et l’importance comparée des deux consciences en action. Les limites de ces consciences n’ont rien de fixe et d’immuable ; nous l’avons vu déjà à deux reprises[9], le subconscient tend sans cesse à se développer et à submerger la personnalité principale, et les différences observées d’un sujet à l’autre résultent du degré variable de développement atteint par le moi somnambulique.


  1. Voir p. 76.
  2. Magnétisme animal, p. 154.
  3. Voir p. 193.
  4. Voir p. 188.
  5. Voir p. 138.
  6. Le Somnambulisme provoqué, p. 121. Paris, 1887.
  7. Op. cit., p. 255.
  8. S. P. R., 1887, p. 271.
  9. Voir p. 138 et 177.