Aller au contenu

Les Amants de Lesbos/04

La bibliothèque libre.
L. Borel (Collection Myosotisp. Pl.-98).

IV

LES CONJURÉS

Depuis déjà trois heures, une nuit sans lune couvrait Mytilène d’une ombre diaphane. Sur divers points de la ville, le long des rues silencieuses, des hommes, enveloppés dans de grands manteaux et rasant les murailles, se dirigeaient, isolés, ou par groupes de deux ou trois au plus, vers le temple d’Arès.

Au bord des vagues murmurantes, ce monument dressait, sur l’azur foncé du ciel, ses hautes colonnes en masses sombres.

Arrivés en face d’elles, les promeneurs nocturnes jetaient autour d’eux, un regard d’investigation, comme s’ils eussent craint le passage de quelque importun ; ensuite, d’un pas rapide, ils montaient les degrés conduisant au péristyle.

Là, ils frappaient deux coups espacés à une petite porte latérale. Celle-ci s’entr’ouvrait pour leur livrer passage. Les arrivants pénétraient alors, l’un après l’autre, dans un vestibule où des gardiens, après les avoir reconnus, leur laissaient franchir le seuil du sanctuaire consacré au dieu des combats.

C’était une vaste salle, autour de laquelle l’airain brillait de toutes parts. À la lueur des flammes, qui tremblaient dans de larges coupes remplies d’huile d’olive et supportées par des lampadaires, les casques de bronze suspendus à la voûte lançaient des reflets, parmi les blancheurs de longues aigrettes qui retombaient, ondoyantes.

Les murs disparaissaient presque sous les cnémides, les boucliers bombés, les cuirasses de lin et les épées de Chalcis, glorieux trophées rapportés des champs de bataille.

Entre ces murailles couvertes d’armes et de parures guerrières bruissait une foule qui grossissait peu à peu.

Vers le fond de la salle, devant la statue d’Arès, se tenait Pittacos, Alcée avec ses deux frères et son ami Mélanippès ainsi que les plus acharnés ennemis du tyran.

Alcée, s’élançant sur l’autel du dieu, prit le premier la parole en ces termes :

« Citoyens de Mytilène, que la haine de l’oppression et l’amour pour la liberté ont réunis dans cette enceinte, ne pensez-vous pas qu’il est temps enfin de secouer un joug odieux ? La tyrannie dont nous souffrons est méprisable par elle-même : car une cité doit choisir librement ses chefs et non point subir l’usurpation d’une minorité. Un peuple qui ne participe pas au gouvernement peut se dire opprimé et prétendre, en toute justice, à reconquérir ses droits.

« Dans notre ville, qui dirige à cette heure nos destinées ? Est-ce l’aristocratie de l’intelligence ou celle des richesses ? Le meurtre, l’emprisonnement, l’exil se sont abattus sur nos meilleures familles. Les plus illustres parmi nos compatriotes subissent, chaque jour, les insultes du tyran ou de ses honteux séïdes. Le grand Pittacos lui-même, le sauveur de la patrie, que je suis fier de serrer en ce moment dans mes bras, le glorieux Pittacos est contraint d’éviter le passage de Myrsilès, de peur que ce dernier ne l’oblige à lui rendre hommage, sous peine de mort.

« Le tyran s’appuierait-il donc sur le peuple ? Peut-on donner ce nom sacré à une infime tourbe d’ambitieux sans scrupules et sans cœur, recrutés du reste dans toutes les classes sociales, et qui exploitent le pays pour le compte de Myrsilès ? Non ! citoyens, ce n’est pas là le peuple, le vrai peuple ardent et généreux ; ces gens-là en représentent seulement l’ignoble caricature. Ils ne s’appuient que sur l’iniquité et ne vivent que de crimes.

« Leur chef est bien digne de commander à de tels bandits. Vous l’avez tous connu, lorsqu’il errait par les ruelles, comme un chien affamé, avec un mouchoir sale en guise de coiffure, des morceaux de bois dans les oreilles, et portant autour des reins un cuir de bœuf arraché à quelque mauvais bouclier. Il courbait alors son dos qu’avaient zébré les lanières, en implorant la charité des marchands de pain. Les femmes les plus viles elles-mêmes le repoussaient avec mépris.

« Comment, un matin, parut-il sur un char magnifique, à la gauche d’un riche Samien, marchand de femmes ? Aux lobes alourdis de ses grosses oreilles, des pendants d’or remplaçaient les bois ignominieux ; et il tenait ouvert sur sa tête un parasol à manche d’ivoire. On prétendit que sa langue, pleine de souplesse, avait su captiver son opulent protecteur.

