Les Altérations de la personnalité (Binet)/5

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Félix Alcan (p. 81-98).


DEUXIÈME PARTIE

LES PERSONNALITÉS COEXISTANTES



CHAPITRE PREMIER


L’INSENSIBILITÉ DES HYSTÉRIQUES. — LES ACTES SUBCONSCIENTS
DE RÉPÉTITION

Historique de la question. — Observation de M. Taine. — Deux conditions principales de la division de conscience, l’anesthésie et la distraction. — L’anesthésie hystérique. — Ses principaux caractères. — Dangers de simulation : moyen de les éviter. — Mouvements intelligents qu’on peut provoquer dans un membre anesthésique, à l’insu du sujet. — Mouvements de répétition. — Mouvements graphiques, leurs caractères. — Correction d’une faute d’orthographe. — Mouvements de répétition provoqués par des excitations tactiles insensibles ou par des excitations visuelles non perçues. — Répétition inconsciente des mouvements volontaires. — Le bégaiement de l’écriture. — Diffusion des mouvements inconscients. — Leur fatalité. — Leur caractère psychologique. — Rôle de la suggestion. — Définition de plusieurs espèces de suggestions.

I


La question des personnalités multiples et coexistantes a suscité pendant ces dernières années en France, en Angleterre et ailleurs, un très grand nombre de travaux ; mais l’historique de la question se réduit à fort peu de chose. Nous ne tenons pas compte, bien entendu, des théories qui ont été émises par les philosophes sur les petites consciences distinctes et sur le dédoublement du moi, antérieurement à l’époque où les faits de dédoublement ont pu être observés directement. Ces théories, qui remontent à Leibniz, et qu’on a reprises et analysées dans ces derniers temps, ne peuvent pas figurer dans l’historique d’une question qui n’a progressé que le jour où elle a pris la forme expérimentale.

Nous devrions ici, suivant l’ordre que nous avons adopté dans nos premiers chapitres, décrire en premier lieu les phénomènes spontanés, ceux qui se sont manifestés en dehors des laboratoires, car ce sont là les phénomènes profonds, durables, ceux en somme que les théories d’une école ou d’un chef d’école ont le moins modifiés, et qui reflètent le plus fidèlement la vraie nature des choses. Mais il y a des raisons pour abandonner cet ordre d’exposition ; la principale, c’est que les phénomènes spontanés de dédoublement simultané sont les phénomènes du spiritisme, c’est-à-dire les tables tournantes et les évocations d’esprit. Or, il est clair que si ces phénomènes contiennent, comme nous le croyons, une grande part de vérité, cependant cette part a été tellement obscurcie par la naïveté des uns et la fourberie des autres, que les esprits sages ont toujours éprouvé un grand scepticisme. Bien qu’il soit possible de débrouiller cet écheveau, de classer les faits démontrés ou démontrables, et de les distinguer soit des théories sans fondement, soit des pures absurdités, nous ne pouvons pas commencer ici, dès les premières pages, une étude aussi difficile. Nous sommes donc obligés de reporter un peu plus loin l’étude du spiritisme.

Cette élimination faite, il ne nous reste à signaler qu’une seule observation pouvant servir d’introduction aux recherches récentes ; c’est une observation très nette de dédoublement mental spontané ; elle a été recueillie par M. Taine ; l’éminent auteur l’a publiée dans la préface de l’Intelligence[1], livre qui a plus de vingt ans de date, et qui cependant contient l’indication de presque tous les résultats de la psychologie contemporaine.

« Les manifestations spirites elles-mêmes, dit M. Taine, nous montrent la coexistence, au même instant, dans le même individu, de deux volontés, de deux actions distinctes, l’une dont il a conscience, l’autre dont il n’a pas conscience et qu’il attribue à des êtres invisibles.

