Les Altérations de la personnalité (Binet)/7

La bibliothèque libre.
Félix Alcan (p. 110-121).


CHAPITRE III


L’INSENSIBILITÉ DES HYSTÉRIQUES (SUITE)
CARACTÈRES GÉNÉRAUX DES ACTES SUBCONSCIENTS

I. Enregistrement par la méthode graphique des mouvements subconscients. — Généralité de ces mouvements. — La forme de ces mouvements dépend de l’acte d’adaptation provoqué. — Temps physiologique de réaction.
II. Interprétation générale des phénomènes. — Ils supposent non seulement des sensations inconscientes, et des mouvements inconscients, mais des souvenirs et des jugements inconscients. — Pourquoi on n’observe pas ces réactions chez tous les hystériques : nécessité d’une coordination préalable.
III. L’anesthésie visuelle chez les hystériques. — Ses principaux caractères. — Discussion sur certains phénomènes singuliers. — Hypothèse anatomique. — Expériences directes qui la réfutent. — Hypothèse psychologique.


I


Maintenant que nous connaissons la grande variété de mouvements subconscients, d’actes subconscients et de réactions de toutes sortes qu’on peut produire dans un membre insensible, il n’est pas difficile d’imaginer ceux qui peuvent être enregistrés par la méthode graphique ; tous peuvent l’être avec plus ou moins de commodité. Pour rester dans les conditions les plus simples, on peut employer comme mode d’excitation, des piqûres d’épingle ; à chaque piqûre, faite sur la région insensible, il se produit un petit mouvement responsif dans la région où le tambour récepteur de l’appareil graphique est appliqué ; trois excitations successives produisent trois mouvements et ainsi de suite. De même si on fait battre un métronome près du sujet, on recueille des contractions musculaires qui suivent le rythme des battements du métronome, qui s’arrêtent quand on l’arrête, se précipitent quand on l’accélère, et ainsi de suite. Le caractère en apparence très simple et tout à fait élémentaire de ces réactions, les a souvent fait prendre pour des mouvements réflexes ; mais, sans méconnaître que les mouvements inconscients peuvent se compliquer de mouvements purement réflexes, il ne faut pas oublier que ces mouvements inconscients ont un caractère hautement psychique. Nous en donnerons, chemin faisant, de nombreuses preuves.

L’appareil qu’on emploie en général pour recueillir les contractions inconscientes est un tambour myographique, présentant un bouton en bois que l’on met en contact avec le tégument de la région qu’on cherche à explorer. Il est à peine besoin de remarquer que ce mode d’enregistrement est tout à fait défectueux quand il s’agit d’étudier, non pas la contraction isolée d’un muscle, mais le mouvement total d’un membre ; car ce mouvement fait intervenir dans l’ordre le plus compliqué toutes les puissances motrices appliquées à ce membre ; tantôt tel groupe musculaire entre en action, tantôt tel autre, tantôt un troisième ; l’appareil ne nous renseigne que sur l’activité d’un seul groupe ; c’est un peu comme si, pour connaître une phrase musicale, nous ne pouvions percevoir qu’une seule note. Il faudrait trouver d’autres procédés pour étudier les mouvements coordonnés. En attendant, servons-nous de ce que nous avons entre les mains, mais rappelons-nous tout ce que les tracés présentent d’insuffisant.

L’emploi de la méthode graphique permet d’acquérir une connaissance plus exacte et en quelque sorte plus intime des précédents phénomènes, en mettant bien en lumière les caractères de durée, de grandeur et de forme des mouvements inconscients. M. Gley a eu le premier l’idée d’appliquer les graphiques à l’étude de ces mouvements, mais il se plaçait dans des conditions un peu différentes de celles qui nous occupent actuellement et nous aurons à revenir plus loin sur ses expériences.

Généralité des mouvements subconscients. — Parmi les faits bien élucidés par la méthode graphique, il faut d’abord signaler la généralité des mouvements subconscients ; ces mouvements ne se produisent pas seulement, comme on pourrait le croire, dans les régions insensibles, mais dans toutes les parties mobiles où l’on applique un appareil enregistreur.

Il en est ainsi notamment pour les mouvements respiratoires de la cage thoracique. Si on prend le tracé respiratoire, on constate que les excitations de la peau, dans une région insensible, peuvent le modifier chez certains sujets, de telle façon qu’on ne peut pas mettre en doute la présence d’une pensée inconsciente ; j’ai vu chez quelques personnes le mouvement respiratoire suivre le rythme d’une série de piqûres ou d’une série de battements du métronome, alors même que les excitations se suivaient à des intervalles d’une seconde seulement. Une telle influence des excitations extérieures sur les mouvements de la respiration n’est pas extraordinaire, si on l’explique par des causes purement psychologiques ; et nous verrons bientôt la preuve qu’il y a dans la malade une intelligence inconsciente qui fait exprès, en quelque sorte, de produire ces résultats.