« Dès ce jour, la fortune, maîtresse capricieuse et qui se plaît trop souvent dans la société du vice, la fortune sembla s’attacher à ses pas.

« Dès lors, chaque soir, nous l’avons vu chanceler sous l’ivresse, et son manteau traînant jusque sur ses talons. Maintes fois il boitait d’un pied nu : car il avait perdu en chemin une de ses sandales.

« C’est avec de pareilles mœurs qu’il se lança dans la politique, et qu’il parvint à grouper autour de lui les plus ignobles débauchés de Mytilène.

« Vous savez comment, par un coup d’audace, avec le concours d’esclaves thraces dont il a formé sa garde, Myrsilès parvint à saisir le pouvoir.

« Aussitôt, ce fut par toute la ville une rage de spoliations. Ôter aux citoyens la vie sans aucune forme de justice, en les livrant à ses bourreaux ; imposer sur tout le monde des taxes énormes, d’après son seul plaisir ; outrager l’honneur des épouses et violer les vierges : tels furent et tels sont encore ses amusements préférés.

« En quelques mots, on peut dire qu’il s’est rué, ainsi qu’un homme pris de folie furieuse, sur les malheureux assez lâches pour accepter sa domination.

« Cette liberté du peuple qu’il prétendait défendre et qu’il avait prise comme prétexte de son attentat, cette liberté sainte n’a plus, à cette heure, d’asile que dans nos cœurs. Toute indépendance est proscrite ; et l’on impute à crime la manifestation d’une pensée généreuse.

« Les âmes de boue seules triomphent sous le masque de l’hypocrisie. La fraude, la calomnie, les plus viles manœuvres sont employées contre tout citoyen dont l’esprit libre s’élève au-dessus de la masse apeurée. La corruption complète l’œuvre ténébreuse du tyran.

« Son pouvoir repose principalement sur ses espions et ses délateurs. Ces infâmes pénètrent dans les milieux les plus hostiles à Myrsilès ; ils crient avec les mécontents ; ils poussent même les exaltés à former des complots, qui deviennent funestes aux hommes assez naïfs pour s’y aventurer.

« Mais, pour se défaire des gens qui leur paraissent redoutables, leur arme favorite c’est le poison. Combien de personnages, dont Myrsilès craignait l’influence, combien ont succombé, depuis peu surtout, aux attaques d’un mal inexplicable et soudain !

« Aussi, par toute la ville, une terreur mystérieuse plane-t-elle, abaissant les fronts. Aussi l’orgueil insensé du tyran prend-il chaque jour une forme plus insupportable. Aucune image ne saurait exprimer son mépris pour les citoyens qui rampent devant lui.

« Et, sans doute, il a raison de les traiter ainsi. »

À ces mots, sous la voûte sonore, parmi la foule irritée soudain, houleuse comme les flots soulevés par un coup de vent, de partout, dans le temple, s’élèvent des injures et des protestations.

« Et toi aussi, tu deviens l’orateur du tyran !

— Combien t’a-t-il payé ?

— Et maintenant il nous insulte !

— Tu nous rendras raison de cet outrage ! »

Pittacos et les amis d’Alcée s’efforcent de calmer la foule : mais, déjà, vers lui les poings se dressent ; et des poignards luisent au-dessus des têtes.

Le poète, insensible à la tempête qu’il vient de déchaîner, attend une accalmie.

Puis, d’une voix tonnante, il s’écrie :

« Oui ! citoyens, je le répète, Myrsilès a eu raison de vous traiter ainsi, puisque vous étiez assez lâches pour le souffrir. Mais, écoutez, il est temps encore de relever les autels de la patrie. Dès ce soir, jurez avec moi la mort du tyran ; et bientôt la belle Mytilène, heureuse comme une captive dont on vient de briser les fers, bientôt notre ville respirera le souffle pur de la liberté.

— Il a raison ! Honneur pour Alcée ! » crient maintenant les auditeurs.

Et d’autres clameurs retentissent :

— Mort à Myrsilès ! Mort au tyran ! »

Mais Pittacos a pris, sur l’autel d’Arès, la place du poète. Il fait signe qu’il veut parler ; alors le silence tombe lentement sur l’assemblée qui se calme.

« Mes amis, dit-il d’une voix grave, si mon amour pour notre cher pays peut excuser à vos yeux mon audace, pardonnez mon intervention dans ce débat tumultueux : car je ne viens pas ici vous faire entendre des paroles irritées ; je veux au contraire vous recommander de patienter encore jusqu’au jour où le peuple se révoltera contre le tyran et lui arrachera le pouvoir.