« J’ai vu une personne qui en causant, en chantant, écrit, sans regarder son papier, des phrases entières, sans avoir conscience de ce qu’elle écrit. À mes yeux, sa sincérité est parfaite ; or, elle déclare qu’au bout de la page elle n’a aucune idée de ce qu’elle a tracé sur le papier ; quand elle lit, elle en est étonnée, parfois alarmée. L’écriture est autre que son écriture ordinaire. Le mouvement des doigts et du crayon est raide et semble automatique. L’écrit finit toujours par une signature, celle d’une personne morte, et porte l’empreinte de pensées intimes, d’un arrière-fond mental que l’auteur ne voudrait pas divulguer. Certainement on constate ici un dédoublement du moi, la présence simultanée de deux séries parallèles et indépendantes, de deux centres d’action ou, si l’on veut, de deux personnes morales juxtaposées dans le même cerveau ; chacune a une œuvre, et une œuvre différente, l’une sur la scène, l’autre dans la coulisse. »

Nous allons maintenant étudier de près, et dans tous ses détails, cette curieuse situation psychologique d’une personne en état de dédoublement. Pour établir tout de suite le plan de notre exposition, nous indiquerons quelles sont les conditions les plus fréquentes où l’on peut observer la coexistence de deux moi distincts. Elles sont au nombre de deux. La première, c’est l’insensibilité hystérique ; si une partie du corps d’une personne est insensible, elle ignore ce qui s’y passe, et d’autre part les centres nerveux en relation avec cette région insensible peuvent continuer à agir, comme cela a lieu dans l’hystérie ; il en résulte que certains actes, souvent simples, mais parfois très compliqués, peuvent s’accomplir dans le corps d’une hystérique et à son insu ; bien plus, ces actes peuvent être de nature psychique et manifester une intelligence qui sera par conséquent distincte de celle du sujet, et constituera un second moi, coexistant avec le premier.

Une seconde condition peut amener la division de conscience ; ce n’est pas une altération de la sensibilité, c’est une attitude particulière de l’esprit, la concentration de l’attention sur un point unique ; il résulte de cet état de concentration que l’esprit devient distrait pour le reste, et en quelque sorte insensible, ce qui ouvre la carrière aux actions automatiques ; et ces actions, en se compliquant comme dans le cas précédent, peuvent prendre un caractère psychique et constituer des intelligences parasites, vivant côte à côte avec la personnalité normale qui ne les connaît pas.

Nous étudierons successivement ces deux conditions de la division de conscience. Il en existe sans doute bien d’autres ; mais celles que nous venons d’examiner sont les seules qui aient été nettement observées jusqu’ici[2].


II


On trouve chez un grand nombre d’hystériques, examinés à l’état de veille et en dehors de leurs crises convulsives, un stigmate, connu depuis fort longtemps, mais dont on n’a compris la valeur réelle que dans ces dernières années ; ce stigmate, — qu’on appelait autrefois la marque des possédées, ou la griffe du diable, — c’est l’insensibilité. Le siège et l’étendue de l’insensibilité hystérique sont très variables ; parfois, elle envahit le corps entier ; plus souvent, elle n’occupe qu’une moitié du corps, par exemple la moitié gauche, intéressant à des degrés divers la sensibilité générale, le toucher, le sens musculaire et les sens spéciaux de la vue, de l’ouïe, de l’odorat et du goût ; chez d’autres l’insensibilité, dont la distribution ne s’explique par aucune particularité anatomique ou physiologique connue, se limite dans une petite région du tronc ou des membres et se présente par exemple sous la forme d’une petite plaque de la peau, qu’on peut piquer, pincer, brûler et exciter de la façon la plus énergique sans éveiller la moindre sensation de douleur, sans même que le contact soit perçu[3].

L’authenticité de l’anesthésie se démontre au moyen d’épreuves variées, et aussi par certains signes physiques qui l’accompagnent fréquemment. Les principaux de ces signes sont l’abaissement de température des parties non sensibles, l’absence d’hémorragie après les piqûres, la diminution de la force musculaire volontaire mesurée au dynamomètre, la forme de la contraction musculaire, l’absence de fatigue, l’allongement du temps de réaction, et enfin l’absence de cri de douleur ou de mouvement de surprise lorsqu’on excite brusquement et fortement la région insensible à l’insu du malade. Aucun de ces phénomènes n’a la valeur d’un signe constant ; mais la présence de quelques-uns est une sérieuse garantie pour l’observateur.