Importance des mouvements. — L’importance des mouvements subconscients est généralement plus grande dans les régions insensibles.

Pour bien constater cette différence, il ne suffirait pas d’appliquer deux tambours enregistreurs sur deux régions symétriques, dont l’une serait sensible et l’autre ne le serait pas ; les résultats qu’on obtiendrait par cette méthode seraient tout à fait défectueux, par suite de la difficulté où on se trouve d’avoir des appareils rigoureusement comparables. Le mieux est de faire deux expériences successives sur une même région, en laissant les instruments en place, et en supprimant dans une des expériences l’insensibilité de la région par une suggestion verbale ; on voit alors très souvent, je n’ose pas dire toujours, qu’avec le retour de la sensibilité les mouvements inconscients diminuent, tandis que la disparition de la sensibilité sous l’influence d’une nouvelle suggestion les exagère.

Forme des mouvements. — La forme du mouvement subconscient dépend en premier lieu de la nature de l’appareil récepteur appliqué à la malade. Si on a mis un dynamographe dans la main insensible, l’instrument est serré à chaque excitation ; si c’est un tambour qui a été placé sur les masses musculaires de l’avant-bras, le sujet fait avec les doigts un mouvement tout différent, mais toujours approprié aux circonstances, montrant ainsi une fois de plus que les mouvements inconscients ont le caractère de mouvements d’adaptation. Si on avait mis un crayon dans la main, à chaque excitation de la peau le crayon aurait dessiné un trait. Voilà une première démonstration du caractère psychologique de ces mouvements inconscients.

La nature de l’excitation peut, elle aussi, influer sur la forme de la réponse ; quand le malade a un dynamographe dans la main insensible, une excitation brève de la peau provoque une pression brève de l’instrument ; si on excite plus longtemps, la pression est plus longue. Les rapports entre l’excitation et la réponse sont surtout bien frappants, quand on se sert du métronome. La première fois qu’on fait marcher le métronome à côté du sujet qui tient dans sa main insensible — et toujours derrière l’écran — un dynamographe, le plus souvent il ne se produit rien ; la main insensible ne comprend pas en quelque sorte qu’il faut presser à chaque battement ; elle reste immobile ; mais peu à peu les contractions commencent, et une fois amorcées, elles se continuent régulièrement. Or, il est bien curieux de voir que si le métronome bat suivant un rythme très rapide, puis qu’on l’arrête brusquement, en dehors de la vue de la malade, la main de celle-ci ne s’arrête pas tout de suite, mais fait en plus une contraction, ou une demi-contraction, comme si elle avait prévu à chaque fois le bruit nouveau. Ces réactions anticipées sont encore une preuve excellente que les mouvements inconscients ont un caractère psychologique.

Temps physiologique de réaction. — Les quelques expériences que nous venons de résumer font naître assez naturellement l’idée de mesurer le temps de réaction des mouvements inconscients ; mais pour ma part j’ai été empêché de le faire, par suite de la difficulté suivante : lorsqu’on prend le temps de réaction d’une personne, on l’instruit de l’expérience qu’on va exécuter et on lui recommande de réagir avec autant de rapidité que possible ; or, on ne peut pas faire une recommandation de ce genre à l’hystérique dont on étudie les mouvements inconscients, puisque ces mouvements restent en dehors de sa personnalité et de sa volonté. En outre, lorsqu’on donne le signal à l’improviste, la main anesthésique ne produit son mouvement que très longtemps après, plusieurs secondes après ; et si on donne au contraire plusieurs signaux successif séparés par des temps égaux, il y a prévision du signal, et la réponse peut être simultanée. Toutes ces raisons rendent l’expérience bien difficile.

Pour l’exécuter correctement, il faut prendre un détour, qui demande quelques explications.

Nous n’avons pas encore parlé des mouvements volontaires qu’une hystérique peut exécuter avec un membre insensible ; l’étude de ces mouvements sera faite un peu plus loin. Nous verrons que le mouvement volontaire, suivant qu’il est exécuté par un membre sain ou anesthésié, présente de grandes différences ; la principale est une différence dans le temps de réaction ; le mouvement du membre insensible est presque toujours en retard sur l’autre.