— Non ! Non ! Assez de honte ! crient certains assistants.

— Silence ! écoutez, » disent quelques autres.

Pittacos continue :

« Votre impatience est légitime ; et je sens, moi aussi, bouillir dans mon cœur le sang de la colère contre le gouvernement que nous subissons.

« Toutefois, devons-nous recourir au meurtre pour nous délivrer du tyran ? En effet, si vous prononcez cette nuit l’arrêt de Myrsilès, il faudra, sans nul doute, recourir au poignard pour l’exécuter. Et je me demande si le crime peut excuser le crime.

— Dans ce cas, le meurtre n’est pas un crime », s’écrie, derrière Pittacos, une voix claire, agréable, mais vibrante comme un clairon.

C’est Sappho, qui a bondi sur l’autel d’Arès, dont elle embrasse la statue, en clamant sa colère :

« Pittacos, tu es un brave ; les lauriers de la victoire couronnèrent ton front. Mais tu nous ferais presque regretter aujourd’hui de te les avoir décernés ; car si tu possèdes, il est vrai, la valeur militaire, tu montres bien peu, ce soir, de courage civique.

« Non ! je me trompe, glorieux soldat, tu es aussi vaillant sur l’agora que sur le champ de bataille. C’est ta conscience seule qui te dicte les paroles d’hésitation dont l’écho nous parvenait tout à l’heure. Tu te demandes si tu peux tuer Myrsilès. Eh bien ! moi, Sappho, la fille des Muses, par cette couronne de myrtes qui parait ma chevelure noire et que je mets sur tes cheveux blancs, par cette guirlande de roses qui entourait mon cou et que je place autour du tien, par mes seins qui palpitent sous le souffle de la haine, par ce corps où l’immortel Arès jette des frissons voluptueux, au nom de ce dieu qui m’inspire, Pittacos, Alcée et vous tous qui m’écoutez, je vous ordonne de tuer l’infâme. »

Ces paroles avaient retenti comme des chocs d’épées dans la vaste enceinte ; et, sur les murs, les glaives semblaient s’entre-choquer, tandis que les armures d’airain lançaient des feux étincelants.

Sur l’autel, Sappho se dressait, seule, auprès du dieu tout armé. Dans le feu de son discours, elle avait brisé les nœuds de sa tunique légère ; et l’étoffe blanche avait glissé jusqu’à ses pieds.

Maintenant, elle dominait, toute nue, la chair rose et frissonnante, les trois cents conjurés, suspendus à ses lèvres, et dont les yeux brûlaient en contemplant cette apparition presque surhumaine.

Pour tous ces hommes ardents, elle était, à cette heure, plus que la déesse Héra et plus que les Charites ; elle était la femme triomphante dans la passion, par l’âme et par la beauté.

Elle était aussi la haine qui livrait à tous sa divine poitrine, où ils pouvaient boire à longs traits l’ivresse de la vengeance.

Elle était surtout la liberté aux flancs sacrés, la génératrice immortelle, que les citoyens doivent serrer dans leurs bras d’une étreinte virile pour les créations à venir.

Aussi, devant ce corps parfait où vibrait une âme si noble, les conjurés demeuraient-ils admiratifs, silencieux.

Alors Sappho reprit la parole.

« Que craignez-vous ?… dit-elle. Ignorez-vous que le tyran n’a que des flatteurs et pas un ami sincère ? Frappez-le hardiment !… Frappez-le sans crainte ! cet homme souillé de crimes !… Autant un souverain qui aime son peuple est digne de respect, autant Myrsilès mérite notre mépris.

« Un chef de gouvernement doit être le père de ceux qu’il dirige ; il doit encourager l’honneur, le savoir, la vertu ; il doit mépriser l’intrigant, toujours médiocre, et rechercher le vrai mérite, qui est souvent trop modeste ; il doit être sur la terre comme un demi-dieu, perspicace, indulgent aux faiblesses et profondément bon.

« Mais pour le tyran qui ne rêve que supplices, dont l’âme noire se complaît seulement dans d’affreuses visions et de méchants désirs, pour ce génie du mal, point de pitié : la mort !

« La mort ! et c’est encore un châtiment trop doux ; car il mériterait de souffrir toutes les tortures qu’il infligea à ses victimes.

« Si nous devons être magnanimes avec les lions, soyons aussi comme des tigres vis-à-vis des tigres altérés de sang ; et que la vengeance soit douce à nos lèvres, ainsi qu’une coupe de vin miellé.