On s’est longtemps mépris sur la vraie nature de l’anesthésie hystérique, et on la comparait à une anesthésie vulgaire, de cause organique, due par exemple à l’interruption des nerfs conducteurs des impressions. Cette manière de voir doit être complètement abandonnée, et nous savons aujourd’hui que l’anesthésie hystérique n’est pas une insensibilité véritable ; c’est une insensibilité par inconscience, par désagrégation mentale ; en un mot, c’est une insensibilité psychique, qui provient simplement de ce que la personnalité du malade est entamée, ou même complètement dédoublée. Aussi l’expérimentation pratiquée sur ce phénomène si banal de l’hystérie va-t-elle nous permettre d’étudier de près un cas tout à fait remarquable de désorganisation de la personnalité.

Choisissons pour ces expériences une femme hystérique qui présente une insensibilité étendue à un membre tout entier, par exemple au bras droit. Fréquemment, chez ces malades, les formes si complexes de la sensibilité des téguments sont dissociées ; la peau peut rester sensible tandis que les tissus sous-jacents, les masses musculaires, les articulations perdent leur sensibilité et deviennent indolores quand on les comprime fortement ; ou bien, c’est le contraire qui a lieu, la sensibilité abandonne la superficie du tégument et se conserve dans les parties plus profondes. Ou bien encore, par une complication nouvelle, certaines régions peuvent ne pas perdre à la fois la sensibilité au contact, à la pression, à la température, aux courants électriques, mais rester accessibles à une seule espèce de ces excitations. Ces modifications si nombreuses de la sensibilité chez les hystériques ont souvent fait croire l’observateur non prévenu à une simulation qui n’existait réellement pas. Pour plus de simplicité, nous aurons soin de choisir une malade dont le bras soit complètement et parfaitement insensible, présentant une anesthésie superficielle et profonde et une perte du sens musculaire ; de cette façon nous n’aurons pas à surveiller les notions qui pourraient être fournies au sujet par un reste de sensibilité. De plus, il sera avantageux que la sensibilité du malade choisi présente un état relativement fixe et ne soit pas sujette à ces changements, ces oscillations qui s’observent quelquefois, et dont les causes sont si difficiles à saisir. Lorsqu’on expérimente sur des hystériques, on ne saurait prendre assez de précautions.

Il n’est pas nécessaire d’endormir le sujet ; on le prend dans son état normal, pendant la veille, sans lui faire subir aucune sorte de préparation ; le seul dispositif des expériences consiste à lui cacher la vue de son bras anesthésique en le ramenant derrière son dos ou en faisant usage d’un écran. Les choses étant ainsi disposées, il est facile — au moins dans certains cas — de provoquer, à l’insu du malade, dans son membre insensible des mouvements intelligents[4].

Nous allons assister à l’éveil d’une intelligence inconsciente ; nous pourrons même entrer en communication avec elle et la diriger, entretenir avec elle une conversation suivie, mesurer l’étendue de sa mémoire et l’acuité de ses perceptions.

L’existence de phénomènes inconscients chez les hystériques n’est pas faite pour nous étonner, car chacun de nous peut, en se surveillant avec un soin suffisant, surprendre des séries d’actes automatiques, exécutés sans volonté et sans conscience. Marcher, s’asseoir, tourner la page d’un livre, sont des actes que nous exécutons sans y penser ; mais il est assez difficile d’étudier chez l’homme normal l’activité inconsciente ; et de plus, cette activité se montre surtout routinière, faite d’habitudes, vivant de répétitions ; en général, elle invente peu, parfois elle paraît juger et raisonner, mais ce sont des jugements et des raisonnements anciens qu’elle répète ; en tout cas, elle acquiert rarement un développement notable, et presque jamais, peut-on dire, elle ne s’élève à la dignité d’une personnalité indépendante. Les conditions d’étude sont bien plus favorables lorsqu’on s’adresse aux sujets hystériques, non pas à tous, mais à quelques-uns que nous apprendrons plus tard à reconnaître ; supposons que nous avons sous les yeux un de ces sujets d’élite, et voyons ce qui se passe.