On peut recueillir le mouvement de réponse par différents procédés, en faisant interrompre un courant électrique, ou tout simplement en faisant presser un dynamographe relié par un tube de caoutchouc à la plume d’un appareil enregistreur ; ce dernier procédé est moins correct que le précédent, mais il a l’avantage de montrer le fait suivant, qui est extrêmement curieux ; lorsque le sujet serre volontairement avec la main insensible, pour répondre aussi vite que possible à un signal convenu, on voit parfois que, bien qu’on lui ait recommandé de ne serrer qu’une fois seulement, il a donné deux pressions : l’une des pressions correspond au temps moyen de réaction de la main insensible ; l’autre, au contraire, généralement beaucoup moins forte, correspond au temps moyen de réaction de la main sensible ; et la différence entre ces deux moyennes est assez grande pour qu’il soit impossible de les confondre ; de plus, cette seconde pression est involontaire et inconsciente, car le sujet ne croit avoir pressé qu’une fois ; enfin, quand il ne se produit qu’une seule pression, ce qui est le cas le plus fréquent, cette pression unique et volontaire présente toujours le temps moyen de la main anesthésique. Toutes ces raisons nous déterminent à croire que la réaction supplémentaire dont nous venons de parler appartient à la catégorie des mouvements inconscients ; et il en résulte cette conclusion importante que même pour un membre insensible, la durée de la réaction inconsciente est à peu près égale à celle de la réaction consciente pour un membre sensible.

En terminant ce paragraphe, j’insiste encore sur le caractère psychologique des réactions que nous venons d’enregistrer ; ce sont des réactions inconscientes, mais elles n’en émanent pas moins d’une intelligence. Il serait dangereux de l’oublier, et de croire que par cela seul qu’on se sert d’un cylindre enregistreur et d’un papier enfumé, on n’a pas à craindre les causes d’erreurs psychologiques.


II


Il est temps de laisser de côté le détail des expériences, et de chercher à en dégager une idée générale. Toutes les expériences ont été faites avec un dispositif uniforme, consistant, comme nous l’avons dit et répété souvent, à cacher à la malade les épreuves auxquelles on soumet son membre insensible et les réactions qui se produisent dans ce membre. Il en résulte que lorsque l’expérimentateur n’a pas l’imprudence de parler à la malade, celle-ci reste étrangère à l’expérience, et de fait, elle peut s’occuper de toute autre chose. Elle n’a point la sensation consciente de ce qui se passe dans ses membres, à moins qu’il ne se produise, au cours des recherches, un retour de sensibilité dont il faut toujours se méfier, et qui s’expliquerait en partie par un trop grand nombre d’excitations portées sur une même région.

Les malades sur lesquels on peut reproduire les phénomènes en cause sont assez nombreux ; j’ai pu en étudier plus d’une trentaine ; et, d’autre part, depuis que mes recherches et celles de M. Féré ont été publiées, elles se sont trouvées confirmées par les observations concordantes d’autres auteurs (Babinski, Onanoff, Blocq, P. Janet, etc.), ce qui semble une preuve de leur exactitude.

Nous devons remarquer que parmi les hystériques, les hommes en général se prêtent peu à ces recherches : soit que l’insensibilité de l’hystérie mâle soit plus grave, plus profonde que celle de la femme, soit pour toute raison que j’ignore, il est parfois malaisé de provoquer dans le membre insensible d’un sujet mâle des mouvements subconscients. Parmi les femmes, il faut faire une distinction importante ; celles qui ont été fréquemment soumises à des manœuvres d’hypnotisation présentent des mouvements inconscients bien plus développés que les autres femmes. Cette circonstance, la fréquence de l’hypnotisation, a une importance bien plus décisive que le degré de l’anesthésie ; d’après ce que j’ai vu, il n’existe pas de proportion entre le degré de l’anesthésie et le développement des mouvements inconscients.

Les faits précédents démontrent quelle est la vraie nature de l’anesthésie hystérique. On a souvent soupçonné que l’insensibilité hystérique, dans un certain nombre de cas, ne supprime pas nécessairement la sensation, comme le fait une anesthésie de cause organique ; ce soupçon fait maintenant place à la certitude. Les mouvements de répétition, d’adaptation que nous venons de solliciter dans un membre complètement dépourvu de sensibilité consciente n’auraient pas pu se produire si rien n’avait été perçu ; pour que la main entoure le crayon glissé entre les doigts, pour qu’elle ouvre une boîte d’allumettes, serre un dynamographe, ou tout simplement répète fidèlement un mouvement de flexion qui a été imprimé à un des doigts, il est de toute nécessité que certaines impressions aient été recueillies par ce tégument soi-disant anesthésique ; il y a donc eu une perception bien réelle, quoique ignorée du sujet, une perception inconsciente, et l’anesthésie hystérique apparaissant alors comme une suppression de la conscience pourrait être appelée une anesthésie par inconscience.

