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Les Amants de Lesbos/05

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L. Borel (Collection Myosotisp. Pl.-116).

V

LA MORT DU TYRAN

C’est le soir. En face de la mer où dansent mille étoiles sur les flots, l’agora regorge d’une foule pressée entre les colonnades qui l’enferment sur trois côtés. La plupart des citoyens et de nombreuses femmes, épouses et hétaïres confondues, sont accourus à la place publique. Les faces s’animent ; les yeux brillent ; et, sous les poitrines oppressées, les cœurs battent violemment.

Dans la pénombre, des gestes s’indiquent ; des mains se pressent ; l’on murmure des mots ardents.

Tous les regards se dirigent, avec une expression de haine, vers Myrsilès, assis sur un trône élevé, au centre de l’agora. Autour de lui, ses gardes thraces maintiennent la foule presque silencieuse, mais d’autant plus hostile. Aussi a-t-il donné des ordres sévères pour que personne, en dehors de ses intimes, ne puisse l’approcher.

Il a revêtu son costume le plus somptueux, une robe de fine laine pourpre brochée d’or. Une couronne de laurier, faite également d’or, repose sur les boucles de son épaisse chevelure ; et les baies de l’arbuste glorieux sont formées par des rubis.

Sa main droite, en guise de sceptre, tient un glaive à lame brillante ; et ses pieds nus, aux doigts couverts de bagues, reposent sur un coussin blanc.

À la droite et à la gauche du tyran, se tiennent une dizaine de cinœdes, les plus infâmes de Lesbos. Ils ont les cheveux tressés, le visage peint avec de la céruse et du rouge ; leurs corps exhalent de violents parfums.

Les hanches, les genoux et les mains agités sans cesse, des contractions nerveuses plissant le front et les joues, le cou penché en avant, ces androgynes fixent sur le peuple leurs yeux languissants et hagards. Ouvrent-ils la bouche, leur voix flûtée, criarde, provoque parmi la foule un sourire de mépris.

Ce sont là les meilleurs amis, les compagnons de Myrsilès.

On raconte, par l’agora, les événements survenus la nuit précédente : la réunion des conjurés dans le temple d’Arès ; comment l’un d’eux avait dénoncé leur assemblée et trahi les projets hostiles au tyran, que l’on y devait agiter ; puis leur surprise, l’attaque des gardes thraces, la défense des citoyens et les cadavres entassés dans le sanctuaire profané.

Cinq hommes seulement avaient échappé au massacre : c’étaient, il est vrai, les plus illustres de Mytilène. Myrsilès allait tout à l’heure les faire comparaître devant lui, et, sans égard pour leur rang social, pour les services qu’ils avaient rendus à leur cité, le tyran, juge et partie, n’écoutant que son désir de vengeance, sans doute les condamnerait. Avec eux mourrait pour longtemps tout espoir de délivrance.

Cette pensée, latente chez tous les spectateurs, les remplissait à la fois de honte et de colère. Beaucoup serraient par moments, d’une main nerveuse, à leur ceinture, le manche d’une arme qu’ils tiraient à moitié du fourreau. Mais à quoi bon se faire tuer seul ou bien provoquer un nouveau désastre ? Chacun craignait la lâcheté de son voisin et redoutait de s’avancer, en pure perte, le premier.

De même, lorsque les nuages noirs s’amoncellent à l’horizon, la terre semble fumer sous l’ardeur d’une flamme intérieure ; l’atmosphère est lourde, surchauffée ; les feuilles des arbres restent immobiles. Dans le feuillage, l’oiseau se tait. Un sentiment d’angoisse oppresse tous les êtres. Les forces de la nature s’accumulent, prêtes à se déchaîner.

Ainsi le peuple de Mytilène sentait grandir sa fureur ; mais il se taisait, dans l’attente du premier coup de foudre qui soulèverait la tempête.

Tout à coup, sur la mer, en face de l’agora, retentissent des sons éclatants de trompette, auxquels répondent d’autres fanfares dans l’entourage du tyran. Un navire s’avance ; il est plein de soldats. Ceux-ci amènent du fort construit au milieu des flots, en face de Mytilène, les ennemis de Myrsilès ; on les y a conduits pour les soustraire à toute tentative d’enlèvement qu’auraient pu tenter leurs amis.

Sous l’impulsion de cinquante rameurs, le bateau semble glisser rapidement vers le rivage.

Le voici près de la terre.

Les marins sautent dans l’eau peu profonde et l’attirent sur la grève ; puis les gardes aident les prisonniers à débarquer.

À la lueur rougeâtre des torches, le peuple voit s’avancer, entre deux rangs de soldats armés, ces hommes qu’il connaît et qu’il aime parce qu’ils ont toujours pris la défense de ses droits : Pittacos, Alcée, Kikis. Antiménidès et Mélanippès. Ces citoyens marchent d’un pas ferme, fiers et dignes, malgré les cordes qui leur lient étroitement les bras derrière le dos.

Un murmure de pitié s’élève parmi la foule ; et l’on se demande, à voix basse, si le tyran aura l’audace de les sacrifier.

Parmi eux, Alcée promène anxieusement son regard sur les rangs des spectateurs pressés sur leur passage. Son œil lance un éclair ; il vient d’apercevoir, à quelques pas devant lui, Sappho.

La poétesse a dissimulé sa blanche tunique et l’élégance de sa taille sous une ample draperie grise. Ses yeux, qui semblent brûler, disent à son ami qu’elle est là pour le sauver. Leurs regards se pénètrent, tandis qu’Alcée continue lentement sa marche.