On a souvent donné aux mouvements et actes qui peuvent se produire dans les conditions précédentes le nom de mouvements inconscients. Ceci veut simplement dire que ces mouvements ne sont pas connus du sujet, restent pour lui ignorés, et par conséquent inconscients ; le mot inconscient n’a qu’un sens tout relatif ; nous aurons à examiner, après avoir décrit tous les faits d’expérience, si ces phénomènes, inconscients pour le sujet, sont aussi inconscients en eux-mêmes et pour eux-mêmes, ou s’il n’est pas plus probable qu’ils appartiennent à une seconde conscience. Disons-le tout de suite, c’est à cette seconde solution que nous donnerons la préférence ; en tout cas, pour ne rien présupposer dans un sens ou dans l’autre, nous substituerons au terme d’inconscient celui de subconscient.

Commençons par des mouvements de répétition ; ce sont les plus simples et peut-être les plus faciles à produire. Le bras insensible du sujet lui étant caché par un écran, on fait exécuter à ce bras avec lenteur ou rapidement un mouvement régulier, comme un mouvement de va-et-vient vers la bouche, ou bien on fait tourner l’avant-bras autour du coude, ou on anime un doigt de mouvements alternatifs de flexion et d’extension ; si on abandonne brusquement le membre au milieu de sa course, on le voit continuer le mouvement pendant un certain temps, qui varie avec les sujets ; chez les uns, le mouvement communiqué se prolonge très peu ; le poignet qu’on vient de fléchir plusieurs fois de suite se redresse à peine quand on l’abandonne ; le mouvement est si léger et si fugitif qu’à moins d’être averti on ne le remarquerait pas. Au contraire, chez d’autres malades, le mouvement communiqué peut être répété plusieurs fois de suite, et même nous avons vu des hystériques chez lesquels la répétition a lieu plus de cent fois, sans interruption. Le nombre cent n’est pas une métaphore ; les mouvements ont été comptés.

Il est bien entendu que ces divers mouvements restent ignorés du sujet ; car son bras est anesthésique, et toujours caché par un grand écran interposé ; parfois le sujet perçoit un léger bruit produit par le froissement de ses vêtements, et il en conclut qu’on touche son bras ou qu’on le déplace ; mais il ne reçoit aucune impression directe venant du membre ; il n’a conscience, ni des mouvements que l’expérimentateur imprime à sa main, ni de ceux que sa main répète avec docilité ; à plus forte raison ne fait-il aucun effort volontaire pour mouvoir la main ; son esprit reste à peu près complètement étranger à l’expérience[5].

On peut reproduire le même acte de répétition en provoquant dans le membre des contractions faradiques ou des mouvements réflexes ; dans cet ordre d’expériences, la plus délicate et aussi la plus intéressante est la répétition de mouvements graphiques. Dès qu’on met un crayon dans la main insensible, en le glissant entre le pouce et l’index, ces deux doigts se rapprochent pour serrer le crayon, et la main prend l’attitude nécessaire pour écrire. À ce moment, si on demande au malade ce qu’on fait de sa main, il répond presque toujours : « Je ne sais pas. » Puis l’expérience commence ; on imprime au crayon un mouvement quelconque, par exemple un mouvement circulaire ; la main du malade, pendant cet acte, ne suit pas mollement celle de l’expérimentateur ; on éprouve au contraire une sensation particulière en la tenant ; elle résiste un peu à certaines impulsions, surtout à celles qui déterminent un changement de direction ; mais, quand il s’agit d’un trait à continuer, c’est-à-dire d’une direction donnée à poursuivre, la main devance en quelque sorte le mouvement, comme si elle le devinait. Bref, le mouvement qu’on réussit à lui communiquer ne peut pas s’appeler un mouvement passif, car la malade y collabore. S’il fallait user d’une comparaison, nous dirions que l’expérimentateur dirige la main du malade comme un cavalier dirige un cheval intelligent.

On n’éprouve d’ailleurs cette sensation toute particulière que lorsqu’on a affaire à une malade qui est apte à répéter toute seule les mouvements graphiques communiqués. Chez les sujets qui ne reproduisent rien, la main reste molle et inerte, une vraie main de mannequin.

