Les Altérations de la personnalité (Binet)/17

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Félix Alcan (p. 252-258).


CHAPITRE IV


LES SUGGESTIONS À POINT DE REPÈRE INCONSCIENT
LES HALLUCINATIONS

Suggestions où le but seul est indiqué, le moyen étant confié à l’initiative du sujet. — Hallucinations à point de repère. — Principaux caractères. — Optique hallucinatoire. — Le point de repère est l’objet d’une perception inconsciente. — Démonstration directe de cette perception. — Intelligence du personnage subconscient.

S’il fallait s’en tenir à ce qui précède, les rapports des deux consciences, pendant l’exécution des suggestions, seraient assez simples ; un acte est commandé, avons-nous vu ; la conscience somnambulique, qui a recueilli la suggestion et s’en rend bien compte, se contente d’introduire l’idée de l’acte dans la conscience principale, ou bien elle se substitue à la conscience principale pour réaliser la suggestion. Mais on peut créer, par artifice, des situations assez complexes, qui entraînent une complexité correspondante dans les rapports des deux consciences. En d’autres termes, on a pu obliger le moi somnambulique à collaborer avec le moi normal, de sorte que la suggestion devient leur œuvre commune.

Pour bien comprendre ce point, il faut remarquer tout d’abord que dans beaucoup de cas la suggestion pose un problème ; elle indique au sujet un but à atteindre, sans lui en indiquer le moyen ; la question du comment est laissée à son initiative, elle ne fait pas partie de l’idée suggérée.

Ainsi, on donne au sujet l’ordre d’exécuter un mouvement huit minutes après son réveil, mais on ne lui indique pas comment il doit apprécier le temps pour ne faire le mouvement ni trop tôt ni trop tard. De même, on lui commande de ne plus voir un objet, sans lui apprendre le moyen qu’il doit employer pour ne pas le voir. De même encore, on lui montre une hallucination sur une carte blanche, qu’il devra retrouver ensuite parmi dix cartes semblables, et on ne lui suggère aucun procédé pouvant le guider dans sa recherche. Voilà trois exemples typiques : ce sont du reste les seuls dont nous ayons l’intention de parler. Ils offrent ce trait commun que le but est indiqué, mais que le moyen de l’atteindre est laissé à l’initiative du sujet. Or, nous allons montrer par une étude détaillée que le sujet, interrogé pendant la veille, ne sait rien des moyens employés. C’est le moi somnambulique qui intervient ici, qui invente les moyens, qui écarte les causes d’erreurs, et qui se charge de mener à bonne fin la suggestion. Il y a, si l’on veut, collaboration, mais à parts inégales ; le rôle intelligent est tenu par le personnage somnambulique.

Nous commencerons par dire un mot des hallucinations avec point de repère. Nous en avons longuement parlé ailleurs[1], et si nous y revenons, c’est pour ajouter à notre description quelques détails complémentaires, que nous avons appris depuis, et qui sont relatifs au dédoublement de conscience.

Une règle paraît dominer les hallucinations visuelles qu’on impose par suggestion verbale aux personnes hypnotisées : c’est que l’objet imaginaire est vu à peu près dans les mêmes conditions que s’il était réel. C’est ainsi que lorsque la suggestion a créé un objet inerte et immobile, cet objet imaginaire occupe à poste fixe la position indiquée par l’expérimentateur ; le livre, la clef, pour prendre des exemples simples, qu’on aura fait apparaître sur un coin de table y resteront placés ; le sujet ne verra ces objets imaginaires que quand il se tournera vers la table ; s’il ferme les yeux, s’il détourne ses regards, s’il sort de la pièce, il perd conscience de son hallucination, comme il perdrait la perception de l’objet réel correspondant ; l’hallucination reste là, fixée à la table : elle attend le sujet, qui la retrouvera quand il reviendra dans la chambre[2]. Vu de loin, l’objet imaginaire paraît se rapetisser, il est perçu d’une façon moins distincte que de près, etc. À ces quelques faits très simples, viennent s’en ajouter d’autres qui ne peuvent être mis en lumière que par des expériences un peu plus compliquées, mais qui sont cependant, je crois, de même nature. Lorsqu’on presse mécaniquement sur un des yeux de l’halluciné, pendant qu’il regarde son hallucination, l’objet imaginaire est vu double, comme les objets réels[3] ; un prisme le dévie, des lentilles peuvent l’agrandir, le rapetisser, ou le faire paraître renversé, suivant la distance de l’objet au foyer de la lentille. Ces expériences d’optique hallucinatoire ont été répétées par de nombreux observateurs, qui sont arrivés, quelques-uns même d’une manière indépendante, à admettre la théorie du point de repère, que j’ai formulée le premier[4]. Cette théorie se résume ainsi : l’hypnotique s’arrange pour associer l’image hallucinatoire à une sensation d’un objet réel, existant dans le monde extérieur ; les instruments d’optique, en modifiant cette sensation réelle, donnent au sujet l’idée d’une modification correspondante dans l’hallucination ; si le sujet reçoit à un certain moment deux sensations au lieu d’une, il étendra ce phénomène de dédoublement à l’hallucination elle-même, et il percevra deux objets imaginaires. Parmi les expériences qui semblent démontrer l’exactitude de l’interprétation précédente, j’en rappellerai une, bien des fois citée par les auteurs ; on montre à une personne en somnambulisme un portrait imaginaire sur une carte en apparence toute blanche, et on confond ensuite cette carte avec plusieurs autres, après l’avoir marquée d’un signe pour qu’on puisse la retrouver à coup sûr ; le sujet retrouve très souvent le portrait sur la même carte qu’on lui a montrée, et il peut même très souvent aussi replacer la carte dans la même position ; on doit en conclure qu’il reconnaît sans doute le papier de la carte à quelque signe particulier. Ce signe lui sert de point de repère.