Il y a plus ; l’hypothèse doit aller plus loin ; pour expliquer la production des actes inconscients, il ne faut pas se contenter de supposer des sensations inconscientes ; isolées, des sensations ne produiraient rien ; or, en analysant les principales observations recueillies, nous avons vu intervenir des phénomènes de mémoire et de raisonnement, de sorte que les mouvements inconscients nous révèlent l’existence d’une intelligence qui est autre que celle du moi du sujet, et qui agit sans son concours et même à son insu. C’est là une conclusion nécessaire, elle s’impose ; de quelque manière qu’on conçoive cette intelligence secondaire, accessoire, parasite en quelque sorte, il est certain que chez certains sujets elle existe et qu’elle agit.

Il est vrai que chez de nombreux hystériques anesthésiques et notamment chez des hommes, on ne peut rien produire de semblable ; mais il ne faut pas se hâter d’en conclure que leur insensibilité est d’une nature différente. La manifestation des mouvements inconscients et d’une intelligence en général est soumise à une condition capitale, qui peut manquer : c’est la coordination. Pour qu’un mouvement passif communiqué au bras soit répété, il ne suffit pas qu’il soit perçu, il faut que la perception puisse être coordonnée avec les mouvements de réponse correspondants, et que tout cela s’enchaîne. C’est si bien la coordination qui fait défaut chez certains sujets auxquels on ne peut pas donner de mouvements inconscients, que si par un artifice quelconque on établit cette coordination, on arrive souvent à faire apparaître les mouvements inconscients ; témoin l’expérience suivante, que j’ai bien souvent répétée : on place un dynamomètre dans la main insensible cachée derrière un écran ; il ne se produit rien ; mais si on prie le sujet de serrer volontairement, plusieurs fois de suite, l’instrument, en regardant sa main, et qu’on vienne ensuite à lui replacer le même instrument dans la main anesthésique, derrière l’écran, la main serre sans en avoir conscience ; cela se comprend, l’expérience préliminaire a créé la coordination qui manquait entre le contact de l’instrument et l’action de serrer ; cette coordination une fois établie, l’inconscient se manifeste.


III


Comme appendice aux études précédentes doivent trouver place un certain nombre d’expériences qui ont été faites sur l’œil hystérique. Nous n’insisterons pas longuement sur cette question, qui est complexe et encore un peu obscure ; nous devons cependant en dire quelques mots parce que l’étude de l’anesthésie visuelle hystérique a conduit quelques auteurs, qui en général ne s’accordent guère avec ceux que nous avons eu l’occasion de citer jusqu’ici, à admettre que l’anesthésie hystérique est une insensibilité de nature psychique.

M. Charcot et ses élèves (spécialement M. Landolt) ont montré que dans l’hystérie, les organes des sens et en particulier l’œil participent à l’insensibilité de la peau. Il est rare que l’anesthésie visuelle soit complète ; en général, on observe un rétrécissement du champ visuel, une modification dans la perception des couleurs et des troubles divers dans l’accommodation.

On a longtemps cherché à comprendre le mécanisme de l’anesthésie rétinienne des hystériques ; les auteurs[1] qui se sont occupés de la question ont constaté un certain nombre de particularités complexes, et si difficiles à comprendre qu’ils ont parfois mis en doute la sincérité de cette anesthésie. Citons un exemple : il y a des hystériques qui perçoivent bien certaines couleurs quand elles se servent simultanément des deux yeux, et qui cessent de les percevoir quand elles ne se servent que d’un œil, du droit ou du gauche. D’autres hystériques se plaignent d’une cécité de l’œil droit, quand on ferme leur œil gauche, et cependant elles voient de cet œil droit, sans s’en douter, quand elles ont les deux yeux ouverts.

Voici dans quelles conditions on peut observer avec précision ce trouble visuel. On se sert d’une boîte qui est percée de deux orifices pour les yeux, et qui porte sur sa face postérieure et interne deux points de couleur différente ; l’un est à droite, l’autre à gauche, et par un dispositif ingénieux le sujet perçoit avec son œil droit le point situé à gauche et avec son œil gauche le point situé à droite. Cet instrument est employé pour déjouer la simulation, par exemple chez les conscrits. Le simulateur, qui prétend ne pas voir avec l’œil droit, dira qu’il ne voit pas le point qui lui apparaît à droite, et c’est précisément le point qui est vu par l’œil gauche. Maintenant comment se comporte l’hystérique qui ne voit pas avec l’œil droit ? Tout différemment ; quand il regarde dans la boîte, avec ses deux yeux ouverts, il voit les deux points, celui de droite et celui de gauche ; il voit donc avec les deux yeux.