Après la communication du mouvement passif, on abandonne la main du malade, en ayant soin de laisser l’extrémité du crayon appliquée sur une feuille blanche ; chez quelques hystériques, la main tombe sur le côté dès qu’on l’abandonne ; chez d’autres, elle n’a pas cette flaccidité, elle reste en position, tenant correctement le crayon, comme si elle allait écrire ; mais rien ne vient ; on perçoit parfois un fin tremblement dans le poignet et dans les doigts ; parfois aussi le crayon trace sur le papier quelques traits légers, indistincts, et c’est tout. Mais il en est d’autres chez lesquels le mouvement subconscient est bien plus manifeste. Les doigts continuent à se serrer autour du crayon, et le mouvement graphique qu’on a imprimé est reproduit, soit tout de suite, soit quelques instants après.

Avec quel degré d’exactitude le mouvement est-il reproduit ? Si on fait l’essai sur un sujet normal, dont la main est sensible, celui-ci arrive à deviner quel mot on fait écrire à sa main ; mais quand le mot est long, quand le mouvement est rapide, quand les caractères sont petits, il se trompe très souvent. Il n’en est pas de même chez les hystériques ; et on peut dire d’une manière générale que bien qu’elles n’aient pas la perception consciente du mouvement passif, elles peuvent le répéter souvent avec plus d’exactitude qu’un sujet normal. Mais il y a de grandes variétés d’un malade à l’autre, et nous devons en tenir compte.

Les uns ne savent répéter que des mouvements grossiers, comme des boucles ou des hachures ; mais une fois que ce mouvement a été reproduit, il se continue très longtemps, presque indéfiniment ; je l’ai vu se continuer une fois pendant un quart d’heure. D’autres mains se montrent plus intelligentes, ont plus de mémoire ; elles sont capables de reproduire dans les mêmes conditions des signes empruntés au langage écrit, des chiffres, des lettres isolées, des mots composés de plusieurs lettres, et même des phrases entières. Parfois la répétition a lieu aussitôt que l’expérimentateur cesse de tenir la main insensible ; d’autres fois, il s’écoule un temps de repos, puis la main se met en mouvement.

Jusqu’ici, dans les épreuves auxquelles nous avons soumis la main anesthésique, celle-ci n’a fait preuve que de mémoire ; la répétition a semblé machinale, automatique ; il se produit quelque chose de plus, une opération mentale plus complexe, quoique toujours subconsciente, lorsque l’on fait écrire à la main un mot connu, dont on altère volontairement l’orthographe ; il est intéressant alors de surveiller le phénomène de répétition ; au moment où la main insensible arrive à la lettre inexacte, elle s’arrête, semble hésiter, puis tantôt elle passe outre, reproduisant l’erreur, tantôt au contraire elle la corrige et rétablit le mot avec son orthographe exacte.

La reproduction peut se faire non seulement à l’occasion de mouvements graphiques communiqués, mais par un autre procédé plus détourné, qui fait également intervenir des sensations inconscientes. Ainsi, lorsque le sujet tient un crayon dans sa main insensible, il suffit souvent de tracer avec une pointe mousse des chiffres, des caractères quelconques sur le dos de la main pour que bientôt après le crayon reproduise tout cela ; il se produit alors quelque chose de plus qu’une répétition de mouvement ; c’est une traduction ; les sensations cutanées sont traduites en leurs équivalents graphiques. De même si l’on place le sujet hystérique devant une échelle typographique à une distance, qu’on trouve par tâtonnement, où il ne peut pas lire le tableau, il n’est pas rare de voir la main reproduire les caractères que le sujet se dit incapable de déchiffrer. Naturellement, si on augmente trop la distance du sujet au tableau, la main s’arrête et n’écrit plus rien du tout. Il peut donc s’opérer une traduction de certaines sensations visuelles inconscientes en leurs équivalents moteurs.

Ce sont là des opérations psychologiques très simples, avec lesquelles l’habitude d’écrire nous a familiarisés ; c’est sans aucun effort conscient de traduction que nous copions une page imprimée, et nous ne remarquons même pas que copier, c’est substituer à une image visuelle l’image graphique correspondante. Il n’en est pas moins intéressant de voir que les mouvements inconscients de l’hystérique peuvent supposer une substitution analogue, et que dans ce cas, l’opération inconsciente met en jeu non seulement des mouvements, non seulement des images motrices, mais encore des images visuelles, et des associations mentales entre ces différentes images.