Réduit à ces proportions, le phénomène que nous étudions devient assez banal, et récemment, on a pu soutenir qu’une hallucination à point de repère extérieur ne peut rien prouver contre la simulation ; si le sujet a en effet la perception d’un point de repère qu’il voit se modifier régulièrement quand on place devant ses yeux des instruments d’optique, il peut, alors même qu’il n’est pas halluciné, décrire des modifications correspondantes dans l’objet imaginaire qu’il prétend voir. Mais je trouve que le raisonnement précédent n’a qu’une apparence de rigueur, et les expériences d’optique hallucinatoire me paraissent demeurer un excellent critérium contre la simulation, si nous voulons nous placer à ce point de vue spécial.

En effet, le point de repère auquel le sujet suggestionné attache son hallucination présente quelques caractères particuliers et difficilement simulables. En premier lieu, il est à noter que dans les expériences de portrait que nous avons rappelées plus haut, le sujet ne peut pas indiquer comment il reconnaît le carton qui sert de support à l’image hallucinatoire ; lui demande-t-on pourquoi il désigne ce carton-ci plutôt que celui-là, il répond invariablement que c’est parce que le premier est un portrait ; mais comme le portrait est purement imaginaire, ce n’est pas là ce qui lui sert réellement d’indice, et sa réponse, quoique sincère, ne nous éclaire pas ; certainement le carton présente un point noir, une ombre, n’importe quoi ; et bien que le sujet soit incapable de nous les désigner, il doit s’en servir d’une façon ou d’une autre.

Voici du reste une expérience qui montre bien que la perception du point de repère se fait d’une manière inconsciente : prenons une photographie et fixons dessus, par suggestion, l’hallucination d’un portrait. Le sujet, à qui on présente ensuite la photographie, voit le portrait, mais ne voit point la photographie qui est dessous ; l’imaginaire cache le réel ; le sujet voit ce qui n’existe pas, il ne voit pas ce qui existe. Dans ces conditions la photographie invisible, c’est-à-dire non perçue d’une manière consciente, sert de point de repère, car si, quelque temps après, huit jours après, on vient à montrer au sujet une seconde épreuve de la même photographie, il y apercevra un second portrait imaginaire. Ces hallucinations si bien localisées renferment donc toujours une perception inconsciente qui leur sert d’attache.

L’expression de perception inconsciente que nous venons d’employer met déjà sur la voie de l’explication de ce qui précède ; nous avons vu que bien souvent chez les sujets hypnotisés ce qui paraît inconscient ne l’est pas, mais appartient à une autre conscience, et constitue l’indice d’un état de désagrégation mentale. On peut donc supposer que le point de repère est perçu par une personnalité et que l’hallucination est perçue par l’autre, et que ce cas est un exemple de collaboration de deux personnalités. C’est en effet ce qui a lieu, comme M. Pierre Janet a pu s’en assurer le premier. Après avoir donné une hallucination de portrait sur un carton, il a dédoublé son sujet par le procédé de la distraction ; il s’est mis en communication avec la seconde personnalité et lui a demandé ce qu’elle voyait sur le carton ; celle-ci lui a désigné un point noir, bien réel ; c’est ce point noir qui lui permettait de ne pas confondre le carton avec d’autres ; la personnalité principale qui était seule hallucinée, voyait le carton et le portrait, mais ne voyait pas le point noir. La théorie du dédoublement mental se trouve donc au bout de toute cette série d’expériences que nous venons de résumer, et qui ont été entreprises en 1883, c’est-à-dire à une époque où les phénomènes de dédoublement n’étaient guère connus. Je vois dans ces rencontres et ces confirmations multiples la preuve que nous n’avons point été l’objet d’illusions et que nous avons pu découvrir un peu de la réalité.