« Allons, amis ! Que le courage gonfle vos poitrines ; et jurez avec moi la mort de Myrsilès ! »

Tous les conjurés levèrent leur main droite qui tenait un poignard et s’écrièrent :

« Nous jurons tous la mort de Myrsilès !

— Et, maintenant, qui se dévouera pour accomplir cette action héroïque ? demanda Sappho. »

Personne ne répondit.

« Puisqu’il en est ainsi, le sort en décidera, reprit la poétesse. Voici le casque d’Arès, ajouta-t-elle, en enlevant à la statue sa coiffure d’airain. Que le grand prêtre de la divinité y verse trois cents oboles d’argent, frappées à la tête véline, selon l’usage de notre cité, et prises dans le Trésor du temple ; que, parmi ces pièces, il jette une obole phocéenne, représentant un casque à nasal et orné de volutes. Chacun des citoyens réunis dans cette enceinte puisera tour à tour dans le casque et y prendra une obole. Celui qui amènera la monnaie de Phocée sera le bienheureux choisi par le destin pour délivrer Mytilène du tyran exécré.

— C’est inutile ! s’écrie Alcée, qui, d’un bond, s’est placé sur l’autel près de la jeune femme, dont il entoure le buste de son bras gauche, tandis que sa main droite brandit un glaive.

« C’est moi, c’est moi seul qui frapperai Myrsilès ! »

En disant ces mots, il arrache à Sappho le casque d’Arès et se le place, d’un geste énergique, sur la tête.

Les conjurés l’acclament ; et Sappho lui sourit.

À ce moment, soudain, les gardiens de la porte secrète se précipitent dans la salle, en criant : « Trahison ! »

Derrière eux s’élancent des mercenaires thraces. Ils profitent du désordre pour courir aux battants de l’entrée principale, qu’ils poussent sur leurs gonds. Par cette large ouverture, s’engouffrent à flots les gardes de Myrsilès.

Les conjurés se défendent avec le poignard ou l’épée ; ils luttent courageusement. Mais que peuvent-ils contre des adversaires que protègent le casque et la cuirasse et, d’ailleurs, plus nombreux ? La plupart succombent, frappés à mort.

Entourant l’autel d’Arès, et face aux ennemis, Pittacos, Alcée, ses frères Kikis et Antiménidès, ainsi que Mélanippès, son ami, se défendent avec succès. Autour d’eux s’entassent les corps sanglants des mercenaires.

Mais le nombre de leurs agresseurs augmente à chaque instant ; et la fatigue commence à raidir le bras des vaillants citoyens.

Sappho qui, d’abord, encouragea leur défense, craint de les voir succomber dans cette lutte inégale. S’ils meurent dans le temple d’Arès, le tyran, sans ennemis vraiment redoutables, triomphera pour de longues années.

C’en serait fait alors pour elle de la vengeance, et pour Mytilène de la liberté.

Ses amis peuvent au contraire, en rendant leurs armes, être épargnés par les soldats et gagner quelques heures. Pendant celles-ci, le peuple aurait le temps de les délivrer.

« Soldats, arrêtez ! crie-t-elle aux gardes du tyran. Épargnez du moins la vie de Pittacos et de ses compagnons. »

À ce nom, aux accents de la voix qui implore, les mercenaires se sont arrêtés ; ils restent là, immobiles, indécis, le glaive levé.

Alcée a compris la pensée de Sappho.

« Nous nous rendons ! dit-il. Voici nos armes ; et conduisez-nous devant votre maître. Nous désirons lui révéler un secret capital pour sa vie ! »

Les séïdes de Myrsilès, heureux de cesser un combat redoutable, acceptent la capitulation qu’on leur offre. Ils se saisissent des cinq hommes couverts de sang et de blessures ; puis leur chef s’adresse à Sappho.

« Que faisais-tu, dit-il, toi, la fille des Muses, dans le temple d’Arès ?

— J’étais venue, répond-elle, afin d’adoucir par mes chants la colère des conjurés. Les Charites sont bonnes ; elles redoutent la guerre.

— C’est bien, réplique le capitaine. Tes paroles me semblent d’autant plus sincères que, grâce à ton intervention, la lutte vient de prendre fin.

« D’ailleurs, une amie d’Aphrodite ne me semble pas à craindre. En fait d’armes, ajoute-t-il en riant, très satisfait de son esprit, en fait d’armes Sappho ne connaît guère que la lyre à sept cordes. En l’honneur des Charites aimables, qu’elle s’en aille donc en paix ! »