La répétition inconsciente peut se produire à la suite d’un mouvement volontaire du sujet, tout comme à la suite d’un mouvement passif. Le cas est peut-être plus rare que les précédents ; pour bien l’observer, il faut demander à l’hystérique d’exécuter plusieurs fois, sans s’arrêter, un même mouvement, par exemple de toucher un point de son visage avec l’index de la main anesthésique, puis de toucher un point de la table ; après plusieurs répétitions volontaires de cet acte, et quand l’hystérique veut s’arrêter, sa main continue le mouvement et se soulève en quelque sorte toute seule jusqu’à son visage ; ce mouvement inconscient peut souvent être supprimé par la volonté, mais parfois il s’exécute malgré la volonté contraire du sujet, fort étonné de cette insubordination inattendue d’un de ses membres. La répétition inconsciente des mouvements graphiques volontaires est plus curieuse encore ; et elle donne à l’écriture de quelques hystériques un caractère tout particulier.

Nous avons pu nous procurer des brouillons de lettres écrites par des sujets antérieurement à l’époque où nous les examinions ; un peu d’attention permet d’y découvrir la manifestation de ces troubles moteurs ; on voit que la malade est obligée d’écrire plusieurs fois de suite la même lettre ; c’est une sorte de bégaiement de la main. Parfois, la malade s’en aperçoit, elle biffe le trait redoublé et recommence le mot un peu plus loin ; parfois, au contraire, elle ne s’aperçoit de rien, et les erreurs pourraient être considérées comme de légères fautes d’orthographe, si les m à quatre jambages et les u à trois jambages n’indiquaient pas clairement le contraire. Il est possible de reproduire expérimentalement sur quelques sujets ces altérations de l’écriture, en les priant d’écrire plusieurs fois la même lettre, puis de s’arrêter ; quand ils veulent s’arrêter, la main continue à écrire, malgré eux, et souvent ils ne mettent fin à l’obsession qu’en jetant la plume.



Fig. 1. — Écriture hystérique, tracée avec la main droite insensible, les yeux ouverts. La malade a écrit les mots suivants : « Chère Marie, tu vas me trouv (trouver) bien négligemte ddde ne pas reppp répondre à ta bonne ettt et charmante lettre qui ttt tu peux le ccc croire m’a bien fff fait rire ; ce portrait peinttt de main de maître surtout… »


Les mouvements précédents présentent le caractère particulier d’être la répétition de mouvements volontaires ; l’inconscient que nous venons de voir à l’œuvre imite l’acte du personnage conscient, ce qui n’avait pas lieu dans les autres expériences.

Nous terminerons en décrivant plusieurs caractères communs aux mouvements inconscients de répétition ; ce sont :

1o Leur diffusion ; ils ne restent pas absolument localisés dans un membre ; ils ont une tendance à se généraliser, et souvent, ils gagnent le membre symétrique ; quand on fait écrire des chiffres à une main, au bout de quelque temps l’autre s’agite, et si elle tient un crayon, elle tracera les mêmes chiffres que la première ; ce qui est très curieux, c’est que parfois alors une main, douée de sensibilité, répète le mouvement communiqué à l’autre main, et cependant le malade ne perçoit pas le mouvement ; le mouvement reste subconscient alors même qu’il a pour instrument un organe sensible.

Nous verrons plus loin que la plupart des modifications du mouvement qu’on peut produire chez un sujet hystérique dans une moitié seulement du corps offrent cette même tendance à la généralisation.

2o Un second caractère des mouvements inconscients de répétition, c’est leur fatalité. Quand la main va répéter un mouvement communiqué, fût-il aussi délicat que celui de l’écriture, elle se raidit, devient dure au toucher, tandis que dans les conditions ordinaires elle a la flaccidité d’un membre frappé de paralysie ou la plasticité de la cire. Si l’on essaye d’empêcher le mouvement, pendant qu’il s’exécute, en maintenant les doigts dans une position fixe, on éprouve une grande résistance ; il est très difficile d’immobiliser les doigts ; lorsqu’on enlève le crayon, les doigts continuent à faire dans le vide les mêmes mouvements graphiques. La constriction du poignet retarde un peu le mouvement. Chez les malades auxquelles on peut donner des contractures par l’excitation des muscles et des nerfs, il est difficile d’en produire au moment où la main, chargée en quelque sorte par un mouvement passif, va le décharger en reproduisant ce qu’on lui a fait écrire ; quand on arrive à produire une contracture suffisante pour arrêter le mouvement, il peut arriver que quelques instants après, si on fait cesser la contracture, le mouvement recommence.