Pour expliquer ce fait d’observation, qui, si étrange qu’il paraisse, est cependant tout à fait exact, quelques auteurs ont eu recours à une hypothèse anatomique. Ils ont supposé qu’il existe dans l’écorce cérébrale des centres visuels de deux sortes ; il y en a deux qui sont monoculaires, c’est-à-dire qui sont en rapport avec la vision par un seul œil ; et il y en a un troisième qui est binoculaire, c’est-à-dire qui est spécial à la vision simultanée et combinée des deux yeux. On a admis que chez les hystériques qui ne perçoivent pas exactement les couleurs avec un seul œil, le centre monoculaire d’un œil ou de chacun des deux yeux est atteint ; mais, si le malade emploie les deux yeux, un autre centre de vision, le centre binoculaire, entre en action ; et comme ce centre-là n’est pas altéré, la perception des couleurs se fait exactement.

Il est inutile de discuter longuement une hypothèse anatomique, qui est en contradiction avec tout ce qu’on sait sur l’anesthésie hystérique du tégument ; l’anesthésie de la rétine, qui n’est en somme qu’une partie du tégument devenue sensible à la lumière, ne peut pas se produire par un autre mécanisme que l’anesthésie du reste du corps. D’ailleurs, quelques expériences directes ruinent complètement la prétendue distinction des centres monoculaires et binoculaires. En voici deux, qui suffiront. Si on place devant l’œil le plus anesthésique d’une hystérique (l’autre œil étant fermé), une échelle de caractères typographiques, à une distance où cet œil ne peut plus les lire, il suffit souvent de mettre un crayon dans la main du sujet pour que cette main écrive, à l’insu du sujet, certains mots de l’échelle. L’emploi de l’écriture automatique montre donc que quoique réduit à son prétendu centre monoculaire le sujet continue à percevoir les lettres ; l’ouverture de l’autre œil ne fait que rendre cette perception consciente.

Autre exemple. On a donné par suggestion une cécité monoculaire à une hystérique, on a supprimé pour elle la vision de l’œil droit. On ferme l’œil gauche de la malade, on place devant son œil droit un livre, et bien qu’elle affirme qu’elle ne voit rien, le crayon placé dans sa main reproduit les mots du livre. Comment cette écriture automatique serait-elle possible si le centre de vision monoculaire, qui seul est appelé à fonctionner dans cette expérience, était paralysé ?

Une autre hypothèse, d’un genre tout différent, a été faite il y a quelques années par M. Bernheim[2]. Cette seconde hypothèse, disons-le tout de suite, nous paraît être beaucoup plus près de la vérité que la première. M. Bernheim a nettement saisi que la cause de l’anesthésie rétinienne est psychique ; or toutes les études que nous avons rappelées sur l’anesthésie hystérique aboutissent à la même conclusion ; quelle que soit sa forme, quel que soit son siège, l’anesthésie hystérique est de nature psychique.

Malheureusement l’auteur que nous citons n’a point clairement exprimé sa pensée ; peu familiarisé sans doute avec le langage de la psychologie, il emploie des termes confus, parfois contradictoires, sur lesquels nous jugeons inutile de nous appesantir ; l’essentiel, en somme, c’est qu’il a répété quelques-unes des expériences citées, et qu’il est arrivé à cette conclusion importante que l’hystérique voit et perçoit, sans en avoir conscience, dans certaines circonstances où toute perception paraît abolie. À ce titre les expériences de M. Bernheim et sa théorie méritent une mention.

Nous ne quitterons pas cette question complexe, dont nous avons à dessein simplifié un peu les difficultés, sans indiquer avec précision le point obscur, qui appelle des recherches nouvelles. Ce qui paraît acquis c’est que, dans un certain nombre de cas au moins, l’anesthésie de la rétine est une anesthésie par perte de conscience ; mais il reste à comprendre comment une perception qui ne se fait que d’une façon subconsciente pendant la vision monoculaire peut devenir consciente pendant la vision binoculaire.


  1. Pitres, op. cit., p. 59.
  2. De l’amaurose hystérique et de l’amaurose suggestive. Revue de l’hyp., 1886, 65.