Il est utile de se rendre compte qu’on a fait un pas en avant ; il est utile aussi de ne pas oublier qu’on est encore loin du but. Les expériences précédentes, en mettant en évidence le point de repère qui sert à retrouver l’hallucination, qui sert à l’extérioriser, etc., nous ont appris un fait intéressant ; mais combien d’autres demeurent inexpliqués ! Pour se rendre compte du résultat des expériences, il ne suffit point de constater que le personnage inconscient retrouve le point de repère : il faut en outre supposer qu’il le cherche, pour le retrouver quand il est peu visible ; et là ne doit pas s’arrêter son rôle. Quand l’opérateur vient à dédoubler le point de repère, par la pression oculaire ou autrement, le sujet halluciné n’a pas la perception que le point de repère est doublé ; c’est l’inconscient qui doit s’en apercevoir ; c’est donc à lui qu’il appartient de dédoubler l’image hallucinatoire ; il intervient également quand, par différents moyens optiques, on modifie de différentes façons le point de repère. C’est lui en somme qui tient le grand rôle ; il cherche à exécuter le mieux possible la suggestion qui lui a été confiée ; et s’il s’arrange pour que l’objet imaginaire soit perçu à peu près dans les mêmes conditions que s’il était réel, c’est parce que cela fait partie de la suggestion qu’il a reçue ; l’hallucination serait bien vite reconnue fausse et démasquée si elle ne simulait pas la réalité. Je suis donc enclin à admettre que tous ces signes divers de l’hallucination hypnotique que nous avons décrits doivent se rencontrer surtout chez les sujets dont l’inconscient est intelligent, et a du savoir faire.

Quant à la conscience normale, elle ne paraît pas être au courant de tout ce travail de critique et d’élaboration qui se passe au-dessous d’elle et comme dans un plan inférieur ; le moi normal ne sait qu’une chose en se réveillant du sommeil hypnotique : c’est qu’il a devant lui un objet qui lui paraît réel, et si cet objet lui paraît tel, c’est qu’il est bien imité.

On s’est demandé si des expériences semblables pourraient se répéter sur des hallucinations spontanées, dans des cas autres que l’hystérie et la suggestion. Nous croyons pouvoir répondre aujourd’hui à cette question que pour que des expériences aussi délicates réussissent, elles ont besoin d’un inconscient bien organisé.


  1. Magnétisme animal, par Binet et Féré, p. 156.
  2. Il est curieux de voir avec quelle persistance durent les hallucinations bien associées à un point de repère. J’ai parlé, dans ma Psychologie du raisonnement, d’une hallucination donnée à W… en 1884 ; on lui avait suggéré qu’elle était représentée nue sur une photographie qui en réalité représentait une vue des Pyrénées. Mon excellent ami, M. Londe, chef des travaux chimiques de la Salpêtrière, m’apprend que cette hallucination ne s’est pas encore effacée (juin 1891) ; il suffit de montrer la photographie à W… pour qu’elle croie y voir son propre portrait. Aucune suggestion n’a été faite dans l’intervalle pour renouveler son hallucination ; mais on lui a montré la photographie quatre ou cinq fois.
  3. En relatant pour la première fois cette série d’expériences sur la modification des hallucinations visuelles par des moyens physiques, j’ai commis une curieuse erreur ; j’ai attribué à Brewster le mérite d’avoir le premier constaté qu’on peut en pressant sur l’œil d’une personne en état d’hallucination dédoubler son hallucination. L’erreur a été relevée par M. Gurney et M. Hack-Tuke. En réalité, Brewster n’a fait aucune expérience de ce genre ; consulté par une personne qui lui demandait un moyen de distinguer un objet réel et une apparition imaginaire, il répondit qu’il fallait chercher, en pressant sur l’œil, à obtenir une double image ; il pensait que l’image de l’objet réel pouvait seule être dédoublée. Je lui ai donc attribué gratuitement une expérience qu’il n’a jamais faite, et une opinion qui est juste le contraire de la sienne. Nous voyons d’autre part que le critérium qu’il indique pour distinguer la réalité de l’hallucination ne pourrait pas servir pour les hystériques hypnotisés.
  4. Revue philosophique, mai 1884. — Voir Bernheim, De la Suggestion, p. 108 ; Lombroso et Ottolenghi, Pierre Janet, op. cit., p. 154 ; Seppili, Revista di Freniatria, 1890.