En terminant l’énumération de cette série d’expériences, il faut remarquer que leur intérêt réside dans leur simplicité. Rien n’est plus facile que de chercher à les reproduire chez une malade hystérique présentant de l’anesthésie ; et comme les actes de répétition inconsciente ou subconsciente sont les premiers indices de la désagrégation mentale, il en résulte que la désagrégation mentale, ce phénomène psychologique de la plus grande complexité, peut être vérifiée au moyen des procédés les plus simples et les plus élémentaires. Nous sommes parvenus, croyons-nous, à en donner une démonstration clinique.

Il nous paraît superflu de démontrer que ces actes sont intelligents ; quelques expériences prouvent nettement que certains mouvements de répétition ne sont pas de purs réflexes. Mais dans quelle mesure exacte l’intelligence intervient-elle ? c’est ce qu’il faut préciser un peu.

Toutes les expériences précédentes ont ce trait commun que l’expérimentateur force le sujet, ou une partie de son sujet, à répéter un acte qu’il lui indique ; il le force sans exercer sur lui de violence physique ; il agit par action morale, donc par suggestion. Érigeons en personnage, pour la commodité de notre exposition, l’inconscient qui répète les mouvements ; nous dirons que l’expérimentateur, en touchant la main et le bras, donne à ce personnage inconscient l’idée de répéter l’acte, et, en définitive, le suggestionne.

Mais ce mot de suggestion, nous l’avons déjà critiqué, il est vague, il laisse confondre plusieurs choses distinctes ; et par conséquent nous ne devons pas nous en contenter. Indiquons rapidement les diverses interprétations possibles du phénomène de répétition subconsciente, considérée comme un effet de suggestion.

On peut donner à une personne éveillée ou en somnambulisme l’ordre, la suggestion d’imiter tous les mouvements qu’on exécute devant elle, ou de continuer indéfiniment le mouvement régulier qu’on imprime à une partie de son corps ; on fait tourner ses mains l’une autour de l’autre, on lui dit : « Vos mains tournent, vous ne pouvez plus les arrêter », et, en effet, si le sujet est docile à la suggestion, il se produit une série de mouvements irrésistibles. On comprend combien cette expérience est compliquée ; le mouvement est commandé par l’expérimentateur, et consenti par le sujet, qui sait ce qu’il fait, qui se rend compte et qui obéit à cette suggestion comme il pourrait obéir à une suggestion d’acte beaucoup plus compliquée, exigeant de sa part des opérations intellectuelles d’un ordre élevé. Mais ceux qui ont fait une étude approfondie de la suggestion savent bien qu’un même acte peut être exécuté dans des conditions mentales tout à fait différentes ; la continuation d’un mouvement peut se faire, soit par obéissance, comme nous venons de le voir, soit tout simplement parce qu’une image a été évoquée dans l’esprit du patient, et que cette image est une source de mouvements ; on fait écrire une lettre à une main anesthésique ; le mouvement de cette main provoque quelque part dans l’esprit de l’inconscient des images motrices ; ces images ne sont contredites par rien ; elles vont se dépenser en acte, et le mouvement se répète ; il n’y a point là d’obéissance, mais un phénomène psychologique plus simple, plus élémentaire.

Je ne puis dire qu’elle est l’explication qui convient aux phénomènes de répétition décrits ; probablement les deux explications sont vraies, chacune pour un sujet différent, et pour des conditions d’expériences différentes ; tantôt la répétition du mouvement est un acte d’obéissance intelligente provenant d’un inconscient qui a compris ce qu’on lui demande et qui l’exécute ; tantôt la répétition est une affaire d’images évoquées. On voit qu’il y a là des cas à distinguer, et que le mot sommaire de suggestion ne rend pas compte de tous les phénomènes.