Il arrive en face de son amante.

Tourner la tête pour contempler encore ses traits adorés serait imprudent ; il la désignerait ainsi à l’attention des gardes et causerait peut-être sa perte. Une angoisse serre son cœur.

À ce moment les murailles humaines entre lesquelles passe le cortège, d’une impulsion brusque, semblent vouloir se rejoindre, en rompant les cordons de soldats. Un flot de peuple les entoure ainsi que leurs prisonniers. Alcée sent deux lèvres fraîches murmurer à son oreille ces mots :

« Frappe ! »

Et, sous son manteau, entre ses mains liées, une petite main preste a glissé une courte lame acérée.

Mais les mercenaires thraces, furieux, se sont précipités sur la foule ; avec leurs lances et leurs glaives, ils écartent les audacieux. De ceux-ci plusieurs tombent, sanglants, au milieu des clameurs furieuses. Maintenant les gardes forment une barrière hérissée de pointes, autour des personnages que Myrsilès leur a confiés. L’échauffourée se calme vite ; et les esclaves du tyran peuvent enfin amener devant son trône les victimes qu’il attend.

Le maître de Mytilène les considère d’un œil où la colère allume un regard de fauve.

« Ah ! s’écrie-t-il, vous espériez échapper à ma justice ! Eh bien ! vos amis, qui sont venus dans le dessein de vous délivrer, apprendront par votre mort, à craindre mon ressentiment. Une attitude soumise aurait pu vous ménager quelque chance d’échapper au supplice. Mais après avoir conçu le projet d’allumer, parmi le peuple, une insurrection criminelle, vous avez l’audace de braver ma puissance, alors que votre tête est sous le tranchant du glaive !

« Je ne puis pardonner une telle impudence.

« Vous vous étiez figurés, sans doute, que votre haine suffirait à soulever contre moi mes fidèles sujets. Vous allez apprendre tout à l’heure combien le peuple se soucie peu de vos mérites personnels.

« Toi, Pittacos, tu as vaincu le plus illustre général des Athéniens ; mais ne sais-tu pas que tes lauriers ont porté ombrage à d’autres capitaines de l’armée ? Et ceux-ci ne peuvent te pardonner un triomphe qu’ils étaient, d’ailleurs, incapables de remporter. Les vers rongeurs de l’envie ont eu raison de ta couronne militaire : ses débris gisent dans la boue.

« Et toi, présomptueux Alcée, tu croyais émouvoir la masse populaire par tes chants de liberté. Pauvre fou, tu as vu le monde à travers le mirage de tes rêves. Invoque donc, maintenant, Apollon, les Muses et les Charites ! La grande Héra, le puissant Zeus lui-même ne pourraient pas t’arracher d’ici.

« Tu sauras bientôt que ces termes d’honneur, de gloire, de vertu, de désintéressement ne sont que des mots vides de sens. Tu t’es trompé de siècle. Aujourd’hui la flatterie, la corruption, le vice, la duplicité conduisent sûrement un homme à la fortune.

« Peut-être en est-il autrement dans l’Hadès funèbre ? J’en doute. Dans tous les cas, bientôt, tu le pourras constater.

« Quant à vous trois, compagnons imprudents de ces deux héros infortunés, je vous ferai grâce si vous me dévoilez les noms de tous ceux qui participèrent au complot.

« Toutefois, je veux d’abord savoir quel en est l’instigateur ? »

Les deux frères d’Alcée et son ami gardent le silence ; mais le poète dit d’un voix éclatante :

« C’est moi !

— Eh bien, tu auras l’honneur de périr le premier, s’écrie Myrsilès. Gardes, amenez-le au pied de mon trône, où vous lui trancherez la tête : car je veux que son sang fumant ruisselle sur mes pieds. »

Vers le tyran on pousse aussitôt brutalement Alcée. Tandis qu’un soldat l’oblige à courber la tête sur le marchepied du trône, un hercule, bourreau attitré de Myrsilès et qui ne le quittait jamais, un colosse au teint noir brandit dans l’air une large épée. Un silence de mort plane sur l’agora.

Mais, soudain, le vigoureux jeune homme se redresse ; et il bondit sur Myrsilès. À ses bras libres pendent les tronçons d’une corde coupée. Sa main droite tient une lame qui s’enfonce dans la poitrine du tyran. Celui-ci s’affaisse sans un cri : une écume rouge paraît aux lèvres ; ses yeux ouverts semblent regarder ; mais le regard est vitreux.

Le corps glisse sur le fauteuil et lourdement tombe. Alcée le repousse du pied. Puis il se dresse sur le trône, élevant vers le ciel sombre, son poignard sanglant et s’écrie :

« Le tyran est mort ! Vive la liberté ! »

Pendant ce temps, la foule hostile a rompu les rangs des soldats qui s’enfuient. On coupe les liens de Pittacos et de ses compagnons. Tout le monde acclame Alcée.

Sappho parvient près de lui. Elle se dresse à son côté, au-dessus de la foule heureuse, en délire. Elle rejette son manteau.

La voici maintenant, rayonnante de grâce et de beauté souveraine, dans les plis harmonieux de sa robe qui paraît azurée sous le rayonnement des étoiles.

Elle se suspend au cou robuste d’Alcée et lui dit :

« Tu es grand ; tu es beau ; je t’aime. »