Ce qui est significatif, c’est que beaucoup de sujets ne peuvent pas recevoir à l’état de veille de suggestion compliquée par l’intermédiaire de l’écriture inconsciente. On n’obtient que la répétition de l’ordre qu’on a fait écrire. On a fait écrire à la main le mot : « toussez ! » le sujet ne tousse pas, mais sa main écrit plusieurs fois de suite le mot « toussez » ; pose-t-on une question, toujours par le moyen indiqué, la main n’y répond pas, mais répète la question. « Comment vous portez-vous ? » La main écrit : « Comment vous portez-vous ? » Rien n’a été compris, semble-t-il, par le personnage inconscient, qui est encore trop rudimentaire pour juger, raisonner, et qui ne sait faire qu’une chose : imiter[6]. Ce qui me paraît démontrer aussi que dans certains cas la répétition n’est qu’un automatisme d’images, c’est que cette répétition peut continuer presque indéfiniment. Faisons tracer une boucle à la main insensible, celle-ci va dessiner cette boucle vingt fois, cent fois et davantage, sans y rien changer, sans se fatiguer, sans perdre patience. C’est une machine montée qui ne sait pas s’arrêter.

Mais chaque sujet mérite d’être examiné en lui-même, et chaque personnage inconscient a très probablement son état mental particulier ; ce qui est vrai de l’un est faux de l’autre ; il est donc inutile de poser des règles générales, qui seraient inexactes.

Enfin, nous devons rappeler en terminant sur ce point qu’alors même qu’un inconscient ne paraît pas comprendre une suggestion compliquée, celle-ci produit souvent un certain effet, qu’il faut bien connaître ; la suggestion non comprise persiste à l’état de souvenir ; et ce souvenir, renaissant dans un nouvel état psychologique, pourra être compris alors pour la première fois ; étant compris, il deviendra le point de départ d’une suggestion tardive, qui s’accomplira à un moment où personne ne pense plus à elle. Reprenons notre dernier exemple ; on a fait écrire à la main un mot quelconque ; ce mot n’a pas été compris, mais il est resté dans la mémoire de l’inconscient ; que celui-ci se développe plus tard, comme nous en verrons des exemples, il pourra retrouver la suggestion, la comprendre et l’exécuter. On ne doit pas perdre de vue cette cause possible d’erreur.


  1. De l’Intelligence, t. I, p. 16.
  2. Les auteurs qui ont étudié dans ces dernières années les personnalités coexistantes sont nombreux, et nous indiquerons leurs observations dans le cours de notre travail. — Nous citerons ici seulement deux études critiques, très intéressantes : Das Doppel Ich, par Max Dessoir, et un remarquable article de M. Héricourt sur l’Activité inconsciente de l’esprit, Revue scientifique, 31 août 1889.
  3. On peut consulter pour plus de détails une excellente brochure de M. Pitres : Des Anesthésies hystériques, Bordeaux, 1887.
  4. L’étude de ces dissociations a été faite pour la première fois par M. Féré et par moi. (Arch. de phys., octobre 1887.) J’ai ensuite poursuivi seul les recherches, et mes principaux articles ont paru dans la Revue philosophique (mai 1888, février et avril 1889, février et août 1890), dans Open Court (année 1889, passim), et dans le Mind (janvier 1890). Il est important de remarquer qu’antérieurement à ces diverses publications M. Pierre Janet, M. Myers et M. Gurney, pour ne citer que les principaux auteurs, avaient déjà exposé une théorie de la désagrégation mentale, avec de nombreuses expériences à l’appui. Si dans mon exposition je ne suis par l’ordre historique, c’est que je crois que nos expériences sont plus aptes que les autres à donner tout de suite une démonstration expérimentale très simple de la double conscience. Je saisis cette occasion pour adresser mes plus vifs remerciements à M. Charcot qui a bien voulu me permettre de travailler pendant de longues années dans son service de la Salpêtrière.
  5. Ceci n’est pas tout à fait juste, comme nous le verrons plus loin.
  6. Les faits de répétition des actes se rencontrent dans la catalepsie hypnotique (voir Magnétisme animal, p. 133) avec les mêmes caractères.